Mr Turner, Mike Leigh, 2014
Je crois que, depuis la reprise de ce blog à l’automne 2013, je n’ai pas évoqué un seul film. Ce n’est certes pas l’objet de ce site, centré sur le livre, principal domaine de (très relative) compétence de son auteur ; par le passé, cependant, j’avais traité, au hasard de mes visionnages, de quelques films italiens, américains ou français. Je sais qu’il existe déjà, ici ou là, d’excellents lieux de critique cinématographique, tenus par des cinéphiles avertis, qui sauront convoquer, mieux que moi, à l’appui de leurs textes, de solides références historiques, philosophiques et artistiques. En outre, la presse a globalement bien accueilli l’œuvre que je vais aborder – ma voix ne présentera pas de contrepoint majeur en la matière. Néanmoins, je voudrais revenir sur ce Mr Turner, film du britannique Mike Leigh, actuellement dans les salles. Appartenant au genre fort à la mode du biopic – le terme, mot-valise composé de deux apocopes, est affreux, mais passons – Mr Turner se veut l’exposé cinématographique des vingt dernières années de la vie du peintre J.M.W. Turner, maître anglais des marines lumineuses et pré-impressionnistes, considéré après sa mort comme un précurseur et un moderniste – élément favorable, depuis plus d’un siècle, à la survie post-mortem d’un artiste. J’ai toujours eu une certaine affection pour la peinture de Turner, que je n’ai jamais manqué d’admirer lorsque l’occasion m’en était donnée au Musée des Beaux-Arts de Nancy (exposition Turner – Le Lorrain), au Louvre, à la National Gallery ou, l’été dernier, au National Museum de Cardiff. Malgré quelques petites facilités, les scénaristes n’ont, à mon sens, pas cédé à la tentation de l’hagiographie. Un peu à la manière de Patrick White dans Le Vivisecteur – toutes proportions gardées, tant la comparaison est difficile entre le Turner de M. Leigh et le Duffield de White – il s’opère ici une forme de déromanticisation de l’artiste, envisagé dans une perspective (modérément) critique. La gloire du peintre – quoique nimbée de mystère – n’est certes pas vraiment écornée ; l’homme en revanche est présenté sous un jour très ambigu : bon fils mais mauvais père ; bon ami mais mauvais amant ; bon serviteur mais mauvais maître. Ni antipathique, ni sympathique, parfois touchant, parfois répugnant, Turner apparaît comme un homme brusque, égoïste, centré sur son art ; l’icône est humanisée, ramenée du panthéon de l’art vers le sol commun de l’espèce. Turner vit, Turner pleure, Turner grogne, Turner rit, Turner aime, Turner fornique, Turner tombe, Turner meurt. Turner n’est pas l’artiste éthéré, être délicat et raffiné, effleurant de ses petits pinceaux sa virginale toile. Il malmène son pinceau, crache, retouche, efface, déchire, en quête de quelque chose, une vérité, un sens – peut-être le sens contenu par ses dernières paroles (« Le Soleil est Dieu »).
Même s’il est tenu par une exigence de linéarité chronologique, le film expose un enchaînement, parfois ténu, de scènes signifiantes presque autonomes, que le spectateur est invité à interpréter lui-même. Deux heures et demie durant, il voit Turner aller de Londres à Margate, de Margate à Londres, des salons à l’Académie, de l’Académie aux châteaux, des châteaux aux salons. Cette mobilité évite au « récit » de s’enliser dans l’atelier du peintre – dans lequel, au fond, le réalisateur pénètre assez peu (la caméra se tient souvent à son seuil). Le principal risque d’un tel film était peut-être de se confiner dans un statisme superbe et lumineux, directement inspiré de Turner, comme dans la scène d’exposition, en Hollande – jeu de lumière, de moulins et de campagne pittoresque. Rien de plus périlleux que de vouloir transposer la sensibilité du peintre sur la pellicule et de perdre ainsi toute la substance de l’art turnérien au profit de jolis chromos numériquement améliorés. M. Leigh conjure ce danger de joliesse en évitant, le plus souvent, de confronter le peintre à ses sujets ; excepté, comme un clin d’œil, la célèbre image du remorquage du Téméraire, jamais, ou presque, le peintre n’est présenté, tel un héros de Friedrich, devant ses propres modèles maritimes et solaires. Je n’ai d’ailleurs pas compris que certains critiques, dans Les Inrocks notamment, reprochassent à M. Leigh d’avoir sombré dans une sorte de boursouflure esthétique romantique – à croire qu’ils avaient quitté la salle après la première scène. Le réalisateur évite, au contraire, la plupart des scènes attendues, comme dans ce balnéaire Margate dont le spectateur ne verra jamais que les quais, les bateaux et la petite maison où séjourne le peintre pour travailler ; et jamais ce panorama qui, paraît-il, fait la réputation de la station. Le réalisateur désamorce – à quelques exceptions près – ses propres tendances à chercher l’éblouissement : ainsi la salle d’entreposage des toiles, chez Turner, n’est-elle, malgré la mise en scène spécifique à laquelle sont soumis les clients putatifs du peintre, rien de plus que quatre murs peints en rouge, couverts de toiles achevées et empilées là sans art, illuminées par une verrière que tamise des tentures mal nettoyées et couvertes de mouches mortes. Souvent, aux panoramas embrasés et majestueux du peintre, M. Leigh préfère les petits intérieurs à la Vermeer – car c’est à Vermeer, plus qu’à Turner, que fait penser l’image de ce film. Il filme l’intime, place souvent sa caméra au seuil des pièces – comme dans cette scène difficile entre le peintre, filmé de dos, son ex-femme et sa fille, scène où l’attention du spectateur est appelée sur les seules mains de Turner, qui se tordent à l’annonce de la mort de son autre fille, intérieurement reniée et extérieurement abandonnée. En changeant l’artiste de décor, M. Leigh prend rarement de grands angles : la caméra se resserre sur les visages – notamment celui, expressif, de Spall – sur leurs non-dits, leurs petits bavardages communs, cherchant dans l’espace restreint du champ la clé de l’individu Turner.
Le scénario parvient, généralement, à éviter d’en dire trop, bien aidé en cela par la performance remarquée, laconique et bougonne de Timothy Spall, l’interprète principal du film. L’artiste, invité à l’occasion à s’exprimer sur son art, montre, dans l’ordre du langage, la même force déstructurante que sur ses toiles ; Turner ne finit pas toujours ses phrases, il ne cherche même pas, la plupart du temps, à en faire, se contentant d’agencements syntaxiques simples, dans un discours minimal, tenu par des substantifs basiques. La lumière ne naît pas ici du bavardage. En contrepartie de ce laconisme, le massif Spall impose sur l’écran, outre sa carrure, un jeu de mimiques, de grimaces, de grommellements, qui lui tient lieu de discours. Lorsque certains protagonistes l’interpellent sur son art, ses réponses impolies oscillent entre le simplisme provocateur et le grognement impulsif (À la question d’une noble admiratrice : « Quelle est la différence selon vous entre un soleil levant et un soleil couchant ? », Turner répond simplement :« Quand le soleil se lève, il monte ; quand il se couche, il descend »). À l’occasion, l’homme sait toutefois se faire plaisant, enjoué, séducteur, à sa manière ; la plupart du temps, il en reste à une forme d’expression orale minimale, purement fonctionnelle. Il faut des occasions exceptionnelles pour saisir un souffle de sa curiosité naturelle – les photographies, les expériences de physique – ou de sa sensibilité – ainsi la scène où il chante, d’une voix affreuse mais émue, le lamento de Didon (Purcell), ou celle où il dessine, en larmes, une jeune prostituée. L’artiste n’est pas toujours aisé à percevoir sous les différentes couches de son personnage social ; le laconisme du peintre rend d’autant plus importants les quelques passages où il exprime quelque chose, à défaut de s’exprimer. Quoi qu’il en soit, pour Mike Leigh, l’artiste n’est pas le producteur du discours critique ; il laisse cette fonction à d’autres. Une scène est à cet égard fort signifiante. Confronté dans son atelier au jeune John Ruskin – interprété à la manière lassante d’un exaspérant petit cuistre – Turner s’en tient à un discours d’une grande simplicité : le rappel du sujet du tableau, articulé par quelques détails. En revanche, Ruskin, surinterprétant le travail du maître, se livre en quelques instants à un discours critique presque délirant sur la signification philosophico-artistico-théologique de l’œuvre. En une scène passe l’idée d’une dichotomie entre d’une part une production largement inconsciente – confirmant le célèbre « vous ne savez pas ce que vous faites » de Lacan à Duras – et de l’autre une conscience largement improductive – celle de la critique. Néanmoins, même si John Ruskin montre une supériorité manifeste dans la maîtrise du langage, Turner s’avère à l’occasion capable de défendre – en ramassant nettement son propos – sa perception de l’histoire de la peinture, lors d’une discussion (un peu compassée) sur l’art de Claude le Lorrain, le grand maître de Turner. Même s’il parle peu, ne livrant que rarement le fond de sa pensée, et jamais le fond de son art, Turner montre qu’il n’est pas absolument un butor génial et bourru, rôle dans lequel l’interprétation de Timothy Spall semble parfois l’enfermer.
S’il se montre assez à l’aise pour mettre en scène l’homme, Mike Leigh est plus prudent avec le peintre. Il est assez paradoxal de constater que dans ce film, on peint peu. Quelquefois, Turner est filmé mettant la dernière touche à une marine ; en général, il ne fait que traverser l’écran, se confronter quelques instants à son rôle social, avec son père, sa servante, ses proches, ses confrères, ses clients, ses connaissances, pour disparaître peu après, pour une autre scène similaire. La caméra du réalisateur tourne autour de son sujet, se place une fois à droite, l’autre à gauche, souvent derrière lui, parfois devant, mais elle ne saisit que très rarement l’artiste peignant. Le mystère du Turner avant-gardiste, passé presque sans transition des paysages classiques de « Claude », comme les Anglais appellent le Lorrain, à une forme de pré-impressionnisme, reste entier. Bien que Constable fasse une petite apparition, lors d’une scène satirique à l’Académie de peinture, peu de choses sont montrées de l’art en général et de celui de Turner en particulier. La peinture est examinée ici par le versant de la sociabilité élitaire, d’une part (les clients, le patronage royal, l’amateur parvenu, qu’il le soit intellectuellement ou financièrement), par celui des petits conflits d’ego de la confrérie picturale de l’autre (via le Salon de 1832 ou les difficultés et les complexes du personnage récurrent de Benjamin Haydon (1786-1846)). Si M. Leigh montre une certaine finesse dans son appréciation des relations, des jeux d’influence et de pouvoir chez les peintres, par ses scènes, plutôt réussies, sises dans les salons académiques, il peine parfois à dépasser l’échelon d’une sociabilité superficielle et à entrer plus nettement dans la tête des artistes. En matière de compréhension picturale, le spectateur se contentera donc de l’admiration, ridiculisée, de Ruskin, du mépris, imbécile, de la Reine Victoria et, bien sûr, de sa conviction intime. Cette reconstitution historique ne sonne pas faux ; elle manque peut-être un peu de matière, de complexité, d’ambivalences.
Je regrette d’ailleurs que les scénaristes aient parfois cédé à une forme de discours attendu sur « l’artiste maudit ». Certes, le XIXe siècle fut par excellence celui de l’hostilité entre Académiques et Avant-Gardistes, entre philistins et véritables artistes. Baudelaire et Flaubert nous l’ont assez répété, à nous Français. Cependant les deux scènes les plus éloquentes dans leur exposition du thème de l’artiste comme génie incompris jurent un peu avec l’élégance et la discrétion du reste du film. On y voit d’abord la Reine Victoria et son époux condamner avec hauteur deux toiles de Turner, alors que celui-ci se dissimule derrière l’embrasure de la salle – et entend donc l’opinion royale à la manière d’un valet de comédie. Ensuite, le scénario emmène Turner au spectacle et le confronte à la moquerie d’une salle entière : une piécette comique dénonce lourdement l’engouement de riches snobs envers sa peinture réputée incompréhensible ; effondré, le peintre quitte la salle avant la fin du spectacle. Fallait-il caser quelque part, à tout prix, un léger coup de griffe baudelairien sur l’albatros que ses ailes de géant, etc. ? Ces deux scènes, très explicites, lourdement soulignées, dissonent avec la matière plutôt allusive de l’œuvre. Exemple de cette intelligence générale d’exposition, la maladie de la servante délaissée est exposée peu à peu, mais elle n’est pas expliquée. Est-ce une maladie vénérienne transmise par Turner – qui use d’elle sexuellement quand le besoin s’en fait sentir – ? Est-ce, plus subtilement, une forme d’allergie et d’intoxication aux pigments ? Sa peau s’abîme en effet après la mort de Turner père, qui s’occupait au départ de préparer les couleurs de son fils, fonction que la servante a reprise. Rien ne sera explicité de ce mal, probablement létal et irréversible ; le spectateur est libre de l’interpréter comme il l’entend, et il y verra, probablement, une forme de manifestation métaphorique de l’égoïsme néfaste de l’artiste. Comme le soulignait Paul Claudel évoquant sa sœur Camille dans ses fameux Mémoires improvisés avec Jean Amrouche, la condition de l’artiste s’apparente bien à une « malédiction », pour soi comme pour l’entourage. Quoi qu’il en soit, les deux petits impairs sur le peintre maudit exceptés, c’est la force de ce film que de ne pas vouloir à toute force proposer une interprétation, voire de ridiculiser celui qui se fait profession d’en exposer une (Ruskin).
En voyant Mr Turner, je l’ai dit plus haut, j’ai pensé, brièvement, au livre anti-romantique de Patrick White, ici chroniqué, Le Vivisecteur. Bien sûr, le rapport pictural est plutôt ténu entre les lumineuses marines déstructurées de J.M.W. Turner et les tableaux déconcertants de Hurtle Duffield, mélange de Bacon, de L.Freud et de Roy de Maistre. Bien sûr, le film tend à rechercher, avec plus de discrétion qu’une certaine critique malveillante a bien voulu le dire, le beau, tandis que le livre, lui, se situerait, sur la carte des émotions, entre le grinçant, le grotesque et l’obscène. Bien sûr, le livre permet d’autres aperçus sur l’intériorité du peintre, sur sa quête, sur ses illuminations que ce film, qui contourne avec application les enjeux picturaux soulevés par la carrière de Turner. Néanmoins, par leur parti pris commun de montrer l’artiste comme un douloureux mystère, centré, voire fermé, sur lui-même, d’exposer les conséquences de ses choix sur son entourage et de ne pas laisser l’appréciation de l’œuvre contaminer celle de la vie, les deux travaux semblent tirer dans un même sens, réaliste, non, mieux que réaliste, lucide.