Les deux corps du peintre : Mr Turner, de Mike Leigh

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Mr Turner, Mike Leigh, 2014

Je crois que, depuis la reprise de ce blog à l’automne 2013, je n’ai pas évoqué un seul film. Ce n’est certes pas l’objet de ce site, centré sur le livre, principal domaine de (très relative) compétence de son auteur ; par le passé, cependant, j’avais traité, au hasard de mes visionnages, de quelques films italiens, américains ou français. Je sais qu’il existe déjà, ici ou là, d’excellents lieux de critique cinématographique, tenus par des cinéphiles avertis, qui sauront convoquer, mieux que moi, à l’appui de leurs textes, de solides références historiques, philosophiques et artistiques. En outre, la presse a globalement bien accueilli l’œuvre que je vais aborder – ma voix ne présentera pas de contrepoint majeur en la matière. Néanmoins, je voudrais revenir sur ce Mr Turner, film du britannique Mike Leigh, actuellement dans les salles. Appartenant au genre fort à la mode du biopic – le terme, mot-valise composé de deux apocopes, est affreux, mais passons – Mr Turner se veut l’exposé cinématographique des vingt dernières années de la vie du peintre J.M.W. Turner, maître anglais des marines lumineuses et pré-impressionnistes, considéré après sa mort comme un précurseur et un moderniste – élément favorable, depuis plus d’un siècle, à la survie post-mortem d’un artiste. J’ai toujours eu une certaine affection pour la peinture de Turner, que je n’ai jamais manqué d’admirer lorsque l’occasion m’en était donnée au Musée des Beaux-Arts de Nancy (exposition Turner – Le Lorrain), au Louvre, à la National Gallery ou, l’été dernier, au National Museum de Cardiff. Malgré quelques petites facilités, les scénaristes n’ont, à mon sens, pas cédé à la tentation de l’hagiographie. Un peu à la manière de Patrick White dans Le Vivisecteur – toutes proportions gardées, tant la comparaison est difficile entre le Turner de M. Leigh et le Duffield de White – il s’opère ici une forme de déromanticisation de l’artiste, envisagé dans une perspective (modérément) critique. La gloire du peintre – quoique nimbée de mystère – n’est certes pas vraiment écornée ; l’homme en revanche est présenté sous un jour très ambigu : bon fils mais mauvais père ; bon ami mais mauvais amant ; bon serviteur mais mauvais maître. Ni antipathique, ni sympathique, parfois touchant, parfois répugnant, Turner apparaît comme un homme brusque, égoïste, centré sur son art ; l’icône est humanisée, ramenée du panthéon de l’art vers le sol commun de l’espèce. Turner vit, Turner pleure, Turner grogne, Turner rit, Turner aime, Turner fornique, Turner tombe, Turner meurt. Turner n’est pas l’artiste éthéré, être délicat et raffiné, effleurant de ses petits pinceaux sa virginale toile. Il malmène son pinceau, crache, retouche, efface, déchire, en quête de quelque chose, une vérité, un sens – peut-être le sens contenu par ses dernières paroles (« Le Soleil est Dieu »).

Même s’il est tenu par une exigence de linéarité chronologique, le film expose un enchaînement, parfois ténu, de scènes signifiantes presque autonomes, que le spectateur est invité à interpréter lui-même. Deux heures et demie durant, il voit Turner aller de Londres à Margate, de Margate à Londres, des salons à l’Académie, de l’Académie aux châteaux, des châteaux aux salons. Cette mobilité évite au « récit » de s’enliser dans l’atelier du peintre – dans lequel, au fond, le réalisateur pénètre assez peu (la caméra se tient souvent à son seuil). Le principal risque d’un tel film était peut-être de se confiner dans un statisme superbe et lumineux, directement inspiré de Turner, comme dans la scène d’exposition, en Hollande – jeu de lumière, de moulins et de campagne pittoresque. Rien de plus périlleux que de vouloir transposer la sensibilité du peintre sur la pellicule et de perdre ainsi toute la substance de l’art turnérien au profit de jolis chromos numériquement améliorés. M. Leigh conjure ce danger de joliesse en évitant, le plus souvent, de confronter le peintre à ses sujets ; excepté, comme un clin d’œil, la célèbre image du remorquage du Téméraire, jamais, ou presque, le peintre n’est présenté, tel un héros de Friedrich, devant ses propres modèles maritimes et solaires. Je n’ai d’ailleurs pas compris que certains critiques, dans Les Inrocks notamment, reprochassent à M. Leigh d’avoir sombré dans une sorte de boursouflure esthétique romantique – à croire qu’ils avaient quitté la salle après la première scène. Le réalisateur évite, au contraire, la plupart des scènes attendues, comme dans ce balnéaire Margate dont le spectateur ne verra jamais que les quais, les bateaux et la petite maison où séjourne le peintre pour travailler ; et jamais ce panorama qui, paraît-il, fait la réputation de la station. Le réalisateur désamorce – à quelques exceptions près – ses propres tendances à chercher l’éblouissement : ainsi la salle d’entreposage des toiles, chez Turner, n’est-elle, malgré la mise en scène spécifique à laquelle sont soumis les clients putatifs du peintre, rien de plus que quatre murs peints en rouge, couverts de toiles achevées et empilées là sans art, illuminées par une verrière que tamise des tentures mal nettoyées et couvertes de mouches mortes. Souvent, aux panoramas embrasés et majestueux du peintre, M. Leigh préfère les petits intérieurs à la Vermeer – car c’est à Vermeer, plus qu’à Turner, que fait penser l’image de ce film. Il filme l’intime, place souvent sa caméra au seuil des pièces – comme dans cette scène difficile entre le peintre, filmé de dos, son ex-femme et sa fille, scène où l’attention du spectateur est appelée sur les seules mains de Turner, qui se tordent à l’annonce de la mort de son autre fille, intérieurement reniée et extérieurement abandonnée. En changeant l’artiste de décor, M. Leigh prend rarement de grands angles : la caméra se resserre sur les visages – notamment celui, expressif, de Spall – sur leurs non-dits, leurs petits bavardages communs, cherchant dans l’espace restreint du champ la clé de l’individu Turner.

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Le scénario parvient, généralement, à éviter d’en dire trop, bien aidé en cela par la performance remarquée, laconique et bougonne de Timothy Spall, l’interprète principal du film. L’artiste, invité à l’occasion à s’exprimer sur son art, montre, dans l’ordre du langage, la même force déstructurante que sur ses toiles ; Turner ne finit pas toujours ses phrases, il ne cherche même pas, la plupart du temps, à en faire, se contentant d’agencements syntaxiques simples, dans un discours minimal, tenu par des substantifs basiques. La lumière ne naît pas ici du bavardage. En contrepartie de ce laconisme, le massif Spall impose sur l’écran, outre sa carrure, un jeu de mimiques, de grimaces, de grommellements, qui lui tient lieu de discours. Lorsque certains protagonistes l’interpellent sur son art, ses réponses impolies oscillent entre le simplisme provocateur et le grognement impulsif (À la question d’une noble admiratrice : « Quelle est la différence selon vous entre un soleil levant et un soleil couchant ? », Turner répond simplement :« Quand le soleil se lève, il monte ; quand il se couche, il descend »). À l’occasion, l’homme sait toutefois se faire plaisant, enjoué, séducteur, à sa manière ; la plupart du temps, il en reste à une forme d’expression orale minimale, purement fonctionnelle. Il faut des occasions exceptionnelles pour saisir un souffle de sa curiosité naturelle – les photographies, les expériences de physique – ou de sa sensibilité – ainsi la scène où il chante, d’une voix affreuse mais émue, le lamento de Didon (Purcell), ou celle où il dessine, en larmes, une jeune prostituée. L’artiste n’est pas toujours aisé à percevoir sous les différentes couches de son personnage social ; le laconisme du peintre rend d’autant plus importants les quelques passages où il exprime quelque chose, à défaut de s’exprimer. Quoi qu’il en soit, pour Mike Leigh, l’artiste n’est pas le producteur du discours critique ; il laisse cette fonction à d’autres. Une scène est à cet égard fort signifiante. Confronté dans son atelier au jeune John Ruskin – interprété à la manière lassante d’un exaspérant petit cuistre – Turner s’en tient à un discours d’une grande simplicité : le rappel du sujet du tableau, articulé par quelques détails. En revanche, Ruskin, surinterprétant le travail du maître, se livre en quelques instants à un discours critique presque délirant sur la signification philosophico-artistico-théologique de l’œuvre. En une scène passe l’idée d’une dichotomie entre d’une part une production largement inconsciente – confirmant le célèbre « vous ne savez pas ce que vous faites » de Lacan à Duras – et de l’autre une conscience largement improductive – celle de la critique. Néanmoins, même si John Ruskin montre une supériorité manifeste dans la maîtrise du langage, Turner s’avère à l’occasion capable de défendre – en ramassant nettement son propos – sa perception de l’histoire de la peinture, lors d’une discussion (un peu compassée) sur l’art de Claude le Lorrain, le grand maître de Turner. Même s’il parle peu, ne livrant que rarement le fond de sa pensée, et jamais le fond de son art, Turner montre qu’il n’est pas absolument un butor génial et bourru, rôle dans lequel l’interprétation de Timothy Spall semble parfois l’enfermer.

S’il se montre assez à l’aise pour mettre en scène l’homme, Mike Leigh est plus prudent avec le peintre. Il est assez paradoxal de constater que dans ce film, on peint peu. Quelquefois, Turner est filmé mettant la dernière touche à une marine ; en général, il ne fait que traverser l’écran, se confronter quelques instants à son rôle social, avec son père, sa servante, ses proches, ses confrères, ses clients, ses connaissances, pour disparaître peu après, pour une autre scène similaire. La caméra du réalisateur tourne autour de son sujet, se place une fois à droite, l’autre à gauche, souvent derrière lui, parfois devant, mais elle ne saisit que très rarement l’artiste peignant. Le mystère du Turner avant-gardiste, passé presque sans transition des paysages classiques de « Claude », comme les Anglais appellent le Lorrain, à une forme de pré-impressionnisme, reste entier. Bien que Constable fasse une petite apparition, lors d’une scène satirique à l’Académie de peinture, peu de choses sont montrées de l’art en général et de celui de Turner en particulier. La peinture est examinée ici par le versant de la sociabilité élitaire, d’une part (les clients, le patronage royal, l’amateur parvenu, qu’il le soit intellectuellement ou financièrement), par celui des petits conflits d’ego de la confrérie picturale de l’autre (via le Salon de 1832 ou les difficultés et les complexes du personnage récurrent de Benjamin Haydon (1786-1846)). Si M. Leigh montre une certaine finesse dans son appréciation des relations, des jeux d’influence et de pouvoir chez les peintres, par ses scènes, plutôt réussies, sises dans les salons académiques, il peine parfois à dépasser l’échelon d’une sociabilité superficielle et à entrer plus nettement dans la tête des artistes. En matière de compréhension picturale, le spectateur se contentera donc de l’admiration, ridiculisée, de Ruskin, du mépris, imbécile, de la Reine Victoria et, bien sûr, de sa conviction intime. Cette reconstitution historique ne sonne pas faux ; elle manque peut-être un peu de matière, de complexité, d’ambivalences.

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Je regrette d’ailleurs que les scénaristes aient parfois cédé à une forme de discours attendu sur « l’artiste maudit ». Certes, le XIXe siècle fut par excellence celui de l’hostilité entre Académiques et Avant-Gardistes, entre philistins et véritables artistes. Baudelaire et Flaubert nous l’ont assez répété, à nous Français. Cependant les deux scènes les plus éloquentes dans leur exposition du thème de l’artiste comme génie incompris jurent un peu avec l’élégance et la discrétion du reste du film. On y voit d’abord la Reine Victoria et son époux condamner avec hauteur deux toiles de Turner, alors que celui-ci se dissimule derrière l’embrasure de la salle – et entend donc l’opinion royale à la manière d’un valet de comédie. Ensuite, le scénario emmène Turner au spectacle et le confronte à la moquerie d’une salle entière : une piécette comique dénonce lourdement l’engouement de riches snobs envers sa peinture réputée incompréhensible ; effondré, le peintre quitte la salle avant la fin du spectacle. Fallait-il caser quelque part, à tout prix, un léger coup de griffe baudelairien sur l’albatros que ses ailes de géant, etc. ? Ces deux scènes, très explicites, lourdement soulignées, dissonent avec la matière plutôt allusive de l’œuvre. Exemple de cette intelligence générale d’exposition, la maladie de la servante délaissée est exposée peu à peu, mais elle n’est pas expliquée. Est-ce une maladie vénérienne transmise par Turner – qui use d’elle sexuellement quand le besoin s’en fait sentir – ? Est-ce, plus subtilement, une forme d’allergie et d’intoxication aux pigments ? Sa peau s’abîme en effet après la mort de Turner père, qui s’occupait au départ de préparer les couleurs de son fils, fonction que la servante a reprise. Rien ne sera explicité de ce mal, probablement létal et irréversible ; le spectateur est libre de l’interpréter comme il l’entend, et il y verra, probablement, une forme de manifestation métaphorique de l’égoïsme néfaste de l’artiste. Comme le soulignait Paul Claudel évoquant sa sœur Camille dans ses fameux Mémoires improvisés avec Jean Amrouche, la condition de l’artiste s’apparente bien à une « malédiction », pour soi comme pour l’entourage. Quoi qu’il en soit, les deux petits impairs sur le peintre maudit exceptés, c’est la force de ce film que de ne pas vouloir à toute force proposer une interprétation, voire de ridiculiser celui qui se fait profession d’en exposer une (Ruskin).

En voyant Mr Turner, je l’ai dit plus haut, j’ai pensé, brièvement, au livre anti-romantique de Patrick White, ici chroniqué, Le Vivisecteur. Bien sûr, le rapport pictural est plutôt ténu entre les lumineuses marines déstructurées de J.M.W. Turner et les tableaux déconcertants de Hurtle Duffield, mélange de Bacon, de L.Freud et de Roy de Maistre. Bien sûr, le film tend à rechercher, avec plus de discrétion qu’une certaine critique malveillante a bien voulu le dire, le beau, tandis que le livre, lui, se situerait, sur la carte des émotions, entre le grinçant, le grotesque et l’obscène. Bien sûr, le livre permet d’autres aperçus sur l’intériorité du peintre, sur sa quête, sur ses illuminations que ce film, qui contourne avec application les enjeux picturaux soulevés par la carrière de Turner. Néanmoins, par leur parti pris commun de montrer l’artiste comme un douloureux mystère, centré, voire fermé, sur lui-même, d’exposer les conséquences de ses choix sur son entourage et de ne pas laisser l’appréciation de l’œuvre contaminer celle de la vie, les deux travaux semblent tirer dans un même sens, réaliste, non, mieux que réaliste, lucide.

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Gerrit van Honthorst, galerie

Gerrit van Honthorst (1590-1656)

Une petite note dominicale et visuelle.

Gerrit van Honthorst est, avec van Baburen et ter Brugghen, un des trois principaux représentants de l’école caravagesque d’Utrecht, qui prospéra dans les années 1610 à 1620. Né en Italie, avec l’œuvre, majeure, du Caravage (mort en 1610), le caravagisme, sans faire école, a essaimé brièvement dans toute l’Europe occidentale (Espagne, Flandres, Hollande, Italie), autour de thèmes et de traitements communs. Assimilée au baroque, la mouvance caravagiste se reconnaît à quelques traits principaux, partagés par tous ses représentants : prégnance de la lumière et des effets de clair-obscur ; intimisme, souvent nocturne ; cadrage particulièrement serré de la scène ; absence d’arrière-plan et de perspectives ; faible distance entre la scène et le spectateur ; réalisme des figures, souvent grimaçantes ou hilares ; teintes chaudes – brun, rouge ; panel étroit de sujets, souvent puisés dans la vie quotidienne ou dans le Nouveau Testament. Ces caractéristiques se retrouvent sur la plupart des tableaux de ce billet.

Le caravagisme s’éteint, comme mouvance picturale, vers 1630 (sauf peut-être en France, où De La Tour le perpétue un temps à sa manière bien particulière, plus spirituelle, moins corporelle). Van Honthorst crée, pendant une décennie d’intéressants tableaux caravagesques (1617-1627), puis bascule, pour le reste de sa carrière, vers des modes de représentation plus classiques, scènes mythologiques ou portraits officiels (du fait des commandes nobiliaires ou royales, comme celles d’Elizabeth de Bohême, la belle-sœur de Charles Ier d’Angleterre). Ces toiles ont perdu toute la mystérieuse chaleur des premières œuvres baroques que j’ai réunies ci-dessous.

Un intérieur aux murs indistincts, perdus dans les ténèbres ; deux ou trois personnages au premier plan, ridés, marqués, souriants ou grimaçants, trognes réalistes, burinées par de longues vies peut-être dissolues ; la scène est saisie sur le vif, en pleine action ; l’arracheur de dents s’apprête à retirer un chicot de la bouche de son patient, le fils prodigue lutine une jeune femme sous le regard complaisant de ses compagnons, Dalila tranche une mèche de cheveux de Samson, des convives rient aux éclats lors d’un souper ; une lumière chaude irradie les visages, éclaire les passions, exprime les sentiments. Dans l’obscurité, quelques visages indistincts apparaissent, parfois inquiétants, souvent joyeux. La bougie, centrale dans les premières œuvres, se déplace par la suite, sur les côtés du tableau, puis derrière un obstacle. Dans Le reniement de saint Pierre comme dans L’Entremetteuse ou dans La joyeuse compagnie, un bras, un corps, nous empêchent de voir la lumière directement. Seule persiste son empreinte, éclairant à demi des visages et des corps égarés dans la pénombre. La flamme scintille, chaleureuse, au centre du groupe ; l’obscurité n’est pas une noirceur, les flambeaux éclairent des joies profondes et équivoques ; la vieille querelle du trait et de la couleur s’éteint au profit de la lutte de l’ombre et de la lumière, du mystère et de l’esprit.

Dans les peintures suivantes, dans La joueuse de luth, les représentations de violonistes ou les scènes de concert, van Honthorst évacue la source lumineuse du tableau. Des tenues plus vives, une lumière plus franche, venue de l’extérieur de la toile, éclairent les ombres des premières œuvres. Les énigmes des ténèbres se dissipent. Les couleurs, ravivées émettent parfois des oppositions violentes – comme la nappe blanche du Concert et les tenues vives, jaune et rouge, des musiciens. Les contrastes sont obtenus par les couleurs plus que par les ombres. Les bougies ne brûlent plus sur les toiles, un temps semble s’achever.

Les conventions les plus étroites du caravagisme sont abandonnées, mais la leçon de clair-obscur, elle, ne sera pas oubliée par la peinture européenne ultérieure.

Samson et Dalila 1615

Samson et Dalila 1615

La libération de saint Pierre, 1618

La libération de saint Pierre, 1618

Le Christ aux outrages, 1617

Le Christ aux outrages, 1617

Le souper, 1619

Le souper, 1619

L'adoration du Christ, 1620

L’adoration du Christ, 1620

L'enfance du Christ, 1620

L’enfance du Christ, 1620

Le Dentiste, 1622

Le Dentiste, 1622

Le Fils prodigue, 1622

Le Fils prodigue, 1622

Le reniement de saint Pierre, 1624

Le reniement de saint Pierre, 1624

Saint Jérôme, sans date

Saint Jérôme, sans date

Le joyeux violoniste, 1623

Le joyeux violoniste, 1623

La vieille femme examinant une pièce

La vieille femme examinant une pièce, 1623

La joyeuse compagnie, 1623

La joyeuse compagnie, 1623

La joueuse de luth, 1624

La joueuse de luth, 1624

Violoniste heureux au verre de vin, 1624

Violoniste heureux au verre de vin, 1624

L'entremetteuse, 1625

L’entremetteuse, 1625

Le concert au balcon, 1624

Le concert au balcon, 1624

Le Concert, 1630

Le Concert, 1630

Portrait d'un gentilhomme, 1631

Portrait d’un gentilhomme, 1631

Suzanne et les vieillards

Suzanne et les vieillards

Caspar David Friedrich, galerie

Quelques peintures, célèbres ou non, de Caspar David Friedrich (1774-1840).

« L’homme n’a pas besoin de voyager pour s’agrandir, il porte avec lui toute l’immensité » (Chateaubriand)

La plupart de ces paysages n’ont pas un objet réaliste. Ils prennent position quant au réel. Friedrich s’inspire d’éléments existants, d’ambiances possibles, et, de leur agencement spécifique, en tire ce qu’il convient d’appeler un « état d’âme ». Friedrich, romantique, subjective les paysages, par l’intermédiaire d’un spectateur de premier plan ou par son cadrage. En accordant des éléments réels, il crée de l’irréel, de l’onirique, du rêve. Ses ruines perdues dans le brouillard composent un décor subjectif, dans lequel l’âme du spectateur trouve Dieu, l’Infini, la Nature, ces absolus qui ne peuvent exister en dehors du regard que nous portons sur eux. En peignant le monde extérieur, Friedrich évoque le monde intérieur, celui du sentiment, des émotions, de la mélancolie. Le paysage n’existe pas en lui-même, uniquement pour celui qui l’observe. Le cadrage, le jeu entre les plans créent, inventent un paysage. Celui-ci dépend étroitement du sentiment, irrationnel, ou plutôt extérieur à la raison, de l’observateur. Les personnages des tableaux tournent le dos aux spectateurs, abîmés dans une contemplation qu’ils nous invitent à partager avec eux. L’âme ne regarde pas le réel comme détaché d’elle, elle l’observe dans un certain état d’esprit,  et en tire des émotions. Friedrich ne copie pas le monde, il l’assimile, le modèle, l’étend au-delà des limites du sensible. Il dévore l’univers et le régurgite, tente d’en livrer des tendances invisibles à l’œil profane. La médiation de l’artiste éclaire le monde, inspire notre regard, révèle l’indicible. L’homme, centre d’un monde trop vaste pour lui, est replacé devant l’immensité, l’étendue. Au loin, toujours, le sentiment de notre propre finitude. Friedrich réfute les paysages fermés, classiques, réduits par le peintre aux dimensions de l’homme. Si notre raison est incapable d’embrasser l’infini, l’émotion, le cœur, la foi peuvent la suppléer. Ces paysages ne sont pas raisonnables, leur étrangeté touche aux profondeurs du psychisme humain, aux frontières du rêve, de l’incompris. Ils n’illustrent pas, ils ne décorent pas, ils emportent, nous jettent dans une inépuisable altérité, celle que nous portons au fond de nos cœurs. Nul besoin de se confronter au monde pour être jetés dans l’insondable mystère de notre humanité, cette âme que la raison ne peut étouffer. Ces ruines, ces nuages, ces villes perdues dans le lointain sont le reflet de l’âme libérée des contraintes tangibles du réel. Caspar David Friedrich nous invite à l’évasion suprême : quitter le glacis raisonné, imposé par le monde pour des rivages singuliers, subjectifs. Se sentir exister en oubliant, même quelques instants, les rôles prédéterminés, les impératifs extérieurs, et, par la communion avec le monde, pouvoir communier avec soi-même.

Blick auf Arkona mit aufgehendem Mond und Netzen (1803)

Nebel (1807)

Abtei im Eichenwald (1810)

Winterlandschaft mit Kirche (1811)

Felsenschlucht im Harz (1811)

Greifswald im Mondschein (1817)

Der Wanderer über dem Nebelmeer (1818)

Frau vor untergehender Sonne (1818)

Mondaufgang am Meer (1822)

Das Eismeer (1824)

Friedhofseingang (1825)

Sonnenuntergang (1830)

Wrack (1835)

Klosterruine Oybin (1840)

Une odyssée désenchantée : Tandem de Patrice Lecomte

Tandem, Patrice Lecomte, 1987

Je ne goûte guère la comédie à la française, qui repose trop souvent sur la seule force comique de ses gags. A la comédie douce-amère, les réalisateurs préfèrent la farce, la comédie de situation, et ses fameuses répliques que le commun qualifie de « cultes », après les avoir vues dix fois sur le petit écran. Dans Tandem, réalisé en 1987, Patrice Lecomte s’essaya, avec succès, à un autre genre de comédie, plus grinçante, et par là plus ambitieuse. Deux minables vadrouillent en province pour les besoins d’une émission radiophonique quotidienne et itinérante : Mortez, animateur vieillissant, personnage cabotin – interprété par Jean Rochefort, cabot devant l’éternel – et Riveteau, chauffeur-technicien-intendant-nounou dudit présentateur radio, incarné par Gérard Jugnot. Le couple est bien pensé : Rochefort, en Don Quichotte – rôle qu’il manquera, de peu, d’interpréter quelques années plus tard – et Jugnot en Sancho Panza. D’un côté, l’animateur imbu de lui-même, de son rôle, étouffant sa personnalité dans l’interprétation, jour après jour, du même rôle de M.Loyal, de l’autre, le technicien, pieds sur terre, sans ambition, cherchant à protéger Quichotte-Mortez contre lui-même. Les villes de province, et quand je dis « ville de province », je ne parle ni de Lyon, ni de Toulouse, s’enchaînent les unes après les autres, avec leurs hôtels glauques, leurs notables imbus d’eux-mêmes et leurs jeunes rêvant d’ailleurs. Carte postale en négatif du pays présenté chaque jour par le Jeu des mille francs, dont La langue au chat, le jeu qu’anime Mortez, est une parodie. La France que vante l’animateur, jour après jour, celle des clochers, des petits villages pittoresques, n’est en réalité qu’un décor sans profondeur, une province triste et fermée, où les gens passent leur temps à regarder les voitures passer sous les ponts des autoroutes, où ils pique-niquent à côté des pots d’échappement, où ils se font signer des autographes par des types-qui-passent-à-la-radio, etc…

Riveteau et Mortez sont à l’image des décors. L’animateur, qui joue au grand seigneur dans les sous-préfectures, est un pauvre type, joueur de casino invétéré, mythomane arrogant et inculte qui humilie ses candidats quand ils ne connaissent pas les réponses à ses colles. Il joue les idoles devant de pauvres gens, et use de son statut pour profiter de leur candeur. Le technicien est un brave type – décidément le casting joue des seules ressources réelles de ses acteurs, Rochefort en cabot, Jugnot en bon gars – sans ambition particulière, prosaïque au possible. Il bénéficie de l’aura, un peu vermoulue pourtant, de son accompagnateur, et récolte quelques feuilles des lauriers poussiéreux de Mortez – une fille de temps à autre. Cette vie immuable, sous des dehors nomades, va pourtant bientôt s’arrêter : la station de radio veut faire disparaître l’émission, et l’annonce au bon Riveteau. Devant les fréquentes sautes d’humeur de Mortez, qui oscille entre la dépression et l’euphorie, l’angoisse et l’exaltation, le technicien décide de cacher cette information. Il reste encore quelques émissions à réaliser, Riveteau enterre le problème. Ce Sancho Panza là craint que son Quichotte ne survive pas à la révélation et l’entretient dans son rêve. Pourtant, la déchéance est au bout du chemin. Les secrets ne sont pas éternels. L’émission disparaît, Mortez s’enfuit, Riveteau est viré. Le masque de gloire décatie du présentateur vole en éclats dans plusieurs scènes cruelles : des notables l’humilient et montrent son inculture, la femme qu’il appelait chaque jour avec emphase se révèle n’être que l’horloge parlante, la station ne le rappelle pas comme il l’espérait pourtant.

Les destins des deux hommes se séparent quelques temps. Le spectateur retrouve Riveteau en train de voler dans un hypermarché dont Mortez assure l’animation. Le heureux hasard de leur rencontre dans ce magasin renoue deux déchéances parallèles. L’animateur propose alors à Riveteau de le conduire de nouveau, de supermarché en supermarché cette fois. Il accepte. Quichotte croit de nouveau en lui. Le film se conclut comme il débute : une voiture, une route, et un voyage sans fin, de banlieues sinistres en villes assoupies, sans autre espérance que la perspective d’en repartir le lendemain. La dernière phrase du film évoque cette réalité sinistre, Mortez s’écriant « regarde bien le paysage, parce qu’on est pas près de revenir ». Mortez reconstruit son monde de star nomade, il promet à un Riveteau consentant un ailleurs qui ne sera jamais que la répétition infinie, quoique sujette à de légères variations, d’un quotidien sans âme, sans autre ambition que sa perpétuation. Le décor glauque de ces zones commerciales qui défigurent nos villes sera toujours le seul horizon de ce Quichotte là, qui entraîne son âme damnée, le petit Riveteau, dans ses aventures d’idole des chefs-lieux de canton.

Le cycle, dont Tandem montre la potentielle rupture, se reforme : pour Mortez et Riveteau, la vie continuera, avec ses lendemains pareils aux veilles, ses hôtels miteux, ses banlieues sinistres, un univers étouffant de médiocrité, sans issue. L’odyssée petite-bourgeoise, glauque, sordide, n’est sauvée que par l’amitié des deux hommes. La bande-son, de Riccardo Cocciante,  « Il mio rifugio » (sei tu), illustre leur relation. Mortez, dont on aperçoit l’appartement sinistre quelques minutes, est un vieux beau célibataire, Riveteau est un trentenaire disgracieux. Chacun est le dernier soutien de l’autre, son refuge. Quichotte ne survit qu’avec l’appui solide, voire complaisant de Sancho ; la vie de Sancho ne s’éclaire que de la fantaisie du Quichotte. La vie les a séparés quelques instants, ouvrant pour chacun l’abîme d’une autre existence, chemin qu’ils sont tous deux incapables d’emprunter : Tandem c’est l’histoire d’une rupture qui n’a pu avoir lieu. Le film se ferme comme il s’ouvre, sur la route, dans une éternelle répétition, cyclique. Quichotte et Sancho Panza continuent leur épopée, que rien, sinon la mort, ne pourra briser. Triste amitié, de deux acteurs condamnés à revivre le même scénario parce qu’ils ne peuvent rien connaître d’autre. Il est trop tard pour eux : le film a ouvert une potentialité, celle de leur rupture, pour mieux montrer son impossibilité. Cette comédie amère, que Lucien Jeunesse, l’inspirateur du personnage de Mortez, jugea méchante est une odyssée désenchantée de grande qualité. Dépourvue de répliques « cultes », de gags faciles à mémoriser, de tout l’appareil du comique troupier que l’on aime tant en France, elle n’a pas eu la reconnaissance qu’elle méritait. Et c’est bien dommage.

La comédie du chaos : A Serious Man, des frères Coen

A serious man, Joel & Ethan Coen, 2010

Dans chacun de leurs films, les frères Coen observent le délitement absurde d’une situation a priori normale. Les personnages, incapables de maîtriser leurs vies, sont entraînés dans un tourbillon d’évènements inattendus et, dans le meilleur des cas, ne doivent qu’à d’autres hasards de rétablir un tant soit peu leurs existences. Que ce soit The big Lebowski, O’Brother, Ladykillers, No country for old men ou Burn after reading, ces films entraînent leurs héros dans des aventures rocambolesques, parfois tragiques, dans lesquelles la contingence prend toujours le pas sur le reste. La vie, chez les Coen, est un fleuve indomptable, sur la foi duquel aucune prévision ne peut être établie. L’absurdité de la vie constitue le fil conducteur de leurs réalisations : l’intrigue, souvent présentée de manière décalée et ironique, met en exergue les incohérences, l’imprévisibilité, le chaos qui tissent nos existences. Dans A serious man, l’accumulation de dérapages fortuits atteint son maximum et crée un effet de répétition comique particulièrement réussi. Un professeur de physique juif – la confession a ici son importance – va être soumis, deux heures durant, à une incroyable accumulation de désastres personnels. Il tente d’abord de les affronter avec calme et sang-froid, comme l’homme sérieux qu’il croit être. Puis, désarçonné par ces malchances, il cherche l’assistance de sa communauté, et des piliers de celle-ci, les rabbins. L’intervention drolatique et successive des trois rabbins laissera le pauvre Larry Gopnik seul face aux incertitudes de sa propre existence.

Le film s’ouvre par une scène qui n’a, a priori, rien à voir avec le reste de l’histoire. En Pologne, au XIXe siècle, un couple héberge un vieillard. Il a aidé le mari à réparer la roue de sa charrette. Mais la femme est convaincue que le vieil homme est mort trois ans auparavant : l’être qui se présente chez eux serait un démon. Sans hésiter, après que son mari l’ait laissé s’installer, la femme poignarde le vieillard. Celui-ci s’éloigne sans que le spectateur parvienne à déterminer s’il s’agissait bien d’une puissance maléfique. L’incertitude règne en maître chez les Coen. L’action n’est pas le synonyme du bien. Nos décisions ne sont jamais assez informées. Dans un univers mouvant, aux causalités multiples et impossibles à maîtriser, l’homme combat, par hasard, pour des causes dont il ne sait rien, ou presque, et qui le mènent au sein un chaos indéterminé, dont il ne sortira indemne que par l’action d’imprévisibles conjonctions. L’histoire du Serious man le confirme.

Gopnik, en deux heures, est soumis, excusez du peu, à la demande de divorce de sa femme, qui le trompe avec un pilier de la communauté locale, au fond aussi faux et insidieux qu’il paraît fiable et honnête, à la préparation cahotique de la bar-mitzva de son fils, à la crise d’adolescence de sa fille, aux errances physiques et judiciaires de son frère cancéreux, aux manipulations d’un étudiant coréen particulièrement retors, aux menaces de non-titularisation de son université, à la présence inquiétante d’un voisin d’origine allemande, chasseur et probablement peu versé dans le multiculturalisme. La succession de petites catastrophes altèrent le quotidien du professeur Gopnik. En utilisant à merveille un comique de répétition bien huilé, les frères Coen rendent amusantes les banales mésaventures de Gopnik. L’acteur – qui a une petite ressemblance avec Henry Kissinger, très raccord avec les décors « années 70 » – affronte chaque problème du mieux qu’il le peut, mais le tourbillon des contingences l’emporte au loin. Les trois rabbins, en qui il croit trouver une aide, une réponse peut-être, vont s’avérer d’un secours déplorable. Le jeune rabbin ne comprend pas Gopnik, le vieux lui raconte une fausse parabole, l’aîné de tous refuse même de le rencontrer. Aux questions de l’homme confronté aux hasards de la vie, la religion n’apporte aucune réponse. La tradition juive questionne l’environnement, l’univers, la destinée historique et religieuse du Peuple d’Abraham. Et comme seul enseignement de millénaires d’études talmudiques, les rabbins prônent tous trois une résignation passive, réflexive. Le professeur va devoir faire face à ses problèmes sans l’aide de personne.

Un éclair d’espoir zèbre pourtant ce ciel d’absurdité. L’homme n’a pas prise sur la plupart des chaînes de causalités qui rythment sa vie. Mais ce que des hasards stupides ont fait, d’autres hasards stupides peuvent le défaire. Les situations tendent à se rétablir, ou tout du moins à atténuer leurs effets les plus catastrophiques, sans que Gopnik y puisse quoi que ce soit. La dernière partie du film laisse le spectateur croire au rétablissement de la normalité : un décès opportun permet le rapprochement du couple Gopnik. Le bon déroulement de la bar-mitzva et la titularisation du professeur de physique laissent augurer la résolution de toutes les intrigues. La perspective d’un retour à l’équilibre luit quelques instants dans la tempête. Gopnik a réussi sa traversée, croit-on. Ouvert sur la scène de confiscation de la radio portable du fils Gopnik par son professeur d’hébreu, le film semble devoir se refermer sur la restitution de celle-ci par le vieux rabbin. Illusion ! Le film ne s’est pas ouvert sur l’histoire de Gopnik, mais sur celle de juifs polonais face à un intrigant vieillard. L’incertitude de cette scène d’ouverture rejaillit sur la scène finale. Les quelques instants de sérénité sont rompus par le retour du chaos, qui prend de nouvelles formes, celles d’un coup de fil médical et d’un ouragan. La vie est une aventure insensée, confuse, tumultueuse. Et face à ce maelström, la seule option décente est de conserver son calme, d’agir sérieusement en espérant que d’heureuses conjonctions éclaireront le plus longtemps possible le chemin.

La leçon de Marguerite Yourcenar

Marguerite Yourcenar (Mémoires d’Hadrien, L’œuvre au noir, etc…) aborda, pour une émission de télévision, le travail de l’écrivain. Les trente minutes de son intervention, ici divisées en trois vidéos, sont instructives. Elle montre la situation problématique de l’auteur, contraint par deux mouvements apparemment contraires : devoir être soi-même tout en s’oubliant dans l’acte de création. Être soi-même pour un écrivain, c’est, selon Yourcenar,  savoir se départir de l’ensemble des idées reçues, du zeitgeist qui contamine la pensée, alors même qu’il semble lui donner sa cohérence. Celui qui ne sépare pas ce qui lui est propre de ce qui lui est suggéré par des interactions sociales et intellectuelles se condamne à la maladresse, à ne produire que de pâles reflets de l’air du temps. Contre cette tendance, Yourcenar préconise une profonde attention au monde et à soi-même, condition nécessaire au dévoilement de la vérité  Cependant, l’attention ne signifie pas la fixité : la pensée doit être mobile et se garder de la mise en scène des certitudes.

Pour Yourcenar, l’écrivain ne doit pas se couper de l’existence : la vie fournit la matière de l’œuvre. Ce qui n’a pas été vécu est toujours retranscrit sous un glacis de conventions et de préjugés.  Il faut réutiliser la matière vécue pour écrire. Ce qui ne signifie pas que l’écrivain doive obligatoirement raconter sa propre existence. En réalité, il utilisera les éléments que son attention au monde lui ont permis de compiler. Avoir vécu certains états permet de les appréhender avec beaucoup plus de pertinence.  Les explications de Yourcenar me rappellent certaines de mes réflexions sur Hawthorne : la première partie de La lettre écarlate, traitant de l’expérience professionnelle de l’auteur aux douanes américaines, n’est pas gratuite. Elle a permis à l’écrivain de donner à son œuvre une profondeur que la simple histoire de la femme adultère n’aurait pu avoir seule. L’histoire sort de ses caractéristiques singulières pour dévoiler des aspects plus tangibles de la réalité sociale : conformisme, préjugés, culpabilité, etc… Et ce grâce à l’expérience sensible de l’auteur. Ceci dit, il ne suffit pas d’avoir vécu certaines situations pour automatiquement être en mesure de les retranscrire. Yourcenar reconnaît qu’un certain mystère nimbe encore l’acte créateur, ses choix thématiques et sa causalité. Les influences littéraires semblent pourtant conditionner en partie l’écriture. Selon Yourcenar, elles finissent en fait par constituer une forme de gris sur lequel pourra ressortir la singularité de l’auteur : « tout grand écrivain est inimitable« .

Elle évoque ensuite la langue : l’écrivain doit savoir s’en libérer pour exprimer sa pensée au plus juste. L’écrivain est un « reconstructeur », un « enrichisseur » de la langue. Cela n’autorise pas l’auteur à faire n’importe quoi : ces transformations imposées à la langue doivent respecter un principe de véracité, de cohérence, de fidélité. A ces exigences s’accorde logiquement un impératif de clarté. L’obscurité ne sert jamais le propos, elle décourage le lecteur et ne réjouit que la vanité de l’auteur, qui se donne ainsi l’importance qu’il n’a pas. Yourcenar conclut avec modestie : il faut toujours se souvenir que ce travail, même si l’auteur y consacre une part considérable de ses forces, ne changera pas le cours du monde. C’est la seule démarche honnête : savoir que l’œuvre ne durera pas et que tout cela n’a finalement guère d’importance.

La communauté et son miroir

Bonanza, Collectif Berlin, Festival « Tendances », Maison de la culture d’Amiens

Non, je ne parlerai pas ici de Bonanza, série télévisée américaine des années 60, que je n’ai d’ailleurs jamais vue. Mais du documentaire réalisé par Berlin, collectif belge et flamand, sur la minuscule cité de Bonanza, Colorado. Ville minière, créée suite à la découverte de filons aurifères, elle connut un grand développement démographique jusqu’à la fermeture des établissements d’extraction. Comme nombre de ses homologues sur les territoires américain, canadien ou australien, le tarissement de l’activité extractive s’accompagna d’un déclin sensible. Isolée dans les montagnes, elle se transforma peu à peu en cité fantôme. Attention, il ne s’agit pas là d’un de ces décors de western, perdus dans le désert des Rocheuses. Bonanza se situe dans une vallée forestière et, à l’été, elle accueille encore quelques résidents saisonniers qui viennent trouver le repos dans le silence de la vallée désertée. Quelques résidents le sont de manière permanente. C’est à eux que les réalisateurs de Berlin se sont intéressés. Le dispositif de diffusion du reportage est astucieux : il comprend cinq écrans, chacun ciblé sur un foyer particulier de Bonanza. L’attention du spectateur est attirée successivement sur chaque habitant, tandis que les autres écrans montrent des scènes de vie, présentées comme simultanées, des quatre autres foyers. Le documentaire s’ouvre peu après le décès d’un des derniers habitants du village. Sont successivement présentés sa veuve, astrologue et propriétaire, à Pueblo, ville la plus proche, d’un magasin d’articles de spiritualité, un couple de résidents retraités, un pasteur qui vient se retrancher du monde, un couple lesbien hippie et un quadragénaire attiré par les grands espaces forestiers.

Les premiers témoignages des citoyens de Bonanza appuient l’exceptionnalité du lieu, son histoire. La ville minière a été abandonnée et, sans sources de revenus locaux, il semble difficile d’enrayer son déclin démographique. Cependant, son cadre naturel splendide permet d’envisager une survie touristique : l’attrait de la « ville fantôme » et de son environnement laissent les résidents espérer. Évidemment, le lieu est isolé, la première station-service est à cinquante kilomètres, il y est impossible de capter la télévision et la radio ne fonctionne que par intermittences. A rebours d’une civilisation urbaine marquée par le bruit, artificiel, Bonanza se meut dans un silence que ne brisent que les oiseaux. Avec sept résidents permanents au moment du tournage de ce documentaire, elle est la plus petite ville du Colorado. Plus la collectivité est petite, plus les différences entre ses membres prennent le pas sur les ressemblances. L’un d’eux affirme, en préambule du reportage, que l’on peut devenir fou dans cette solitude. Le spectateur prête une attention toute théorique à ces propos. Mais, plus le reportage avance, plus il se rend compte du caractère perturbé de cette vie isolée.

Les rancunes y sont tenaces et naissent d’évènements dérisoires, les seuls que puisse connaître une telle communauté. Les deux lesbiennes, qui portent toutes deux des surnoms hindous, ne se mêlent pas à la vie du village. Arrivées récemment à Bonanza, elles sont venues y chercher la tranquillité et se sont de facto exclues de la communauté, même si, pour des raisons spirituelles, l’une d’elles caresse le rêve de diriger la ville. Le quadragénaire, dont on apprend qu’il ne s’était pas installé seul, a divorcé peu après son arrivée à Bonanza. Sa femme est partie par lassitude envers cette vie bornée, et lui tient son rang pour des motifs personnels, empreints d’une spiritualité calviniste et d’une résignation devant la vie. Il semble peu se mêler aux autres. Le pasteur, qui ne vit là qu’une moitié de semaine, reste enfermé chez lui à lire, non les ouvrages théologiques que le spectateur naïf s’attendrait à le voir travailler, mais des bandes dessinées et des romans de science-fiction. Portant sur son environnement un regard passablement sarcastique, il explique qu’il n’est à Bonanza qu’un prêtre au repos. Ses préoccupations pastorales s’arrêtent en amont de la ville fantôme. Son implication dans la vie locale est nulle. Le couple de retraités paraît bien plus intéressé au devenir de Bonanza. Seulement, les légitimes inquiétudes nourries pour le devenir de la commune ont fait naître chez eux des ambitions politiques. Et nul dans le village ne souhaite voir ces deux retraités assumer la charge du « gouvernement ». Des rumeurs courent à leur propos : la maison aurait été construite illégalement, et, pire encore, le retraité aurait en réalité assassiné son fils, suicidé à seize ans. Enfin, l’astrologue révèle bientôt que, derrière l’humeur joyeuse qu’elle manifeste à l’encontre de ses voisins, elle nourrit pour eux la plus sévère rancune. Elle sort en effet d’un procès gagné contre d’autres résidents, et n’a légitimement guère apprécié de devoir aller jusqu’au tribunal pour faire valoir ses droits.

Au fil du reportage, le tableau idyllique dressé par les résidents se mue en une comédie humaine obtuse et navrante. L’étroitesse de la communauté alimente de solides rancunes et les velléités individualistes de chaque foyer rendent leur cohabitation difficile, leur collaboration impossible. Un fait pourrait les conduire à s’entendre. En raison des lois sur le fonctionnement des conseils municipaux, Bonanza ne doit son autonomie qu’au droit de vote qu’exercent les résidents non permanents. Il faut pour cela cinq élus municipaux que les locaux seraient bien en peine de réunir. De ce fait, les saisonniers ont pris le pouvoir et gouvernent une ville dont ils sont éloignés par trois heures de voiture. Devant ce pouvoir confisqué, on devine une possible collusion de locaux taisant enfin leurs inimitiés. Les deux retraités sont les hérauts de cette cause et attaquent en justice l’élection et la composition du conseil municipal. Le collectif Berlin n’est pas autorisé à filmer la séance houleuse qui officialise l’action des locaux. L’affaire est jugée trop sérieuse pour que des caméras puissent tourner. Le spectateur sourit franchement aux excès des habitants de Bonanza, tous plus ou moins dérangés. La justice du Colorado ira dans le sens des résidents permanents de la commune. Victoire à la Pyrrhus dont le texte inscrit sur la dernière image du documentaire rend compte : deux mois après cette décision, l’un des deux retraités décède. Les six habitants restants sont incapables d’élire une nouvelle municipalité et le collectif Berlin peut conclure sur la probable disparition de la ville à terme. Selon le wikipedia anglophone, Bonanza existe encore.

En prenant le parti de confronter simultanément chaque foyer aux autres par le biais des cinq écrans, Berlin est parvenu à un résultat tout à fait satisfaisant. Le reportage, qui rappellera aux amateurs l’émission belge Strip-Tease, laisse la parole aux citoyens du village. Après de premiers contacts, au cours desquels les résidents ne font état d’aucun dysfonctionnement dans leur communauté, leur discours positif se fissure. Chacun laisse peu à peu ressortir, à sa manière, ce qu’il pense des autres. L’isolement et l’étroitesse de la communauté ne permettent aucune échappatoire aux tensions qui l’irriguent. L’idéal harmonieux n’est qu’une utopie. La plus misérable des communautés humaines sera toujours traversée par la méfiance, la médisance, la discorde. Berlin retrace le choc entre les fondements de l’individualisme pionnier, qui soude toujours une certaine Amérique, la liberté qu’il suppose et les exigences limitatives de la vie communautaire. La participation à la communauté, qui doit réguler les effets centrifuges d’un trop grand individualisme, n’alimente pas la vie à Bonanza. Et le spectateur de conclure avec les réalisateurs que cette ville presque fantôme n’a en effet plus guère de raisons d’être. Le portrait en creux de la vie rurale et isolée rassurera d’ailleurs tous les citadins inquiets de s’être éloignés de la nature : l’anonymat propre aux villes leur laisse la liberté que leur décor urbain semble pourtant encadrer. Ni mélancolie, ni nostalgie, la vie en petites communautés a ses servitudes, et il n’est pas certain qu’elles soient moins contraignantes que les nôtres.

Satire à l’Italienne : Monicelli et les « années de Plomb »

Nous voulons les colonels, Mario Monicelli, 1973 (titre original : Vogliamo i Colonelli)

Mario Monicelli est un des maîtres de la comédie sociale à l’Italienne. Révélant sur un ton grinçant les travers de l’Italie contemporaine, Monicelli porte sur son pays un regard amusé et acéré. Dans Nous voulons les colonels, inspiré par la tentative ratée du Prince Borghese en 1970 (voir ici), il évoque la préparation et l’échec grotesque d’un coup d’Etat militaire organisé par un député d’extrême-droite. L’Italie traversait alors des années troublées : le PCI monopolisait une contestation sociale organisée et institutionnelle, via les syndicats, et peinait à contenir la poussée gauchiste, souvent financée par Moscou et tentée par un terrorisme à visée insurrectionnelle ; la DC (Démocratie Chrétienne), au pouvoir depuis la fin de la guerre, gérait le pays avec l’avidité et la malhonnêteté de ceux qui ne craignent nulle sanction, nulle alternance ; des groupuscules d’extrême-droite, néo-fascistes, s’agitaient et bénéficiaient de la complaisance de l’appareil de sécurité d’État pour faire accuser la gauche de leurs crimes. C’est ce contexte difficile qui constitue la toile de fond du film de Monicelli. Là où Costa-Gavras, dans Z notamment, donne des colorations tragiques aux évolutions politiques de son temps, Monicelli opte pour la satire primesautière. Cette Italie des réseaux militaires et policiers réjouit et inquiète.

Un député d’extrême-droite, Tritoni, dont l’agitation à la Chambre ne fait que discréditer son apparemment légaliste mouvement, décide d’organiser un coup d’État militaire. Il contacte pour cela une série de soudards et d’officiers galonnés, déjà impliqués dans une douteuse tentative quelques années plus tôt. Ugo Tognazzi interprète le député Tritoni avec une verve bondissante et drolatique. Il est d’ailleurs regrettable que Tognazzi ne soit connu en France que pour son rôle dans l’assommante Cage aux folles. La première partie du film est consacrée au recrutement des colonels et de leurs alliés. La galerie est savoureuse : le parachutiste, imbécile brutal et borné, l’officier distingué mais racorni par son formalisme, la vieille gloire décatie, à peine capable de retenir les quelques phrases de sa proclamation solennelle, les miliciens incompétents, le prêtre et l’industriel assoiffés de pouvoir, le superviseur Automatikos, envoyé par les services secrets grecs, etc… Les gags sont parfois bouffons, mais le spectateur suit avec une jubilation non feinte les tribulations farceuses de ces conjurés d’opérette. La séance de préparation du putsch vaut à elle seule le détour : les colonels débattent plus longuement du nom de l’opération que de son déroulement, choisissent une baderne sénile comme chef, perdent dix fois le fil de leurs débats. Leur réunion a d’ailleurs été observée par le plus complet des hasards par un journaliste raté qui tente alors d’avertir un député socialiste. Après quelques péripéties, le député socialiste, accompagné d’un collègue communiste et du Sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur (seul membre du gouvernement présent à Rome – c’est le week-end… – ) parviennent à avertir le Ministre de l’Intérieur.

Le ministre, convaincu de pouvoir arrêter les putschistes à temps, laisse ceux-ci réaliser leur opération. L’échec du coup d’État est amusant. Un quiproquo du radio provoque une série de réactions en chaîne. Les parachutistes atterrissent à vingt kilomètres de leur cible, l’électricité est coupée à Rome beaucoup trop tôt, paralysant les commandos dans la banlieue de la capitale. Retardée, la proclamation de la Junte est lue alors que les programmes de la RAI ont cessé d’émettre depuis une demi-heure. Quant à l’arrestation du Président de la République, elle ne dure que quelques minutes. Le ministre de l’Intérieur, mis au courant de l’opération par des députés qu’il s’est empressé d’arrêter, révèle alors sa vraie nature dans un retournement final qui fait toute la valeur des comédies à l’italienne. Alors que les conjurés sont pourtant sous bonne garde, il fait déployer l’armée dans tous le pays et exige du Président la proclamation de l’Etat d’urgence et la mise en place d’un gouvernement technique – préalable fréquent à l’extinction des libertés démocratiques -. Fort opportunément, le Président décède et, en accord avec certains parlementaires conservateurs, le Ministre de l’Intérieur devient chef d’un gouvernement de normalisation. Un an plus tard, le député Tritoni est libre, mais le pays, lui, est sous bonne garde. Cette fin grinçante est typique du comique social italien. Le spectateur s’est amusé une heure et demie des tribulations d’une bande d’incapables et s’est rassuré en riant de cette menace. L’échec inéluctable de leur opération n’assure pourtant pas la survie de la démocratie. D’autres en ont profité et le film s’achève sur une note grinçante, désaccordée. Quelques aspects du film, référencés, ont mal vieilli mais cette comédie engagée, suffisamment légère pour divertir, livre du début des années de plomb un portrait satirique au scalpel.

Songe d’un soir d’automne

Les amours tragiques de Pyrame et Thisbé, Théophile de Viau, mise en scène Benjamin Lazar, Compagnie Le Théâtre de l’Incrédule, 9 novembre 2009, Maison de la Culture d’Amiens

Seule pièce de Théophile de Viau (1590-1626), Pyrame et Thisbé représente l’apogée du théâtre baroque français. L’époque classique, de Corneille et de Racine, qui lui succéda immédiatement, ensevelit cette pièce dans un profond oubli. Le protestant Viau, emprisonné pour irréligion, mort des privations occasionnées par son séjour à la Conciergerie, ne pouvait coexister avec Corneille. Son œuvre, pourtant populaire en son temps, ne ressurgit que sur l’intervention, deux siècles plus tard, de Théophile Gautier. De par son histoire particulière, cette pièce n’a pas eu la place qu’elle aurait pu mériter dans l’histoire littéraire française. Ce Roméo et Juliette français retrace les amours contrariés de deux personnages mythologiques, dont les familles et le roi refusent l’union. Histoire bien connue qui s’achève par le suicide tragique des deux amants : alors qu’ils ont médité leur fuite loin de leurs parents, les amants ne parviennent à se trouver dans le désert. Attaquée par un lion, Thisbé s’enfuit laissant là un foulard plein de sang. Quand Pyrame arrive, il croit son aimée dévorée par le félin et met fin à ses jours. Tragique méprise, car Thisbé encore en vie, arrive quelques instants après le suicide de Pyrame sur le lieu de rendez-vous. Elle rejoint son amant dans la mort peu après avoir découvert son cadavre.

Benjamin Lazar ressuscite, dans une exigeante mise en scène, le théâtre baroque français de Viau tel que les spectateurs pouvaient l’admirer au XVIIe siècle : éclairages naturels à la bougie, costumes d’époque, jeu des acteurs face au public, avec les mouvements et les accents du temps. En proposant la pièce dans ses conditions historiques, Lazar renoue le fil rompu par l’âge classique entre le théâtre baroque et le théâtre français. Ce n’est pas du purisme, mais une résurrection. Celle du poète protestant condamné par le pays catholique, celle du tragédien baroque répudié par les auteurs classiques et leurs règles formelles de composition et de mise en scène. Lazar fait revivre une branche morte du théâtre français, un rameau qui aurait pu bourgeonner vers un théâtre bourgeois, au lieu de ne laisser subsister qu’un théâtre de cour – fort brillant au demeurant -. Viau n’a pas eu de postérité : Boileau, Malherbe, Corneille ne se départiront ni du classicisme ni du style en vogue à la cour. Paris, qui ne compte qu’un théâtre, la Comédie Française, contre Londres qui en compte une dizaine. Le théâtre officiel de Corneille et Racine contre le théâtre élisabéthain et Shakespeare. Deux instants de l’histoire théâtrale. En redonnant Viau, Lazar laisse le spectateur découvrir ce que n’a été le théâtre français qu’un court instant.

D’où l’apparent purisme qui sous-tend la mise en scène. Car tout y est. Les jeux de lumière sont splendides et évoquent les tableaux de Georges de la Tour. L’ensemble atteint une poésie exquise. Les bougies que portent Pyrame et Thisbé lors de leurs entrevues secrètes, laissant la majeure partie de la scène dans les ténèbres, accroissent l’attention du spectateur. La flamme vacillante des bougies semble animer le visage des acteurs, les rendant tout à la fois irréels et lointains, ardents et symboliques. L’ingéniosité de l’éclairage approfondit le propos et les sentiments : lumière forte, aveuglante, quand le roi s’exprime ; lumière tamisée lorsque se jouent d’étranges et criminels conciliabules ; lumière infime et néanmoins divine lorsque Pyrame et Thisbé se rencontrent. A la tyrannie du roi – les monarchomaques précèdent Viau de quelques décennies seulement – symbolisée par un éclairage aveuglant, simplificateur, qui rejette l’ombre, l’imperfection, et donc l’humain loin de son artificiel rayonnement, succède le temps du demi-ton, de l’intrigue, des conjurations sordides et des amours secrets. Éclairage magique qui approfondit le propos.

Les costumes typiquement XVIIe siècle amplifient la résurrection baroque. Comme le jeu des acteurs. Le spectateur contemporain n’est pas habitué à voir les acteurs déclamer leur rôle en regardant la salle. Étrange sentiment qui accroît l’impression poétique : la pièce est plus déclamée qu’elle n’est jouée. Lazar oblige le spectateur à entrer dans le texte de Viau, dans sa rythmique et ses rimes. Ce théâtre-là est une poésie baroque aux flambeaux. Une tragédie qui plonge en plein XVIIe siècle. Le texte du poète n’est pas exempt de références plus ou moins évidentes au contexte historique proche dans lequel il fut écrit. Le roi est un tyran, il refuse tout ce qui ne dépend pas étroitement de sa volonté, et le jeune couple, qui semble lui échapper, doit périr. La tragédie familiale se double alors d’une tragédie politique dont les implications sont claires : les guerres de religion n’ont pas refermé toutes leurs cicatrices, et les doctes débats sur le tyrannicide ne sont pas encore enterrés par l’absolutisme de Louis le Quatorzième. La guerre civile a laissé des traces éparses, et le protestant Viau leur fait écho. La mise en scène de Lazar ne permet pas néanmoins au spectateur de saisir toute la profondeur historique des allusions de l’auteur. En effet, et c’est peut-être la limite de la résurrection de l’auteur, les acteurs s’expriment en français du XVIIe. Les R sont roulés, les S et X finaux sont audibles comme toutes les conjugaisons, les « oi » se prononcent « oué ». Si le spectateur admire la performance des acteurs – il faut tenir ces intonations 2h15, presque 2h30 si l’on compte la farce introductive des Trois Bossus – elle le force aussi à se concentrer parfois plus que de mesure sur le sens des mots. Et pas sur le sens des phrases. Un spectateur du XVIIe aurait compris cette langue, car elle était la sienne. Elle n’est plus la nôtre, fallait-il vraiment la ressusciter ? Cette hypothèse mise de côté, la pièce de Viau est rendue à sa nature originelle. Ce pari impressionne par la rigueur avec laquelle il est assumé, le pointillisme avec lequel il est tenu.

Viau ressuscité, peut-être, mais ressuscité comme produit d’un temps achevé. Une lucarne s’est ouverte sur le passé. Le spectateur imaginera quelques instants les bourgeons qui auraient pu éclore sur la branche baroque de la littérature française. Mais cette mise en scène close sur elle-même, close sur un temps fini, pour poétique qu’elle soit, ne fera pas revivre Viau. Malgré ses efforts, et son admirable sens des lumières, Lazar ne nous offre, sur ce fossile théâtral disparu, qu’une idée de ce qu’il fut quand il vivait. Jamais il ne parvient à le faire revivre, à lui redonner une consistance qui dépassât le songe. Ce théâtre est passé. Benjamin Lazar et sa troupe ont néanmoins offert au public quelques instants de rêve un soir morose de novembre.

Le cuistre et ses épigones

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"Socrate et Hegel", in Le petit BHL illustré

Pour une poignée de films, Bernard-Henry Lévy, Le Point n°1936

En entamant ce blog l’été dernier, je n’avais pas d’idée bien définie de ce que je voulais en faire. Il devait constituer, avec de bien plus fréquentes publications, une extension de mon précédent support. Il devait surtout m’obliger à mettre en forme les commentaires qui me viennent en lisant et à ne pas perdre, par la faute d’une mémoire défaillante, les impressions formées dans mon cerveau. Je ne commente d’ailleurs pas tout ce que je lis, malgré mes articles tous les deux jours : il me faudrait pour cela plus de temps, plus de connaissances et plus d’esprit. J’avais néanmoins implicitement décidé de bannir le plus possible le « je » comme le « buzz ». Les scories narcissiques comme les effets de mode, tous périmés à peine publiés. De ne pas m’attacher au présent. D’aller explorer les œuvres des écrivains du passé, de parler d’histoire, de relever quelques uns des plus beaux passages des littératures d’ici ou d’ailleurs. Après deux mois et demi, le rythme de ma production me semble satisfaisant. Oh! Bien sûr, je ne suis guère satisfait du fond, je parle souvent de choses poussiéreuses, avec des tics de style qui m’agacent – au moins, je les ai repérés. Après tout, la vie intellectuelle ne fait que commencer : la route sera encore longue – et je n’atteindrai probablement jamais mon idéal.

Alors aujourd’hui, je m’offre un petit écart. Il n’est de meilleure règle que celle que l’on transgresse de temps à autres. En août dernier, j’avais gentiment ironisé sur Yann Moix et ses déplorables critiques du Figaro. Comme le sieur Moix semble, avec cette tribune, ses réseaux et ses productions, devenir le symbole de l’esprit du temps, je ne peux m’empêcher de suivre attentivement ce qu’il écrit, à la recherche de quelques occasions de franche indignation. Dénoncer la France littéraire, pays des coteries et des amitiés grassement récompensées, c’est un poncif. Nul besoin d’y revenir longuement. Le plus drôle est de repérer, sans y perdre trop de temps, les différentes manifestations de ce lieu commun. La dernière chronique de Bernard-Henry Lévy m’en donne l’occasion. Le cuistre, que d’aucuns appellent  encore nouveau philosophe, a reçu dernièrement un appel inquiet de son ami Moix : Cineman, le dernier chef d’oeuvre de l’artiste total, est victime du départ de son acteur principal, et de son remplacement au pied levé par un de ces détestables saltimbanques contemporains. Le succès du film s’annonce très incertain. Alors, n’écoutant que son courage, en bon défenseur de Daniel Pearl, BHL a produit une merveilleuse chronique.

Je vous jette ici quelques morceaux choisis – je passerai sur l’auto-glorification de BHL, qui se flatte d’avoir découvert Yann Moix (on tient enfin notre coupable!).

« à présent, ce « Cinéman » qui est le spectacle le plus impressionnant qui nous soit donné de voir ces jours-ci. » ;

« Et du Woody Allen de « La rose pourpre du Caire » à ce « Magnifique » où Belmondo traversait déjà la frontière qui sépare le triste réel de son double enchanté, il a ses lettres de noblesse.

Sauf que Moix lui apporte, ici, un certain nombre d’inflexions – qui changent tout et font que son film fera date. »

« Une idée, d’abord, qui eût ravi Truffaut et qui est l’idée selon laquelle la vraie vie n’est pas ici, à Montreuil, dans ce monde dévasté par la technique, l’amiante et la misère, mais ailleurs, dans la fiction et, en fait, sur la pellicule. Le vrai monde est dans les films, voilà ce que pense Moix. Les fables sont plus vraies que le réel, voilà ce que nous dit Cinéman quand il revient dans sa classe et ne rêve que de repartir, dans « Barry Lindon », retrouver sa dulcinée. Vous voulez vivre, vraiment vivre, échapper à la maladie du sommeil et à ses industries ? Oubliez ce monde. Semez ses succubes, incubes et autres pseudo-humains lancés à votre poursuite. Et précipitez-vous au cinéma. Musique. »

Et ce morceau de bravoure, name-dropping absurde enrobé d’une prose normalienne sirupeuse :

« Une hypothèse, ensuite, qui peut paraître folle mais qui ne l’est pas plus, après tout, que celle de tous les Encyclopédistes que l’on nous enseigne, justement, dans les écoles. Les Grecs croyaient dur comme fer, par exemple, que l’histoire de la musique n’était qu’un long morceau, écrit par un même Dieu qui aurait pris les identités successives d’Orphée, de Mésomède de Crète ou des auteurs des Hymnes de Delphes . Auguste Comte ou Hegel n’étaient pas loin de penser, eux aussi, que la diversité des systèmes était une illusion créée, pour avoir la paix, par un Esprit unique, se déployant à travers les âges et déposant ses doctrines comme on enchaîne les pirouettes. Eh bien c’est la conviction de Yann Moix convoquant toute l’histoire du cinéma, ses péplums, ses westerns, ses films de cape et d’épée, sur un plateau de tournage, puis une table de montage, transformés en table de dissection où s’opère leur ténébreuse et profonde unité. Film total. C’est dans le Film, pas dans le Livre, que le monde est fait pour aboutir. Œuvre. »

Poilant.

Je passe sur les détestables considérations sur le suicide de Lucy Gordon, l’actrice principale.

BHL n’est pas un imbécile. Il n’a pas aimé Cineman. Ne l’a peut-être pas vu. Par égard pour un ami, je comprends qu’il ne veuille pas rajouter de pelletées de terre sur le cercueil. Il avait le droit – le devoir même – de se taire. Peut-être, au maximum, une gentille allusion en passant. Mais non. Il le défend. Et de manière grotesque. Convoque pour un simple divertissement populaire Murnau, Meliès, Truffaut, Orphée et Hegel. Le lecteur s’étonne presque de ne pas voir quelque part cité Heidegger. BHL encourage du même coup cette déplorable tendance de l’esprit du temps qui assimile, dans un souci d’équivalence insupportable, le plus anodin divertissement et la culture, un petit film oubliable et la philosophie. La confusion s’étend : le divertissement et la culture mélangés, et sûrement pas pour défendre la noblesse de certains divertissements populaires. Oh non… Ce sont des gens comme BHL qui dégoûtent le public. A force de défendre les livres des amis, les films des amis, de paraître dans les émissions des amis et de mentir, mentir, mentir, encore et encore, pour soutenir ses réseaux, améliorer son relationnel, le public s’enfuit. Celui qui reste a oublié ce qu’est un vrai roman, un vrai film. Partant du postulat que la masse, le grand public ne peut apprécier les productions de qualité, qu’il n’aime que la trivialité et le divertissement gras, des BHL s’autorisent à mentir. A promouvoir n’importe quel étron, après tout le bon peuple n’aime-t-il pas clapoter dans sa fange?

Or, la simplicité n’exclut pas l’art, pas plus que la virtuosité n’équivaut à l’excellence. Le vieil Eastwood tourne des histoires simples. Elles plaisent, sauf aversion personnelle irrévocable, au cinéphile comme au quidam. BHL cite des grands noms ? Alors citons en d’autres. Dickens et Cervantès eurent du succès, dans toutes les classes – celui qui savait lire narrait aux analphabètes les aventures du Quichotte dans l’Espagne du XVIIe. Les grandes œuvres peuvent paraître très simples. Ce sont les degrés de lecture qui comptent. Le grand art populaire, qui parle à tous, existe. Ou plutôt existait. Moix dans ses chroniques, Beigbeder dans ses articles, Sollers dans ses livres, Lévy dans ses écrits ne défendent pas des œuvres. Il défendent des personnes. Pire, ils défendent des amis. Au lieu d’adopter une certaine réserve, qui susciterait la confiance, ils parient sur l’effet d’écho, sur la capacité d’oubli, sur le matraquage : et à chaque fois des gens les croient. Stephen Vizinczey racontait comment il avait tenté de décourager un jeune couple, qui visiblement n’achetait jamais de livres, d’acquérir Le pendule de Foucault d’Umberto Eco lors de son tapageur lancement à la fin des années 80. Passablement illisible, cette vaste farce ne s’adressait sûrement pas à eux. Mais, encouragés par l’écho médiatique, par les BHL d’ici ou d’ailleurs à se précipiter dessus, ces braves gens acquirent le volume. Vizinczey conclut l’anecdote par ces tristes mots : « Après cinquante pages, tout au plus, ils ont dû décider que les livres n’étaient décidément pas faits pour eux et ils sont retournés regarder la télévision pour le restant de leur vie. »

Le matraquage trahit la culture. Le mensonge caractérisé, car je ne crois pas un instant possible que BHL pense sérieusement ce qu’il proclame, sert encore aujourd’hui à vendre. Ces critiques ne servent qu’eux-mêmes, dans un renvoi d’ascenseur permanent. Ils sont l’étage le plus sophistiqué du building publicitaire qui empoisonne nos vies.

Heureusement, BHL lui-même ne sera jamais qu’un cuistre étalant sa culture : l’outrance grotesque dans laquelle il se vautre continuera longtemps de nous divertir. Le meilleur moment de Cineman, c’est probablement la critique de BHL.