Du style

L’avantage des bibliothèques raisonnablement fournies, comme la mienne, c’est qu’en s’y perdant, on découvre, au gré du hasard, des textes fort intéressants. L’épaisseur du Zibaldone de Leopardi (2400 pages) interdit à peu près toute lecture suivie ; en revanche, elle offre matière à penser à qui le feuillette sans but. J’aime à flâner entre ses pages ; j’y ai pris cet extrait. Je rappelle que le Zibaldone n’est qu’un immense cahier de notes personnelles, un « mélange » non destiné à la publication.

On a observé depuis longtemps que, dans les républiques et les États, plus s’affaiblissent les véritables vertus, plus leur étalage et les manières flatteuses prennent de l’ampleur ; et, de même, que plus déclinent les lettres et les arts, plus les titres honorifiques décernés aux savants, aux lettrés ou à ceux qui passent alors pour tels, redoublent de magnificence. Il semble qu’il en aille également ainsi de la publication de livres. Plus le style devient médiocre, bas, grossier et bon marché, plus les éditions deviennent élégantes, superbes, luxueuses, et plus augmentent leur qualité et leur valeur. Regardez les actuelles publications françaises, même de simples brochures, des feuilles volantes : il semblerait qu’on pût ne rien faire de mieux dans le genre si les publications anglaises, même celles des pamphlets les plus éphémères, ne nous montraient une perfection bien supérieure. Considérez ensuite le style de ces ouvrages si bien imprimés : a priori, vous vous attendez à quelque chose d’une grande valeur, d’un grand raffinement, produit d’un art et d’un soin consommés. Malheureusement, l’art et le soin sont choses désormais ignorées et bannies par ceux qui font profession d’écrire des livres. Le souci du style ne les effleure même plus. Comparez maintenant les éditions des siècles passés et les divers styles de tous ces livres si modestement, si humblement et souvent si pauvrement – voire grossièrement – imprimés, avec les éditions et les styles modernes. Il ressortira de cette comparaison que les styles anciens et les éditions modernes semblent faits pour la postérité et l’éternité ; les styles modernes et les éditions anciennes pour le moment présent et presque pour le besoin de la cause.

(Même les éditions italiennes actuelles, bien qu’elles ne puissent soutenir la comparaison avec les éditions françaises ou anglaises, n’ont pas à la redouter avec toutes les autres, et sont mêmes certaines d’en sortir victorieuses. Et nombre de publications italiennes qui semblent ordinaires aujourd’hui auraient paru splendides au siècle dernier, magnifiques et princières aux siècles précédents.)

Nous avons cependant d’excellentes raisons de ne pas consacrer plus de soin au style des livres, vu la brève existence qu’ils auront de toute manière et ce malgré la qualité de leur impression. Si jamais l’espoir de l’immortalité fut quelque chose de chimérique, c’est bien le cas de nos jours pour l’écrivain. Trop de livres, bons, mauvais ou médiocres, sortent chaque jour : ils font fatalement oublier ceux qui sont parus la veille, fussent-ils excellents. Dans ce domaine, toutes les places réservées à l’immortalité sont déjà pourvues. Les classiques anciens conserveront celle qu’ils occupent, ou tout au moins on peut penser qu’ils ne mourront pas si vite. Mais en trouver une à présent, augmenter le nombre des immortels, je ne crois pas que ce soit encore possible. Aujourd’hui, le sort des livres ressemble à celui des insectes qu’on appelle éphémères : certaines espèces survivent quelques heures, certaines une nuit, d’autres trois ou quatre jours, mais il ne s’agit que de jours. En vérité, nous sommes aujourd’hui des voyageurs de passage ici-bas, des êtres caducs, des êtres d’un jour : en fleur le matin, fanés et desséchés le soir, nous risquons même de survivre à notre propre gloire et de durer plus longtemps que le souvenir que nous laisserons. Aujourd’hui, on peut dire avec plus de vérité que jamais : « Comme des feuilles, tel est le genre humain » (Iliade, 6, v.146). En effet, l’immortalité ne se refuse pas seulement aux seuls lettrés, mais, dans l’infinité des événements et des vicissitudes, à toutes les actions humaines, depuis que la civilisation, la vie de l’homme civilisé et les souvenirs historiques embrassent la terre entière. Je ne doute pas que d’ici deux cents ans le nom d’Achille, vainqueur de Troie, soit plus célèbre que celui de Napoléon, qui a vaincu et dominé le monde civilisé. Celui-ci se perdra dans la foule de ses pareils ; celui-là survivra pour s’être élevé bien avant lui ; il conservera le piédestal, l’éminence, qu’il occupe depuis tant de siècles. Par ailleurs, tout comme l’impossibilité d’atteindre l’immortalité justifie l’actuel relâchement du style dans les livres, ce relâchement, à son tour, empêche les livres eux-mêmes de devenir immortels. Écoutons ces mots remarquables et pleins de vérité de Buffon dans son Discours de réception à l’Académie française : « Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité ; la quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité. Si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors l’homme, le style est l’homme même. Le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer. S’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps. » À ces mots, j’ajouterai que lors même que les mains qui enlèvent les idées ne sont pas plus habiles en matière de style – comme à présent et dans l’avenir il est fort douteux qu’elles le soient – le livre n’en périra pas moins, car on ne trouvera en lui rien de plus que dans ses imitations, et probablement beaucoup moins (je parle du fond, et non du style). Ainsi les nouveaux livres feront-ils oublier et disparaître les anciens, ne serait-ce qu’en raison de leur nouveauté et de l’ancienneté des autres, comme peut en témoigner l’expérience de chaque jour. (Y compris pour les livres bien écrits, lorsqu’il s’agit de vérités scientifiques ; ainsi, quel savant lit encore les œuvres de Galilée aujourd’hui ?)

C’est sur cette observation de Buffon que je conclurai ces propos qui ne sont guère empreints de gaieté, et plutôt mélancoliques. (Recanati, 2 avril 1827)

(D’un autre côté, enfin, lorsque la négligence du style est universelle, il est inutile de s’appliquer à le rechercher individuellement, si quelqu’un savait ou voulait le faire. Car dans un tel contexte général, plus les choses sont rares, moins on les apprécie. Le public, précisément parce qu’il est négligent en la matière, et accoutumé à dédaigner une telle étude, n’a ni goût ni capacité pour sentir ou juger les beautés du style, ni en retirer du plaisir. Car certains plaisirs, et ils sont nombreux, ont besoin d’une sensibilité formée expressément à cela, et qui n’est pas innée ; d’une capacité de les ressentir qui s’acquiert. Pour celui qui ne la possède pas, ce ne sont en aucune façon des plaisirs. L’art le plus excellent ne serait pas connu ; le meilleur style ne se distinguerait pas du pire. Comme l’excellence même du style ne serait plus une voie vers l’immortalité, que les livres ne sauraient atteindre sans elle.)

(Aujourd’hui, beaucoup de livres, y compris ceux qui sont bien accueillis, durent moins de temps qu’il leur en faut pour rassembler les matériaux, les disposer, les composer et les écrire. Si l’on s’intéresse à la perfection du style, alors certainement leur durée de vie n’aurait aucune commune mesure avec celle de leur production ; ils seraient alors plus que jamais semblables aux éphémères qui vivent à l’état de larve et de nymphes l’espace d’une année, certains deux, d’autres trois, s’efforçant toujours d’arriver à l’état d’insectes ailés dans lequel ils ne durent pas plus de deux, trois ou quatre jours, selon les espèces ; et certains pas plus d’une seule nuit, tant et si bien qu’ils ne voient jamais le soleil ; d’autres encore, pas plus d’une, deux ou trois heures.)

Giacomo Leopardi, Zibaldone, Allia, 2003, pp. 1924-1926 (trad. Bertrand Schefer)

Pontiggia et la lecture, extraits

Quelques extraits, divertissants, des écrits de Pontiggia sur la lecture, repris dans l’excellente revue Conférence, n°12, Printemps 2001, trad. Arlène Paradis, pp. 310-360. J’ai sélectionné quelques extraits sur les vingt-deux textes repris par la revue. J’ai abordé, par ailleurs, deux romans de Pontiggia cet hiver sur ce blog :  La Comptabilité céleste et Vie des hommes non illustres.

L’orgueil de l’ignorance

Voici un fait nouveau. Le fait d’être étranger aux livres, vécu autrefois comme une humiliation sociale s’ajoutant à une discrimination culturelle, se transforme en un titre de gloire. « Qui n’a pas lu un livre dans l’année ? » est une question qui jadis aurait mis mal à l’aise. Aujourd’hui on se presse pour lever la main. Les visages confirment les choix, de façon aussi fiable que convaincante. S’il leur faut s’expliquer, ils peuvent commettre jusqu’à trois fautes en une seule phrase, bafouillée avec une obstination digne d’un meilleur sort. Mais ce n’est pas un problème d’instruction. J’ai entendu de jeunes et joyeux licenciés déclarer fièrement, lors d’une enquête par secteurs, qu’ils n’avaient jamais lu aucun classique d’aucune époque. Raison de plus pour enlever à la licence toute valeur légale et même idéale.

Attribuer toute la responsabilité à l’école fait partie de ces simplifications autoritaires qui favorisent deux tendances également fortes : la recherche de la cause première et celle du bouc émissaire. Or, le peu de gens qui lisent, il faut bien le reconnaître, ont généralement attrapé la maladie à l’école : par accointance inespérée avec un enseignant mythique ou par désaccord actif avec un enseignant stupide. Il est sûr de toute façon que les autres n’ont jamais fait l’expérience de la lecture comme plaisir. Le plaisir exige de se répéter. Nous le constatons à table et dans le domaine défini par aphorisme comme « le sexe ». Aussi couvent-ils une aversion obtuse à l’égard de la lecture, qui se manifeste finalement à l’âge propice, celui de la maturité.

Il y a aujourd’hui des auteurs définis comme « de cénacle ». Peut-être n’y aura-t-il à l’avenir qu’un cénacle, qui abritera les lecteurs survivants. Mais ce seront les meilleurs.

De la fureur d’avoir des livres et de les accumuler.

On a donné à la passion des livres des noms hyperboliques et des qualificatifs provocateurs. La glorieuse Encyclopédie, au milieu du XVIIIe siècle, avance une savante périphrase, où la compétence étymologique s’unit à une clairvoyance indéniable. La bibliomanie s’y trouve en effet définie en ces termes par la Raison assise sur le trône qu’occupait la Religion :

« Fureur d’avoir des livres et de les accumuler. »

La mania grecque est correctement traduite par le furor latin. Mais au délire de posséder des livres, l’auteur de la notice, D’Alembert, ajoute un verbe d’une précision éclairante : « et de les accumuler ». Pourquoi cet infinitif coordonné, qui fait éclater le statisme de la possession et lui imprime une poussée ascensionnelle ? Parce que — pourrait-on répondre — c’est là que se cache la clef de voûte de la bibliomanie qui, au lieu de soutenir sa propre construction rationnelle, la fait s’écrouler : le mirage d’un accroissement sans fin, d’une échelle qui s’élève jusqu’à la Bibliothèque du Paradis dont Bachelard rêvait pour l’au-delà des bibliophiles, projection finalement accomplie d’un en deçà insatiable.

Mais il y a quelque chose de plus fou que la bibliomanie ou folie d’avoir des livres : c’est la folie de ne pas en avoir.

Ce mystère est encore plus insondable. Aucun objet — pour prendre l’un des mots préférés du monde contemporain — n’est plus parfait qu’un livre, qui est tout ensemble cause et effet de tant d’expériences : voyages, aventures, rêveries, désirs, pensées, histoires, personnages, mondes.

Il ne s’agit pas de refuser à autrui le moyen de pouvoir offrir des informations précieuses et parfois irremplaçables. Mais il y a une chose que l’information ne peut remplacer : la formation. Et la formation, ce processus sans fin d’enrichissement et de plaisir, passe par les livres.

Aussi voudrais-je poser la question suivante : qui est fou ? Celui qui désire posséder toujours plus de livres, ou celui qui n’en a aucun chez lui, et dans sa tête pas davantage ?

Goûteurs de livres.

Je voudrais, toujours à propos du lecteur, dire un mot d’une déformation professionnelle affectant les lecteurs de métier, donc presque tous les lettrés contraints de lire un nombre de livres surnaturel eu égard au temps (et à l’espace mental) disponible : la lecture se réduit souvent à un « contrôle de qualité ».

Il n’est pas question de lecture partielle ou intégrale : c’est la lecture elle-même qui se met à changer en changeant de finalité : non plus une appropriation, mais un jugement. Le lecteur se transforme en un goûteur qui doit se prononcer sur les qualités gustatives et organoleptiques d’un vin. Le jugement peut être fiable, mais boire est tout autre chose. Pourtant on confond aujourd’hui l’expérience de goûteur et celle de convive.

Il y a trois ans, un restaurant d’ancienne et solide tradition régionale s’est converti aux fastes, ou plus exactement aux ascèses, de la Nouvelle Cuisine. Il a remplacé les plats robustes et tonifiants d’autrefois par des compositions chromatiques qui aspirent au ciel de l’esthétique.

Après un plat où une queue d’écrevisse, sur un disque de verre d’un froid glacial, désignait tristement trois rondelles de carotte, le garçon s’était penché pour murmurer : « Voulez-vous goûter d’autres plats ? ». « Voyez-vous », lui avais-je murmuré à mon tour, « goûter, c’est le rôle du cuisinier. Moi, je voudrais manger. »

Lecture « comme si »

L’association de temps libre et de livre exclut nécessairement celle entre temps professionnel et livre. Je veux parler de la lecture éditoriale, qui est à mes yeux la lecture comme si. À part d’heureuses exceptions, on lit les textes comme s’ils devaient plaire ou ne pas plaire au public. À la fin, on choisit le texte qui plaît comme s’il plaisait aux autres et non à celui qui le choisit. C’est ainsi que se publient des textes qui plaisent aux éditeurs comme s’ils plaisaient à un public auquel il est rare qu’ils plaisent par la suite. D’où l’appel de ces mêmes éditeurs, entre tristesse et colère, qui s’écrient face à l’échec d’un livre : « Mais à qui avait-il plu ? »

Je ne voudrais pas insister non plus sur les malheurs des lecteurs de profession, étourdis et perturbés par la lecture comme si. Je leur ai déjà consacré (ainsi qu’à moi) un récit où un conseiller éditorial, fouillant dans un tas de manuscrits en retard, tombe sans la reconnaître sur une traduction inédite de Crime et châtiment. Il trouve au texte pas mal d’intérêt, mais s’en tient au conseil d’avoir l’œil sur l’auteur, en vue d’une maturation ultérieure.

Le récit fut interprété comme une satire du lecteur d’édition, et sans doute est-ce le cas. Mais il ne manque pas, je crois, de manifester une solidarité profondément ressentie avec ceux qui découvrent des qualités intéressantes jusque chez un grand écrivain : quand il est mêlé aux autres, qui — au lieu de le mettre en valeur par leur modestie — finissent, avec leur grisaille, par en atténuer la lumière.

Connaissance des livres

Ils ne sont pas si nombreux, les livres qui méritent d’être lus jusqu’au bout en triomphant de la concurrence des autres et de l’obsession du temps. Eh bien, ces quelques livres, lisons-les. Pour les autres, contentons-nous de ce que nous pouvons en saisir ; de toute façon, nous le faisons déjà sans l’avouer. Disons-le au contraire, sans plus de remords, sans sentiment de culpabilité. Allons-nous prétendre que nous ne connaissons pas Athènes simplement parce que nous n’y sommes restés qu’une journée ? ou que nous ne connaissons pas Rome simplement parce que nous n’avons pas visité ses musées ? Un paysage vu de la fenêtre du train peut laisser une trace, mais le seul souvenir qu’on ait de certaines visites de groupe, c’est la banalité des guides. Ce qui compte dans un livre est qu’il devienne une expérience ; et l’expérience ne se mesure pas à la quantité, mais à l’intensité.

Mais l’exhaustivité sacrifie la totalité de la partie à l’impraticabilité du Tout. Elle renonce à la lecture de certains livres parce qu’elle désespère de les finir. Mais la mémoire des bibliophiles est riche de rencontres brèves et de rapports aléatoires, plus vivants que des relations cultivées avec un ennui indéfectible. On apprend par raccourcis, décisifs comme les émotions de cette vie que nous nommons mystérieusement rationnelle.

La réception de la littérature

On acquiert avec les années une vision plus sociologique, sinon de la littérature, du moins de sa réception. Je ne parle pas de ceux qui la possèdent dès le départ et qui sont généralement plus versés en sociologie qu’en littérature. Je parle de ceux qui croient à la capacité de la lecture à se transformer en présent, actualité qui nous concerne sans médiations. Mais ils ont accumulé des doutes, des perplexités et des réserves sur la manière dont elle est accueillie par le public : un public à l’égard duquel ils cultivent une tolérance sceptique, très loin de l’intolérance idéaliste dont ils faisaient preuve dans leur jeunesse.

Non qu’ils aient oublié Kant et l’universalité du jugement esthétique (comme j’ai du mal à écrire ces mots !), aujourd’hui refoulé pour laisser place à un relativisme enthousiaste qui arrange bien le marché. Ils n’ont même pas renoncé à la comparaison avec les classiques, évitée avec toujours plus de désinvolture non par crainte qu’ils ne soient inactuels, mais qu’ils ne rendent moins actuels les héros d’aujourd’hui. Mais ils ont assisté à tant de bouleversements du goût, à tant de festivals de la sottise, de conflits d’intérêts masqués sous des théories et d’incompréhensions, hélas, à la première personne (la leur), qu’ils en ont pris l’habitude malgré eux (il n’y a pas de conquête plus décevante).

Il arrive aussi que les déconcerte, dans la disparité des jugements, non point que l’on condamne un livre de valeur (il se peut, justement, qu’on ne l’ait pas lu), mais qu’on en exalte un qui n’en a pas. Ce sont les deux côtés d’une même médaille : le mérite compte moins que sa volatilité.

Il y en a pour finir qui se rendent (par courage ou par irresponsabilité, on ne sait, et j’ignore pour ma part si je fais partie du nombre) à un paradoxe inacceptable : qu’un livre, couronné par un lecteur, puisse être condamné par un autre sans qu’aucun des deux soit dans l’erreur. Est-ce possible ? Dans la logique de la littérature, une logique étrange, perspective, kaléidoscopique, contradictoire, changeante, peut-être que oui.

Pour l’accepter, il faut que mûrisse une certaine expérience : celle des limites d’autrui, mais aussi des siennes propres.

Sur l’achat des livres

1. Ne pas acheter les livres pour les lire le soir même. Mais n’achète que les livres que tu aurais envie de feuilleter le soir même. J’ai parfois acheté des livres en pensant qu’ils m’intéresseraient plus tard. Je m’en suis repenti. Depuis lors, je pense toujours à l’hypothèse du soir.

2. Fie-toi aux aspects qu’on prétend superficiels : la couverture, la qualité graphique, la mise en page, le titre. Ils parlent comme le font les étiquettes discrètes des grands vins. Il m’est arrivé, en me laissant guider par les apparences, de choisir sans connaître et de découvrir ainsi des auteurs, des livres, des éditeurs. Il n’y a que les gens superficiels, disait Wilde, pour ne pas se fier à la première impression.

3. Entre un livre d’Einstein et un livre sur Einstein, choisis le premier. Il y a plus à apprendre de l’obscurité d’un maître que de la clarté d’un disciple. Les découvreurs de continents ont toujours donné aux côtes des contours imprécis, que la moindre agence touristique, aujourd’hui, est en mesure de corriger. Je préfère ceux qui ont découvert les continents.

4. Si un livre t’attire vraiment, ne regarde pas au prix. C’est la façon la plus sûre de faire des dettes, mais aussi d’éviter les regrets de toute une vie. Le remords causé par un achat inutile n’est rien en comparaison de l’angoisse née d’un achat manqué.

5. Diffère les conseils de modération à la clôture de tous les salons, ventes aux enchères et autres occasions, comme on remet l’idée d’un régime à la fin des repas. Et pars d’un projet de dépense plus élevé qu’il n’est raisonnable : tu auras ainsi l’impression d’avoir fait des économies.

6. N’hésite pas à acquérir les livres qui t’intéressent. Tout bibliomane sait que ce sont ces livres-là qui te sont dérobés, quand tu es distrait, par des mains occultes et rapaces, que le tirage entre-temps s’est épuisé et qu’il sera difficile d’en trouver un exemplaire même chez un antiquaire.

7. Fie-toi à la quatrième de couverture. Combien de livres n’ai-je pas pris après l’avoir lue.

8. Choisis des livres que tu feras voir à quelqu’un qui te ressemble, afin qu’il puisse partager ton plaisir ou éprouver une envie tonifiante. Ce genre de rêveries ne se réalise presque jamais, mais oriente souvent les choix des bibliomanes.

9. Ce que Forster souhaitait pour les personnages de ses romans, l’expansion, songes-y pour ta bibliothèque.

Lire Machiavel III : La main courbe

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Tempête sur Florence, 19 septembre 2014

« Tu as percé à jour tes lecteurs, Napoléon, Franco, Staline et moi, / tes disciples reconnaissants, et c’est pourquoi tu mérites la louange : / Pour tes phrases nues et lapidaires, pour le courage que tu as d’être lâche , / Pour ta banalité profonde et pour ta Nouvelle Science /  Niccolo, crapule, poète, opportuniste, classique, bourreau : / Tu es le Vieil Homme dans sa perfection et c’est pourquoi je loue ton livre / Frère Niccolo, je ne l’oublie pas, je n’oublie pas non plus que tes mensonges / disent souvent la vérité, et c’est pourquoi je maudis ta main courbe. » Hans Magnus Enzensberger, « N.M. », in Mausolée, 1975, éd. Gallimard, 2007, trad. Roger Pillaudin, pp. 150-151

Voici la troisième et dernière partie de ma note sur Machiavel. Tout cours d’histoire des idées politiques dit l’essentiel des idées du Florentin ; un lecteur parmi d’autres peut réagencer cela en fonction de sa sensibilité, sans tomber, je l’espère, dans l’exposé magistral. Qu’on me permette de n’être ni exhaustif, ni professoral.

Promis, après ce long morceau, je reviendrai à la littérature.

Machiavel, admiré ou haï, estimé ou redouté, offre à son lecteur une étrange trouée dans un monde qui n’est plus le sien. Un lecteur contemporain, qui connaît Napoléon, Staline, Hitler et les autres, peut trouver au fond bien banal le discours cynique et doucereux du secrétaire de chancellerie de Soderini. Oui, tuez si nécessaire, exterminez s’il le faut, détruisez si cela affermit votre pouvoir. Chacun connaît trop bien ce thème éventé de la raison d’État ; normatif, il justifie de jeter la morale par-dessus bord ; objectif, il désigne simplement la sombre vérité de l’État. Sa pensée, si elle est replacée dans son époque, retrouve pourtant toute sa dimension explosive : Machiavel a déshabillé Jules II et Sforza, les Médicis et les Borgia, Ferdinand d’Aragon et Louis XII. Il a arraché tous leurs superbes oripeaux, ajoutés, pour masquer la crudité du pouvoir, par les intellectuels organiques, les poètes, les rhéteurs, les légistes, etc.. Plutôt que de répéter ce qui a déjà été dit par d’autres, plutôt que de colporter les légendes et les mensonges, Machiavel juge de lui-même, en enrobant, avec astuce, cet acte d’indépendance et cet exercice de lucidité dans les formes anciennes des gréco-latins. Cela ne signifie pas que son jugement soit objectif – bien qu’il prétende l’être ; cela signifie, par une sorte de tautologie moins idiote qu’elle n’y paraît, que son jugement est son jugement. Il n’est (presque) que raison ; la logique l’emporte sur l’emphase ; son regard prime sur tous les autres. L’angle se déplace ; il s’abaisse. Un sceptique retors s’attaque à la matière brute de l’histoire, dont Shakespeare n’a pas encore dit qu’elle n’était que la narration « d’un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien »Machiavel va lui redonner une sorte de signification, en la privant, pourtant, de Sens. Il n’y a plus avec Machiavel d’interprète de la Destinée, de la Providence, des Dieux, ces cache-sexe du pouvoir réel ; il est un coryphée du hasard, qui désigne le véritable Souverain des hommes, non le Bien, non l’Idéal, non le Dieu, mais les circonstances. C’est à elles qu’il faut se plier, c’est sur elles qu’il faut bondir. À l’homme hardi et opportuniste, tout est permis ; à l’homme hardi mais à contre-temps, comme à l’homme timoré, rien n’est possible. Pour régner sur les circonstances, il faut suivre, dans une course sans fin, le sommet de la crête : d’un côté la cristallisation paralysante qui prélude à l’enlisement, à l’enfoncement dans la glèbe de l’histoire, à l’effacement ; de l’autre, le risque du geste de trop, l’acte de témérité de l’homme aveuglé, qui ne prend plus acte du réel, qui ne voit plus que sa toute-puissance et ses fantasmes. Les Histoires florentines montrent que les opportunistes seuls peuvent l’emporter, à condition de ne jamais lâcher de vue le principe de réalité – un seul principe suffit : il faut durer, et pour durer, il faut être aimé, faire le mal si nécessaire (vite, en une fois, en cachette), le bien si possible (lentement, en de multiples fois, ouvertement). Ce réaliste n’appelle pas aux massacres indifférenciés ; il souhaite, comme Hobbes, la sécurité et la tranquillité publique, le bien de tous au prix de la disparition de quelques-uns. Qu’importe l’individu, après tout, il y a d’abord le salut de l’État, nécessaire et protecteur.

Toute sa pensée s’articule, dans les tréfonds de son œuvre, autour de ces postulats bien connus et fermement établis, que je répète une dernière fois : il croit en la contingence (la fameuse fortuna) contre la providence, au libre-arbitre méritant (la non moins célèbre virtù) contre les effets fixistes de la destinée, à la capacité de décider vite contre celle de délibérer juste. Ses postulats sont étroits : l’homme est mauvais, cupide, arrogant, naïf, violent. Le gouvernement doit canaliser ses passions par le biais d’une politique dissimulée, brutale, rapide, proportionnée et contraignante. Les penseurs des siècles ultérieurs pointent déjà, sous les costumes antiques, dans les textes du Florentin. Il ne juge pas l’histoire et la vie collective en se référant à des principes supérieurs, inaccessibles, idéaux. Il la juge en fonction d’objectifs plausibles, que les hommes peuvent atteindre : la sécurité et la prospérité de presque tous, au prix du labeur de quelques-uns, et de l’élimination de quelques autres. Il n’est pas inutile de l’historiciser, de rappeler que ce discours est né du chaos de l’Italie renaissante, champ de bataille permanent des ambitions des princes, des banquiers et des ecclésiastiques. En rupture avec son époque, Machiavel ne dit plus ce qui doit être, au péril de l’utopie et du rêve, mais ce qui est. Il en pointe tout autant l’horreur que l’évidence. Et son ton lapidaire, chargé de sous-entendus et de silence significatifs, nous empêche de savoir véritablement s’il approuve ce réel ou si, à un endroit ou à un autre de son cœur, il le condamne. L’essentiel n’est pas là : il a brisé un tabou, désigné par son nom ce qui ne pouvait être appelé si crûment. On croit résumer sa pensée par l’expression « La fin justifie les moyens », mais il faut rappeler que cette hâtive caricature omet quelque chose d’important : Machiavel ne pensait pas à n’importe quelles fins, ni à n’importe quels moyens. Il ne se propose pas de soutenir tous les crimes au profit de toutes les tyrannies – c’est heureux. Bien au contraire. La fin se trouve dans le maintien de l’État et, donc, de la société des hommes ; pour ce faire, celui qui le dirige doit avant tout être populaire et habile. Populaire, pour obtenir l’assentiment de la masse ; habile, pour modérer les ardeurs des ambitieux. Cette position, amorale, peut certes justifier la démagogie comme la dictature, sous sa forme la plus modérée. Mais elle implique, aussi, comme corollaire, que toute tyrannie absolue est un échec. Une brutalité excessive a les mêmes effets délétères qu’une libéralité abusive. Les hommes étant, pour toujours, ce qu’ils sont, pour conserver le pouvoir, et donc maintenir la collectivité, toujours menacée de se fracturer, il faut au dirigeant de la mesure, de l’astuce, de la finesse. Il lui faut savoir utiliser les circonstances alors que son existence est en permanence menacée. Machiavel rappelle fréquemment l’histoire de la roche tarpéienne : la gloire et le désastre sont proches l’un de l’autre. Comme tout pouvoir politique se situe en permanence sur la crête, à quelques pas de l’abîme, il a évidemment besoin d’un habile conseiller – ou de ses écrits.

Machiavel a un rapport étonnant avec l’histoire. Je l’ai évoqué l’autre jour. Il dit d’un côté qu’il ne faut pas idéaliser le passé et que rien ne change jamais vraiment ; de l’autre, il sait décrire avec finesse les cycles historiques et se réfère au passé comme à un répertoire inépuisable de leçons de gouvernement. Machiavel n’écrit pas vraiment l’histoire, il la structure, il la pense, entre deux polarités, la constance de ses lois (qu’il identifie) et l’infinie variabilité de ses formes (qu’il examine). Il concilie une perspective temporelle fixiste (l’homme reste le même, ses passions aussi, il n’y a pas de progrès irréversible) à une étude des variabilités historiques (on ne peut rien garder en état, tout ce qui monte redescend, la grandeur prélude à la chute). Les sociétés connaissent avec lui apogées, déclins et refondations. Sur quelques intuitions tirées de la lecture de Tite-Live et de l’observation de son temps, il voit, par exemple, que le régime d’un dictateur (à la romaine) évolue nécessairement vers la tyrannie. Que celle-ci est par nature, contre les apparences, un régime éminemment fragile qui dépend de la survie d’un seul. Lorsqu’il disparaît, le régime l’accompagne. Les grands reprennent la main, gouvernent d’abord en tant que « meilleurs », et bientôt comme « plus riches ». L’aristocratie se ferme, les tensions sociales s’élèvent, le peuple gronde et finit par arracher le pouvoir. Le régime populaire cherche à être démocratique, mais ses excès, naturels à la plèbe, le font verser bientôt dans l’anarchie. Et de l’anarchie sort un homme fort, un officier le plus souvent, qui s’empare du pouvoir, rétablit l’ordre, devient dictateur – à la romaine – et, bientôt, tyran – à la grecque. C’est bien vu. Réfléchissez un instant à l’histoire de la Russie depuis 1950 : un tyran (Staline), une aristocratie (les apparatchiks, vieillissant de plus en plus), un pouvoir qui s’effondre sous le poids de ses contradictions (Gorbatchev), la démocratie vite dévoyée en anarchie (Eltsine) et de là sort un homme fort, de plus en plus fort (M. Poutine). Exactement ce que voit Machiavel dans les Discours. Et tout cela serait voué à recommencer éternellement si d’autres sociétés, à un autre stade de leur évolution, ne venaient briser ce cycle par la guerre et l’annexion. Ce n’est là qu’un exemple, mais, comme Ibn Khaldûn, Machiavel est convaincu de l’altérabilité de la société humaine. Rien n’est fixe (sinon le caractère de l’homme et les lois historiques), le « monde est une branloire pérenne » comme aurait dit Montaigne. Dans des raccourcis saisissants, littérairement, Machiavel montre que la sécurité engendre la tranquillité, la tranquillité l’oisiveté, l’oisiveté le désordre, le désordre la ruine, la ruine le réveil, le réveil la renaissance, la renaissance la sécurité, etc. Bien sûr, il n’est pas question pour le lecteur actuel de tout partager de ce qu’avance Machiavel ; il faut seulement noter qu’il a déduit de son travail diplomatique et de ses lectures classiques la nature cyclique de la civilisation – et qu’elle l’incite moins au pessimisme (la chute est inéluctable) qu’à l’optimisme (elle peut remonter) et donc à l’activité (l’homme est maître de son destin). Il consacre le labeur humain aux dépens de la passivité résignée (et chrétienne) : on s’étonne moins de ses critiques, à mots couverts, contre Savonarole.

Gouverner c’est maintenir un cap difficile, face à l’inconstante Fortuna, et avec pour seul soutien la Virtù. La dirigeant doit tenir contre la perspective historique du déclin et enrayer les forces centrifuges qui divisent la société. Il n’est encore une fois pas totalement surprenant que la pensée de Machiavel articule, par le conflit, des pôles opposés. C’est, peut-être, l’expression d’une tension entre la contingence d’un côté et le libre-arbitre de l’autre. Il faut tenir compte des circonstances d’une époque – un homme va réussir en peu de temps ce qu’il n’aurait pas été capable de faire cinquante ans avant et qu’il ne pourrait accomplir cinquante ans après – et des capacités variables des hommes. Il est un peu banal d’évoquer Le Prince ici. L’exemple de César Borgia – qui a d’ailleurs échoué après la mort de son père le Pape Alexandre VI – pose plus de problèmes d’interprétation qu’il n’en résout. Prenons les petites comédies du maître florentin. Dans Clizia, une des deux pièces de Machiavel à avoir survécu au temps, un jeune homme veut épouser la jolie jeune femme que ses parents ont recueilli à l’enfance. Il a un concurrent, son propre père, qui cherche à arranger le mariage de la jeune fille avec un complice fort complaisant – il lui laissera libre accès au lit conjugal. Le réel est amoral ; chacun cherche son intérêt ; la religion, même, est complice (quoique à un degré moindre que dans La Mandragore). Après bien des péripéties – c’est une comédie assez grasse – le jeune homme obtiendra la main de la jeune fille. Le lecteur note, au-delà de cette fin heureuse, plusieurs traits machiavéliens. La famille, comme la société, est profondément fracturée par des intérêts divergents (le père contre la mère, le fils contre le père, le fils contre la mère, la mère contre le père) et la pièce ne se résout qu’à force de stratégies et d’alliances de raison, notamment entre le fils et la mère. Il n’y a pas d’affects, seulement des intérêts. Cette alliance fils/mère se brise dès les objectifs atteints. L’homme, là encore, cherche la maximisation de ses intérêts et la satisfaction de ses désirs et il ne tient guère compte des principes moraux pour obtenir ce qu’il veut. Derrière l’aimable comédie, l’attachante ironie et les sympathiques péripéties des textes fictionnels machiavéliens, se tient, toujours, le réel sous son visage le plus étriqué, le plus vil. Dans Clizia, il aura fallu au jeune homme amoureux, pour atteindre son but, le concours conjoint de la Fortuna (le retour inespéré du père de la jeune mariée, la complicité de ses amis, l’alliance de raison qu’offre sa mère) et de la Virtù (moins la sienne, par convention, que celle de son serviteur, qui empêche brillamment le père d’atteindre ses fins). Le résultat ? La morale est sauve, mais pas sauve par principe, sauve par accident.

J’évoquais au départ de ces notes Retz et Saint-Simon, ces grands vaincus de l’histoire, ces écrivains magnifiques ; c’est, je l’admets, un parallèle un peu fallacieux. Machiavel n’écrit pas ses Mémoires. Ses Histoires florentines s’arrêtent d’ailleurs à la mort de Laurent le Magnifique en 1492 ; Machiavel n’arrive dans les cercles dirigeants de la République que quelques années plus tard. Il ne faut pas se méprendre à son sujet, Machiavel n’a été, au fond, qu’un exécutant de grande classe, un fonctionnaire zélé, travailleur et lucide, un serviteur de l’État. Il ne défend pas directement son œuvre par son œuvre. Il la traite de biais, en penseur, en analyste, à sa manière, lucide et dépassionnée. Dans aucun de ses travaux, l’habile secrétaire ne se met en avant directement ; Machiavel est un penseur à la fois immensément lucide et terriblement oblique. Sa brutalité, sa froideur et son pessimisme peuvent laisser croire à un lecteur actuel qu’il est simple, diaboliquement simple : il pense noir, point. Ce n’est pas si vrai. Son style, d’une finesse et d’une limpidité rares, soutient une analyse froide, rigoureuse, qui se donne l’apparence de la neutralité pour mieux biaiser en profondeur. Il dissimule ses opinions, mais qui le lit avec attention atteint parfois quelques-unes de ses vérités cachées. Il joue avec son lecteur. Reparlons des discours des Histoires florentines. Cet exemple est frappant, car ils sont, comme pièces historiques, profondément irréalistes : la plupart sont des morceaux littéraires parfaits, et aucun ne fait appel aux passions humaines, au sentiment, à l’émotion. Ce sont des morceaux de pure mécanique intellectuelle, brillants, qui exposent rationnellement les points de vue possibles des acteurs. Le lecteur peut imaginer que Machiavel, avec son sens habituel de la dissimulation a trouvé dans ces paroles rapportées le meilleur porte-voix pour exprimer ses pensées, notamment lorsqu’elles s’opposent à l’idéologie médicéenne. Puisqu’il ne peut s’opposer, il laisse l’opposant parler. Finement, comme un corrupteur madré, Machiavel invite son lecteur à suivre une leçon de gouvernement, prétendument objective puisque fondée sur l’examen attentif du réel. Et puis, ici ou là, le masque de l’observateur dépassionné tombe. Il laisse un indice, fait porter une contradiction par une de ses « créatures », etc. Machiavel n’écrit pas simplement ; il écrit entre les lignes – et Leo Strauss l’a, je le répète, admirablement prouvé dans ses Pensées sur Machiavel. Au lecteur, ensuite, de faire le travail. Parfois, c’est simple. Quand Machiavel évite avec obstination de parler de la religion chrétienne, mais qu’il explique, exemples de Tite-Live à l’appui, quelle utilité sociale, militaire et politique pouvait avoir la religion et la superstition païennes pour les gouvernants romains, le lecteur comprend bien de quoi il est question. Il lui suffit de transposer le propos pour entendre le vrai message de Machiavel au Prince, comme aux Républicains : la religion est un instrument de pouvoir comme un autre, servez-vous de lui et ne le laissez pas se servir de vous. Il paiera ces audaces de sa mise à l’Index pour quatre siècles. D’autres messages sont plus discrets. Machiavel adresse ses principaux textes aux Médicis, il ne peut donc tout dire comme il l’entend. Il suffit de le lire attentivement pour deviner, pourtant, finement dissimulées par des litotes, des silences et des imprécisions voulues, des pages critiques sur la célèbre famille. Puisqu’il ne peut rien dire, il fait en sorte que son silence soit éloquent.

Ces paradoxes, cette « inconcevable jointure » dont je parlais, font toute la complexité cachée de son œuvre. Certains y verront le travail d’un auteur d’un amoralisme d’autant plus terrifiant qu’il est explicite. D’autres liront de l’ironie derrière les éloges forcés à César Borgia, voire une satire presque moraliste de la politique de son temps. Par ses paradoxes, sa dissimulation et ses méandres, Machiavel offre à son lecteur, de sa « main courbe », une source inattendue de réflexions et d’interrogations. Au fond, déduire le simplisme de l’auteur de l’habitude que nous avons prise, depuis des décennies, d’un fonds de discours matérialiste, cynique et utilitaire serait une grossière erreur. Machiavel n’invite pas à faire n’importe quoi au gré de ses foucades. Au contraire, il rappelle au dirigeant que son pouvoir est fragile, que la société des hommes est exigeante, qu’elle est profondément, fondamentalement fracturée, que le maintien de l’unité est impossible à des chefs médiocres et que les seuls idéaux ne sont d’aucun secours, sinon tactique. Il rappelle, aussi, la force du hasard, de la contingence, de ce que nous ne pouvons pas maîtriser ; le monde est un chaos que les hommes peinent à contenir. Mais il ne faut pas désespérer, l’action humaine peut triompher des circonstances, car l’homme habile saisit l’occasion, triomphe de la contingence, par son action. Cette virtù si machiavélienne apparaît bien comme la première de toutes les vertus, celle qui, des Capitoli à Clizia en passant par Le Prince et la Vie de Castruccio Castracani, se retrouve dans toute son œuvre. Et les jeunes premiers qui manipulent les barbons de La Mandragore ou de Clizia sont bien de la même trempe que Castruccio, Laurent le Magnifique ou Francesco Sforza, meneurs d’hommes habiles et constants. On dira que leurs buts ne sont pas moraux ; en effet, leur liberté reste à éduquer. L’histoire, chez Machiavel, n’est écrite par personne ; elle se crée aux confluents du hasard et du libre-arbitre ; elle n’a pas de place pour un Dieu, pas de place pour une providence, pas de place, non plus, pour la transcendance, pour le sacré et pour la vérité en soi. Il n’y a dans les deux mille pages de son œuvre mille crimes, mille guerres, mille morts ; il n’y a pourtant pas une seule tragédie. Pour être tragique, il faut avoir le sentiment du sacré ; le Florentin ne l’a pas, il le montre assez. Le monde avec lui prend forme et taille humaine – le contenu seul, manque d’humanité ; le maître a désigné un avenir, à ses successeurs de l’accomplir et, par un mouvement dialectique, lui redonner un contenu moral, de l’intérieur.

L’homme est seul. Et Machiavel n’est pour lui un mauvais maître, un iconoclaste et un corrupteur, que s’il se laisse entièrement envelopper et séduire. À distance, les leçons du Florentin portent : rigueur, lucidité, réalisme. Machiavel s’est attaqué à toutes les forteresses de l’idéalisme, en se dissimulant sous les traits d’un humaniste et d’un fin conseiller. Il a pourtant dénudé le roi. Son mélange d’astucieuse dissimulation et de brutale franchise donne, je l’ai dit, un aspect paradoxal, sinon contradictoire, à l’essence de son œuvre. En cela, par ses omissions et ses découvertes, Machiavel montre à chacun une voie d’exploration de la société, ne se contentant pas de ce qu’elle dit, mais attachée à l’examen de ce qu’elle fait. Ultime paradoxe de l’œuvre : le sinueux Florentin rappelle à son lecteur les bienfaits de l’examen lucide, sans filtre, approfondi, contre toutes les intoxications idéologiques et les postulats viciés… y compris les siens.

Lire Machiavel II : Joint d’une inconcevable jointure

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Statue de Nicolas Machiavel, Lorenzo Bartolini (1777-1850), Piazzale degli Uffizi

Voici la deuxième des trois parties de ma note sur Machiavel, centrée sur quelques-unes des étranges contradictions d’une pensée qu’on croit de prime abord cohérente, faite d’un seul tenant, fondée sur un seul postulat et qui s’avère plus « reptatoire » et « sournoise » qu’annoncé, une fois pénétrée en profondeur. Je pense que cette partie, plus naturelle sous mes doigts lors de la rédaction de la note, est meilleure que la première.

Je tiens d’ailleurs à m’excuser pour les quelques fautes (toutes corrigées, j’espère) présentes dans la première partie vendredi : sa recomposition a été pénible et certains segments n’avaient pas été suffisamment relus.

Vers la fin des Histoires florentines, dans un de ses plus beaux portraits, Machiavel dit de Laurent le Magnifique, son contemporain mort en 1492, qu’il semblait « joint d’une inconcevable jointure ». L’expression frappe par sa répétition même. Deux êtres distincts se conciliaient en lui : le mécène généreux, ouvert, munificent ; l’homme d’État, manipulateur, opportuniste, suborneur. D’un côté, Laurent incarnait l’insouciance de pouvoir et la libéralité dissipée ; de l’autre, pourtant, il tenait une ligne ferme, décidée et cohérente, amorale au point de paraître n’être qu’une prémisse des leçons machiavéliennes. On comprend que le Florentin se soit étonné de la conjointure, inconcevable, de ces deux modèles : le « Père de la patrie » et le « Fils prodigue ». Mais cette formule contradictoire, n’aurait-il pas pu l’attribuer à ses propres travaux ? Certes, son œuvre paraît particulièrement cohérente à qui la lit en entier, construite d’un seul tenant, sur quelques postulats constants, et ce malgré des morceaux inachevés et la présence de pièces n’ayant pas dépassé le stade de l’ébauche. Partout s’observe le couple de la fortuna et de la virtù : dans la Vie de Castruccio, dans les œuvres historiques, dans les pièces de théâtre, dans les œuvres en vers. Signe d’une profonde unité philosophique ? C’est à voir. La pensée de Machiavel apparaît fort paradoxale, comme fracturée entre deux polarités inconciliables – comme l’Italie des Guelfes et des Gibelins. Sans prétendre le moins du monde à l’exhaustivité, j’énoncerai ici quelques-uns de ces paradoxes.

La République ou le Principat ? Nicolas Machiavel est un républicain. Il a servi sous Soderini, il écrit l’éloge de la république romaine, il défend, presque seul de son temps, la supériorité du jugement populaire contre celui des princes. Ici, il annonce préférer les positions conquises par le mérite à celles reçues en héritage ; là, il vénère la vieille République vertueuse des Scipions et de Caton. La République est pour lui, père du pragmatisme, le meilleur des systèmes, non point moralement, mais techniquement – si seulement elle a à sa tête un homme de valeur. Et pourtant, loin de défendre le principe de la représentation collective, en péril face aux monarchies de son temps, il se présente aussi comme le conseiller éclairé des Princes, quelles que soient leurs origines (seigneurs, ploutocrates, aventuriers, soldats) ; il leur offre des conseils amoraux pour éteindre les oppositions, écraser les réticences, emporter l’adhésion ; il leur dit d’abattre les cités, de déporter les peuples, d’exterminer les oppositions (il faut faire le mal en une fois tout de suite, ou périr) ; il fait l’éloge des suborneurs et des manipulateurs, des Borgia et des Castracani contre les hommes de bien, qu’il voit empêtrés dans leurs principes inapplicables (et, hélas, inappliqués). Machiavel, républicain de raison, creuse dans ses écrits la tombe des Républiques ; il dénonce la tyrannie mais donne le mode d’emploi pour la faire naître ; il dit que le Peuple juge mieux que les Princes, mais montre sans cesse les Princes ou les aventuriers bernant le Peuple ; il dit au Prince de ne pas se faire haïr, mais lui propose exterminations, déportations et crimes. Son cœur, s’il bat, semble toujours le faire pour les conquérants, les hommes de décision, les individualités révolutionnaires qui mettent à bas les antiques conventions, au risque du chaos. La concurrence entre eux fera le reste. Ce républicain se fait soutier du principat – et, par ailleurs, contradiction de plus, conseille dans les Discours les républicains pour abattre le prince. Le réalisme méthodologique de Machiavel le conduit à tenir une position illisible, de guide pour tous, et donc pour personne. C’est là une Révolution : la première victoire idéologique du mal nécessaire contre le bien inaccessible ; la première de l’efficace contre le bon ; la première d’un système de pensée naturellement conflictuel contre l’idéalisme moniste.

L’âge d’or : mythe ou réalité ? Machiavel a écrit un immense commentaire des œuvres de Tite-Live. Lui, si critique envers tout ce qu’il voit, lit ou entend, lui qui dénonce à demi-mot les légendes, les miracles et les racontars de son temps, lui qui explore tout d’une ère de mensonge et de crimes parés d’une fausse vertu, se contente de ce que raconte Tite-Live sans remettre en cause un seul instant la pertinence, la plausibilité ou la véracité des faits repris. Pire, il ne paraît distinguer aucunement – et en cela, il perd sa diabolique lucidité – les biais idéologiques ou moralistes de son modèle. Il tend donc à considérer le passé, tel que le raconte Tite-Live comme une donnée incontestable et admirable… tout en reconnaissant très explicitement, à l’avant-propos magistral du Livre II des Discours, que l’homme se trompe à croire les légendes charriées par le passé, que les vieux idéalisent leur jeunesse, que les historiens mythifient le passé et qu’il ne faut jamais s’y laisser prendre. Ce paradoxe est typique des pièges et chausse-trappes de l’œuvre machiavélienne, écrite « entre les lignes », avec des contradictions si effarantes qu’elles ne peuvent être que voulues et signifiantes : que penser d’un auteur se contredisant si explicitement, sinon qu’il y a là un mystère à éclaircir ? Il admire le passé et nous avertit de ne rien en faire ? Leo Strauss tirera de l’examen de ces contradictions et de ces paradoxes un maître-livre. Et il montrera de la comparaison des 142 livres de Tite-Live et des 142 livres des Discours machiavéliens que le commentaire apparemment littéral de l’historien antique cache de nombreuses manipulations, d’effarants silences et de longs détournements. Cet Âge d’or romain n’est plus qu’un reflet mutilé de son modèle originel – un moyen détourné de dire le vrai du présent en s’appuyant, comme l’époque le voulait, sur le vrai (amendé) du passé. En revanche, dans L’Art de la guerre, ce gauchissement sournois disparaît : Machiavel ne se démarque plus de l’Antique, qu’il prend comme seule référence, malgré les progrès contemporains de la cavalerie et de l’artillerie. Sa position le conduit à des absurdités tactiques soulignées par la plupart des stratèges commentateurs de son œuvre ; il y a en lui un révolutionnaire et un réactionnaire, un destructeur et un restaurateur, dont les tendances se heurtent à l’occasion.

L’iconoclaste classicisant. Machiavel est un auteur imprégné d’Antiquité : dans Clizia, il récrit Plaute ; dans La Mandragore, Térence ; dans les Discours, Tite-Live ; dans La Vie de Castruccio Castracani, Plutarque ou Dion Cassius ; dans l’Art de la guerre, les dialogues philosophiques antiques ; dans L’Âne d’Or, Apulée ; dans les premiers chapitres du Prince, et sa frappante typologie des régimes politiques, Aristote peut-être ; dans le fond de ses arguments en faveur des Princes, les Sophistes des dialogues platoniciens. Machiavel n’a pas fait que reprendre la structure et les genres antiques. Il a copié l’éloquence froide des Anciens. Il tient une ligne claire, inédite à son époque à la manière des meilleurs auteurs latins. Il n’ornemente pas, n’exagère pas, n’use presque jamais de superlatifs ; il aime l’élégante parataxe, qui laisse au lecteur le soin d’établir les connexions logiques. Son principal trait est l’aphorisme, qu’il parsème dans ses traités. Il a donc tout, superficiellement, de l’auteur antique, même le scepticisme religieux. Machiavel paraît ressusciter, en toscan, une civilisation morte mille ans auparavant. Et pourtant, il renverse l’Antiquité. Il l’utilise pour mieux la mettre sens dessus dessous. C’est, je l’ai dit, un révolutionnaire. Il jette au sol les vieilles conventions, foule à ses pieds l’idéalisme platonicien, rejette le moralisme hautain et antiplébéien de Tacite comme il amende et gauchit Tite-Live en le commentant. Quant à la pensée chrétienne, il n’en dit rien et ce silence vaut toutes les condamnations (au lecteur de transposer ce qu’il dit des païens sur ce qu’il ne dit pas de l’Église). Machiavel a pris tous les visages de la respectable antiquité, en la vidant de sa sagesse inapplicable, de son goût de la Vérité, et de son sens du tragique. Le voici, le Florentin, séduisant à l’intérieur des formes anciennes et consacrées, leur redonnant vie de tout autre manière : ses pièces font l’éloge de de la manipulation ; ses poésies mêlent Dante et les Latins pour dresser une statue à l’ambition, à l’ingratitude et à l’opportunisme ; quant à ses œuvres historiques, elles naviguent entre l’éloge discret des Médicis, les conseils amoraux et l’exploration brutale des rouages rationnels de l’histoire. Ce n’est pas sans intérêt, bien au contraire ; mais tout cela relève plus de notre époque relativiste que de l’Antiquité « moniste ». Il ne la ramène à la vie que pour mieux l’actualiser diront ses zélateurs, la corrompre, diront ses détracteurs.

La lucidité effusive. Machiavel est aussi par excellence l’analyste lucide et glacial, qui ne s’en laisse jamais conter ; qui juge tout aux faits et aux résultats ; qui ne pense que salut de l’État, politique et pouvoir. À son époque d’idéalisme chrétien – voyez l’iconographie du pouvoir dans les républiques italiennes, comme Sienne ou Florence – cette démarche pragmatique a tout de la rupture. Elle annonce une démarche sinon scientifique tout du moins rationnelle. Les fameux décrypteurs d’aujourd’hui lui doivent tout. Les professeurs de science politique diront, à juste titre, que Machiavel inventa en théorie la raison d’État et qu’il fut le premier, dans l’ère moderne, à juger une action politique non sur les buts qu’elle se proposait d’atteindre mais sur ses résultats effectifs. Il rappelle à l’analyste qu’il ne doit jamais laisser ses affects brouiller l’exercice de sa raison et que l’idéal – et l’idéologie – aveugle l’intelligence. On ne peut pas imaginer cet ancêtre de l’utilitarisme et du pragmatisme moins effusif, moins sentimental. Pourtant, il appelle, à la fin du Prince vibrant, à l’unité de l’Italie – qu’il aurait dû penser impossible ; il écrit des poèmes d’amour galants, conventionnels et sentimentaux, en s’inspirant là de Dante, ici de Pétrarque ; ses lettres nous révèlent un individu touchant, capable envers lui-même d’une gracieuse ironie, qu’il tempère, à l’occasion, de quelques plaintes délicates. Ces traits jurent avec la froideur et la mesure dont il use habituellement. Ils humanisent Machiavel tout en contredisant ses argumentaires les mieux établis : le rhéteur commun, parfois, refait surface, et sape la position du penseur original.

Le capitaine d’insuccès. L’obsession de Machiavel, après l’examen des jeux du hasard et de la virtù, c’est la guerre. Il n’a jamais commandé d’armée, mais en a recruté. Il a accompagné les capitaines de son temps. Il a observé la furia francese et l’acharnement des Suisses, les affrontements armés et les sièges interminables, les défaites imprévues et les victoires inexploitées. Il a très vite vu, en outre, le champ de bataille comme le terrain majeur de l’expérience philosophique : la contingence éternelle de la bataille, la fortuna du choc des armes, face à la virtù des capitaines, leur génie stratégique et tactique. La guerre présente une situation machiavélienne à l’état pur ; elle est déjà la « continuation de la politique par d’autres moyens », elle en est même la plus pure expression. L’Italie d’alors arme des professionnels, les fameux Condottieri, qu’elle lance les uns contre les autres, par manque de troupes propres, par manque, aussi, de tradition militaire. Leur recrutement fait penser au marché du sport professionnel actuel : Florence recrute untel pour une saison, Venise recrute tel autre pour la même saison, et l’année d’après, vice-versa, les uns vont au service des autres et les autres au service des uns. Les républiques marchandes et le Pape emploient des entrepreneurs militaires dont les intérêts, souligne à raison le Florentin, ne correspondent pas toujours aux leurs. Ces soldats, qui n’ont que leur solde pour les motiver, se battent mal, se révoltent, trahissent ou fuient. Les Histoires florentines ne sont qu’une litanie de semi-conflits, avortés dans la débandade d’une troupe mal payée ou dans les langueurs d’un siège mené sans conviction. Machiavel pense donc à lever une armée de citoyens ; Soderini, chef de la République florentine, l’en charge en 1506. C’est un échec terrible. Pire encore, quelques années plus tard, le Condottiere médicéen Jean des Bandes Noires lui propose d’organiser la troupe sur le champ de manœuvres en suivant les préceptes théorico-tactiques de L’Art de la Guerre. Nouvel échec. Qu’un théoricien peine à passer à la pratique n’a rien d’étonnant. En revanche, qu’un homme comme Machiavel, qui prétend comprendre et régenter le réel mieux que quiconque, échoue… et qu’il n’en tienne pas compte (il n’en pipe d’ailleurs pas un seul mot) dans son œuvre est plus étonnant. Le pragmatique n’a pas ici tiré toutes les leçons du réel.

La victime justifiant son bourreau. Machiavel a perdu ses positions publiques en 1513. D’abord relégué hors de la ville, il fut soupçonné d’avoir participé à une vaste entreprise de déstabilisation du nouveau régime. La Seigneurie lui fit subir « l’estrapade », un type d’interrogatoire que je ne souhaite à personne. Torturé six fois en 1513 pour raison d’État, alors qu’il était probablement innocent, Machiavel parvient néanmoins à justifier, dans ses écrits l’usage même de cette raison d’État, de la violence et des armes de gouvernement les plus extrêmes. N’est-il pas paradoxal de voir une victime donner les armes théoriques pour comprendre et légitimer le travail de son bourreau ? Là est, à mon sens, la partie la plus visible de l’inconcevable jointure qui relie l’homme au théoricien. Sa froideur théorique le conduit à justifier les abus dont il a été victime ; son pragmatisme dépassionné éclaire d’un jour glaçant son expérience humaine. Si un homme battu, dominé, écrasé par l’État, donne les armes théoriques à celui qui le bat, il n’y a plus de bien possible – les bourreaux eux-même ne dénonceront jamais leurs crimes. Un abîme s’ouvre avec Machiavel jusqu’à notre époque, celui de la complicité de l’intelligence et du crime.

Conseiller ses ennemis. Et pour conclure dans ce catalogue incomplet des apparentes contradictions machiavéliennes, il faut avoir à l’esprit que ce républicain intransigeant, une fois en exil, ne fera qu’essayer de revenir dans l’estime de ceux qui l’ont chassé, les Médicis, à qui il dédie ses meilleurs textes. Bien sûr, Machiavel n’était pas un farouche défenseur de Soderini, qu’il trouvait faible, ni de la république collégiale, qu’il estimait plus faible encore. Néanmoins, ses idées ne le poussent pas à la défense de la ploutocratie médicéenne et de sa tradition de corruption : ce n’est pas ainsi que revivra l’Italie. Il doit le savoir, mais dit l’inverse, par une forme de courtisanerie et de sujétion d’autant plus déplaisante qu’elle émane d’un grand lucide. Il devait savoir qu’il se dégradait à ramper ainsi. Pourtant, il faut l’admettre, ce ne fut pas là son premier mouvement. Il pensa un temps imiter Dante et son Enfer : dans L’Âne d’or Machiavel montre, avec un ton sarcastique, ses ennemis changés en animaux par Circé – mais il n’achève pas son travail poétique. La vengeance littéraire ne lui suffit pas, il n’est pas Dante, elle n’est qu’un pis-aller ; il lui faut revenir rapidement au service de l’État. Alors il livre à qui veut ses conseils, les gâche auprès de gens qui n’en feront rien, et force est d’admettre qu’ils sont souvent d’une pertinence remarquable : la lettre qu’il adresse à son « ami » Vettori pour analyser la situation internationale à la veille de Marignan est admirable de pertinence et d’intelligence, d’autant plus que le diplomate est « hors circuit ». Ce tacticien remarquable offre donc ses conseils à ses ennemis. Il explique comment trahir ; il décrit peu après comment déjouer les trahisons. Il montre comment devenir un tyran… et comment renverser une tyrannie. À force de neutralité et de retrait objectif, dépassionné et lucide, il finit par nuire à ses propres intérêts – et donc remettre en cause une partie de son enseignement – qui mettait l’intérêt de l’individu au cœur de l’action.

De ces quelques paradoxes, le lecteur s’étonne un peu. Comment peut-on être ce monstre de lucidité et d’intelligence et pourtant se contredire à ce point ? Et je ne compte pas les exemples étonnants, peu convaincants ou contradictoires qu’il instille au fil de ses livres. Machiavel serait-il avant tout inconstant, incohérent, paradoxal ? Je ne le crois pas. Beaucoup de ces paradoxes n’en sont pas, si on les soumet à une fin première, la sienne : retrouver la conduite des affaires de l’État. Il maintient toujours sa ligne politique autour de plusieurs grands pôles : le sacre de la raison d’État, le réalisme intérieur et international, un mélange de prudence et d’opportunisme, une analyse révolutionnaire des buts et des moyens de l’État. Il prive de base morale sa réflexion pour ne plus l’appuyer que sur quelques postulats sûrs (la méchanceté foncière de l’homme, son ambition, sa lâcheté, sa peur) et un mécanisme historique relativiste, anti-providentialiste, fondé sur la contingence et le libre-arbitre. Ses atours classicisants ne sont que des moyens rhétoriques ; ses expériences malheureuses avec le faible Soderini (qu’il ne se prive pas de critiquer) ne prouvent rien ; son objectivité est d’autant plus notable qu’elle montre qu’il sait tenir la balance égale entre amis et ennemis, qu’il pense prouver sa neutralité, et favoriser ainsi son retour aux affaires. Cette « inconcevable jointure » passe là : entre le penseur et l’homme, entre le fonctionnaire « objectif » et l’homme privé. Dans sa plus célèbre missive à Vettori, il explique, non sans ironie, qu’il endosse chaque soir, chez lui, ses habits de diplomate pour entrer en commerce avec les Anciens. Eh bien je crois que cette lettre peut tout de même expliquer une partie des contradictions machiavéliennes : cet homme, si sincère en apparence, n’est pas d’un seul tenant. Il est le premier à avoir si fermement séparé son existence privée de son existence publique et il le fait à une telle profondeur que, pour obtenir la confirmation de ses théories, le penseur Machiavel aurait peut-être été jusqu’à condamner à mort l’homme privé Machiavel. Ne voit-on pas là une merveilleuse nouvelle, jamais écrite, de Kafka ? Et la victime de la raison d’État peut parfaitement composer un éloge de la raison d’État sans perdre pied, sans, non plus, que son texte s’effondre sur lui-même.

Selon moi, Machiavel est bien « joint d’une inconcevable jointure », fractionné en deux parti(e)s, comme les villes italiennes de l’époque. Et l’homme Machiavel peut admirer l’Antiquité, faire l’éloge de la vertu de Scipion, s’inspirer des Romains et des Grecs dans toutes ses œuvres, et, en même temps, laisser le penseur qui est lui mettre ce classicisme par terre, le renverser, avec une sorte de perversion obstinée, aussi constante que subtile. Il utilise tout le répertoire de la pensée classique non pour le relever mais pour l’annuler, pour établir un nouvel ordre, celui que d’autres iront chercher dans ses écrits, un ordre relativiste, amoral, pragmatique et, néanmoins, par son hostilité à la Providence, favorable au libre-arbitre.

La troisième partie tentera d’explorer (à sa modeste mesure) les bases philosophiques de la pensée de Machiavel.

Lire Machiavel I : Le premier prosateur d’Italie

Raphaël, Portrait du pape Léon X

Raphaël, Portrait du pape Léon X, 1518-1520

Des impératifs personnels et professionnels m’ont empêché de publier de nouvelles notes ces deux dernières semaines. Le mois d’avril pourrait être lui aussi un peu perturbé. Je vais cependant essayer de ne pas déroger trop souvent au rythme traditionnel de ce blog.

Comme ma note consacrée aux œuvres de Machiavel était définitivement trop longue, je l’ai décomposée en trois parties, d’importance égale. Je n’en publie que la première aujourd’hui. Les deux autres devraient suivre lundi et jeudi. Je n’avais pas prévu de la diviser mais je me suis dit qu’elle risquait de décourager à peu près tout le monde par sa longueur. Son découpage peut apparaître un peu artificiel à la lecture, malgré mes efforts pour « aiguiser les angles » entre chacune des trois sections ; son plan n’a pas la rigueur des plus belles dissertations de Sciences Po, mais il a tout de même sa cohérence.

Je sais bien que des centaines de personnes ont écrit sur Machiavel depuis cinq siècles ; néanmoins, je crois nécessaire, à un moment ou à un autre, pour un lecteur d’aujourd’hui, de se réapproprier les classiques, par une lecture personnelle, un peu subjective, hors des sentiers de l’enseignement et de la philosophie.

Œuvres Complètes, Nicolas Machiavel, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952

Un dicton bien connu veut que l’histoire soit écrite par les vainqueurs. Elle l’est aussi par les vaincus. Prenez Retz, prenez Saint-Simon, prenez Nicolas Machiavel. Ces hommes ont été battus, chassés du pouvoir, exilés sur leurs terres. Ils perdirent la maîtrise de leur présent immédiat ; ils se ressaisirent en contrepartie du passé – par l’écriture – et de l’avenir – par la postérité. Si les Médicis n’avaient pas relevé de ses charges et exilé le secrétaire de chancellerie et diplomate Machiavel, ce dernier n’eût presque rien écrit de son œuvre. Quelle ironie que de penser à ce coup du sort littéraire : si la Fortune politique avait été plus généreuse avec Machiavel, il serait resté à son poste, conduisant, jusqu’à la fin, certaines obscures affaires d’État de la république florentine. Nul, sinon quelques historiens de la Renaissance, ne connaîtrait aujourd’hui son nom. Or, cette fortune, qui est au cœur de la pensée machiavélienne, a été plus généreuse que le diplomate florentin ne le pensait dans ses vieux jours. Aucune ingratitude de sa part : plutôt que la gloire éphémère d’avoir servi jusqu’au bout un petit État, elle lui a offert une longue et tumultueuse postérité. Machiavel est devenu un classique ; ses écrits ont suscité autant d’admiration que de rejet, et cinq siècles plus tard, ses œuvres, presque toutes publiées à titre posthume, font partie du patrimoine historique, philosophique et littéraire de l’occident. Je noterai, rapidement, que le volume de la Pléiade dans lequel j’ai lu ces œuvres, assez ancien, est plutôt décevant : très peu de notices, des notes de qualité variable, et, surtout, des traductions dépassées – que rachète en partie leur côté rocailleux, d’époque. La connaissance de Machiavel est bien meilleure aujourd’hui que dans les années 50. Elle justifierait largement une refonte du volume, où manque, en outre, une grande partie de la correspondance (épuisée dans son édition NRF). Il paraît que l’édition « Bouquins » (1999) est meilleure. J’ai néanmoins lu ce volume de la Pléiade en intégralité ; je vous rassure, je ne vous infligerai pas une note par œuvre de l’écrivain florentin. J’ai préféré écrire une forte note, que je divise en trois : la première pose quelques jalons sur l’écrivain, la deuxième s’intéresse à la dualité contradictoire de l’œuvre, la troisième se consacre à l’exploration de quelques-uns de ses aspects philosophiques et historiques. Il serait présomptueux de prétendre évoquer ici en profondeur un penseur qu’ont étudié des auteurs comme Spinoza, Rousseau, Arendt, Strauss, Lefort ou Althusser. Je renvoie les lecteurs à ces gloses ; ou, mieux, aux textes de Machiavel eux-mêmes. Cette note ne prétend ni à la philosophie, ni à la littérature ; considérons qu’elle constitue un libre parcours dans l’œuvre du Florentin. On me pardonnera, j’espère, de me confronter à ce classique sans filtre, ni filet. Il faut toujours revenir à l’essence : le texte, et tenter de l’affronter seul à seul – pour se forger un avis propre, à distance des légendes, blanches ou noires.

En privant Machiavel de ses charges publiques en 1513, les Médicis lui ont donc donné le temps d’écrire l’histoire, mieux, de penser l’histoire. Ils perdirent un diplomate d’exception, l’Italie y gagna un de ses plus grands écrivains, digne, comme Dante, Boccace, Pétrarque, Vico, Leopardi, Manzoni ou Foscolo du panthéon des lettres italiennes. Souvent, Machiavel est lu comme un philosophe, par des philosophes s’intéressant à la philosophie ; on minore l’écrivain au profit du penseur. Rappelons qu’il fut aussi un styliste, un authentique écrivain, capables des fulgurances les plus frappantes et les mieux tournées. Et bien que, parfois, dans le cours de ses ouvrages, tel ou tel récit des dissensions florentines ennuie un peu, des formules saisissantes réveillent à temps l’intérêt du lecteur. C’est dans le raccourci inattendu, l’aphorisme soudain qu’il brille le plus visiblement ; c’est dans les profondeurs de la composition, dans la subtilité du tissage des mots qu’il couronne ses efforts d’écrivain.  Le labeur de Machiavel est trop souvent ramené à son ouvrage phare. Qu’on songe pourtant un instant à l’ampleur d’une œuvre composée en dix ans à peine : Le Prince est certes un court traité, mais les Discours sur la première Décade de Tite-Live font près de quatre cents pages « Pléiade », les dialogues de L’Art de la guerre, une centaine et les Histoires florentines cinq cents. Sans compter deux pièces, des séries de poèmes inachevés, une Vie et une correspondance nourrie. Comme beaucoup, Machiavel a écrit parce qu’il s’ennuyait – et il ne s’en cache aucunement dans ses lettres familières. L’exil et l’oisiveté aiguisent la plume. La lecture oriente l’auteur, comme il convient à cette époque, vers l’imitation des grands auteurs, historiens, dramaturges et poètes. Si l’intérêt de la poésie machiavélienne tient principalement, il faut le reconnaître, à l’éclairage qu’elle apporte aux grands textes historico-philosophiques, le théâtre tient seul et la nouvelle Belphégor divertit efficacement. Quoi qu’il en soit, malgré les Capitoli (Quatre poèmes : Occasion, Fortune, Ambition et Ingratitude – thèmes machiavéliens s’il en est), compositions que j’ai trouvé plaisantes, c’est sa prose qui fait l’intérêt de l’œuvre de Machiavel. Pour écrire ses principaux livres, il puisa à deux sources principales : la longue tradition historique antique, chère aux humanistes, et son expérience de quinze années agitées au service de la République de Florence. Ce sont deux pôles opposés : l’exemplarité classique se heurte de front à la dégradation moderne ; l’antique vertu au vice présent ; le moralisme d’hier à l’amoralité d’aujourd’hui. Cette contradiction n’est pas la seule à sourdre dans les grands livres du Florentin. Sous son apparence de bâtisse harmonieuse et solide, l’œuvre de Machiavel témoigne en effet, je l’exposerai plus avant dans la deuxième note (Joint d’une inconcevable jointure), d’une tension, d’un déchirement.

La vie de Machiavel est inégalement connue. On sait qu’il est issu d’un milieu lettré et modérément bourgeois, mais sa jeunesse reste obscure. Il a reçu une éducation honorable de serviteur de l’État ou des compagnies financières – il a des connaissances en comptabilité. L’histoire perd sa trace quelques années, et il ne s’impose dans les affaires publiques extérieures florentines qu’à la fin du règne spirituel du millénariste Frère Jérôme Savonarole, brûlé en 1498. Dès lors, pendant quinze ans, il participe à de nombreuses expéditions diplomatiques pour le compte du régime républicain, auprès de César Borgia, évidemment, mais aussi de l’Empereur Maximilien, de Louis XII ou de Jules II. Il a la confiance du chef de l’État, le gonfalonier Soderini, personnage modéré et consensuel. Le retour brutal des Médicis met néanmoins un terme à sa carrière, qui ne reprendra, timidement, qu’à la toute fin de sa vie (jusqu’à une deuxième révolution). Relégué dans sa « pouillerie », dans le contado, à partir de 1513 et, presque sans interruption, jusqu’à sa mort en 1527, Machiavel passe, je l’ai dit, cette longue décennie à écrire : une ample correspondance, des pièces de théâtre, des poèmes, des œuvres historiques, des traités, et, bien évidemment, ce pour quoi il est resté dans la postérité Le Prince. Il ne faut pas se limiter à ce seul traité, quoique sa centralité ne puisse être remise en cause. Machiavel est tout autant lui-même dans les profonds Discours sur la première décade de Tite-Live, dans la drolatique Mandragore, dans les éloquents Capitoli, dans la « plutarquienne » Vie de Castruccio Castracani de Lucques, ou dans les monumentales Histoires florentines. C’est un auteur cohérent en apparence et dont la structuration philosophique se retrouve d’œuvre en œuvre. On y retrouve, dans une pensée historique fondée sur le principe de la contingence, sa fascination pour l’opportunité à saisir, son éloge de la virtù de l’homme d’action, sa haine du mercenariat et des factions, un certain manque de spiritualité, une lucidité aiguisée et ironique, un iconoclasme qui touche au sacrilège, et, bien sûr, une conception étroitement pessimiste de la nature humaine. Occasion, Fortune, Ambition, Ingratitude. Les Capitoli donnent déjà les grandes obsessions de l’œuvre. La pluralité des genres qu’il pratiqua ne doit pas tromper : son système de pensée est fermement établi ; son écriture, toujours reconnaissable, se distingue par sa clarté. C’est un prosateur élégant et convainquant, rationnel, parfois truculent par ses florentinismes, souvent drôle par son ironie subtile, éloquent sans jamais être rhéteur. Son italien, transposé dans d’autres langues latines, garde un reflet de sa finesse originelle. Machiavel est prudent pour formuler ses imprudences : son style discret et circonspect enrobe d’autant mieux ses transgressions qu’il évite le lyrisme ou l’emphase. Et pourtant, malgré sa cohérence intellectuelle, sa fermeté théorique et littéraire, son apparente simplicité, stylistique et philosophique, son œuvre est un prisme d’une immense complexité, un jalon décisif dans l’histoire des idées – la première rupture vers la modernité.

Machiavel donna à certains de ses textes l’apparence rassurante d’un enseignement, destiné explicitement à ceux qui gouvernent (Le Prince), à ceux qui se battent (L’Art de la guerre) et à ceux qui voudraient commander (Discours). Si les dirigeants de Florence ne l’écoutaient plus, Machiavel avait quelques disciples qu’il faisait bénéficier de son expérience. Ils l’incitèrent à approfondir ses efforts. Il était servi par une remarquable agilité d’esprit et une grande facilité d’écriture. Le Florentin ne se contentait pas de mêler théorie classique et pratique pragmatique dans des écrits aussi révolutionnaires que sacrilèges ; il était aussi un prosateur de premier ordre, un des pères de la langue italienne. L’écriture machiavélienne étonne, par une contradiction apparente : tout est énoncé avec une élégance froide et lapidaire – qui désigne chez lui le lecteur acharné des meilleurs auteurs latins, Tite-Live et Cicéron – et pourtant, rien n’est dit si explicitement qu’il n’y paraît. Machiavel est habile au sous-entendu et au demi-mot, et un lecteur trop hâtif ou inattentif peut passer à côté de certains arguments ou, plus sûrement, tomber dans un des pièges qu’il tend régulièrement. Ses portraits de Cosme l’Ancien et de Laurent le Magnifique sont des modèles du genre : il faut creuser dans le texte pour avoir une chance, par déduction, de savoir ce que Machiavel pensait vraiment d’eux. Certains silences en disent plus que mille condamnations. D’ailleurs, n’annonce-t-il pas dans un des chapitres du Prince, comme l’a pointé astucieusement Strauss, qu’en matière tactique les erreurs les plus énormes ne peuvent en être et qu’elles doivent toujours être comprises comme des pièges ? Ce constat s’applique à ses livres. La vivacité de sa prose dissimule l’extrême minutie avec laquelle a été tissée la toile du texte, entre définitions contradictoires, échos discrets, rappels, termes équivoques et propos en apparence paradoxaux. Ses lecteurs – et je parle des meilleurs, des plus philosophes d’entre eux, de Rousseau, de Spinoza, de Lefort, de Strauss, de Revel – ses lecteurs donc, ne sont pas toujours d’accord les uns avec les autres. Question de degré de lecture. Question de sensibilité. L’un verra de l’ironie, l’autre pas ; l’un identifiera une contradiction, l’autre passera à côté. Lire Machiavel vous réapprend à lire, à être attentif à l’explicite, à l’équivoque, à l’ambigu. On l’a longtemps présenté comme un cynique d’une explicite (et bête) brutalité ; il faudrait plutôt lire ses textes, désormais, comme un mélange d’ironie et de blasphèmes, de franchise et de subtilité, d’obscurités voulues et de clartés équivoques. Travestis en vérités franches par un conseiller retors et avisé, s’énoncent dans la profondeur du texte autant de demi-vérités que de demi-mensonges. Et cela, je crois, désigne bien le premier prosateur d’Italie.

Dans les deux notes à venir, j’explorerai les tensions apparentes de l’œuvre et, modestement, ses fondements historico-philosophiques.

La fortune d’un peintre : L’Incendie, de Mario Soldati

Manfredi Casoria Incendie

L’Incendie, Mario Soldati, Le Promeneur, 2009 (Trad. Nathalie Bauer ; Première éd. originale : 1981 ; Titre original : L’Incendio)

 Où il sera observé que l’emphatique et bavard auteur de « Brumes », bien qu’attaché aux formes obsessionnelles de sa manière critique depuis près de trois cents notes, est disposé, pour divertir un peu son trop bienveillant lecteur, à rythmer quelque peu sa logorrhée par l’adjonction de condensés synoptiques intermédiaires.

Certains lecteurs m’ont écrit récemment pour me prier de leur proposer une lecture rythmée par des intertitres. Pour être sincère, je partage assez le constat qu’exprime, de façon sous-jacente, cette demande : je produis sans doute des textes trop longs, trop peu aérés, trop denses, où la respiration du lecteur est difficile. La hâte avec laquelle j’écris mes notes l’explique en partie. La hâte ? Oui, comme le disait Pascal (je crois) : « Je vous écris une longue lettre parce que je n’ai pas le temps d’en écrire une courte ». Je fais long en partie par manque de temps, en partie parce que je ne résiste pas à l’adjonction de nouvelles phrases. Mes maigres capacités ne me permettent pas d’améliorer sans allonger ; plus je souhaite élaguer, plus je développe ; plus je veux écrire une note courte, plus elle foisonne. Je veux me taire et je bavarde. Alors, par faiblesse, je mise toujours sur la bienveillance du lecteur, qui saura pardonner les défauts de ce que je lui propose de lire. Un autre lecteur me fait remarquer, dans sa correspondance, que mes notules manquent aussi de rythme, ce qui n’aide guère l’internaute à ne pas céder à la tentation – consubstantielle à la lecture sur écran – de sauter allègrement au-dessus des paragraphes les plus touffus. J’en suis fort désolé. N’ayant pas néanmoins l’intention de produire des notes trop succinctes et ne voyant pas d’un trop bon œil la perspective de ponctuer mes notules des ternes quoique signifiantes formules d’un journal (ou, pire, des sous-titres d’une note administrative, exercice que je connais beaucoup mieux pour le pratiquer à l’occasion), je vous propose cette fois, à titre d’essai, un petit système d’intertitres que j’espère amusant et qui pourra paraître, en esprit tout du moins, un tantinet dix-huitiémiste. Les plus pressés d’entre vous pourront se limiter à la lecture desdits intertitres.

Où il sera résumé l’argument du roman de Mario Soldati, l’histoire d’amitié fictionnelle entre deux hommes-que-tout-oppose : le génois d’origine vénitienne Vitaliano Zorzi, industriel, collectionneur d’art et narrateur et le piémontais Domenico Smeriglio, dit « Mucci », peintre moderne, individu imprévisible, hélas tragiquement disparu et, depuis lors, fort réputé.

De son vivant, Mucci n’avait été qu’un peintre italien parmi d’autres. Méconnu du grand public cultivé, auteur de centaines de toiles invendues, mal défendu par le grand critique Sergio Marinoni, il ne comptait, comme véritable soutien, qu’un homme, un industriel devenu un ami, le narrateur. Génois né à Venise, et donc appelé par cette double appartenance à être un redoutable négociant, Vitaliano Zorzi découvrit Mucci à la Biennale de Venise, en 1961, par l’intermédiaire d’un tableau fascinant, L’Incendie. Le choc esthétique éprouvé devant cette toile le conduisit à vouloir en rencontrer l’auteur. Il se prit immédiatement d’amitié pour le peintre, malgré son caractère singulier, mélange de sauvagerie et de sentimentalité. Mucci était un homme instable, un parfait négatif de l’homme d’affaires Zorzi : à l’un le perpétuel balancement entre désir d’indépendance et pulsions de soumission, que seule la fuite pouvait résoudre ; à l’autre la ténacité stable et équilibrée, cramponnée à un univers aux formes invariantes. Vieille formule d’alchimie humaine : le choc de la versatilité de l’artiste et de l’opiniâtreté du bourgeois produit des étincelles, et donc du roman. Les contraires s’attirant, les deux hommes devinrent peu à peu plus, l’un pour l’autre, qu’un artiste et son client : des amis. Mucci offrait sa vitalité, Zorzi son équanimité. Leurs relations durèrent un temps, aux frontières de l’intérêt, de l’admiration et de l’affection. Malgré ses efforts, le succès tant espéré ne couronnait toujours pas Mucci. Le peintre ne supportait plus sa vie en Europe, compliquée de pulsions perverses ; il désirait guérir une situation personnelle inextricable par la fuite. Son exil devait le mener en Afrique, dans les nouveaux États nés de la décolonisation. Zorzi accepta, à la veille du départ de l’artiste, de prendre possession – contre une forte somme – de l’ensemble des tableaux restant à vendre, à charge pour lui de trouver des acquéreurs et de se rembourser auprès d’eux. Mucci mourut quelque temps après, dans des circonstances obscures, au Congo. Son décès, et le grand article nécrologique et critique de Marinoni suffirent pour faire s’envoler la cote de ses tableaux. Voici quelqu’un qui n’avait presque jamais vendu un tableau de son vivant propulsé après sa mort vers les sommets du marché de l’art ; triomphe bien connu et ironique de la notoriété post-mortem sur l’obscurité ante-mortem. Les collectionneurs se l’arrachèrent soudain, et Zorzi, le narrateur, n’avait plus qu’à attendre son prévisible retour sur investissement. Hélas, un jour, un riche amateur d’art nota, sur un des paysages de Mucci qu’il venait d’acquérir, un détail dont la présence était impossible, un barrage hydroélectrique, postérieur à la mort du peintre. L’acquéreur poursuivit le vendeur en justice, pour escroquerie. Les grands quotidiens s’interrogeaient ; la cote du peintre s’effondrait ; l’affaire Mucci venait de commencer.

Où il sera remarqué que l’auteur, Mario Soldati, hésitant entre l’élégie, la satire, la critique, l’enquête, la comédie, la tragédie et l’épître, eût pu composer d’une main plus ferme et mieux assurée son récit et lui donner ainsi une direction claire, en rapport avec les exigences quelque peu conventionnelles du lecteur en matière de composition et d’harmonie.

Le démarrage du récit était plaisant, l’histoire de l’amitié, un peu intéressée, entre Zorzi et Mucci convaincante. Ce sont là les meilleures pages du livre, les plus sincères, les mieux tenues, car le reste, lui, ne tient malheureusement guère la distance. Une fois l’intrigue posée, sur des bases plutôt solides, Soldati eût pu continuer son récit dans une multitude de directions : enquête artistique et picturale ; récit policier ; satire des milieux de l’art ; récit intérieur et intimiste ; affaire de mœurs ; etc. Plutôt que de choisir un chemin, et de s’y tenir, Soldati tente de suivre chacune de ces orientations, tirant quelques pages vers l’enquête policière et judiciaire, quelques autres pages vers les habituelles histoires adultérines de la littérature italienne d’alors, pour basculer, au prix de contorsions narratives douteuses, dans de sordides et malsaines affaires de mœurs – que pour ma part j’ai trouvées un peu outrées. L’Incendie, à force de vouloir suivre, en parallèle, divers chemins, se perd. Les rebondissements tournent à l’artifice. Pour le dire plaisamment, c’est un incendie un peu éteint qu’a composé l’écrivain turinois. Le mélange des genres ne prend jamais vraiment. Le narrateur multiplie les pistes narratives et dilue son propos dans des aventures connexes qui ralentissent le livre. Ainsi, sa grande histoire d’amour, adultérine, avec la jeune Emanuela, n’a-t-elle qu’un rapport assez ténu avec le reste de l’intrigue. Elle ouvre et referme le livre, comme une boucle ; toutefois, cette boucle, plaquée artificiellement, n’a pas beaucoup de rapport avec ce qu’elle encadre. Certes, elle touche en profondeur le narrateur, lui donnant de surcroît une conscience assez nette de l’évanouissement inéluctable de tous les bonheurs : amitié, amour, passion, joies. Ceci – le souvenir d’Emanuela – est en rapport avec cela – la remémoration de l’amitié avec Mucci. Mais, il lui manque, à mon sens, la délicatesse et la subtilité qui président aux plus belles élégies. L’amour d’Emanuela est un joli détail, mais un détail de trop. De même, les histoires de cœur de Mucci, ou, à la rigueur, ses lettres d’Afrique, diluent le propos plutôt que de le concentrer. Toute la dimension éminemment nostalgique du récit, retour du narrateur sur une époque perdue et heureuse, semble bien terne, surtout comparé à d’autres grands romans italiens de la perte (Le Jardin des Finzi-Contini, et, à certains égards, Le Guépard). Reste néanmoins quelques belles pages sur l’attachement, mêlé de soupçons, que ressent le narrateur pour son ami. On regrettera, en contrepartie d’icelles, les clichés du voyage en Afrique (l’Anglais notamment).

Où il sera évoqué l’œuvre de Mucci, et les limites de la poétique descriptive de Mario Soldati, comparée aux maîtres du passé, et en premier lieu au « Master », lui-même, Henry James, donnant ainsi l’occasion à l’auteur de « Brumes » de citer un de ses auteurs préférés – à plus ou moins bon escient, d’ailleurs.

Quant à Mucci, le personnage peintre convainc un peu plus que son œuvre. Bien sûr, l’ironie que constitue pour un artiste une gloire acquise à l’instant de sa mort n’échappe pas au lecteur. Sur le vieux schéma de l’artiste maudit, oublié, moqué, et reconnu comme un précurseur par de lointains successeurs, qu’il ne dérange pas, Soldati a tenté de broder une histoire contemporaine mi-réaliste, mi-satirique. Les différents topoï de la représentation romanesque du peintre génial sont bien présents : extraordinaire productivité, instabilité du caractère, égocentrisme, mélange inégal de lucidité et d’inconscience, capacité à enchaîner les chefs-d’œuvre, etc. Mucci ressemble bien à un peintre moderne, du XXe siècle, tel que le lecteur l’imagine en s’appuyant sur sa culture personnelle. Quelques excentricités inattendues rehaussent son portrait et lui donnent, de toute évidence, la première place du livre. Là où l’écrivain a pris un risque, et peut-être perdu son pari, c’est en rompant le vieux pacte prudent, que j’appelle « jamesien », de la représentation emboîtée de l’œuvre dans l’œuvre : il faut, comme James le fit dans ses longues et merveilleuses nouvelles sur les écrivains, la suggérer, l’évoquer en oblique, l’entourer par la narration sans jamais la dépeindre explicitement. En la laissant dans l’ombre du récit, l’auteur lui confère une puissance de suggestion inégalable. Il faut frustrer le lecteur, ne lui offrir qu’une mince possibilité d’entrevoir le chef-d’œuvre, aviver son désir de représentation, faire travailler son imagination en laissant le tableau dans un certain brouillard narratif. Il s’agit de suggérer sans montrer, ce qui accroît l’effet pour le lecteur. Or, l’intrigue repose précisément sur le détail d’un tableau – présent plutôt qu’absent. Cela conduit Soldati à trop préciser ses descriptions, comme dans la scène du procès. Elle est amusante par ses petits détails, ses ironies, mais peine, au moment des plaidoiries, à développer un discours cohérent sur l’œuvre. Ce qui devait être une contre-enquête critique et acérée s’achève en vagues argumentations de raccroc, qui ne trompent ni le juge, ni le lecteur. Le discours pictural tourne à la confusion ; le cœur du récit n’est pas dans le détail inattendu, ramené au rang d’une simple péripétie. Soldati tente alors de sortir de cette impasse narrative par une série de rebondissements mi-psychologiques, mi-pulsionnels ; sans que je fasse pourtant preuve d’un moralisme étroit, qu’il me soit permis d’écrire qu’ils m’ont laissé dubitatif.

Où il sera conclu, après l’énoncé d’une hypothèse hasardeuse et improuvée, que l’auteur de « Brumes » ose parfois écrire des critiques négatives, qu’elles ne découlent pas seulement de son indéniable conformisme de petit-bourgeois provincial mais d’une sincère déception quant au manque relatif de profondeur et de pertinence du livre – qui eût mieux procédé en laissant de côté certains détails scabreux pour mettre l’accent sur le style et l’harmonie.

Les quelques descriptions des tableaux de Mucci ne rendent guère hommage au peintre, dont le travail n’a l’air ni singulier, ni moderne, ni puissant. Comme il est dangereux de représenter le génie, quand on n’est pas soi-même assuré d’en être un, mieux vaut le contourner que de l’attaquer de front. Ce relatif échec nuit quelque peu aux répétitives affirmations du narrateur sur la singularité extraordinaire de son ami. Mais au fond, la question n’est pas illégitime : est-il si bon que Marinoni et Zorzi le pensent ? N’est-ce pas là un angle mort intéressant du texte ? Le narrateur s’aveugle volontairement parce qu’il possède les toiles de son ami – qu’il admire et qu’il a intérêt à promouvoir. Marinoni, de son côté, a certaines raisons personnelles de mettre en avant, une fois mort, un artiste qu’il n’avait pas explicitement défendu de son vivant. En creux, on pourrait deviner une charge habile contre la manière dont se font les réputations dans le monde de la peinture : une mort frappante, quelques critiques positives, un emballement des collectionneurs, un vendeur rusé maîtrisant bien son stock, et voici le peintre en pleine ascension à la bourse de l’art – quelle que soit, au fond, la valeur profonde de son œuvre. N’est-ce pas encore ce qui peut se produire, toutes proportions gardées, sur les places moutonnières et spéculatives de Bâle ou d’ailleurs ? Mucci, ou le lancement d’un peintre sur le marché ! Comme le dit l’adage bien connu, il ne suffit pas de faire, mais de faire savoir. Et, pour aller plus loin dans ce scénario, pourquoi ne pas envisager que cette disparition opportune ait été manigancée ? Cette hypothèse de lecture, permise, d’évidence, par les deux tiers du livre, ne tient pas dans le dernier. C’est là, je crois, une extrapolation difficile à soutenir – les coups de théâtre du récit supposent du lecteur qu’il n’y ait pas vraiment pensé. Je n’ai pas l’habitude de raconter toute l’histoire d’un roman sur lequel j’écris une note : je n’irai donc pas beaucoup plus loin, mais il est certain qu’il n’y a là nulle conjuration obscure, nulle machination – rien ne suggère que le narrateur n’est pas franc. Soldati a préféré bâtir une sous-intrigue pulsionnelle assez pesante, que d’aucuns jugeront répugnante et, qui, c’est un comble, s’achève en un médiocre vaudeville. Sur un matériau riche, avec de bonnes idées de départ, et ce malgré un très bon premier tiers, Mario Soldati a construit un roman plutôt anodin, assez peu en rapport avec sa flatteuse réputation.

Après la fuite : La Comptabilité céleste, de Giuseppe Pontiggia

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Giuseppe Pontiggia, La Comptabilité céleste, Albin Michel, coll. « Les Grandes Traductions », 1991 (Trad : François Bouchard ; Première éd. originale : 1989 ; Titre original : La grande sera, Prix Strega 1989)

« Il y a en moi, au-dedans de moi / Une impossibilité d’exister / Dont j’ai avorté en vivant. » (Faust, Fernando Pessoa)

Le bandeau français de La Comptabilité céleste, placé là par Albin Michel pour attirer le lecteur, convoquait, pour décrire l’art de Pontiggia, rien moins qu’Eco, Calvino, Fruttero et Lucentini. Le flou d’une telle définition littéraire, qui mêle quelques noms (presque) au plus complet hasard, m’amuse et m’amuse d’autant plus qu’après lecture de cet ouvrage de Pontiggia, je ne vois vraiment pas ce qu’Eco et Calvino viennent faire là (surtout le second cité). L’éditeur aurait aussi bien pu parler de Moravia, de Pirandello, de Verga, de Leopardi, de Foscolo, de Pétrarque ou de Dante, parti comme il l’était… Quand on cite dix noms, on n’en cite en réalité pas un seul. Proposer au public un nuage de références connues, tirées au hasard pour attirer le chaland n’est pas très honnête mais passons, c’est là affaire d’épicerie et non de littérature. La Comptabilité céleste, ou plus banalement La grande sera en italien (Le grand soir), apparaît, à la lecture, fort différent de Vie des hommes non illustres. Là où Vie opérait un petit pari formel, en proposant des proses closes, mornes, objectives, sans introspection, sans omniscience narrative, sorte de portrait sociologique et éthique d’une classe moyenne et petite-bourgeoise enfermée dans des formes étouffantes, La Comptabilité céleste offre un récit très classique, trop peut-être, dans lequel le narrateur sait tout, voit tout, explique tout des sentiments intérieurs de chacun des personnages. Passer, comme je l’ai fait, d’un livre à l’autre sans étape offre d’ailleurs un contraste étrange : de la factualité objective à la surcharge interprétative et introspective, l’écart est grand, probablement trop. S’il ne voit pas d’unité de style, le lecteur observe, en revanche, que les thématiques de l’auteur se répondent : Pontiggia s’intéresse toujours à cette classe moyenne d’âge moyen et d’intelligence moyenne, enchaînée (moyennement ?) à son quotidien moyen. Il en voit les souffrances, les turpitudes, les limites. Le romancier examine son désir de rupture profonde, de renaissance à soi ; pour cela, il offre à ses personnages deux voies de sortie, déjà énumérées voici quelques jours, l’adultère – ou le frisson de l’aventure à la portée des comptables – et la création artistique. Ici, ces deux options se révèlent également insatisfaisantes. Ce livre, privé de l’alibi formel qui rendait intéressante la Vie des hommes non illustres, tourne, de façon décevante, à l’examen de conscience sociologisant, et ce malgré quelques trouvailles amusantes, comme ce financier aux intérêts métaphysiques et ésotériques ou ce psychologue autoproclamé, et son amusante maïeutique du paradoxe et de la contradiction.

Le motif du récit, son centre, c’est une absence. Un homme a disparu. Ni ses maîtresses, ni sa femme, ni son frère, ni son associé, ni son maître à penser ne savent où il est passé ; le narrateur non plus, car malgré son omniscience, il l’évite soigneusement tout au long du livre, portrait en négatif d’un déserteur. Le lecteur ne peut que deviner quelles raisons ont effectivement poussé le fugitif à fuir. Il en aura une assez nette idée, cependant, à force de voir interagir et réfléchir les autres personnages : ennui, dégoût, exaspération, irresponsabilité, démon de midi, etc. Reconnaissons qu’entre une épouse distante et méprisante, deux maîtresses à qui ont été faites des promesses aussi inconciliables qu’intenables, un associé malhonnête, un maître à penser qui ne l’est pas moins et un frère complexé qui a tout raté, l’entourage du disparu n’a rien, vraiment rien, pour le retenir. Contrairement à tous ces êtres bloqués, enfermés dans des situations personnelles, affectives ou professionnelles inextricables – et qui, eux, ne connaissent pas de grand soir, bien qu’ils continuent à espérer, le disparu a brisé ses chaînes et trouvé, ailleurs, le moyen de recommencer. Pour ceux qui restent s’ouvre une période de choc, puis d’acceptation, assez proche, au fond, d’un (j’utilise l’expression à la mode) « travail de deuil ». J’ai noté, en passant, que le narrateur n’écrivait jamais le nom du fugitif, qui demeure anonyme ; par le fait même de partir, de rompre tous les liens sociaux et familiaux sans prévenir personne, le disparu a laissé tomber son identité. Il était ce que les autres voyaient de lui – souvent à tort – ; en disparaissant de leur vue, il a repris toute sa liberté, jusqu’à effacer son état-civil. Le nom, c’est l’ancrage dans la société, dans la perpétuation des générations, dans le clan. Le prénom, c’est le rapport intime et personnel. En oblitérant les deux, le narrateur coupe définitivement l’homme de son entourage, de son appartenance sociale et familiale. Cet anonymat peut donner, aussi, une portée universelle à cet acte singulier.

Ce roman, malgré son fil narratif, n’est ni une enquête policière, ni une chasse à l’homme. L’auteur suit les divers protagonistes tout au long de leurs réflexions, interrogations, suggestions. Et à partir d’une trame qui eût pu se transformer en une investigation trépidante, riche en rebondissements, Pontiggia bâtit un ouvrage statique, circulaire, d’analyse. Pourquoi pas ? Après tout, on ne juge pas un livre au nombre et à la qualité de ses péripéties. Certes. Mais on est en droit de le juger à la qualité de sa mise en fiction. C’est pour cette raison que j’évoquais plus haut une forme « sociologisante » de littérature – dont l’intérêt réside moins dans les aspects littéraires – style, forme, philosophie, art, intrigue – que dans le regard social, ici désabusé, qu’il porte sur le monde. Pontiggia s’intéresse à la classe moyenne des grandes villes italiennes, à des quadragénaires et des quinquagénaires mal à l’aise dans leur vie, dans une société d’abondance où ne manque qu’une chose, le sens. Je ne dénie pas par principe au roman, bien au contraire, le droit de porter un œil lucide et intuitif sur le monde ; des Somnambules à Nostromo, de grands livres se sont attachés, au-delà des seules questions de forme et de style, à montrer, mieux, à dévoiler des pans entiers de notre vie sociale, individuelle et collective. Seulement, ici, les choses, les interprétations, les réflexions sont trop explicites. À force de juger de tout, de sa position supérieure de « sage savant », le narrateur n’offre plus au lecteur d’espace pour penser ou pour imaginer. Sa voix lancinante vient commenter, en doublon, chaque situation. Dans Vie des hommes non illustres, Pontiggia avait eu l’intelligence de montrer sans juger, ici, pour le dire vite (et caricaturalement, je l’admets), il juge sans montrer. En cela, je crois pouvoir dire que La Comptabilité céleste n’est pas un très bon roman ; qu’il n’est qu’un moyen, par le biais de portraits moraux, par nature statiques, de montrer, non sans didactisme un état défini de la société italienne, et, plus largement, occidentale. Comme je l’ai dit, malgré quelques maigres rebonds, l’histoire tourne autour du disparu, en spirale, en s’enfonçant comme elle le peut dans les blocages personnels d’individus communs. D’aphorismes en aphorismes, Pontiggia dresse un portrait, bien peu reluisant, d’une classe moyenne figée dans des situations intenables : les mariages sont des conventions mortes, la carrière, même réussie, n’a pas de sens, l’investissement personnel dans des hobbies est ridicule, le vieillissement est un naufrage, etc. C’est l’intérêt et surtout la limite d’un tel livre ; au fond, il ne fait que rassembler quelques idées un peu éventées et vaguement recouvertes d’un habillage littéraire. Si ce roman présente une situation de crise, c’est bien une crise molle, marécageuse, dans laquelle les personnages s’enfoncent et n’en finissent plus d’agoniser spirituellement.

En alignant une série de portraits psychologiques types, Pontiggia a exploré une forme de misère générale de la société contemporaine, tempérée par une note d’espoir affreusement convenue : la jeunesse. Andréa, le seul personnage jeune du roman, est au fond le seul être libre, ouvert, disponible, qui n’a pas besoin de rêver du grand soir. Sa vie est encore informe, il n’a aucun engagement, aucun destin fixé ; il incarne tout ce qui échappe aux autres, le sentiment que tout peut encore commencer, que les choses ne sont pas jouées, que la vie reste fluide, qu’il y a de l’espace. C’est une page blanche que la vie n’a pas encore noircie. Tous les autres, d’âge plus ou moins mûr, sont figés sur un modèle mort, subi ou choisi par erreur, qui les confine, êtres sans destin, dans une stase morale et personnelle sans issue. Leurs efforts – car efforts il y a, même si le roman ne s’appesantit pas sur eux – ne les mènent jamais très loin. Que leur manque-t-il ? Difficile à dire. Leur problème réside, au premier degré, en leur inadéquation, tant avec leur existence présente qu’avec leurs illusions personnelles. Mario, le frère, a abandonné son travail pour écrire, enfin, la grande œuvre intellectuelle qu’il croyait porter. Or, il n’en est pas capable. Il en est même touchant, par ses efforts inaboutis, ses bonnes résolutions jamais suivies d’effet, son apathie caricaturale et sa procrastination. Mario figure le faux artiste, le faux penseur, l’intellectuel en puissance dont la puissance ne se réalise jamais. Pour supporter sa vie, il a eu besoin d’un mythe, d’un rêve de grand soir (sous la forme d’un livre, d’une œuvre) ; le jour même où il est passé de la chimère caressée aux heures de désarroi à la réalisation effective, tangible, du Grand Rêve, il s’est effondré. Il s’était menti. Il ne tenait qu’à une illusion, comme tant d’autres, prétendument auteurs, prétendument artistes, prétendument chanteurs qui, s’ils avaient le temps, s’ils prenaient le temps, ah, si seulement ils avaient le temps de le prendre, le temps, eh bien !, vous verriez ce que vous verriez, et tout et tout ! Combien de béquilles psychologiques dans ces « œuvres » en puissance qui ne naissent jamais ? La femme du disparu est un peu dans la même situation, avec son petit cercle poétique fumeux, où se dit et se lit à peu près n’importe quoi. Le regard de Pontiggia est noir ; ses petites satires – cercles de lecteurs, séances chez le psychologue, discussions ésotériques – sont les meilleures parties du livre, celles où il ne discourt pas sur le monde, mais où il le met en scène. On voit bien derrière poindre le thème central du livre, l’impossible quête de sens dans une société plurielle, où chacun se voit chargé de donner une direction spirituelle personnelle à son existence, mission au-delà des forces de la plupart.

Et comme perspective à cette quête de sens, qui l’achève et la justifie, le grand soir, La Grande sera dont il est question, dans le titre italien. Le grand soir représente l’espérance dernière, dont la réalisation ne peut être satisfaite. Présent dans tous les messianismes, il est, par définition, reporté à plus tard. Il faut croire, croire que le grand soir du départ, le moment de la fuite, de cette rupture avec le quotidien, aura bien lieu un jour, s’y apprêter, l’attendre. Le bonheur se tient juste après ce dernier tournant. On finira bien par naître une deuxième fois, pour de vrai, croit-on – le motif est typique de Pontiggia, une dialectique figée entre des formes tangibles mais déjà mortes et des formes chimériques, destinées à avorter. Dans Vie des hommes non illustres, l’art offrait quelque perspective de salut ; ici, il n’en offre plus guère. La plupart des protagonistes espèrent un changement dans leur vie : l’épouse veut devenir une poétesse reconnue, le frère doit écrire son maître-ouvrage de critique cinématographique, les maîtresses rêvent de divorce et de mariage, le financier compte sur son savoir ésotérique, etc. Mais le grand soir n’aura pas lieu pour eux. La métaphysique n’est pas un secours ; la psychologie n’est pas un secours ; l’art n’est pas un secours ; l’aventure adultérine n’est pas un secours, pas plus qu’une conjugalité agonisante. Tous les chemins sont fermés, sauf celui, mystérieux, qu’a emprunté le disparu. Lui, peut-être, porte un espoir. La question reste ouverte : a-t-il trouvé son chemin ? Rien dans le texte ne permet de le savoir. Le pessimisme morose de Pontiggia n’invite pas à croire au salut du fugitif, qui trouvera bien, tout seul, les moyens de se bâtir une nouvelle prison. Après tout, l’homme qui s’enfuit emporte avec lui l’essence même de ce qu’il fuit, lui-même.

Pontiggia s’intéresse donc moins à l’action qu’aux racines de l’inaction, au départ qu’à l’immobilité, au changement qu’à la stagnation. Les faits perdent leur centralité, au profit de leur interprétation, dans ce qui apparaît comme un énième avatar du roman d’analyse psychologico-sociologique. Je ne doute pas que certains y retrouveront une partie de leur expérience personnelle ; l’ensemble m’a néanmoins, à la lecture, paru un peu faible, un peu convenu. Pessimiste et cynique, Pontiggia met en scène une classe moyenne perdue dans une vie moderne privée de sens, partagée entre son dégoût d’elle-même et son incapacité matérielle à changer. La drôlerie de certains portraits n’emporte pas la joie du lecteur ; le rire – épisodique – est ici amer, presque cruel, avant que d’être jubilation. Néanmoins, l’auteur, dans ce panorama maussade, ouvre un double point de fuite, source d’une lumière incertaine : le disparu – qui a osé rompre pour on ne sait quel nébuleux destin – et le jeune Andréa – qui a pour lui, pour un temps, l’indétermination fondamentale de son âge. Conclusion un peu banale, sous forme d’une double et vague apologie de la dérobade et de la jeunesse, d’un roman qui ne l’est pas moins.

Forme contre forme : Vie des hommes non illustres, de Giuseppe Pontiggia

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Vie des hommes non illustres, Giuseppe Pontiggia, Albin Michel, coll. « Les Grandes Traductions », 1995 (Trad. François Bouchard ; Première éd. originale 1993 ; Titre original : Vite di uomini non illustri)

Plutarque écrivit, voici près de vingt siècles, ses fameuses Vies parallèles des hommes illustres, un des classiques les mieux connus et les plus essentiels de la culture occidentale. Le principe est connu, l’historien confronte une quarantaine de biographies, assemblées par couples ; chacun d’entre eux présente successivement un Grec et un Romain célèbres, et met en parallèle leurs caractères, leurs destinées ou leurs accomplissements. Ces Vies forment un massif presque intact, tenant à la fois de l’histoire, de la philosophie et de la morale – Plutarque ne s’est jamais caché de poursuivre un but avant tout éthique. Sa méthode comparative, si elle a été admirée, n’a jamais été véritablement reproduite. Et son travail, par sa construction audacieuse, demeure une des références lointaines de notre temps. Il n’est pas certain que, dans vingt siècles, on lise encore la Vie des hommes non illustres, de l’écrivain italien Giuseppe Pontiggia. Je ne sais ce que liront les hommes du XLIe siècle, je ne sais s’ils liront, je ne sais même pas s’ils existeront, ces lointains et putatifs descendants, mais il me semble improbable que ce petit livre ait, chez eux, la destinée du glorieux aîné sous l’égide duquel il s’est placé, au moins à titre de clin d’œil. Sa forme, d’ailleurs, est plus proche de celle des Vies imaginaires de Marcel Schwob que de celle des Vies de Plutarque. Il était cependant difficile de ne pas penser à l’auteur grec avec un tel titre ; après lecture, un autre nom s’impose, celui de Luigi Pirandello. Je ne veux pas dire par là que Pontiggia a littérairement l’importance du Sicilien – je ne le crois pas, même s’il reçut de son vivant les Prix Strega, Chiara, Brancati et Campiello. Il y a, en revanche, dans les textes que j’ai lus de lui un motif pascalien – non point tiré de Blaise Pascal, mais de Feu Mathias Pascal. Des hommes et des femmes, pris dans les rets de leur propre existence, paralysés par les formes que le regard des autres et leur caractère leur imposent, cherchent à s’en libérer, par une deuxième naissance. Excepté le premier et le dernier, aucun n’y arrive véritablement. Je n’ai pas connaissance de ce qu’Alberto Albertini, un chercheur italien, a dit de Pontiggia dans Nascere due volte: le straordinarie opportunità della scrittura di Giuseppe Pontiggia, paru à Brescia voici dix ans. Néanmoins, après avoir lu coup sur coup deux ouvrages de l’écrivain italien, il m’a semblé que le motif central de son travail était bien, comme le suppose le titre de cette étude critique, l’idée de renaissance à soi.

Composé de dix-huit courtes biographies, Vie des hommes non illustres propose en apparence une série de vies sans rapport entre elles, sinon qu’elles sont à peu près contemporaines, s’étalant de 1890 à 2018. En passant de Mauro Terzaghi, grand blessé de 1917 à Massimo Lovati, petit-bourgeois avare et médiocre, d’Elisa Giacchero, qui rêve d’écrire mais se le refuse, à Nena Prinzhofer, déchirée entre le romantisme de l’âme et la vulgarité du corps, ou encore à Ludovico Ghioni, dont l’exil en Argentine se passe fort mal, le lecteur fera avant tout la connaissance de personnages d’une complète insignifiance. Il émane d’eux un parfum commun d’amertume un peu rance, d’occasions manquées, de ratage. Toutes ces vies s’achèvent au jour du décès de leur sujet, énoncé avec la précision et l’absence d’émotion d’un officier d’état civil. La plupart – sauf la première et la dernière – aboutissent à un échec presque complet, une vie médiocre, erronée, fausse. Ces hommes et ces femmes non illustres ne sont pas seulement des quidams, des anonymes, ils sont tous des produits ratés de leur temps et de leur classe, des manifestations humaines de la bêtise bourgeoise et petite-bourgeoise, les symptômes d’un mal, une société formelle et asphyxiante. Aucun d’entre eux ne s’est illustré dans la vie. Est-ce à dire que la vie « non illustre » équivaut à l’échec ? Qu’il suffirait de s’illustrer pour s’épanouir et prendre une forme plus concordante avec soi ? Ce tableau sociologique et psychique d’une époque tend à le suggérer, mais je crois que ce n’est pas là exactement l’idée de Pontiggia. La fausseté de ces existences tient moins à leur obscurité qu’à leur figement dans des situations subies, nées de névroses personnelles ou consécutives aux erreurs d’autrui, en un mot, étouffantes. On touche, vous l’aurez deviné, au Pirandello d’Henri IV ou de Feu Mathias Pascal, ces deux personnages enfermés, l’un dans sa propre fiction, l’autre dans la fiction écrite pour lui par ses proches. Excepté la première et la dernière vie, aucune ne présente de point de fuite. Ce sont des objets littéraires clos, d’autant plus clos qu’ils s’ouvrent à la naissance du sujet et s’achèvent à sa mort. Les romans, les nouvelles, le théâtre s’intéressent généralement à des nœuds de vie, des instants, débutant et s’achevant in media res. Leur regard porte vers la profondeur ou vers le lointain, vers l’infini en soi ou vers l’infini hors soi. Or, en compilant sur quelques pages une existence entière, Pontiggia la ferme sur elle-même, la boucle dans un maigre espace où ne subsistent plus que quelques événements, et rien des pulsations, des désirs, des doutes, des espoirs, des rêves, bref, rien de la texture des jours. Ce sont là des squelettes de vies, des vies sans vie, des empreintes fossiles qui, en disant tout de la forme, ne disent rien du flux de la vie. À l’occasion, ces biographies rappelleront un peu celles de Dos Passos, dans U.S.A. : des faits, des dates, pas la moindre introspection, aucune prétention du narrateur à l’omniscience. Seulement, ces sections biographiques, chez l’Américain, s’intéressaient à des vies illustres.

La forme extrêmement serrée choisie par Pontiggia contribue à accentuer cet effet de claustration. Ses textes, articulés, jusqu’à la manie, par des séries de dates précises, nourris par un style factuel et glacial, n’offrent aucune respiration à l’écart des réalités banales de leur temps. Telle date, X naît. Telle date, il lui arrive ceci. Telle date, il se passe cela. Je schématise, bien évidemment, des dialogues, des instantanés animent un peu ces portraits. La forme narrative montre quoi qu’il en soit un excès de structure délibéré : il s’agit bien de tout figer, de tout enfermer dans de tristes cloisons chronologiques et biographiques. Cette Vie des hommes non illustres manque avant tout de vie. À la tentation romanesque, c’est-à-dire la mise en scène d’une continuité un peu fictive du récit historique et biographique, bâti par un narrateur omniscient, Pontiggia oppose les effets de collage, un montage habile et signifiant, un peu à la manière des historiens antiques, d’ailleurs. L’auteur cherche à paraître le plus extérieur possible à ce qu’il écrit – et ce n’est pas là une manie inconsciente d’écriture, tant un autre de ses livres, La Comptabilité céleste, montre de don pour l’introspection et l’analyse psychologique, jusqu’à l’exaspération du lecteur. L’effet de chaque vie tient donc moins à la conscience narrative qui l’anime explicitement qu’à l’habileté et au dynamisme du montage. Le narrateur s’efface complètement derrière son texte, qui semble tenir seul, tant les coutures et les jointures ont été dissimulées. Ce montage, plutôt réussi, rend l’exercice, par principe un peu répétitif et froid, moins statique. La conjonction d’éléments précis crée parfois, d’ailleurs, des effets comiques, mais d’un comique à froid, qui tient précisément aux contradictions des individus ou aux non-dits du texte. Pontiggia ne verse ni dans la facétie, ni dans le baroque ; au contraire, ses phrases sèches, d’une platitude si absolue qu’elle apparaît travaillée à l’extrême, éveillent le sourire tant elles sont écrites sur le ton délicieux de l’understatement. Le lecteur averti sait, sans qu’on lui en dise rien, ce qu’il peut penser de ce qu’il lit. À lui de décider s’il préfère manifester de la compassion ou se moquer.

J’évoquais plus haut l’idée de la renaissance à soi. Je pense qu’il s’agit bien du motif central du livre. La première biographie s’ouvre sur une étrange expérience de seconde naissance, menée physiquement, dans une baignoire, par un homme, Antonio Vitali, et sa maîtresse. La dernière commence par la soudaine prise de conscience, par le professeur Tornaghi, d’une renaissance personnelle. Ces deux hommes sont les seuls, à mon sens, à atteindre une seconde forme, plus ajustée, d’eux-mêmes. La mort les attend certes au bout du chemin, comme elle attend chacun de nous ; néanmoins, l’un – par un voyage solitaire en Égypte – comme l’autre – par la libération artistique dans une œuvre picturale – parviennent, dans de difficiles convulsions psychiques et physiques, à renaître. Ils disparaissent dans un état d’immense proximité à leur nature, proximité refusée aux seize autres personnages. Je ne peux évidemment pas résumer toutes ces vies. Elles peuvent toutefois être classées en deux catégories majeures. D’une part sont regroupés ceux qui refusent la deuxième naissance. Ils se sont enfermés dans une forme inauthentique, et n’ont ni en eux ni autour d’eux les ressources pour briser cette forme, se libérer, et renaître. Buti s’obstine, par réaction, dans son matérialisme ; Corridoni se croit inférieur ; pour Lovati, seul l’argent a un sens ; Marinoni ne cherche qu’à nuire ; de Capitani ne veut pas être un héritier ; Garavaglia n’est pas capable de prendre conscience de son conformisme ; Venturini est écrasé par un modèle inaccessible ; Pinzauti ne parvient pas à comprendre ce qu’on lui demande ; Cuomo s’enferme dans une relation trouble et débilitante avec sa mère. Par leurs blocages intérieurs, ces hommes et ces femmes n’arrivent pas au stade de la prise de conscience ; leur névrose les condamne. Si prise de conscience il y a, à l’occasion, eh bien ! comme dans Le K, de Buzzatti, elle arrive trop tard. D’autre part se tiennent ceux qui cherchent la renaissance, sans l’atteindre. Bertelli navigue entre diverses spiritualités sans trouver celle qui lui convient ; Premoli veut se transformer dans l’amour ; Prinzhofer hésite sans jamais choisir entre son romantisme éthéré et sa sensualité ; Giacchero ne parvient pas écrire ; Ghioni pense à tort que le lointain géographique le libérera ; Molteni ne réalise pas son rêve d’actrice ; Terzaghi voit dans les aventures adultérines un moyen de devenir un autre. Ici, ces personnages ont bien conscience d’avoir adopté des formes fausses, mais ils n’atteignent pas de nouvelle forme, leur deuxième naissance n’est qu’un douloureux avortement.

Vie des hommes non illustres apparaît comme une coupe presque sociologique dans son époque. Deux traits frappent particulièrement : l’adultère et le salut par l’art. Presque tous les personnages connaissent une existence sentimentale perturbée par l’adultère, qu’il soit perpétré ou subi. Nés pour moitié entre 1890 et 1905 et pour moitié entre 1930 et 1935 – une seule exception à cette règle, Claudia Bertelli, née en 1949 – les personnages ont connu une époque où le mariage était un contrat presque indissoluble, une machinerie sociale dont les rouages étaient huilés par l’adultère. Leur vie obscure et factuelle se résume souvent à l’enchaînement rencontre/mariage/enfants/adultère. La banalité de la vie petite-bourgeoise tient aussi à cela, à l’ordinaire récurrence de motifs universels : on naît, on convole, on copule, on engendre, on se déchire, on meurt. Le réalisme froid des textes de Pontiggia alimente une impression – justifiée – de misère sentimentale et spirituelle. La possibilité même d’un élan est, comme chez Michel Houellebecq, dont il partage la noire ironie, cassée immédiatement, tant par la platitude d’un détail connexe que par celle de la phrase. Il n’y a pas d’envol possible ; et celui qui y croit se leurre ; il se ridiculise dans l’instant. Comme remède à cette misère, l’auteur nous inflige hélas le pont aux ânes de la pensée contemporaine, le salut par l’œuvre, par l’art, par l’écriture ou la peinture. C’est ainsi que Tornaghi renaît à lui-même – bien aidé en cela par un amour impromptu – c’est ainsi, on le sent, que Giacchero et Molteni eussent dû renaître, l’une par l’écriture, l’autre par la scène. Je l’ai déjà dit par ailleurs, il me semble qu’il y a là une confusion entre réalisation personnelle et œuvre, entre le fait, excusez la bêtise de la formule, de « devenir soi » et celui de créer. Les artistes, pour qui œuvrer fut une renaissance, produisent souvent ce discours du salut par l’art, tirant de leur situation une leçon de vie générale. Je suis fort sceptique à cet égard ; je suis là les leçons (entre autres) du vieux Claudel, selon qui la vocation était avant tout malédiction. Œuvrer est une souffrance, créer est une douleur, accoucher est un tourment. Bien sûr, pour une minorité, qui ne peut faire autrement, la création artistique offre une réalisation de soi, une manière de renaître, d’assumer une forme qui soit conforme à ses espérances, à ses aspirations, à son essence peut-être. Mais pour une large majorité, la création ne peut être que frustration, médiocrité, erreur. Les artistes, parce qu’ils produisent l’arrière-fond narratif et interprétatif de notre structure mentale, nous proposent – sans toujours en être conscients – une voie qui ne convient qu’à eux. Pontiggia n’illumine ces vies sinistres que de deux perspectives : l’amour – passager et toujours condamné – et l’œuvre – la seule perspective tangible à terme.

En cela, Vie des hommes non illustres colle à une époque, le XXe siècle, à l’illusion que la vie ne peut trouver sa libération que dans une renaissance, passant d’une forme figée vers une autre, plus authentique, plus fluide, créatrice. Renaître équivaut alors à accoucher, dans un même geste, de soi et d’une œuvre – perspective autorisée à quelques-uns seulement. À défaut, la vie ne peut être qu’un échec, un fastidieux alignement de déjà-vu, déjà-vécu, déjà-subi s’achevant, bien avant la mort, par une longue stase calcifiée, une existence de mort-vivant. La quête de vie bonne des moralistes, des philosophes, des sages, stoïciens, épicuriens, platoniciens, etc. se résume alors, étroitement, à la seule perspective de l’artiste, créer pour se libérer, pour devenir soi. Il est permis, assez légitimement, de ne pas suivre Pontiggia sur ce terrain. Comme Pirandello avant lui, il voit dans la vie une dynamique dialectique entre la vie et la forme, entre l’onde et le corpuscule, entre le mouvement et la stase. Privée de l’oxygène de la renaissance à soi, la vie s’asphyxie dans ses névroses, se rétracte, se racornit à force d’erreurs et de mensonges. Se lit ici, mise en forme, non sans efficacité, fictionnalisée, la même banale leçon de sagesse dans laquelle nous baignons au quotidien, sagesse naguère adaptée, mais dont l’adéquation à notre époque me paraît de plus en plus discutable. Ce n’est pas un hasard que Pontiggia ait choisi des vies s’étalant pour la plupart entre 1890 et 1980. Au-delà, son discours ne tient plus. Ma théorie, si théorie j’ai, et j’assume qu’elle me soit personnelle, et qu’on ne la partage pas, c’est que la vie, de nos jours, n’a plus besoin de s’échapper de la forme. Il n’y a plus de forme. Dans notre temps informel, temps de fluidité, de virtualité, d’instabilité, c’est bien la forme qui manque. Un univers flexible a besoin de fluidité comme l’océan d’eau ; Narcisse-roi n’a pas besoin de devenir lui-même, il l’est déjà, jusqu’au vertige ; l’art et l’amour ne lui seront d’aucun secours contre le mal de notre époque, la névrose d’être soi. Si ce roman de Pontiggia doit survivre à son époque, ce sera à ce titre, comme un témoin d’une époque révolue, celle où l’on croyait qu’il fallait, pour être soi, pour être heureux, simplement renaître.

Johnny s’en va-t-en… : Le Printemps du guerrier, de Beppe Fenoglio

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Le Printemps du guerrier, Beppe Fenoglio, Cambourakis, 2014 (trad. Monique Baccelli) (Première éd. 1988 chez Denoël) (Première éd. originale 1959)

En ouvrant ce livre de Beppe Fenoglio m’est remonté instantanément un souvenir de l’époque déjà légendaire où existaient encore des engins saugrenus nommés « magnétoscope » et « cassette VHS », et où l’Internet n’était pas encore là pour offrir l’infini de sa mémoire de substitution et de ses canaux numériques. Ma réminiscence tient en peu de mots. J’avais regardé un soir, avec ma mère, dont je ne crois avoir jamais confié ici qu’elle était italianiste, un film transalpin, en noir et blanc, doux-amer, sur le grand retournement d’alliance italien de l’été 1943, vu au ras du sol d’une caserne et de ses pauvres soldats désorientés. Si je garde un bon souvenir du long-métrage, je me rappelle surtout que la durée du film excédait celle des bandes de la cassette et que je n’en ai jamais vu la fin – à un quart d’heure près, je crois. Évidemment, j’ai oublié le titre, le nom du réalisateur, celui des acteurs, et tout ce dont je me souviens ne serait d’aucun secours au cinéphile le plus érudit (à moins que ? …). Ce (minuscule) traumatisme, longtemps enfoui, a resurgi aux premiers dialogues du Printemps du guerrier, dont l’ambiance, le ton, la manière, répondent en un lointain écho à ce film pour moi demeuré inachevé. L’action se déroule, on l’aura compris, en 1943. De jeunes recrues sont (mal) préparées, dans des casernes miteuses, par des officiers de qualité fort variable. Demain, elles seront appelées à servir dans les lambeaux de l’éphémère empire fasciste ; ou à mourir, comme tant d’autres, dans les interminables plaines d’Ukraine et de Russie – voir, dans un tout autre registre, Le Cheval rouge, d’Eugenio Corti. Même si l’Italie tient encore son rang auprès de l’Allemagne, elle a été ravalée par les événements du rang d’acolyte privilégié à celui de vague comparse, pour lequel on n’éprouve plus, à Berlin, qu’une commisération gênée, si toutefois – le fait est improuvé – un Nazi peut ressentir ce genre de sentiments. Le débarquement des forces alliées en Sicile, début juillet 1943, ouvre un nouveau front. L’Italie cède du terrain, renverse quelques jours plus tard son Duce, et le nouveau gouvernement, sous l’égide du Maréchal Badoglio, capitule bientôt, le 8 septembre, face aux anglo-saxons. Les Allemands, qui ont libéré Mussolini par une opération rocambolesque, l’installent à la tête d’un régime fantoche, à Salò. Si l’Italie est sortie de la guerre, la guerre, en revanche, est entrée en Italie. Pendant deux ans, le pays voit s’affronter, avec une rare brutalité, deux camps : au nord, les troupes allemandes, soutenues pour les opérations « policières » par les hommes de Salò ; au sud, les troupes anglo-saxonnes et leurs alliés locaux, souvent communistes, les Partisans.

Ces événements, que j’ai résumés en quelques lignes, constituent la trame du roman de Fenoglio, largement tiré de ses propres souvenirs de guerre. Bien évidemment, le personnage principal, un jeune sous-officier, surnommé Johnny – dans le civil, comme l’auteur, il étudiait l’anglais –, ne voit tout cela que de très loin, ou, pour le dire plus précisément, de très bas, c’est-à-dire du sol. Les angles morts du souvenir donnent toute leur saveur à ce récit-témoignage d’une saison de déliquescence. Fenoglio a un ton très particulier, une sorte de distanciation factuelle qui peut tromper le lecteur. Son livre appartient à cette catégorie de livres plus écrits qu’ils n’en ont l’air. C’est là souvenirs de guerre, oui, et alors ? La vie quotidienne médiocre de la caserne, les engagements, les combats, la fuite, combien d’hommes ne les ont pas racontés ? Quelle différence cela fait-il avec des milliers d’autres témoignages de ce type ? Eh bien ! si différence il y a, elle tient à la griffe de l’auteur, à son souci du détail, à la précision d’une architecture pourtant soumise aux hasards d’une déroute. Fenoglio offre là un récit composé avec une fermeté d’autant plus admirable qu’elle est invisible au lecteur distrait. La remémoration devient quête de sens, par la fiction. Le livre s’organise en trois temps, à la mesure de l’histoire heurtée de l’Italie d’alors. Un premier mouvement emporte le jeune élève officier des derniers mois de sa formation à la chute de Mussolini ; un deuxième le mène désertant des faubourgs de Rome vers son Piémont natal aux premiers jours de l’offensive allemande ; un troisième le présente intégrant les rangs des partisans qui, derrière les lignes de l’Axe, tentent de se constituer en maquis. L’écrivain donne à voir, par son récit très sec, libéré de toute ornementation superflue, le délitement de l’été 1943, annoncé par la lassitude, sourde ou volubile, qu’expriment presque tous les personnages. Dès l’ouverture du livre, personne n’en peut plus de cette guerre lointaine et pourtant omniprésente. Les pages grotesques consacrées à la formation des sous-officiers montrent une armée dépenaillée et gouailleuse, menée par des bravaches et des fripouilles, dans un grand écart permanent entre le clinquant de la rhétorique et le négligé de la réalité. Ces pages-là étaient attendues, montrant l’armée italienne telle qu’elle fut, bouffonnerie d’autant plus carnavalesque que son destin est connu du lecteur.

Au Printemps du guerrier succède un été de débandade, celle des troupes italiennes, de ces soldats et de ces officiers démoralisés, qui s’empressent, une fois connues les rumeurs de l’armistice, de se démobiliser eux-mêmes et de rentrer, comme ils le peuvent, vers leur paese. La camaraderie des jeunes officiers ne tient pas un instant face à ce « chacun pour soi » général par lequel on reconnaît une armée en fuite, une armée qui n’en est plus une. On naît seul, on vit seul, on fuit seul. Deux forces opposées émergent du livre : les troupes du Duce, rassemblement factice et hétéroclite d’individus venus de toute l’Italie, presque étrangers les uns aux autres, sans autre conviction qu’un secret espoir de leur propre défaite ; les troupes partisanes, armée de fortune, contingente, mal équipée, mais soudée par un même sentiment du lieu, par une même espérance. L’armée italienne que présente Fenoglio n’avait ni cohésion, ni solidarité, ni conscience d’elle-même, sinon les quelques rudiments médiocres que le nationalisme fasciste avait cru inculquer à des soldats imbus des particularismes de leur paese. Les dialogues de la première partie, alors que l’Italie combat encore aux côtés de l’Allemagne, sont très révélateurs. Le lecteur retient moins les identités personnelles que les origines géographiques. Il y a là le Sicilien, le Napolitain, les Romains, le Piémontais, l’Émilien, le Lombard, le Frioulan ; l’Italien, en tant que tel apparaît comme un régional mal peint aux tri-couleurs, un fantasme de propagandiste, un rêve de nationaliste intoxiqué par des théories fumeuses. À la moindre incertitude, le vernis craque. Paniqués, sans hiérarchie, sans patriotisme particulier, les compagnons d’armes de Johnny s’empressent de fuir Rome, cette capitale qui n’est pas la leur – quelques remarques en ce sens, hostiles à la « ville éternelle » parsèment le texte. L’Italie se démantibule en provinces, son armée en atomes humains, lancés, éperdus, sur les routes de leur pays natal. À l’inverse, les partisans, dont le regroupement tient à des hasards de rencontre – ce fut le cas pour Johnny – sont armés intérieurement pour le combat, combat aussi localiste que politique. Ils prennent des risques, sont volontaires pour s’engager à l’arrière des troupes allemandes. Ils savent pour quelles raisons ils sont ensemble. Les partisans ne sont plus ces régionaux un peu folkloriques, archétypiques, qui s’apostrophaient dans l’ennui des casernes romaines ; ils sont des « guerriers », dont la personnalité et le nom comptent plus que leur origine, d’ailleurs commune. Leur guerre se fera entre trois collines, les leurs.

Entre ces deux engagements de Johnny, le forcé et le volontaire, le texte présente, au centre, le récit très impressionnant d’une fuite. Les soldats ont troqué rapidement leurs encombrants uniformes pour de peu seyantes tenues civiles, obtenues auprès de Romains trop heureux de pouvoir profiter de cette demande pour céder à prix d’or des costumes élimés et des chemises usées. Qu’ils sont repérables, parmi ces populations de femmes, de jeunes enfants et de vieillards, ces hommes jeunes, accoutrés de tenues qui trop grande, qui trop petite ! Les troupes allemandes n’ont guère de mal à les remarquer, à les arrêter, pour les prendre en otage, les déporter ou les fusiller comme déserteurs. Johnny, dans les cinquante pages d’une fuite angoissée et éprouvante, aura un peu de chance, et, parfois, le soutien amical et tacite de compatriotes inconnus. Parti trop tard, du fait d’une garde jamais relevée dans la campagne romaine, le personnage principal doit agir en urgence, trouver les moyens d’éviter la déportation, ou l’intégration forcée dans les rangs des troupes fascistes en (vague) recomposition. Dépourvu de soutien, il se dirige seul vers la gare de Termini. Les trains bondés remontent, lentement, sans être assurés d’arriver vers le lointain nord, où règne, pour des mois encore, la Wehrmacht. Les pages de ce retour au Piémont sont celles d’une débâcle ; elle ne s’achève qu’au moment où un camion de partisan intercepte le sous-officier en fuite. Le destin est un hasard, le destin en temps de guerre est un hasard au carré, au cube, puissance cent. Le récit de Fenoglio prend des chemins qui bifurquent, infiniment. Autour d’un point fixe, Johnny, des hommes et des femmes apparaissent et disparaissent, pendant quelques lignes ou quelques pages – le lecteur finit par ne plus discerner personne parmi cette masse de personnages connexes, inconnus une page plus tôt, oubliés une page plus tard. La guerre, immense et monstrueuse catastrophe collective, est avant tout un agrégat de malheurs individuels, une somme dont chaque partie est une épopée, une tragédie, un drame ou même, pourquoi pas, une comédie.

Mais, au fond, Johnny lui-même s’en va-t-il vraiment en guerre ? Est-il un guerrier ? À la manière du Camus des « épées de soleil » qui déchirent la morne trame de L’Étranger, Fenoglio utilise avec beaucoup de prudence les métaphores. Son récit s’attache à une certaine ligne claire, d’où n’émerge nul lyrisme malvenu. En adoptant ce ton de réaliste froid et lucide, l’auteur rend plus saillantes encore ses quelques figures de style, percutantes et inattendues. Il faut un peu de temps pour observer qu’assez peu nombreuses, les comparaisons sont néanmoins souvent construites de la même manière : leur référent, c’est la guerre. Que Johnny contemple des étoiles, la campagne ou l’eau, tout est toujours ramené au conflit. Les termes de comparaison, de ce fait incongrus, ne sortent jamais du lexique du combattant. Les étoiles sont des hydravions en flamme, les projecteurs tailladent le ciel comme des lames, le tonnerre de l’orage se confond avec des frappes d’artillerie, etc. Quand il s’agit de parler des vapeurs d’une usine, dans un accès aussi rare que subit de lyrisme, « les véloces patrouilles d’acide picrique décollaient pour affronter désespérément la statique patrie de la nuit ». Le monde entier, des éphémères voletant dans l’air moite aux étoiles immuables, du vent soufflant dans les branches à la pierraille effondrée, s’assimile à la guerre, alors même que cette guerre, Johnny n’y participe pas une fois avant la dernière page du livre. L’univers est ramené à un état de guerre totale, perpétuelle, universelle dont n’est précisément exclu qu’un homme, le prétendu guerrier, Johnny, point central du récit. Il voit la guerre partout, il sent la guerre partout, il entend la guerre partout ; mais jamais elle ne paraît devoir l’atteindre. Le destin semble tenir à l’écart celui-là même qui serait appelé à combattre, par une ironie aussi absurde que signifiante. L’auteur souligne ainsi d’un même mouvement les incohérences de l’histoire et la solitude du personnage principal, cette solitude fondamentale d’un homme seul face à un déchaînement guerrier qu’il paraît repousser aussi sûrement que l’antimatière exclut la matière. Il lui suffit de se voir confier une mission pour que, durant son absence, un engagement se produise. Il lui suffit d’être envoyé à droite pour qu’à gauche s’engage un combat. Il lui suffit d’être à l’arrière pour que l’avant attaque, à l’avant pour que l’arrière se défende. Comme l’Elpénor de Giraudoux, Johnny n’est jamais où l’histoire se déroule. Non d’ailleurs qu’il s’en plaigne particulièrement – ce n’est pas ici La Conquête du Courage. Dans une société en plein effondrement, la survie est une question de chance, et même une forme d’absurdité. Peut-être faut-il alors voir, dans la résolution offerte par les dernières lignes du livre, non autobiographiques, ce sens qui manquait au récit tout entier, cette fin qui, par sa cohérence, donne rétrospectivement une direction à cette geste absurde : le guerrier enfin trouva sa raison d’être.

Dans Le Printemps du guerrier s’esquisse le récit romancé d’une vie de soldat devenu, par hasard mais non sans conviction, un partisan. Fondé sur un matériau largement autobiographique, il témoigne, avec une élégance, une clarté et un équilibre remarquables, de ce que put être, pour un Italien, l’année 1943, cette guerre totale, universelle, en un mot, mondiale, dans laquelle un homme, et partant, peut-être, le pays tout entier, ne trouvait plus sa place. L’armée italienne, rassemblement factice, s’était effondrée ; ses hommes fuyaient ; certains d’entre eux trouvèrent néanmoins, dans l’engagement partisan, le moyen de participer, eux aussi, au conflit en cours, de se raccommoder avec eux-mêmes. Alors se comprend mieux la sérénité finale du roman ; Johnny, Fenoglio, ou bien l’homme peut-être, est rédimé. À bien y repenser, en écrivant ces lignes, je me rends compte que ce livre dépasse probablement, de loin, tout ce que le film oublié dont je parlais plus haut aurait pu m’offrir si seulement j’avais pu le voir jusqu’à son terme.

 

Cocteau, ô Cocteau !

J’avais beaucoup aimé lire, voici quelques années, Paris, ô Paris !, recueil d’articles des années 50, composés par l’écrivain et journaliste italien Alberto Arbasino (paru aux éditions du Promeneur, où les amateurs trouvent toujours matière à satisfaire leurs appétits italiens). C’était à l’époque où, bien introduit à Paris, encore capitale du XXe siècle artistique, on pouvait rendre visite successivement à Céline, Mauriac, Cocteau, Jouhandeau, Malraux, Paulhan, Camus, Simenon, Léger, Miller, Picasso, Sartre, Aragon, Robbe-Grillet, Aron, Wahl, de Roux, Breton ou encore Julien Green – la liste reste ouverte. Arbasino les rencontra presque tous, livrant à la presse italienne quelques tableaux, souvent doux-amers, parfois sarcastiques, d’une certaine réalité parisienne et littéraire. À l’inverse du respectueux Eugenio Montale (voir le recueil En France, paru à La Fosse aux Ours), envoyé en France à peu près à la même époque, prenant religieusement en note les plus profondes pensées des grands esprits, le jeune Arbasino, âgé alors d’une vingtaine d’années, n’était pas toujours bienveillant avec ceux qu’il rencontrait. Les idoles littéraires, saisies dans leur intimité, étaient ramenées à des proportions plus humaines, à cet en deçà de l’œuvre qui caractérise l’écrivain observé à un instant parmi d’autres de sa vie privée. Le transalpin avait pour lui, il est vrai, l’insolence de sa jeunesse. Il portait un regard acéré sur ses interlocuteurs, usant avec adresse, dans ses textes, du petit détail moqueur et signifiant – ainsi François Mauriac, pontifiant gravement, chez lui, sur les rapports de l’Église et de la Démocratie Chrétienne, vêtu d’un veston croisé, de sa légion d’honneur et… de pantoufles ornées de la figure joviale de Mickey Mouse.

Dans ces portraits, l’auteur ne juge jamais explicitement, il expose, compose, coupe et par là, émet une forme d’opinion tout en sous-entendus. Les effets de juxtaposition, les incongruités, les citations font la saveur de ces articles gentiment moqueurs. L’irrévérence du jeune Alberto Arbasino divertit encore aujourd’hui, même si l’auteur est désormais un vieux monsieur de 84 ans, dont les œuvres, consacrées, sont parues récemment à la « Pléiade » italienne, I Meridiani. Après quelques hésitations, j’ai choisi un des chapitres qui m’avaient le plus amusé alors – peut-être, aussi, parce que l’œuvre et la personnalité de son sujet m’ont plus souvent agacé que touché.

La cuisine d’un académicien

Le nom de Palais-Royal pourrait suggérer des souvenirs imagés, des nobles rêveries ; mais l’on sait bien que l’immense édifice à arcades, avec ses jardins au milieu, est subdivisé en des centaines de petits appartements et boutiques, petits et même misérables ; dedans, il y a de tout. À intervalles réguliers, des escaliers larges ou étroits s’ouvrent sur des ruelles discrètes et sombres : comme l’ombreuse rue de Montpensier.

Sur le premier palier s’entrouvre une porte ; et la gouvernante qui répond durement au téléphone passe la tête en s’exclamant comme au théâtre : « Mensonge ! Mensonge ! Monsieur n’attend personne ! Monsieur ne téléphone jamais à personne ! » Derrière elle, à un mètre, on entend Monsieur qui hurle au téléphone : « Je ne parle jamais au téléphone ! » dans un tourbillon de chats siamois noisette, à la queue et aux oreilles marron sombre. L’un d’eux s’échappe par la porte : sera-ce la faute du visiteur ? Et tant pis si celui-ci observe qu’un de plus ou de moins, quelle différence cela fait-il, dans quelques mètres carrés ? « Mensonge ! » répète la gouvernante, offensée, tandis que les chats se pressent et débordent sur les marches : quelle odeur ! « Vous n’avez jamais, jamais parlé à Monsieur ! » Et pourquoi donc ne pas demander directement à Monsieur si c’est vrai ou non ? Et, après avoir traversé et retraversé les chats, aussitôt calmée et amadouée : « Que voulez-vous ! Il faut bien que nous nous défendions ! Il y a toujours quelqu’un qui tente d’entrer à la maison ! »

Et la maison de Cocteau est vraiment très petite. Entre-temps, silencieux et envahissant, est arrivé sur le palier un vieux monsieur, tout en gris clair et tout respect. Nous sommes introduits ensemble et l’on nous installe, moi dans la cuisinette et lui dans les toilettes, portes ouvertes sur la petite entrée. Invités de manière aimable et globale à nous asseoir où nous pouvons, nous prenons place sur un escabeau et sur le siège.

On ne voit qu’une autre pièce dans l’appartement, lit-séjour-atelier, pleine de chats ; et le Poète, le visage hilare et enflammé, va de l’une à l’autre, nu sous un simple peignoir blanc de tissu-éponge. Je voudrais bien avoir à son âge la même peau que lui ! Il est lisse, rose, beau.

Le vieux monsieur dans les toilettes, vêtu d’une symphonie de gris sur une note fondamentale couleur souris, gants à la main, canne qu’il ne pose pas, parapluie, chapeau et rosette de la Légion d’honneur, est un de ces vaniteux qui ont le désir effréné de devenir académicien, et qui dans ce but font la tournée de ceux qui le sont déjà, pour les assaillir et les étouffer de bassesses et s’assurer ainsi leur voix. Enfermés tous deux dans les toilettes, ils se répètent en hurlant « Cher Maître » et « Cher Monsieur », chacun tentant d’avoir le dessus dans cet exercice de charme.

« La seule chose qui m’a fait plaisir là-dedans, déclame celui qui est déjà académicien, c’est qu’ils m’ont reçu non pas tant comme un maître, mais comme un mauvais élève !

– C’est cela, c’est bien cela, confirme, haletant, celui qui ne l’est pas encore. C’est vraiment cela, c’est tout à fait cela, les autres académiciens vous ont honoré comme quelqu’un qui vient d’un autre pays ! Comme le représentant d’un territoire qu’ils ne connaissent pas ! Un galopin !

– Oh oui ! oui ! commente l’académicien, très content. Et moi, je me suis laissé accueillir surtout en pensant qu’entrait avec moi sous la Coupole un délégué de tous ceux qu’on prétend refuser : un contrebandier du non-conformisme. La révolte, toujours, n’est-ce pas ! »

Dans la cuisine, au milieu de petits placards blancs de menuiserie, avec des chats jusque sur la tête (je ferai semblant de les aimer), la gouvernante se déboutonne immédiatement en des confidences de servante. Elle tente d’abord de tout raconter sur elle-même. « Qu’est-ce que vous croyez ? me fait-elle, ici, ce n’est qu’un trou, rien d’autre qu’un pied-à-terre, mais à la campagne, à Milly, Monsieur a un immense château, qui est sa véritable maison, un château ancien avec plein de salons, où il vit avec son fils adoptif, qui était ferblantier avant, et toujours des invités, toujours des invités…

« Monsieur ne fait pas attention à l’argent. Il dit que ce n’est pas important, et il se contente de rien. Il n’en a jamais eu beaucoup, mais autant il en rentre, autant il en sort. C’est qu’il fait tellement de bien… Regardez ça, regardez ça. »

Et dans un petit buffet, entre assiettes et sucriers, elle montre les paquets de lettres : prêtres de campagne, ambassadeurs, universités étrangères, publications officielles de l’Académie… « Regardez celle-là : c’est trois grands jeunes gens de Venise qui me l’ont envoyée, grands et gros, ils riaient tout le temps, ils remplissaient toute la cuisine, et gais, gais ! des gens des arts, de la couture, toujours envie de plaisanter, mais je ne sais pas si Monsieur pourra, il est tellement pris… »

«… Mais le plus important, c’est qu’on me nomme docteur honoris causa d’Oxford ! lance celui-ci en ressortant des toilettes, et j’aurai robe jaune et toque noire, et je serai très bien ! Tous les mauvais chemins mènent à Oxford ! L’école buissonnière est parfois plus avantageuse que les grandes routes recommandées par les guides officiels de l’esprit ! Je suis en train de préparer le discours aux étudiants, naturellement sur la poésie : la poésie est une solitude effrayante, une malédiction de naissance, une maladie de l’âme… Contagieuse ! … La poésie est une arme secrète, dangereuse, précise, au tir rapide, et qui parfois ne touche son but qu’à des distances incalculables… La poésie, au lieu d’orner de vocables certaines idées, puise sa pensée dans les vocables…. Elle trouve d’abord et cherche après ! … Déshabillez l’âme ! Ce que le public te reproche, cultive-le, c’est toi ! » Un ambassadeur anciennement en poste à Rome téléphone de Marseille, et il se précipite alors dans la petite entrée : « Comment va le Saint-Siège ? »

L’antichambre, qui est un véritable trou, devient une cabine quand on ferme les portes recouvertes d’ardoise, sur lesquelles sont écrits à la craie les noms et les numéros de téléphone les plus importants. Il y a encore Gide, peut-être parce que, lors de l’élection de l’académicien, on répétait d’un air d’autorité : « Si Gide l’apprend, il va se retourner dans sa tombe. » Et le poète, prompt : « Comme si, de son vivant, il ne l’avait jamais fait ! »

Il reparaît aussitôt. « Je n’écris plus ! Suffit ! Je le dis toujours à Picasso : écrire, c’est vraiment « s’enfermer », c’est un travail, et un travail pénible. Et pour qui, du reste ? Pour des lecteurs que vous ignorez, pour des étrangers qui ne vous connaîtront qu’à travers des traductions ! Au contraire, pour le peintre, c’est tellement plus facile : tout le monde, même les étrangers, même les âmes simples, tout le monde est en mesure de comprendre son travail. Et puis c’est beaucoup plus amusant. Ainsi, je me repose en peignant. J’ai deux œuvres importantes en cours : la salle des mariages à la mairie de Menton, beaucoup de mètres carrés de fresque. Et je suis en train de restaurer une chapelle de pêcheurs, à Villefranche. Elle tombait en ruine, abandonnée par tout le monde, on y mettait les filets et les casiers. Mais maintenant nous l’arrangeons : ce sont des souvenirs de jeunesse qui reviennent, ces pêcheurs ont des fêtes secrètes superbes, ils brûlent une barque la nuit de la Saint-Pierre… »

C’est à présent Genet qui téléphone (les interlocuteurs sont annoncés comme dans les programmes de variétés), avec une verbosité interminable. On entend qu’il ne cesse de se plaindre. (Et nous au contraire, en enfants modèles, toujours là avec notre bonne éducation stoïque…) J’en profite pour regarder les photomontages, il en possède tellement : certains épigones les lui préparent, et il les trouve divins.

Voici Picasso qui peint en short et chemisette d’Américain, et Sacha Guitry habillé en Napoléon : mais le visage est toujours celui de l’académicien. Et lui encore, sur une de ces incroyables photographies de Pie XII (qui lui ressemble énormément) avec des agneaux à ses pieds et des petits oiseaux sur les mains, regardant Jésus. Puis un Montherlant costumé en toréador dans l’arène, toujours avec le visage de l’académicien, tandis que la tête de Montherlant, les joues creuses, les cheveux courts et l’air courroucé, est allée finir sur le petit corps de Louison Bobet qui gagne une étape du Tour de France, avec une moue.

Quand il réapparaît, le Poète a au cou une écharpe blanche de soirée, et il annonce qu’il est aussi fatigué du théâtre. « Pirandello avait raison, il me le disait toujours : la véritable scène est une rue italienne, avec beaucoup de spectateurs aux fenêtres, et tout un peuple d’acteurs magnifiques qui jouent du matin au soir. Bien autre chose que ces cabotins de théâtreux professionnels. Je voudrais pouvoir aller plus souvent en Italie. Elle m’enchante, elle me ravit. »

Nous nous levons, il faut passer dans la chambre à coucher, tendue d’un magnifique velours vert. «… Du reste, au théâtre, ne me plaisent que ces choses où, à la fin, tout le monde s’explique, ils s’avancent et disent tout, ils partent, arrivent, meurent, ou bien se marient. » Il se lève d’un bond, et retourne dans les toilettes pour être un peu avec l’aspirant académicien.

La cuisine se remplit de nouveaux arrivants. « Notre époque est celle de la hâte, et la jeunesse moderne en est victime parce qu’elle fait de l’auto-stop moral au lieu d’écrire à la main. » Sans les regarder, il revient sur le lit où je suis assis et s’exclame, enthousiaste : « Les Mille et Une Nuits ! Maciste et la Vamp ! », et il entame une série de déclarations sur le cinéma. Totalement raté, dit-il : ce n’est que retour du mauvais goût, et bâtons dans les roues des jeunes.

« Vous voyez, me fait-il avec ardeur, le grand mauvais goût est une chose magnifique ! Ce qui fait peur, c’est le mauvais goût du bon goût, vous comprenez ? Si l’on peut dire : le mauvais goût avec la pédale douce… »

Il saisit un chat, le repose, court téléphoner à Gabriel Marcel. Il revient après avoir changé d’écharpe. « En ce moment, je me refuse à faire du cinéma. » La gouvernante vient lui remettre une liste d’appels téléphoniques. Elle dit qu’une célébrité (avec un clin d’œil) a déjà appelé quatre fois.

« Pourquoi devrais-je faire, moi, des choses qu’on empêche les jeunes de faire ? J’aurais honte, j’aurais l’impression de profiter de la position de celui qui a tous les avantages. Je préfère rester dans l’opposition, dit-il. Et puis, dès lors que toute cette affaire n’a vraiment plus rien de commun avec la culture, en quoi voulez-vous qu’elle m’intéresse ? Ces producteurs qui cherchent à descendre toujours plus bas, et qui font tout pour ne pas élever le niveau, agissent d’ailleurs de la façon la plus aveugle. L’Éternel Retour est un film qui a gagné des sommes énormes : et pourtant, comme j’ai dû me disputer pour imposer ce sujet ! Tout le monde me disait : « Ils meurent à la fin, c’est triste et cela ne fait pas recette. » On l’a bien vu ! »

On entend protester à haute voix. À la porte, la gouvernante est en train de chasser quelqu’un.

« Et d’ailleurs il est honteux que les jeunes n’aient pas aujourd’hui la possibilité de travailler. On se méfie d’eux et on leur demande : « Qu’est-ce que vous avez fait jusqu’ici ? » Avant même de confier une tâche, on veut déjà voir des résultats. Mais si l’on ne commence pas par les faire travailler, quels résultats attend-on ? Et pourtant il y a des jeunes très compétents, ils pourraient faire d’excellentes choses. L’auteur du Sang des bêtes, tout sur les abattoirs, vous l’avez sans doute vu ! Il a l’intention de faire un film d’après l’un de mes livres, et moi aussitôt, pour l’aider, je lui ai donné gratis tous les droits. Mais les producteurs n’ont pas confiance, ils viennent ici me demander : « Mais c’est vous qui faites ensuite la supervision ?… » Quelles sottises ! Moi, ce garçon, j’ai confiance en lui, il est capable de très bien faire tout seul, je le sais. Mais en attendant, la chose n’avance pas. » Il fait tristement la tournée de la cuisine et des toilettes, où il recueille de nouveaux tributs d’admiration, et il revient réconforté pour parler de ses nouveaux projets.

« … Qui ne sont d’ailleurs pas des vrais projets, parce que, si je faisais un film aujourd’hui, je voudrais faire un film « de jeune », qui coûte très peu, peut-être même en me rattachant au Sang d’un poète. J’aimerais décrire la journée d’un écrivain, mais « tout faux », faux au sens de Picasso. La véritable journée intérieure de notre « moi » profond. Ce qui se passe dans l’âme du poète n’est pas moins incroyable que les mœurs des Mongols : Marco Polo les décrivait et on ne le croyait pas. Du reste, l’art est un scandale d’exhibitionnisme avec pour seul prétexte qu’il se pratique devant les aveugles : il faudrait un Champollion de l’écriture pour en déchiffrer les énigmes, pour l’artiste lui-même aussi… Et avec tout cela, affirme-t-il, péremptoire, j’ai horreur des œuvres d’imagination.

« Ce n’est pas le travail du théâtre, ou le film, reprend-il, qui m’intéresse : c’est autre chose. Je crois que l’on peut trouver des indications précieuses dans la littérature populaire, qui est toujours en avance sur le roman littéraire… Parce que, dans ce dernier, on parle en se disant encore : « Monsieur, Madame… », et, par ailleurs, nous en sommes déjà à la science-fiction, où les personnages découvrent d’autres dimensions dans la leur, vous comprenez ? » dit-il confusément, cependant que la foule de ses disciples se presse et s’entasse à la porte.

La cuisine et les toilettes ne suffisent plus à les contenir. Toutes les portes s’ouvrent toutes grandes, et nous nous mettons debout pour écouter le finale.

« Aujourd’hui, la bêtise se voit davantage », affirme l’académicien, et il noue bien serrée la ceinture du peignoir blanc. « C’est inédit », ajoute-t-il.

Les chats siamois mangent du pain et du lait, les acolytes et les prosélytes l’entourent d’une approbation sincère.

« Elle se voit davantage parce qu’elle a droit à la parole. Aujourd’hui on interroge la Bêtise en public, et elle accorde des entretiens. Cela aussi, c’est inédit. » Il se tourne vers tous ses admirateurs, et il martèle : « AUJOURD’HUI, LA BÊTISE PENSE ! »

(Printemps 1956)

Paris, ô Paris, Alberto Arbasino, Le Promeneur, 1997 (trad. Dominique Férault) (Première éd. originale 1995) , pp. 47-54