
Parmi les idées reçues qui circulent de nos jours, une, en particulier, m’insupporte. Il faudrait se féliciter de l’évolution de la langue, se réjouir de ses inflexions, célébrer la moindre de ses modulations. La langue évolue (sous-entendu, évidemment, elle progresse), c’est heureux ; elle s’ouvre et varie. Héraclite ne disait-il pas, plus de deux millénaires avant nous, que « rien n’est permanent, sauf le changement » ? Félicitons-nous donc de cette nouvelle vérification de l’aphorisme héraclitéen ! Que la langue se transforme doit nous réjouir ! Pour les psittacidés qui ont tribune ouverte un peu partout, si le français change, c’est que le français vit. Merveilleux ! Des vers s’agitent dans le cadavre, c’est donc que le cadavre est encore en vie. Extraordinaire logique ! La vieille langue compassée des bonzes de l’Académie est oubliée ; le français de papa est mort ; la langue moderne est née. Où l’entendre ? Parmi l’élite. Écoutez France-Culture ou France-Info quelques instants. Appréciez en les dialogues, les incises, les questionnements, la syntaxe ! Admirez quelle pensée structure ces conversations ! Un monde nouveau se présente à nos oreilles émerveillées, un monde de spontanéité, de liberté linguistique, où les plus audacieuses trouvailles sémantiques le disputent aux plus étonnantes concaténations grammaticales. « C’est vrai qu’on va dire que la question c’est sur qu’est-ce qu’il faut faire en fait. » « On s’interroge, quelque part, sur faut-il intervenir. » « Après, avec cet opus de Wagner, on est dans l’émotion. Moi, j’dis que c’est que du bonheur !» « Au final, quelque part, c’est pas sûr. » « Ce sont des opus éponymes, lequel on va les écouter d’abord. » « C’est seulement di-h-euros » « Ayant annexé la Crimée, on est dans l’attente sur ce que va faire Poutine. » Ai-je besoin de continuer ? Les exemples sont innombrables, tellement innombrables que les phrases correctes, présentant des interrogatives indirectes élégantes, sans chevilles ni tic verbal, exprimant clairement une pensée construite sont devenues l’exception, sur les ondes mêmes où elles devraient être la règle. Il ne s’agit pas là de formulations populaires, qui auraient trouvé, dans la France des vingt dernières années, un terreau pour se développer. Il ne s’agit pas d’argot. Il ne s’agit pas des simplifications, orales, d’une langue écrite trop riche et chamarrée (dire « on s’interroge sur qu’est-ce qu’il faut faire » ne simplifie pas « on s’interroge sur ce qu’il conviendrait de faire »). Non, c’est autre chose, que je peine à nommer, tant ce phénomène, largement ignoré, semble sans précédent. Je n’en ai pris mesure que graduellement, chaque découverte s’ajoutant aux précédentes pour constituer un panorama sinistre, celui de notre langue, telle qu’elle se pratique parmi ceux qui se prévalent du monopole de la pensée, de la création et de l’expression. En peu de temps cette parlure contemporaine a infecté le parler commun et il devient, même pour d’obscurs commis provinciaux comme moi, impossible d’y échapper. Je peine parfois à comprendre ce que les techniciens me disent dans leur baragouin grammaticalement brumeux, duquel n’émergent que quelques termes savants et polysyllabiques, qui dénotent chez mes interlocuteurs l’obtention régulière de titres et diplômes officiels. On écorche la langue au quotidien comme un comte d’Artois écorchait des braconniers surpris dans ses bois au XIIIe siècle. C’en est au point que l’expression « tuer pour une virgule », pour le dire en néo-français, eh bien, « ça me parle »…
Je crois que je dois rapidement lever une ambiguïté. Même si je la respecte généralement – il m’arrive de laisser passer des coquilles, hélas – je ne suis pas un fanatique de l’orthographe. C’est une maladie bien française que ce culte maniaque de la dictée, de la précision orthographique, de la règle, de la contre-règle, de l’exception et de la contre-exception. Exercice scolaire par excellence, la dictée a, selon moi, sa raison d’être, à la condition de s’articuler avec la grammaire et la syntaxe. L’orthographe est l’esclave de la pensée, pas son maître. Défendre l’orthographe seule équivaut à défendre, de manière parfois absurde, des variations d’usage entrées dans le marbre des dictionnaires, avec un certain arbitraire qu’a mal tempéré l’esprit de système français. Parce qu’elle est difficile à maîtriser, qu’elle exige bien des efforts, qu’elle a longtemps valorisé le petit écolier français, l’orthographe française devrait, selon un lieu commun trop répandu, être défendue comme un des trésors sublimes de la langue. Non. Les pires exceptions – songez aux règles des majuscules, à certains accords ou aux redoublements de consonnes sur des mots très proches (chariot, charrette ; rationnel, rationalité) – ne sont pas en elles-mêmes des beautés naturelles et intangibles. La langue ne souffre pas des petites écorchures orthographiques que nous lui infligeons à l’occasion. Si elle devait aplanir les pires exceptions de son lexique, je l’accepterais bien volontiers. Seulement, le français ne périt pas, actuellement, de ces petites erreurs excusables. Il périt d’un déficit grammatical généralisé, celui-là même qui, dans les petites classes et parmi le commun, fait confondre « et » avec « est » ou « ait », qui fait conjuguer et accorder les verbes au hasard Balthazar, ou qui fait écrire n’importe quoi, n’importe comment – le déchiffrage de courriels est tout un art dans ma province. Ces problèmes, que nul ne peut nier, sont aggravés par la tendance très nette qui m’intéresse aujourd’hui : l’affaissement syntaxique généralisé qui a atteint aussi bien la tête, les diplômés, l’élite, que son porte-voix médiatique, le grand propagateur de l’effondrement langagier. Je pense que les partisans absolutistes de la pureté orthographique auront fait beaucoup de mal, paradoxalement, aux défenseurs de la langue en ridiculisant leur cause (parfois difficile à soutenir) et rendant impossible la défense de son véritable sanctuaire : la syntaxe, dont Rivarol disait qu’elle était, en français, « incorruptible ». (Pauvre Rivarol)
Écoutez l’élite. Écoutez les ministres, les professeurs d’université, les députés, les chercheurs, les journalistes, bref des gens ayant bénéficié d’une certaine éducation, pour qui s’ouvrent les tribunes et les micros des organes médiatiques les plus prestigieux. Écoutez-les parler, le plus sérieusement du monde, bardés de leurs titres, de leurs connaissances, de leur savoir. Écoutez-les haleter dans des émissions où ils s’acharnent à dire le plus de choses, le plus mal possible. Écoutez les débats des économistes sur France-Culture le samedi matin ; écoutez parler tel ou tel historien ; écoutez M. Voinchet, l’animateur des « matinales » de la radio publique culturelle, donner des leçons de français à un académicien… et se ridiculiser tout seul (il avait morigéné son interlocuteur du haut de son savoir d’agrégé en lieu commun : « vous avez écrit « c’est d’amour qu’il est question », ah, ah, vous êtes académicien, mais vous vous êtes trompés, on dit « c’est d’amour dont il est question », enfin » ! L’académicien était resté abasourdi devant une inculture affichée avec tant de morgue). Je ne sais par où commencer tant l’effondrement de la langue, et, partant, celui de la pensée, transparaît des débordements radiophoniques de glossolalie asyntaxique. Puisqu’il faut débuter… Prenons un économiste, professeur d’une des plus grandes universités françaises, enseignant dans les meilleures écoles, reconnu par ses pairs comme un savant de valeur, et écoutons-le, sur une radio publique, à propos de la situation de l’euro, lundi dernier (pour que ce paragraphe soit pleinement illustratif, j’ai caricaturé ces propos, tenus le 19 mai, afin d’y insérer toutes les formulations étranges dont le « français d’élite » est désormais vérolé quotidiennement ; les propos, même sans mon passage, étaient navrants) :
« C’est vrai que la question qu’on s’pose en ce moment, c’est sur faut-il sortir de l’euro. C’est vrai que ça fait sujet. L’euro, il est contesté, mais on oublie de dire qu’il nous protège. J’vais m’répéter mais quand on dit qu’on veut quitter l’euro, qu’on veut être en dehors de l’euro, moi j’veux rappeler que si on est demain dans le retrait de l’euro, on est en fait dans la fragilisation permanente de la monnaie, on est en fait dans la dévaluation permanente, ou dans la menace de dévaluation permanente. C’est ça qu’on oublie. En fait, on serait replongé dans les années 70-80, et en fait dans les années 80, les monnaies étaient toutes fragiles, toujours attaquées. On était tout le temps dans la défense de la monnaie. Au niveau des marchés, c’était compliqué. Après, moi je dis qu’il faut le dire, tout ça, qu’il faut rappeler ce qu’une sortie de l’euro va faire, que ça va poser la question de comment la monnaie peut tenir. Du coup, on ne sera pas dans quelque chose de pacifique, de normalisé. Faut pas croire ça. On s’ra dans quelque chose de difficile, de violent, pas catastrophique, non, mais très dur. C’est de ça, pardon, de cela, dont il ne faut pas s’effrayer de trop mais dont il faut dire les dangers, lequel existent quand même. C’est pour ça qu’en fait le sujet, c’est pas de sortir de l’euro, c’est comment faire qu’est ce qui est le mieux pour nous. Sans faire de sortie de l’euro, on peut être dans des dévaluations ciblées face à l’Allemagne, en étant dans la baisse de charges et la limitation des dépenses sociales et de comment elles vont se faire. » [je vous garantis que cette chute incompréhensible achevait son intervention]
Les voici, les grandes scies syntaxiques du temps : interrogatives hasardeuses (L.Wauquiez (ENS, Agrégation, ENA) a dit, par exemple, l’autre jour, sur France-Culture: « On va réfléchir à qu’est-ce qu’on peut faire pour l’améliorer » ; cette pratique étrange se calque sur l’exemple mal compris de la syntaxe anglaise ; on ne trouve presque plus personne pour formuler les interrogatives correctement à l’oral) ; tendance à répéter des chevilles de manière automatique (« après » pour concéder ou articuler ; « quelque part » pour « en quelque sorte » ; « au niveau de » à tout propos ; « en fait », « on va dire », « en même temps », « du coup » pour ponctuer ; « c’est vrai que » en introduction de chaque réponse) ; euphémismes (« sujet » pour « problème » remporte un grand succès médiatique, relayé dans les entreprises et les administrations) ; répétition des questionnements, renforcés par des « présentatifs » (« la question c’est sur comment ») ; simplifications de la formulation d’un enthousiasme (« ça me parle », « que du bonheur ») ; redoublement du sujet (« la situation, elle ») ; substantivation des verbes, tous introduits par la grande manie du temps, j’ai nommé « on est dans » (Le Monde : « on supprime des postes mais on est pas dans le licenciement » [ah ?] ) ; etc. Je voudrais m’étendre plus spécifiquement sur cette dernière manie qui, une fois observée, rend toute écoute prolongée d’un débat médiatique intenable. « On est dans », de son petit nom, Onédan. Onédan est très révélateur d’une tendance. Onédan n’a pas de sujet, puisque le pronom « on » recouvre un peu tout, un peu tout le monde, le plus vaguement possible. Onédan n’a pas de verbe bien déterminé, c’est, voilà tout, le verbe être au présent, le plus petit dénominateur commun de tout l’étant, pour reprendre un substantif cher aux phénoménologues. Onédan se situe à l’intérieur de quelque chose, qui constitue son environnement entier, intégral, absolu. Bref, onédan permet à celui qui le prononce de prendre la plus grande distance possible avec ce qu’il dit, surtout lorsque cela le concerne directement. Onédan est l’allié naturel du fatalisme et l’agent du règne épuisant de la bavasserie experte, du faux débat et des questionnements viciés. Onédan est le seigneur de notre époque. Dans la bouche d’un savant, onédan est un aveu de défaite : pas de sujet, pas de verbe, et un objet global. On ne peut pas faire plus vague, moins précis, moins scientifique. Dans son dernier livre (pourtant intéressant), chroniqué sur ce blog, Nathalie Heinich écrit « on est dans le téléologique ». Quel beau paradoxe ! Voici une langue qui parle d’anamnèse, de téléologie, d’évergétisme, d’anadiplose ou d’ontologie, qui utilise des termes compliqués, des concepts pointus, des abstractions d’une grande profondeur… et qui se révèle incapable de les articuler, en quelque sens que ce soit. Victoire du concept sur la pensée, victoire de l’objet délimité sur sa mise en relation avec le monde, victoire de l’émiettement conceptuel de l’univers sur son appréhension globale, « onédan » est le grand monstre syntaxique de notre époque. Vous ne pouvez pas échapper à onédan, puisqu’onédan est tout, onédan est partout, onédan est tout le monde, tout le temps, pour toujours. Présent de vérité générale ? Présent de vérité absolue ! Onédan trône au sommet d’une langue dévoyée, abâtardie, dans laquelle la pensée ne pense plus. Notre société est obsédée par la communication permanente, destinée à tous, tout le temps ; pourtant, elle se révèle de moins en moins apte à communiquer quoi que ce soit. On ne communique pas, onédan la communication. L’expression s’est répandue rapidement ; ainsi M. Hollande annonçait-il l’autre jour « je suis dans la responsabilité » plutôt que « je suis responsable » ou « je prends mes responsabilités » (notons que le « je » assouplit un peu la poigne de fer du terrible Onédan).
« Onédan le questionnement de faut-il le faire », voici ce que j’entends le matin à France-Culture. Voici comment parle l’élite intellectuelle, scientifique de notre pays, lorsque de prestigieux micros se tournent vers elle, comme elle ne parlerait pas même à son chien, en lui versant des croquettes le matin. Et cette langue, propagée par les médias, descend jusqu’aux provinces lointaines, où, jadis, des formules pittoresques et des expressions du cru donnaient encore un tanin, une âcreté au français. Ce temps est révolu. J’ai entendu, lors d’une réunion professionnelle, quelqu’un prononcer cette phrase : « onédan l’anamnèse de qu’est-ce qu’on aurait pu faire ». Un mot compliqué, savantesque, pédant, ne fait pas longtemps illusion sur l’absence de pensée qui l’entoure. La syntaxe, libérée des conventions usuelles, a-t-elle offert de nouveaux aperçus à la langue ? Dans deux ou trois romans audacieux peut-être ; dans le langage stéréotypé de tous les jours, aucunement. La société parle à travers nous et ses expressions, ses tics, ses usages, jaillissent de notre cerveau sans que nous n’y puissions rien – à moins de nous contrôler avec une férocité inextinguible. Une force supérieure s’empare de notre langue et exsude à travers nous les derniers débris de la parlure contemporaine. Si nous n’y prenons pas garde, nous perdons le contrôle de notre expression, nous l’offrons à une forme de puissance transcendante qui contraint (et restreint) les efforts de notre pensée. La novlangue d’Orwell dans 1984 n’imitait pas seulement la LTI de Klemperer ou la langue de bois des Soviétiques, elle montrait le péril qui nous menace tous aujourd’hui, comme il nous menaçait hier (bien que sous des formes différentes). Parler sans se contrôler, parler spontanément, c’est parler la langue sociale, collective, basique, aussi laide qu’incapacitante, c’est parler l’autre en croyant parler soi, c’est, également, abâtardir un objet complexe, l’affadir, le rendre inapte à rendre le plus fidèlement possible le réel. La spontanéité de l’expression est une défaite, un désastreux Actium qui offre l’empire au premier lieu commun langagier venu. Onédan Ier, roi du cliché linguistique, n’est pas seulement un usurpateur qui a ramassé une couronne qui traînait dans le caniveau, il est un despote qui réduit à néant la complexité du langage, la complexité de la pensée, et qui, avec ses fidèles lieutenants Cévrékeuh, Onvadir, Aunivôdeu, Dukou et Surkomman, régente et tyrannise notre société, et ce jusqu’aux plus secrets des recoins de nos cerveaux.
Chacun doit se défendre de cette parlure contemporaine comme il le peut. Une fois que je repère un tic contemporain, je n’entends plus que lui et j’essaie, modestement, de lui faire pièce en le repoussant hors de mon champ d’audition. Si l’actualité, la presse, les débats de société m’ennuient de plus en plus, c’est que leur absence de forme langagière me les rend non seulement incompréhensibles mais insupportables. Comment ces gens, qui parlent si mal, peuvent-ils penser ? Comment peuvent-ils prétendre qu’ils « décryptent » l’information (l’usage du verbe « décrypter » par des « encrypteurs » du monde comme eux a quelque chose de cocasse) alors qu’ils ne comprennent pas, sans s’y reprendre à trois fois, ce qu’ils disent, ni ce qu’on leur dit ? Ah, et ne comptez pas sur l’Université pour défendre la langue : ce serait pour elle faire preuve de normativité, et celle-ci fait horreur à nos doctes savants. Pensez donc, ils sont tellement heureux, nos linguistes, de pouvoir alimenter leurs articles confidentiels, leurs revues à tirage limité et leurs thèses, monumentales et pointilleuses, de nouveautés, d’inlassables observations de la dégénérescence du cadavre, de descriptions des nouvelles et subtiles vibrations dans le corps putréfié du langage. Comme le nouveau français leur plaît ! Comme ils l’aiment ! Ils y trouvent de quoi mâcher, de quoi ruminer, de quoi digérer. Plus le désastre s’approfondira, plus ils seront heureux d’observer les inéluctables mutations du langage – et peu importe si celui-ci devient impropre à la compréhension mutuelle minimale. Le temps des leçons ennuyeuses des vieux grammairiens s’est dissipé. Les linguistes, en bons scientifiques, observent en toute neutralité des faits de langue s’articuler, tels des entomologistes devant les mutations de mouches drosophiles exposées à des produits toxiques. Que les insectes souffrent ou meurent leur importe aussi peu qu’il importe à nos linguistes que la langue s’affaisse, se désagrège jusqu’à aboutir, par l’auto-destruction de sa syntaxe, à une mort de la pensée.
Au niveau de la conclusion, du coup, c’est vrai qu’on est dans la colère sur comment améliorer la langue, là, non ?
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