Un jour de désœuvrement, j’écrivis la notice biographique d’un écrivain fictif, réactionnaire de terroir, auteur régionaliste poussiéreux. Dans ce genre, les romanciers, aux noms improbables, construisent toujours leur histoire de la même façon : dans une région X, pendant la guerre de 14-18, l’exploitant est envoyé à la guerre et sa femme tente de tenir la ferme pendant son absence. Il existe quelques variantes, 1870, les années 20-30, l’instituteur d’antan, la guerre 39-45, mais globalement les histoires se ressemblent et seuls le lieu de l’action – et son folklore sémantique – change. Je n’avais pas ouvert ce fichier depuis des années, je l’ai redécouvert aujourd’hui. Je vous livre aujourd’hui quelques extraits de cette parodie. Robert Boussatier (1927-2006) qualifiait Issoudun de « Sodome » et Châteauroux de « Gomorrhe », ça vous situe le personnage.
« Les métastases du progrès s’étendent maintenant dans les villages et les fermes! Enthousiasmez-vous! Réjouissez-vous ! Progrès ! Modernisme ! Hosannah ! Technique ! Machines ! Alléluia ! Et tous se sentent obligés de rejoindre la sarabande endiablée jouée par les sectateurs de la science froide, dure et métallique. Pourtant, quelques justes sanglotent d’une indicible douleur devant les déchets spirituels innombrables que charrient les illusions et l’incroyance de notre temps. La ville, l’électricité, l’automobile, l’atome, tous ces veaux d’or offerts à l’adoration du peuple ovin d’aujourd’hui. Quel malheur! Nécrose des âmes! Assèchement des cœurs! Et notre civilisation qui se précipite, inconsciemment, dans ce torrent poisseux de la modernité, cette « chose » qui affadit, qui salit, qui brûle et qui tue! » (Robert Boussatier, Les Exilés de Châteauroux, 1972)
Jamais la société française ne changea autant qu’au XXe siècle. En quelques décennies, un pays rural bascula irrémédiablement dans la modernité et la technique. Peu d’écrivains tentèrent d’ouvrir les hostilités contre ce beau mot de progrès. L’innovation, de par sa nature même, son irruption spontanée et révolutionnaire, devait toujours triompher de ce qui l’avait précédée. La remise en cause, voire le simple questionnement de la civilisation naissante, devint rapidement impossible. Comment s’opposer à l’amélioration des conditions matérielles d’existence de ses contemporains ? Comment invoquer devant eux la saine harmonie des temps passés ? Comment leur faire comprendre l’égarement spirituel et métaphysique dans lequel plonge l’homme par son asservissement croissant aux jouets du temps ? La plupart des romanciers français préférèrent servilement se rallier à la cause de l’ordre nouveau, quel qu’en fût le prix à payer. Robert Boussatier demeura l’une des plus heureuses exceptions à cette sinistre défection des littérateurs français. Jamais il n’abandonna le moindre des principes humanistes et moraux qui l’animaient, alors que tant d’autres se couchaient avec reconnaissance devant les maîtres du moment. Des reniements qu’imposa le siècle, Boussatier se tint toujours éloigné. Dans la discrète confrérie des opposants irréductibles à la société mécanique, il tient une place à part, celle d’un provincial qui ne céda jamais aux tentations d’une société urbaine et artificielle. Il lutta pied à pied contre les folies de son temps. Longtemps considérée comme surannée, vieillotte et rétrograde, son œuvre témoigne bien au contraire de la formidable vitalité des terroirs de France face à la centralisation aveugle, à la trahison des élites et à la reddition sans conditions, en plein champ de bataille, de l’intelligentsia française.
La guerre que mena Boussatier contre son époque, sous la forme d’une opposition de tous les instants, appartient à ces guérillas spirituelles qui traversent l’histoire de ce pays et honorent ceux qui les ont menées. Aux temps de l’Expansion – terme abandonné aujourd’hui, mais qui connut une notable fortune – et du pompidolisme éradicateur, la défaite semblait consommée. Et pourtant, jamais Boussatier ne renonça au combat. Ni avant, ni après. Au long d’une vie d’anachorèse engagée, il vit les monarchistes maurassiens se commettre avec un régime étranger et haïssable ; il assista au ralliement des écrivains et des philosophes à la fantasmatique table rase marxiste ; puis à leur rapide dévoiement maoïste ; les fiers gardes rouges se muèrent bientôt en gardiens du temple lorsque leur place dans la société fut assurée ; puis l’écologie et le renouveau des études folkloriques redonnèrent du lustre à nos terroirs, sous la forme cependant abâtardie d’un régionalisme de pacotille ; et ce fut enfin, ultime ruse de l’histoire, quand le socialisme rougeâtre s’imposa dans les urnes que l’argent emporta définitivement les cœurs. Boussatier ne suivit aucune de ces modes, car son œuvre traitait avant tout de la survie spirituelle de principes immémoriaux, de ceux qui façonnèrent en profondeur les âmes et les villages de France.
Né le 26 janvier 1927 à Eguzon-Chantôme (Indre), Robert Boussatier écrivit, au long d’une carrière qui dépassa le demi-siècle, une trentaine de romans régionaux et historiques. Marquée par la transformation des terroirs aux confins de l’Indre et de la Creuse, son œuvre retrace admirablement la vie rurale des siècles passés, sa perpétuation puis son soudain effondrement. Ses deux célèbres sagas, le Temps des Cantonniers et le Chant des vidangeurs, cherchent à restituer, mais surtout à transmettre, l’image la plus fidèle possible de la vie paysanne, de ses joies comme de ses servitudes. Ses romans s’enracinèrent dans une terre de France qu’il voulut jusqu’au bout préserver et dépeindre. Cette évidente veine réaliste, Boussatier l’enrichissait de tonalités spirituelles et politiques. Personne ne niera la profondeur des réflexions morales et religieuses qui parsèment ses écrits. Cependant, leurs aspects proprement politiques, souvent méprisés, voire franchement incompris, méritent plus que la lourde ironie qu’il suscitèrent de temps à autre. Parler de théorie politique serait de trop : transformer le poète en philosophe à l’esprit de système un ridicule travestissement. Ses idées transparaissaient parfois, au détour d’un paragraphe narrant la campagne d’un notable, et, quelquefois, dans la bouche d’un prêtre goûtant fort peu la laïcité. Il ne progressait là que par des touches discrètes. Bien évidemment, ni les élections, ni le régime, ni aucune des mascarades électorales auxquelles sont conviés périodiquement les citoyens, n’intéressaient réellement Boussatier. Sa vision politique se situait à des coudées au-dessus du cloaque des ambitieux. Il s’agissait surtout d’une morale, d’une armature de principes qui forment la colonne vertébrale d’une approche globale du monde, de la société et de l’individu. Il en tira la quintessence à chaque roman et la distilla avec précaution au fil des pages. Nul didactisme superflu n’encombra ses intrigues. L’histoire demeurait au premier plan, sans jamais céder plus qu’il n’était nécessaire aux idéaux politiques de l’auteur. Il préféra développer à l’infini les thèmes de l’héritage, de la fidélité, de la simplicité et du travail. Ses romans, cette littérature de l’enracinement, constituent un avertissement aux jeunes générations, un guide contre l’oisiveté, la corruption et la décadence citadine. Retracer en quelques dates la carrière de Robert Boussatier, ce n’est pas seulement revenir sur une vie féconde, vouée à la littérature régionale, mais c’est aussi se souvenir du combat sans compromission que mena ce pessimiste jamais désarmé, ce prophète inspiré des temps passés, ce prosélyte du soupçon.
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J’avais imaginé une vie de poète-paysan, assez malheureuse d’ailleurs, puis construit une liste des romans de Boussatier, pavés indigestes et convenus, leurs résumés, et conclu mon texte – qui avait allègrement dépassé les quelques lignes prévues initialement – par cette phrase : « Boussatier, lumière née aux confins de toutes les Frances, éclairera encore longtemps de sa prose la marche des âmes perdues sur le chemin de la rédemption. «
amais la société française ne changea autant qu’au XXe siècle. En quelques décennies, un pays rural et paysan bascula irrémédiablement dans la modernité et la technique. Peu d’écrivains tentèrent d’ouvrir les hostilités contre ce beau mot de progrès. L’innovation, de par sa nature même, son irruption spontanée et révolutionnaire, devait toujours triompher de ce qui l’avait précédée. La remise en cause, voire le simple questionnement de la civilisation naissante, devint rapidement impossible. Comment s’opposer à l’amélioration des conditions matérielles d’existence de ses contemporains ? Comment invoquer devant eux la saine harmonie des temps passés ? Comment leur faire comprendre l’égarement spirituel et métaphysique dans lequel plonge chaque homme du fait même de son asservissement croissant aux jouets du temps ? La plupart des romanciers français préférèrent servilement se rallier à la cause de l’ordre nouveau, quel qu’en fût le prix à payer. Robert Boussatier demeura l’une des plus heureuses exceptions à cette sinistre défection des littérateurs français. Jamais il n’abandonna le moindre des principes humanistes et moraux qui l’animaient, alors que tant d’autres se couchaient avec reconnaissance devant les maîtres du moment. Des reniements qu’imposa le siècle, Boussatier se tint toujours éloigné. Dans la discrète confrérie des opposants irréductibles à la société mécanique, il tient une place à part, celle d’un provincial qui ne céda jamais aux tentations d’une société urbaine et artificielle. Il lutta pied à pied contre les folies de son temps. Longtemps considérée comme surannée, vieillotte et rétrograde, son œuvre témoigne bien au contraire de la formidable vitalité des terroirs de France face à la centralisation aveugle, à la trahison des élites et à la reddition sans conditions, en plein champ de bataille, de l’intelligentsia française.
La guerre que mena Boussatier à son époque, sous la forme d’une opposition de tous les instants, appartient à ces guérillas spirituelles qui traversent l’histoire de ce pays et honorent ceux qui les ont menées. Aux temps de l’expansion et du pompidolisme éradicateur, la défaite semblait consommée. Et pourtant, jamais Boussatier ne renonça au combat. Ni avant, ni après. Au long d’une vie d’anachorèse engagée, il vit les monarchistes maurassiens se commettre avec un régime étranger et haïssable ; il assista au ralliement des écrivains et des philosophes à la fantasmatique table rase marxiste ; puis à leur rapide dévoiement maoïste ; les fiers gardes rouges se muèrent bientôt en gardiens du temple lorsque leur place dans la société fut assurée ; puis l’écologie et le renouveau des études folkloriques redonnèrent du lustre à nos terroirs, sous la forme cependant abâtardie d’un régionalisme de pacotille ; et ce fut enfin, ultime ruse de l’histoire, quand le socialisme rougeâtre s’imposa dans les urnes que l’argent emporta définitivement les cœurs. Boussatier ne suivit aucune de ces modes, car son œuvre traitait avant tout de la survie spirituelle de principes immémoriaux, de ceux qui façonnèrent en profondeur les âmes et les villages de France.
Né le 26 janvier 1927 à Eguzon-Chantôme (Indre), Robert Boussatier écrivit, au long d’une carrière qui dépassa le demi-siècle, une trentaine de romans régionaux et historiques. Marquée par la transformation des terroirs aux confins de l’Indre et de la Creuse, son œuvre retrace admirablement la vie rurale des siècles passés, sa perpétuation puis son soudain effondrement. Ses deux célèbres sagas, le Temps des Cantonniers et le Chant des vidangeurs, cherchent à restituer, mais surtout à transmettre, l’image la plus fidèle possible de la vie paysanne, de ses joies comme de ses servitudes. Ses romans s’enracinèrent dans une terre de France qu’il voulut jusqu’au bout préserver et dépeindre. Cette évidente veine réaliste, Boussatier l’enrichissait de tonalités spirituelles et politiques. Personne ne niera la profondeur des réflexions morales et religieuses qui parsèment ses écrits. Cependant, leurs aspects proprement politiques, souvent méprisés, voire franchement incompris, méritent plus que la lourde ironie qu’il suscitèrent de temps à autre. Parler de théorie politique serait de trop : transformer le poète en philosophe à l’esprit de système un ridicule travestissement. Ses idées transparaissaient parfois, au détour d’un paragraphe narrant la campagne d’un notable, et, quelquefois, dans la bouche d’un prêtre goûtant fort peu la laïcité. Il ne progressait là que par des touches discrètes. Bien évidemment, ni les élections, ni le régime, ni aucune des mascarades électorales auxquelles sont conviés périodiquement les citoyens, n’intéressaient réellement Boussatier. Sa vision politique se situait à des coudées au-dessus du cloaque des ambitieux. Il s’agissait surtout d’une morale, d’une armature de principes qui forment la colonne vertébrale d’une approche globale du monde, de la société et de l’individu. Il en tira la quintessence à chaque roman et la distilla avec précaution au fil des pages. Nul didactisme superflu n’encombra ses intrigues. L’histoire demeurait au premier plan, sans jamais céder plus qu’il n’était nécessaire aux idéaux politiques de l’auteur. Il préféra développer à l’infini les thèmes de l’héritage, de la fidélité, de la simplicité et du travail. Ses romans, cette littérature de l’enracinement, constituent un avertissement aux jeunes générations, un guide contre l’oisiveté, la corruption et la décadence citadine. Retracer en quelques dates la carrière de Robert Boussatier, ce n’est pas seulement revenir sur une vie féconde, vouée à la littérature régionale, mais c’est aussi se souvenir du combat sans compromission que mena ce pessimiste jamais désarmé, ce prophète inspiré des temps passés, ce prosélyte du soupçon.