Quand Harry ne rencontre pas Billy : La Bellarosa Connection, de Saul Bellow

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La Bellarosa Connection, Saul Bellow, Robert Laffont, coll. « Pavillons Poche », 2012 (Trad. Robert Pépin ; Première éd. 1991 ; Première éd. Originale 1989 ; titre original : The Bellarosa Connection)

Treizième note de la série « Nobel » (ont déjà été abordés ici : Böll, Bjørnsøn, Faulkner, Lewis, Naipaul, Kenzabûro Ôe, Pirandello, Séféris, Steinbeck, Walcott, White et Yeats).

Saul Bellow imposa, dès les années 50, un type nouveau de personnage : l’intellectuel juif désinvolte et prolixe, incertain de lui-même, complexé, un peu désenchanté, hésitant, sans jamais choisir, entre l’ironie et le désespoir. Il en joua dans divers romans, souvent marqués par une sorte d’abandon, de négligence apparente dans la composition. Le flou de récits sans point d’orgue, monologues parsemés de dialogues, s’accommode fort bien avec son art, ce vif et caractéristique mélange de considérations graves et de notations malicieuses. Le relâché du texte cache sa profondeur ; le mélange des genres rend toute ferme classification entre le drame et la comédie inopérante ; ces livres, en apparence faciles à lire et trop diserts, savent dissimuler leur véritable puissance sous un flot de bavardages hétérogènes. Cette manière est devenue depuis un lieu commun d’une certaine expression artistique ; Philip Roth et Woody Allen, entre autres, s’en sont inspirés dans leurs œuvres. Je ne suis pas loin de penser, d’ailleurs, que le Nobel échappe à M. Roth depuis si longtemps – et, selon toute probabilité, pour toujours – précisément parce qu’il échut jadis à Bellow, récompensé en 1976. Italo Svevo, d’origine juive, avait certes déjà tracé, avec l’inoubliable Zeno Cosini, une ébauche de cette représentation narrative. Néanmoins, c’est par Bellow qu’elle devint, en Amérique où vivent cinq millions de juifs une forme à part entière de l’identité judaïque, notamment dans l’upper class. Dans La Bellarosa Connection, le lecteur retrouve, de prime abord, ce fameux narrateur de New York, intellectuel nourri de la culture juive et des modes de Greenwich Village, incertain de sa judéité, se racontant et s’interrogeant dans un même mouvement bavard, alternant trivialités et considérations profondes, understatements et images tragiques. Parfois drôle et parfois sombre, parfois burlesque et parfois dramatique, le narrateur cherche à retracer ici l’histoire d’un couple, les Fonstein, dont le mari a échappé, par miracle, aux rafles nazies. Le roman confronte, l’air de rien, le souvenir du drame indicible du XXe siècle à l’anxiété joueuse de l’intellectuel juif questionneur, jamais complètement sérieux, jamais complètement enjoué.

La culture hébraïque, on le sait, entretient des rapports particuliers avec la mémoire ; la Shoah, ce trou noir de la judéité européenne, n’a fait qu’accroître cette tendance. La Bellarosa Connection est tout entière structurée par la mémoire : à deux ou trois mots près, le substantif « Mnémosyne » ouvre le récit ; l’adjectif « mnémonique » le ferme. Entre eux, se tient une remémoration en trois temps : le passé européen lointain ; un séjour, signifiant, à Jérusalem ; le passé américain proche. Dit autrement : le temps de l’exode ; l’hypothétique retour ; la vie nouvelle. Sous la fiction, que j’examinerai plus loin, sourd un thème principal. Les juifs américains et américanisés, figurants d’une scène superficielle, triviale, vaine (l’Amérique), peuvent-ils maintenir la mémoire de leur confession, de la Diaspora à la Shoah, de l’Exode à l’Extermination ? Bellow touche de sa plume une fêlure fondamentale chez les juifs américains, êtres d’histoire plongés dans un peuple sans histoire (je caricature). Peuvent-ils résister au grand bain lustral (et dissolvant) de l’Amérique ? Peuvent-ils maintenir quelque chose de ce qui les fit juifs, le souvenir partagé des épreuves passées ? La question est ouverte, la réponse douteuse. Bellow met en scène un narrateur en apparence dé-judaïsé, devenu, par son succès, son mariage, ses amitiés, un quasi-wasp. Il trône dans une belle maison de Philadelphie, entouré de meubles précieux, de beaux livres et de bibelots coûteux. Il s’affiche comme un self-made man, à l’américaine. Sa carrière, néanmoins, contredit quelque peu sa prise de distance affichée avec le judaïsme. Il a fondé et dirigé, des décennies durant, le « Mnemosyne Institute », organisme étrange, aux contours et au contenu incertain – il n’est là, dans l’espace de la fiction, que pour en accentuer l’aspect mémoriel. L’action commence alors que, veuf depuis peu, il a pris sa retraite ; seulement, la retraite n’existe pas pour quelqu’un dont le métier était de se souvenir ; ne plus se souvenir signifierait mourir. Quelques mentions discrètes de l’œuvre de Proust (le baron de Charlus est cité deux fois) montrent que l’aspect mémoriel est clairement assumé : la littérature sert ici la cause de la remémoration sensible. À défaut de nouveaux clients, le narrateur revient sur donc sur un épisode marquant de sa propre vie, l’histoire de Harry et Sorella Fonstein.

Harry était apparenté au narrateur, il était le neveu de sa belle-mère. Né en Pologne, boiteux, réfugié en Italie au début des années 40, il parvint, grâce à son don pour les langues, à se faire passer inaperçu alors que les fascistes, inspirés par l’exemple nazi, se mettaient à persécuter les juifs. Quoi de mieux, pour ne pas se faire repérer, que d’être présent, à Rome, auprès du pouvoir ? N’est-ce pas l’endroit où personne n’irait chercher des israélites ? Harry travaillait donc, comme traducteur, pour le compte de Ciano, le gendre du Duce et ministre des Affaires Étrangères du Royaume. À l’issue d’une rencontre (lointaine et absurde) avec Hitler, une vérification d’identité tourna mal ; on le démasqua, l’arrêta, le menaça de déportation. Alors qu’il attendait, dans sa cellule, l’inéluctable, un gardien s’approcha de lui et lui proposa d’arranger son évasion. Un réseau, une connection, la bellarosa connection, se chargeait désormais de lui. Quelques portes franchies plus loin, le voici libre, en transit pour Lisbonne, puis pour l’Amérique, sauvé par un réseau occulte ! À Ellis Island, zone de transit pour les immigrants européens, on lui apprit que l’entrée sur le sol américain lui était refusée, qu’il était dérouté sur Cuba. Billy Rose, l’organisateur du réseau, l’avait « donné » à une autre structure d’entraide. Harry, malgré sa déception, s’adapta. Il trouva à Cuba un métier, une femme (la fille de son patron, la forte Sorella) et, quelques années plus tard, il eut les moyens de s’installer définitivement en Amérique. Ne lui restait alors plus qu’à féliciter son bienfaiteur, le boss de la Connection, un certain Billy Rose. Seulement, ledit Billy, producteur à succès, étoile de New York, riche à millions, refusa ; il ne fit pas que retourner ses lettres et raccrocher au téléphone, il se détourna ostensiblement vers le mur, sans mot dire, un jour qu’Harry était parvenu jusqu’à sa table, dans un restaurant. Il ne voulait pas des remerciements de ces gens, des félicitations d’Israël, de la médaille des Justes. Cet énigmatique refus intrigue le narrateur et les Fonstein. Comment le justifier ? Comment le comprendre ?

Sorella, l’épouse d’Harry, aussi imposante qu’intelligente, ne tenait pas à en rester là, à ces affligeants refus. Elle fit la connaissance de la secrétaire de Billy Rose. Peu avant sa mort, l’employée lui remit quelques informations vengeresses au sujet de son patron. Peu après, Sorella monta, à Jérusalem, lors d’un voyage d’agrément, un affligeant (et amusant) chantage pour obtenir de Billy Rose qu’il condescende, quinze minutes durant, à recevoir les remerciements d’Harry. La scène entre Rose et Sorella, à l’hôtel King David, est parfaitement burlesque ; elle commence comme une extorsion dramatique et s’achève en comédie – et en échec. Le lecteur peut imaginer ces instants comme une scène d’un film réalisé par les frères Coen : l’esprit en est identique. S’ils semblent diverger l’un de l’autre dans leur appréhension de la situation, les deux protagonistes sont très proches, d’où leur heurt final. Sorella, tout en prenant ses distances avec la communauté juive, comme le montre la fin du livre, a su en effet garder un sens de la mémoire et des souffrances passées ; elle n’a cédé à l’américanisation des manières que pour tenir, plus précieusement, tout au fond d’elle, un attachement viscéral – et discret – à sa judéité. Elle rencontre en Rose, un étonnant alter ego, « éclaté comme un tableau de Jackson Pollock » et qui a, sous une forme différente, certes, construit le même type de rapport complexe à son identité. Rose est décrit comme un être mesquin et superficiel, un promoteur malhonnête et amoral, vaniteux et tyrannique, obsédé par la notoriété au point de quêter la moindre opportunité de faire la une des journaux, une sorte d’incarnation narcissique et paresseuse de la trivialité du « show-biz » américain. Il prétend, odieux,  que « se souvenir, oublier, ça [lui]est bien égal » (p.83). Quoi de commun, alors, avec Sorella ? Il reste quelque chose, en profondeur, de sa judéité et de son inquiétude. Il finit par l’avouer, il a organisé, sur ses propres fonds, une filière d’exfiltration des juifs d’Europe pendant la guerre. Il est à Jérusalem pour l’inauguration de jardins, qu’il a payés, là encore, de sa poche. Le narrateur y voit la survie d’une « plage secrète et intérieure », indissoluble malgré l’Amérique, malgré le spectacle, malgré la vanité. Pas de schématisme superflu, il a tout de même repris au Nouveau Monde son ouverture d’esprit et la pratique régulière d’une générosité gratuite ; elle rachète en partie ses défauts. Ces deux personnages, malgré leurs vices, sur lesquels s’étend le narrateur, ont préservé un rapport plus vivace à leur judéité que lui ; il ne le dit pas, mais tout son récit conspire à le montrer. Ses remarques sarcastiques sur l’élection du peuple hébreu, « de rapport historiquement nul » le confirment.

« Être un enfant du nouveau monde se paie », dit le narrateur (p. 135). Être juif américain équivaut, selon lui, à incarner un rôle dans un décor ; être juif européen, c’est être soi, dans le réel. Et le réel ne peut revenir au jour que par le recours à la mémoire des autres – celle de Fonstein, que Billy refuse d’affronter – ou par le rêve, comme celui, terrifiant et ambigu, que fait le narrateur à la fin du livre. Le narrateur se voit, au fond d’une fosse, ne parvenant pas à s’accrocher à la terre meuble et à grimper hors du trou. Il fixe des yeux des bottes ; un homme, en surplomb, dont l’identité n’a pas besoin d’être dévoilée, assiste à sa disparition, à son enfouissement, à son absorption par la terre de l’oubli. Malgré ses ambiguïtés et ses imprécisions, le rêve paraît chargé de suffisamment de symboles pour ne pas être explicité plus avant. La vie du narrateur, cette vie de mémoire, non « l’apprentissage du crétin » mais la mémoire vivante, signifiante, anticipe cette lutte onirique contre l’enfouissement et la disparition. Et le texte littéraire, par son existence, s’oppose à cette perspective d’anéantissement ; la plume « mnémonique » du narrateur peut être reposée à la fin, malgré la disparition de tous les personnages. Le destin de Fonstein et l’action discrète de Billy Rose sont connus, établis à leur juste valeur, comme remparts de l’oubli, et donc de la mort. Dans un tel roman, il était difficile de ne pas évoquer la Shoah. Bellow a l’intelligence de se contenter de mentions subtiles, discrètes, dénuées de toute la dégoûtante sensiblerie dont la production culturelle courante affuble l’Holocauste. S’il mentionne rapidement les traditionnelles montagnes de chaussures et de prothèses d’Auschwitz (p.14), et les wagons en route pour les chambres à gaz (p. 43), images cliché du génocide, il n’y revient plus ensuite, préférant mettre en scène des échos plus discrets : les cris des mourants du Zeppelin Hindenburg en flammes, le soupir poignant du père devant les étendues vides de l’Amérique où « il y aurait eu de la place pour tout le monde » (p. 120), les questionnements absurdes des survivants (« Quelle mort vous écrase le plus chaque jour ? » (p. 152)), l’absence de couleur sur le visage d’Hitler, etc. Je l’admets, extraits de leur contexte par mes soins, ces passages correspondent trop bien à la littérature traditionnelle sur la Shoah ; la force de Bellow est de les exprimer à distance de toute mention de l’Holocauste. Ils sont pris dans une trame de bavardage et de digressions qui les dissimule en partie. Ainsi, quand, au détour de considérations sur le fonctionnement de la mémoire de Billy Rose, le narrateur parle des « assassins qui ne peuvent se rappeler des crimes parce que l’existence ou la non-existence de leurs victimes ne les intéresse pas », le lecteur devine de quels criminels il peut bien être question. La force d’un écrivain véritable réside dans ces associations d’idées, ces échos, ces renvois, de page en page : ils forment une sorte d’armature secrète qu’une lecture attentive sait déceler. En peu de pages, non sans humour, Saul Bellow tisse une trame finement ajourée ; son ton un peu gouailleur, entre la conversation et la confession, ne trompe pas ; s’il n’est pas solennel et compassé, l’auteur n’est pas non plus amoral et oublieux – son message passe, entre les lignes.

« Si le sommeil est oubli, l’oubli est aussi sommeil, et le sommeil est à la conscience ce que la mort est à la vie. Tant et si bien que même à Dieu les juifs demandent de se souvenir – Yiskor Elohim. » (p. 152) Cette exigence, exprimée à la dernière page du livre, conclut la remémoration. La fiction se tient sur une ligne ambiguë. Il n’est pas certain que les juifs continuent à résister à l’assimilation culturelle américaine ; Sorella s’en inquiétait explicitement à la fin de la première partie ; le narrateur ne paraît pas fixé sur ce point. Son récit prend le relais de sa mémoire, qu’il sent fragile, prise en défaut par l’âge. La littérature écrite est le dernier recours. Puisqu’il faut maintenir le souvenir, contre l’oubli, et donc contre la mort (les deux sont étroitement liés tout au long du livre), l’écriture est une arme, la meilleure qui soit. Bellow ne mentionne pas Proust par hasard : La Bellarosa Connection est, à sa manière, intellectualisante, prolixe, réflexive, ironique, burlesque, une recherche du temps perdu, du temps dissipé, du temps parti en fumée.

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Rêve, rêveur, rêvé : Le Bienfaiteur, de Susan Sontag

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Le Bienfaiteur, Susan Sontag, Christian Bourgois, coll. « Titres », 2010 (Trad. Guy et Gérard Durand) (Première éd. originale 1963) (Première trad. française 1965)

 « We are such stuff / As dreams are made on ;/ and our little life. / Is rounded with a sleep. »

W.Shakespeare, The Tempest

Le Bienfaiteur, premier roman de l’essayiste américaine Susan Sontag, paru en 1963, pourrait être qualifié, sans trop d’erreur, de fiction « continentale », comme il existe, aux yeux des Américains, une philosophie « continentale », c’est-à-dire européenne – en opposition à la philosophie dite « analytique », chère aux anglo-saxons (Putnam, etc.). Hannah Arendt exceptée, il déstabilisa en son temps le lectorat critique de la côte est – pourtant largement accoutumé, alors, à la production venue d’outre-atlantique. Un tel roman, abreuvé à des sources allemande et française, saturé de références européennes, situé même, malgré un flou voulu, à Paris, détonne dans le panorama littéraire américain, auquel il ne semble pouvoir se rattacher aisément. Le style même, dans sa verticalité glaçante, son écart avec le tout-venant de la prose, induit une forme d’écart avec le common style américain. Tout le livre fonctionne autour de notions, de clés, de repères européens, réemployés à dessein dans une perspective critique. Le lecteur note ici une référence à Artaud, là à Genet, ici à Canetti, là à Jung, ici à Hesse, là à Freud. Cet arrière-plan européen, relativement familier au lecteur français un peu cultivé, donne à ce roman étrange, à ce roman d’idées, un certain air de ressemblance avec le grand courant de la fiction d’avant-garde en Europe occidentale. Sa republication récente en France, aux éditions Christian Bourgois, en collection de poche, n’a pourtant guère retenu l’attention. Le temps des grandes entreprises critiques est certes achevé : les austérités d’une littérature d’expérimentation ne séduisent plus guère. Alors on s’est contenté, ici ou là, de reprendre la quatrième de couverture, et ses quelques mots-clé : « grand voyage psychique », « Candide des temps modernes », « roman picaresque », « portrait fascinant, intelligent et acerbe d’un milieu bohème », etc. Ces quelques définitions, même justes, n’en disent pas assez. Texte difficile, incertain, moins obscur que délibérément voilé – de l’aveu de Susan Sontag elle-même dans un entretien ultérieur avec Evans Chan – Le Bienfaiteur résiste fort bien à l’examen approfondi, si bien qu’il me semble très présomptueux de ma part de vouloir en explorer certains aspects, même de manière sommaire. Je vais néanmoins essayer, dans le cadre d’une note que je sais devoir être, par nature, plus courte, plus incomplète et plus frustrante que de coutume.

Le Bienfaiteur se présente sous la forme d’une autobiographie – ou peut-être d’une longue confession – celle d’un vieil homme, Hippolyte, soixante ans, au soir de sa vie. Ce rentier, dans le silence de sa maturité, reprend, par la plume, le fil d’une vie d’autarcie, dédiée à lui-même, à ses rêves, à son existence psychique. Privé d’ambitions artistiques ou sociales, exclusivement tourné vers lui-même et la satisfaction de ses désirs, le narrateur ne prend la plume que pour « dire la vérité », ou plutôt, car la chose est différente, « l’écrire », c’est-à-dire exprimer quelque vérité sans souci immédiat de son interlocuteur, sans désir de convaincre quiconque, sans volonté d’emporter succès ou adhésion à sa personne et à ses choix. La quête du narrateur, c’est celle de sa vérité personnelle – et il faudra patienter jusqu’au retournement du dernier chapitre pour saisir quelle fonction profonde et essentielle pouvait avoir, pour le psychisme perturbé d’Hippolyte, une telle recherche. Il n’y aura pas en réalité, pour le narrateur de ce labyrinthe interprétatif et fictionnel, de vérité accessible par la production littéraire : la source des reflets démultipliés par les miroirs narratifs n’est ni connue, ni connaissable. Ambiguïté fondatrice, le roman est à la fois œuvre et non-œuvre. Comme il le dira plus loin à plusieurs reprises, Hippolyte a en effet continûment refusé de cristalliser sa vie psychique en œuvres, d’être un artiste, de produire, et donc de se situer dans un rapport de producteur alimentant un public. Il s’est enfermé en lui-même. La logique du narrateur est close. Il veut s’atteindre, à la fin de son existence, peut-être par dépit, dans la transparence d’une sincérité totale – d’où le mot de confession que j’employais plus haut – par la composition, sans illusions de gloriole ou de succès, d’un texte de vérité. Cette posture, énoncée dans les premières pages, vouée, bien évidemment, à échouer, exprime déjà le motif majeur de ce livre, avec le flou, à savoir la clôture. Le roman est fermé, bouclé à triple tour, tenu à bonne distance de toute possibilité d’interprétation. En permanence, le narrateur, par son style contourné et nébuleux, ses rêves absurdes, ses fantasmes inanalysables, ses aphorismes énigmatiques tend à voiler au lecteur le sens la trame romanesque. Bien sûr, ce n’est pas là une faute d’inattention de l’auteur ; ce voile fonde le livre. Hippolyte, comme personnage et comme moteur du récit, est, jusqu’à la caricature, un être inaccessible, entièrement tourné vers lui-même, vers l’exploration subjective de sa personne, et surtout vers la compréhension – jamais achevée – de son inconscient. On songe, ici ou là, à certains récits de Hermann Hesse, à l’époque de Demian, lorsque l’écrivain suisse découvrit la psychanalyse. Si Hesse, placé à l’aube de l’ère psychanalytique, exprimait alors une forme d’excitation dans la découverte et l’exposition romanesque des architectures secrètes de l’inconscient, Susan Sontag, elle, se place au crépuscule du désir littéraire d’interprétation psychique, dont elle dévoile les impasses, et, in fine, l’inutilité. Si Sontag prend parti dans cet ouvrage, c’est contre l’interprétation elle-même (les choses ne sont pas autres qu’elles ne sont). Voilà qui rend d’autant plus difficile une exploration critique du roman.

L’onirisme est au cœur du récit. Plutôt que d’expliquer le tissu absurde et incertain des rêves par les éléments conscients de la vie, Hippolyte a décidé, de longue date, de s’écouter, de comprendre et d’éclairer sa vie par ses rêves, ou plutôt, pour être plus précis, de mettre en pratique le sens profond de ses songes dans le continuum de son existence. Ce retournement fonde un effort majeur, celui de faire correspondre sa vie consciente aux impératifs profonds et inconscients émergés via le rêve. Une telle recherche exige deux investigations préalables : l’interprétation du rêve – afin d’en dévoiler l’orientation profonde – et l’enquête sur soi. Hippolyte fait appel, au fil du récit, à divers interlocuteurs, en qui il cherche une voie d’analyse de lui-même : des artistes, un prêtre, des « médecins ». Le chef d’orchestre figure ainsi le recours curatif à l’œuvre d’art ; celle-ci doit permettre d’exprimer des tensions psychiques et de les dépasser. Le rêve n’est alors qu’une alerte, le symptôme d’un nœud intérieur en quête d’expulsion. Le narrateur ne va pas plus avant sur cette voie : ce qui est en lui n’a de sens que pour lui, pureté incommunicable, ne pouvant être catalysée ni expurgée, n’intéressant pas autrui, et dont il ne veut pas faire un « divertissement public ». Cette libération par le devenir-artiste, dont l’éventualité est soulevée avec un peu plus d’insistance et bien moins de complaisance par Jean-Jacques, un ami écrivain, personnage savoureux inspiré de Jean Genet, ne sera pas explorée avant la vieillesse – et cette confession. Auprès d’un prêtre, le père Trissotin – clin d’œil évocateur de Sontag à Molière – Hippolyte ne trouve pas de réponse plus adéquate ; le rêve est ici un avertissement ; perspective condamnable ou fantasme interdit, il constitue un message maléfique à ne surtout pas essayer de mettre en pratique. La « confession » que propose le prêtre, comme l’œuvre, constitue une médiatisation du message psychique, le préalable de son expulsion et donc un moyen d’obscurcir celui-ci alors qu’Hippolyte cherche à le clarifier. Il n’ira pas plus loin avec le prêtre. Avec le psychanalyste et gourou, Bulgaraux, le travail durera un peu. Contrairement à l’artiste et au prêtre, il offre au narrateur, dans une parodie de discours théorico-psychique, une perspective de compréhension de soi acceptable, mythifiée et renvoyée au passé lointain de l’humanité par la délicieuse invention de l’autogenèse – et donc de la réconciliation intérieure. Hippolyte apprend avec lui à accepter le rêve comme manifestation de soi à soi, et, dans cet « onanisme de l’esprit », à trouver la voie de la pure autonomie, de la satisfaction personnelle sans autrui, du repli gratifiant dans l’intériorité. La deuxième partie du roman est de ce fait moins consacrée à une quête interprétative qu’à une série de mises en pratique du contenu des rêves, au risque de la dissolution même de la personnalité (ainsi son expérience, ratée, d’acteur – on pense à Antonin Artaud travaillant avec Dreyer, ainsi ses maigres tentatives amoureuses). Le récit avance alors de contradictions en contradictions jusqu’à son impasse finale.

Le roman connaît d’ailleurs plusieurs fois des inflexions inattendues, jusqu’au désaveu, un peu irritant de lui-même : l’amante d’Hippolyte, Frau Anders, éprouve ainsi trois destinées exclusives les unes des autres. Je dois en réalité passer dans cette note les péripéties extravagantes du roman, ses retournements, souvent marqués du sceau du fantasme (possession, domination, soumission, extase, travestissement, prostitution, etc.). À un moment, le lecteur doit en effet lâcher prise, tolérer les écarts, accepter les incertitudes qui fondent le roman, bref, se laisser aller. À force d’être mise partout, la signification ne se tient plus nulle part. Si la quête de vérité d’Hippolyte a un effet, c’est de mettre en doute la réalité narrée, de rendre poreuses les frontières entre le flux des rêves et la forme « réaliste » de la fiction. Quelle est la part du rêve ? Quelle est la part de la réalité ? Où est passé le sens ? Sontag a multiplié les impasses et les obscurités ; elle a également renversé les effets de réel. Un flou systématique entoure les références de l’action : la vie courante apparaît confuse et illogique, les noms des villes et des pays ne sont pas donnés, pas plus que ceux des évènements sous-jacents – et traumatisants – évoqués le plus allusivement possible, au coin de certaines phrases, sans s’y appesantir, par le narrateur (il faut prêter une certaine attention pour remarquer les mentions de la guerre d’Espagne, de l’occupation allemande, de Hitler, etc.). À l’inverse, Hippolyte décrit ses rêves avec précision et force détails, leur donnant une profondeur et des enchaînements logiques assez surprenants – tant les songes en sont en principe dépourvus. Sontag opère, de façon concomitante, une déréalisation du réel, et une désonirisation du rêve. L’objectif est que les deux finissent par se mêler dans un flux amalgamé, dans lequel il devient impossible de distinguer le nimbe du réel des contours du rêve. Qu’a vécu Hippolyte ? Qu’a-t-il rêvé ? Que dit la fiction ? Hippolyte est-il le rêveur ou le rêvé ? Comme beaucoup d’auteurs de son époque, Susan Sontag met en question le postulat réaliste du roman par le dévoiement continu de la partie « rationnelle » au profit d’une incertaine part « onirique ». Envisagé rétrospectivement, l’ensemble du livre paraît saper l’idée même d’un roman réaliste d’analyse. Il offre, en sus de parenthèses critiques et ironiques sur la bohème de l’entre-deux-guerres, au fond ornementales, le portrait ontologique d’un champ dévoyé par son désir d’interprétation de lui-même, de ce qui ne doit pas être interprété mais accepté comme tel, dans le silence.

En choisissant, pour narrateur, un personnage masculin, français, inactif, d’une soixantaine d’années, la jeune romancière ne pouvait probablement pas choisir de perspective plus éloignée de son propre point de vue ; avec ce personnage, à ses yeux exotique, elle représentait moins une facette d’elle-même qu’une série d’idées, de thèses, mises en fiction et unifiées par un médium commun. Elle tendait ainsi à désamorcer toute lecture autobiographique du roman, principe dont elle fera bien des fois, à l’avenir, la critique (contre Sainte-Beuve, toujours…). Par ce roman hyper-intellectuel, aussi ambigu que contradictoire, Susan Sontag dévoile un étrange mécanisme dialectique, entre le désir d’interprétation du monde et la nécessité du lâcher-prise, entre l’intellection et le refus de comprendre, entre la parole insuffisante et le silence impossible. Une telle forme ne peut ni décevoir, ni satisfaire un lecteur de qui elle exige, en le récusant, un effort de réflexion et d’interprétation. D’un point de vue prosaïquement scénaristique, le chapitre final lui-même reprend cette tension entre contraires sans la résoudre ; l’aporie était la seule issue logique de résolution du texte, soulignée par les derniers mots, ironiques, du narrateur qui goûte le « repos de [sa] très authentique identité », authentique identité que lecteur n’aura pas aperçue avec certitude une seule fois du livre ! Hippolyte, par sa froideur, ses incohérences, sa distance d’avec le monde, ses lubies déplaisantes, ses contours flous, figure un narrateur absolument antipathique, avec lequel le lecteur ne peut se trouver en empathie. Il n’y a pas et il n’y aura pas d’identification, dans un texte saturé par l’idiosyncrasie de son narrateur (quoi de plus personnel qu’une confession et des rêves ?). Tant mieux, car il n’est que l’alibi fictionnel d’un roman d’idées, le vecteur intellectuel d’une expérience, celle du lecteur.

Le Bienfaiteur appartient au genre de la littérature critique, tentant de démontrer, par la fable, les impasses interprétatives de son temps – dont sont en premier lieu victimes, bien sûr, les textes littéraires. L’étendue du don de cet étrange et mal nommé « bienfaiteur » ne se mesure d’ailleurs, peut-être, qu’au dessillement opéré ainsi chez ses lecteurs. Il faut interpréter pour saisir qu’il ne fallait pas interpréter. On conçoit mieux qu’un tel texte n’ait pas suggéré, en France, à sa réédition, d’explorations en profondeur : outre le fait qu’il accuse ses cinquante ans, par sa forme, son style et ses thèmes un peu vieillis, il tend d’un même mouvement contradictoire à appeler l’analyse et à la récuser. En conséquence, quand le lecteur referme cette dissection austère et un peu passée d’une idée, et ouvre son carnet de lecture pour l’évoquer, il est confronté à une dualité antinomique : la nécessité de l’interpréter et l’impossibilité d’en livrer la critique. Le plus intéressant, peut-être, de mon point de vue, est que dans cette tension du nécessaire et de l’impossible, exemplifiée voici cinquante ans par Susan Sontag, se tiennent en réalité la plupart de mes petites chroniques décousues…

Face à l’indifférence du monde : La Conquête du courage, de Stephen Crane

Skirmish in the Wilderness, Winslow Homer (1864)

Skirmish in the Wilderness, Winslow Homer (1864)

La conquête du courage, Stephen Crane, Éditions Sillages, 2006 (trad. Dominique Aury) (première éd. 1895)

Célébré à sa sortie par Henry James et Joseph Conrad, révéré par Ernest Hemingway, qui s’en inspira, The Red Badge of Courage constitue un des jalons séminaux de la littérature américaine du siècle dernier. Son auteur, Stephen Crane, jeune journaliste de 24 ans, devait connaître une carrière littéraire météorique, qui fit beaucoup, aussi, pour sa légende. Mort de la tuberculose à 29 ans, il eut le temps, en une dizaine d’années d’activité à peine, d’écrire six romans, sept recueils de nouvelles et deux de poésie. À n’en pas douter, La conquête du courage constitue le seul de ses ouvrages encore véritablement lu, un siècle plus tard. La France en a connu trois traductions, sous des titres variables : La Conquête du courage (Davray et Viélé-Griffin), Le Sceau du courage (Lucienne Molitor), L’insigne du courage (Aury), devenu, dans une deuxième édition La Conquête du courage (j’ai aussi trouvé un ebook laidement intitulé Le signe rouge des braves). Je regrette assez qu’aucun de ces titres ne parvienne à rendre l’efficacité métaphorique du titre original : La conquête du courage en dit trop, L’Insigne du courage pas assez et Le Sceau du courage me semble un choix assez malheureux. Qu’est donc ce « Rouge insigne du courage », pour reprendre la traduction littérale du titre anglais ? La blessure, signe et insigne, dans la bataille, précisément, du courage. Stephen Crane en donne lui-même la clé puisque l’expression est utilisée, dans un contexte ne laissant place à aucune équivoque, dans la première partie du livre. En choisissant finalement de reprendre le premier choix des traducteurs originels, Dominique Aury donne au titre français une visée programmatique qui n’est pas présente de façon aussi explicite dans le titre anglais. On l’aura compris, dans ce roman, il sera question, entre autres, de « conquérir » le courage, d’apprendre à se battre et à (se) vaincre.

The Red Badge of Courage est un roman d’apprentissage, dont l’action tient sur trois jours, pendant lesquels le jeune volontaire de l’armée fédérale Henry Fleming va connaître son baptême du feu. Se déroulant pendant la Guerre Civile américaine, ce livre n’est pas, selon moi, un roman historique. Le contexte importe peu. Le destin du jeune homme est celui d’un soldat fait de tous les autres. Stephen Crane évite tout détail superflu pour donner à son texte le maximum de puissance allégorique. Le jeune Fleming n’est presque jamais cité par son prénom ou son nom, sinon par ses camarades, dans leurs discussions. Pour le narrateur, Fleming est d’abord l’adolescent, ou le jeune homme, manière évidente de donner à son personnage une dimension universelle. L’apprentissage de la bataille, c’est celui, accéléré, de chaque soldat qui passe en quelques manœuvres et assauts, s’il y survit, du stade de recrue à celui de vétéran. Tous connaissent les mêmes affres, les mêmes angoisses, les mêmes terreurs. C’est un des postulats de départ de Crane, celui qui rend son livre si efficace, si frappant : parvenir à tirer d’une situation singulière, dont le caractère historique tient de l’anecdote, une leçon à vocation universelle. À bien l’examiner une structure se fait jour, un mécanisme de systole et de diastole, de tension et de relâchement, qui essaie de rendre aussi bien les temps morts que les temps forts de la bataille. Les engagements n’occupent que quelques pages ; la guerre est surtout attente, préparation, récupération, un temps relâché entrecoupé par des instants de tension.

Contre la narration épique, dont l’influence sur la littérature occidentale est fondamentale, Crane adopta un postulat réaliste, qui, je crois, frappa particulièrement les lecteurs de l’époque. L’ennemi n’est presque jamais visible, terne dans son uniforme gris de dixie, présence menaçante et souvent inaperçue, précédée de rumeurs invérifiables. Les grands contes glorieux n’ont pas grand chose à voir avec les batailles acharnées que se livrent les armées ennemies. Le jeune homme dessille rapidement de ses illusions juvéniles ; La Conquête du courage démonte les légendes guerrières et montre, crûment, un homme commun confronté à l’autre autant qu’à lui-même, dans une bataille qui ne sera pas décisive. Henry Fleming vit l’oppression de l’attente, attend cet ennemi qui rôde mais qu’il ne voit presque jamais et dont il craint, de manière récurrente, qu’il le surprenne, seul ou avec ses camarades. Sur le champ de bataille, la rumeur est reine ; dans la débâcle ou dans la victoire, le combattant, seul, ne peut avoir confiance qu’en ses impressions, lacunaires, et dans les bruits qui courent entre les lignes. Que l’adolescent, au fond, nous paraît seul et minuscule dans ce monde-là ! La vraie puissance de Crane, à mes yeux, c’est de monter que, malgré les bataillons et les régiments, les hiérarchies et l’entraide, le combattant est un atome solitaire, et que, même dans une armée, dès lors qu’arrive le temps de l’engagement, on vit seul, on combat seul et on meurt seul. Certes, les hommes s’entraident, ils se soignent, s’épaulent devant le désastre, s’accompagnent dans la débâcle ; si l’homme n’est pas entièrement un loup pour l’homme, il n’en demeure pas moins que le soldat doit traverser lui-même son épreuve et que personne ne pourra le faire à sa place. La guerre ramène la vie à sa substance la plus irréductible : la solitude de l’homme devant son destin. Dans ses poèmes (Le Cavalier noir, à La Différence), Crane développe, avec une certaine outrance juvénile, les mêmes obsessions que dans ce roman : la solitude humaine, l’indifférence de la nature, les tourments infligés par Dieu à l’humanité souffrante.

La narration n’adopte pas, comme dans les immenses fresques de Tolstoï (songeons à Austerlitz ou Borodino vues dans La Guerre et la Paix), une position de surplomb. Volontairement réaliste, fixé au niveau du sol, centré sur le personnage de l’adolescent, le récit ne sort pas du cadre restreint de l’expérience d’un homme, suffisamment singulière pour être racontée, suffisamment générale pour être entendue. Crane ne cherche pas à établir d’effets de réel, en précisant que tel ou tel personnage dirigeait le régiment X à l’instant Y de la bataille Z. Autour de lui, les hommes ont revêtu les uniformes et abandonné leurs identités : ils ne sont plus que des grades, des uniformes, des soldats. Lorsque la bataille tourne mal, que le régiment se disperse, ils ne sont plus que des blessés ou des fuyards, communs à tous ceux qui les ont précédés, et à tous ceux qui les suivront. Est-ce à dire que les personnages sont des idéaux-types, à qui il manque une certaine « étoffe des héros », une caractérisation affinée ? Non. Crane, même s’il individualise un peu le comportement de certains personnages récurrents, ne prend pas la peine de leur donner une densité particulière. On est même frappé, à l’occasion, par le caractère anonyme de tous les compagnons du jeune homme, lui-même passablement falot. N’importe qui peut donc s’identifier à lui. Henry Fleming, comme je l’ai déjà indiqué, apparaît immensément seul, quelles que soient les péripéties du roman. Crane signifie aussi l’anonymat du combat, la mise entre parenthèses de l’individu, de son identité au profit d’un rôle social générique, celui du combattant.

Même si leur identité est parfois fragile, souvent lacunaire, les personnages ont tous un trait commun : ils apparaissent non tels qu’ils sont mais tels qu’un jeune homme de 17 ans peut les appréhender. Si le récit adopte la troisième personne du singulier, il se focalise exclusivement sur les perceptions, instantanées ou rétrospectives, d’Henry Fleming. Le général qui médit devant ses subordonnés immédiats à propos de ses troupes, l’officier courageux qui encourage ses hommes, le soldat blessé, le camarade affolé sont observés, en acte, par le regard resserré d’un jeune paysan. Si la bataille est affaire de caractère, elle ne laisse pas de temps à l’analyse psychologique. Henry Fleming est, de toute manière, trop occupé à s’observer dans le regard de ses camarades et de ses supérieurs, avec cette obsession toute adolescente du regard d’autrui pour essayer d’analyser les réactions de ceux qui l’accompagnent ou le commandent. Un homme plus âgé, plus expérimenté, aurait adopté une attitude plus réflexive, même dans les suites immédiates des combats. Ici, Fleming est obsédé, de façon assez égocentrique, par les répercussions de son comportement sur l’image que ses camarades se font de lui. Il se croit lâche un moment jusqu’à ce que, dans le regard des autres, il se voie courageux. L’immaturité du personnage principal, qui fait la valeur d’un tel texte d’apprentissage, est bien là, dans sa nécessaire confrontation à ce que pensent les autres de lui. Sa vraie conquête sera de se détacher du regard d’autrui, de celui du supérieur comme de celui du camarade pour se juger lui-même. La blessure ou l’acte de bravoure ne constituent pas les fins de cette conquête du courage, mais des moyens. Qu’importe ses actes, la guerre l’a changé, la vie l’a changé et désormais, mûri précocement, c’est un homme qui se battra. À la fin du roman, Henry n’est plus un adolescent. La conquête du courage est aussi un grand roman du passage, accéléré par le motif de la bataille, de l’adolescence à l’âge adulte. C’est là le texte d’un homme jeune, et on le sent ; il est des candeurs qui exigeraient trop d’efforts à reconstituer pour un écrivain expérimenté.

Ce texte est assez remarquable, aussi, parce qu’il a été écrit avant les deux grands conflits mondiaux, dont a été tirée une ample littérature de l’horreur et du fracas. Crane écrit alors que la guerre moderne commence à émerger – par les combats sanglants et statiques de la Guerre Civile – de la théorie de la bataille décisive dans laquelle les grands généraux du XVIIIe et du XIXe l’avaient enfermée. Le soldat est encore un être humain, que les bombardements de l’artillerie ou la mécanisation de la bataille n’ont pas totalement déshumanisé. L’adolescent peut encore rêver de la gloire du combattant. Il est question de courage individuel, de lâcheté, dans des batailles aux motifs incertains mais dont l’absurdité ou l’effroi ne sont pas encore les motifs dominants. La puissance allégorique du texte n’en est que mieux soulignée : la bataille pouvait encore figurer, avant 1914, toute une série de motifs qui lui étaient extérieurs. On imagine mal, en revanche, le roman de Stephen Crane écrit sérieusement vingt-cinq ou cinquante ans plus tard, alors que le prestige du guerrier était disqualifié par deux boucheries mondiales. Même si le décor est celui d’une bataille, je ne crois pas qu’il faille lire ce livre comme un récit de guerre ; après tout Crane n’avait encore jamais vu une bataille lorsqu’il l’écrivit. L’engagement militaire n’est qu’un prétexte narratif, un moyen de donner plus d’impact et de puissance au texte. Qu’est-ce que la bataille pour Henry Fleming ? Un début dans la vie, avec ses préjugés, ses attentes, ses espoirs. On se tromperait en lisant ce récit comme un texte de genre. Ce qu’il exprime, avec sa force propre, bien d’autres types de récits eussent pu l’exprimer : la solitude de l’homme, sa capacité de maturation, l’incertitude et l’imprévisibilité dans lesquelles il se débat.

Enfin, les lieux où se déroulent les combats pourraient se situer dans n’importe quelle zone à peu près tempérée de l’hémisphère nord. Leur banalité ne les réduit pas à l’ornementation, car ils ont une importance immense. Lorsque la focalisation se détache des sentiments, des appréhensions ou des espoirs de l’adolescent, c’est, en permanence, pour se livrer, en quatre ou cinq lignes, à une description de la nature environnante. Chez Crane, la nature, pastorale, est formidablement indifférente à l’homme. Il est impossible, je pense, de lire ce texte sans en être frappé. Quelle que soit la phase de la bataille, à aucun moment l’environnement naturel, les fermes et les bois, les nuages et les vents, ne reflètent l’état d’esprit des hommes qui se battent, souffrent ou se reposent. Lorsqu’il entre brièvement, près de bosquets verdoyants, dans une chapelle en ruine, et qu’il tombe, au milieu d’un jeu d’ombres et de lumières, sur le cadavre d’un soldat, l’adolescent surprend, horrifié, le festin des vers qui, déjà, ramènent le corps vers la glèbe originelle. Les notations sur la splendeur du soleil, la tiédeur des brises, le jeu des nuages ramènent le lecteur des fracas sublunaires aux éternités élémentales. La dualité du monde revient, comme un leitmotiv : qu’importent les efforts et les désastres des hommes, l’univers persiste, intangible et superbe. La nature resplendit même pendant les désastres. L’agonie poignante d’un brave soldat n’empêche pas le blé de se courber dans les champs, les oiseaux de pépier aux cimes des arbres, les nuages de former leurs arabesques dans les cieux. Le monde est en même temps grandiose et atroce. Non seulement l’adolescent est seul face aux autres hommes, mais il est seul face à une nature qui le dépasse et, parfois, l’écrase. Les poèmes de Crane tendent à confirmer cette analyse : Dieu y est indifférent ou vengeur, la nature froide, l’homme seul. Le réalisme de Crane ne tient pas à d’hypothétiques descriptions d’uniformes ou de visages, il tient à la lucidité noire de l’homme sans Dieu, pour qui le seul secours, face à une nature indifférente, face à une collectivité incertaine ou hostile, réside en soi. Crane était américain : un archéologue de la pensée américaine ne verrait-il pas dans ce roman, sous-jacentes, les grandes lignes de l’appréhension américaine du monde ? splendeur indifférente d’une nature encore largement inviolée, qui n’a pas été transformée par des milliers d’années de civilisation rurale ; solitude et responsabilité de l’homme devant lui-même ; mise en avant du héros ordinaire et candide, homme fait de tous les autres et qui les vaut tous. Il ne manque, au fond, qu’un motif : le mal, absent de l’univers de Stephen Crane où les soldats se battent sans vice et sans témoin divin. Pour mieux saisir le rapport de Crane à la présence divine, à l’incroyance et au mal, c’est vers ses poèmes, pas toujours cohérents, qu’il faudrait se diriger – mais cette note, la cinquantième depuis la reprise de ce blog en octobre dernier, est déjà bien trop longue pour cela. Le poème ci-dessus tiendra lieu de conclusion, sous la forme d’une insoluble question.

LXVI

If I should cast off this tattered coat,

And go free into the mighty sky;

If I should find nothing there

But a vast blue,

Echoless, ignorant-

What then?

The Black Riders, Stephen Crane

LXVI

« S’il me fallait rejeter ce manteau loqueteux,

et errer librement dans le vaste ciel ;

Et si je n’y trouvai rien d’autre

Qu’une immensité bleue,

Sans écho, sans mémoire,

Que faire alors ? »

(traduction Paule Noyart)

L’idéalisme fourvoyé : Miss Lonelyhearts, de Nathanaël West

hopper.sunday

Miss Lonelyhearts, Nathanaël West, Éditions Sillages, 2011 (trad. Marie Picard) (première éd. 1933)

Par Les Somnambules, épais roman paru en 1931, Hermann Broch souhaitait développer, sous une forme littéraire, une théorie de la « dégradation des valeurs » de la société allemande entre 1870 et 1918. Il observait, par ce texte choral et passablement glaçant, la lente déréliction d’hommes de bien, partis d’un sentimentalisme romantique hypocrite pour arriver, en passant par un moralisme subjectif, anarchique et inefficace, à une « objectivité » (ou Sachlichkeit) amorale. Ses personnages reflétaient cette évolution. Le lieutenant Pasenow, héros de la première partie, était déchiré entre une aspiration sentimentale idéaliste et des désirs charnels culpabilisants ; le journaliste Esch, héros de la deuxième partie, était partagé entre sa dénonciation morale des fautes de la société et son désir de réussite et d’ascension sociale. Bien d’autres personnages incarnaient dans le roman ce que Broch appelait la dégradation des valeurs, c’est-à-dire la progressive calcification des valeurs portées par les individus et l’inadaptation de ceux-ci aux nouvelles exigences, amorales et techniques, de la société. Seul le prosaïque Huguenau s’en tirait, lui dont l’objectivisme froid et inhumain préfigurait déjà, visionnaire, les Adolf Eichmann de l’ère nouvelle. Selon Broch, les individus se référaient, dans leur vie sociale, à une série de valeurs dont la plupart étaient dévoyées ou périmées ; de là naissaient leurs souffrances et leur sentiment d’inadéquation. C’est à ces Somnambules de Broch, lu l’an dernier, que j’ai immédiatement pensé en lisant le court roman de Nathanaël West, écrit à peu près à la même époque. Il est toujours troublant d’observer, à travers deux cultures éloignées, le même constat. La taille des deux ouvrages n’est certes pas comparable : Broch écrit un monstre de 700 pages, d’une densité philosophique et poétique qui annonce déjà son chef-d’œuvre, La mort de Virgile ; West est l’auteur d’un roman (ou d’une nouvelle ?) d’une centaine de pages, très aérées, le seul véritable succès d’une carrière malheureuse et accidentellement écourtée. Pourtant, malgré ces différences, West, comme son contemporain, observe la dégradation des valeurs collectives américaines, par le biais d’un personnage inadapté dont la crise révèle celle de toute une société.

Miss Lonelyhearts, à l’examen de son résumé, aurait pu être un roman satirique grinçant à la Evelyn Waugh, une de ces charges réjouissantes contre la presse sentimentale et la psychologie de comptoir qui la nourrit. En amateur des grands humoristes anglo-saxons, je m’attendais à un texte amusant et fulgurant, digne de Saki ou de Chesterton. Comme j’ai tracé ci-dessus un parallèle avec Hermann Broch, vous aurez compris que j’ai été vite détrompé. Personne ne qualifierait, en effet, l’immense écrivain autrichien d’humoriste. Le livre de West n’a, lui non plus, rien de drôle. Si l’on rit, à l’occasion, ce rire est noir, si noir qu’il tend plus à la grimace qu’au sourire. Un jeune journaliste est recruté par un journal pour écrire des chroniques « psychologiques », une sorte de courrier du cœur pour lequel il prend le pseudonyme de « Miss Lonelyhearts ». Réduit à cette fonction qui va l’obséder, le personnage n’est jamais présenté sous son vrai nom. Le roman se déroule dans les années 30, l’idée de s’adresser directement au lectorat féminin, d’entrer en dialogue avec lui, de proposer une oreille compatissante et des conseils, est encore assez nouvelle. La mission du journaliste est de répondre aux questions des lectrices, esseulées, inquiètes ou déprimées, de manière à attirer auprès du journal tout un lectorat d’urbaines désorientées. Miss Lonelyhearts doit-il prendre son travail au sérieux et livrer de véritables conseils ? Ou lui suffira-t-il d’inventer quelques réponses fictives, sous forme de vagues leçons morales ? Au départ, le journaliste est tenté de prendre son métier pour une vaste blague, comme le lui propose son entourage. La narration le surprend en train de rédiger de très vagues conseils (du type « demain, il fera jour », « après la pluie, le beau temps »), hésitant entre l’optimisme le plus plat et le moralisme le plus  éventé. Face à ces articles médiocres, émerge néanmoins, sincère, une demande d’écoute et d’assistance. Les lettres de lectrices, citées in extenso, occupent une dizaine de pages du texte. L’écrivain s’y livre à un exercice de style réussi : si la langue est malmenée, la cohérence parfois absente et le propos obscur, il émane de ces lettres une grande souffrance. La langue est brisée, comme les corps, comme les âmes. Ces lettres sont une lame effilée, qui blesse Miss Lonelyhearts un peu plus chaque jour.

Le journaliste se trouve submergé par une souffrance qu’il n’imaginait même pas. Devant lui, s’étalent non des lettres maladroites, mais des appels au secours sincères. La vague blague devient un exercice sérieux. Or, que peut ce journaliste, ce « Miss Lonelyhearts » dont tout le personnage est marqué par la fausseté et l’hypocrisie ? Rien et il le sait. Comme le dit Schopenhauer, je crois, la pleine et entière conscience de la souffrance du monde nous rend toute vie impossible. À force de se confronter à des situations auxquelles il ne peut apporter aucun remède, le jeune journaliste commence à entrer lui-même en crise. Comment écrire ces vagues articles, mi-parodiques, mi-sérieux, sur la résolution des problèmes personnels lorsqu’en face émerge une authentique souffrance ? Que sont ses articles, sinon d’inutiles crachats au visage d’êtres vaincus par la vie ? Comment faire face ? Comment leur permettre de faire face ? Miss Lonelyhearts est impuissant, le sait, et ne parvient pas à l’accepter. Chaque fois qu’il essaie d’achever un de ses articles, le récit le montre hésitant, raturant, reprenant, avant d’abandonner. Malgré un environnement professionnel cynique, le journaliste reste un idéaliste perdu, de plus en plus tenté, à mesure qu’avance le roman, par deux solutions opposées : la fuite ou le sacrifice. Il ne peut se décider pour la troisième solution, celle qui consisterait à affronter le réel, et à tenter de survivre en milieu hostile. Il ne peut non plus adopter une indifférence sarcastique, dont le rédacteur en chef se fait le héraut. Shrike, c’est son nom, incarne dans le roman le parfait cynique, moqueur, grinçant, odieux. L’onomastique livre une clé du personnage. Que signifie « shrike » en anglais ? la pie-grièche. Cet oiseau, un petit passereau des campagnes, est connu pour une caractéristique assez sinistre : il empale ses victimes (insectes, reptiles, petits campagnols) sur une épine ou une branche pointue, pour se constituer un garde-manger. Son nom d’espèce latin, lanius, fait référence au croc de boucher, au bourreau ou au scarificateur. S’il connaît ces quelques précisions, le lecteur devinera quel rôle joue Shrike dans la narration.

À un passage clé de l’œuvre, alors que le journaliste hésite à fuir ce métier qui le mine, Shrike lui dresse un tableau aigre et déprimant de ses possibilités. Pour un personnage médiocre comme lui, avilir l’espérance des autres, insuffler un doute fondamental à son propos, est le seul moyen d’exister. Shrike est de ces âmes basses qui ne connaissent qu’un registre : décourager, par leurs sarcasmes, l’idéalisme des autres. Il salit successivement, dans des paragraphes non exempts, tout de même, d’une méchante drôlerie, la vie campagnarde, l’amour, la vie sous les tropiques, le plaisir, la drogue et l’art (qu’importe que tu sois pauvre et laid, tu « as les pièces de Shakespeare en un volume »). Il n’y a nulle part d’échappatoire pour le jeune journaliste : dans tous les cas, il gâche sa vie et doit se préparer à des désillusions. Le salut personnel est un pari perdu d’avance. Telle une pie-grièche déchiquetant un petit insecte, Shrike démantèle les espoirs putatifs de Miss Lonelyhearts, produits dévoyés d’un idéalisme de comptoir ; il cherche, constamment, à l’avilir. Il faut comprendre que dans une société qui fait commerce, via des magazines, de la souffrance humaine, l’idéalisme, celui du jeune journaliste, n’est pas souhaitable. Il doit y renoncer rapidement : la presse n’est pas là pour aider ceux qui la lisent, mais pour leur faire croire que quelqu’un, quelque part, daigne les écouter, leur accorde une importance qu’ils n’ont pas. Miss Lonelyhearts ne peut pas apaiser les souffrances sans fin de l’espèce humaine ; ce serait là une tâche messianique, de gourou ou, à tout le moins, de prêtre. Le jeune journaliste, moqué par Shrike, rêve de sacrifice christique. Ne serait-ce pas le moyen de donner un sens, une direction à toute cette souffrance accumulée ? La tension accumulée par les lettres reçues au journal pèse dans toutes les relations du journaliste. La souffrance le paralyse jusqu’à le pousser à chercher le salut, et, partant, le sacrifice. Cette voie, facilitée par la mentalité collective américaine de l’époque, son rapport à la Bible, sa bigoterie, est-elle véritablement plus valable que les autres ?

Dans Miss Lonelyhearts, comme dans un roman de Faulkner, les idiots du sud en moins, tout est sale : le désir sexuel, les sentiments, les relations entre les êtres,… Les personnages s’enivrent lamentablement – comme toute la société américaine sous la Prohibition semble l’avoir fait – leurs espoirs sont médiocres et leurs sentiments, même sincères, recouverts d’une épaisse couche de cynisme glauque. Même les songes expriment symboliquement cette noirceur, comme ce rêve de sacrifice, éthylique et forcément raté, du début du livre. Un désir de brutalité, de sadisme méchant, sourd. Le désir dégénère en violence. À un moment, le journaliste, avec quelques verres dans le nez, s’attaque à un pauvre vieux. Il n’y a pas là de contradiction majeure avec son idéalisme : à force d’être confronté à la faiblesse humaine, de « devoir remettre à l’ouvrage son cœur compréhensif » (p.59), face à la farce sinistre du courrier des âmes perdues, un désir trouble de vengeance naît en lui. Inapte à faire le bien, Miss Lonelyhearts s’abandonne parfois au mal ; sont marqués par une forme de sadisme psychologique ses rapports avec Betty, la seule jeune femme qui semble pouvoir lui apporter un certain équilibre et l’apaiser. La pitié et le sadisme forment ici un couple permanent. On s’aide pour mieux se brutaliser. Ainsi (p.48), Miss Lonelyhearts se rappelle avoir ressenti de la compassion pour une grenouille écrasée… avant de s’acharner à l’achever. Il voudrait ainsi « tuer la douleur » (p.89), mais n’y parvient pas. Quand Betty offre sa compassion et son amour virginal, il lui vient l’envie de l’avilir ou de la quitter : là au moins s’expriment des sentiments vrais. Partout rôde l’insincérité, le dégoût de soi et le goût du toc, du faux, de la convention ; le corps est sale, souvent vu comme un objet, rattaché à sa fonction animale par diverses analogies et métaphores ; seule les deux pôles opposés de la charité et de la brutalité semblent authentiques. Quelle phrase conclut le moment où Betty et Miss Lonelyhearts tombent enfin dans les bras l’un de l’autre ? « Quand ils se laissèrent tomber, il sentit une odeur de sueur, de savon et d’herbe écrasée » Le prosaïsme de la narration est ici parfaitement houellebecquien. La réalité est disséquée, et curée de tout sentimentalisme. Ne nous trompons pas, comme Houellebecq, avec qui il partage une appréhension sombre et déplaisante de la société, West est un idéaliste déçu. La fausseté des rapports humains, la discontinuité de l’existence, composée, comme le roman, de petits morceaux disparates et décevants, ainsi que la tristesse du désir sexuel le désolent. Quant à la résolution de cette situation, il est peu dire que West n’en propose pas. L’expérience religieuse, vécue au terme du roman, n’est qu’une sinistre parodie, entrelacée de formules bibliques répétitives et satiriques, où le délire christique n’aboutit qu’au néant.

Miss Lonelyhearts apparaît de prime abord comme une charge très sombre contre la presse populaire, que West connaissait bien. Dans un second temps, à y réfléchir, le lecteur observe surtout l’avilissement de tout idéalisme dans une société pragmatique, qui a même fait de la souffrance et de la misère humaine une forme de fonds de commerce. La chute des valeurs, remplacées par un prosaïsme amoral, ne laisse plus guère de voies d’expression aux individus idéalistes (les individus cyniques et les pragmatiques ne sont pas touchés). Toutes les issues conventionnelles sont des mirages mal étayés, des simulacres impossibles à mettre en pratique, des trompe-l’œil. Ne restent que deux voies de sorties : la fuite et la névrose, qui toutes deux débouchent sur une forme de nihilisme. Miss Lonelyhearts ne se vante-t-il pas d’avoir « le syndrome du Christ » ? N’est-il pas l’incarnation de ce désir de fuite, transmué en névrose ? En un court roman, noire satire de la déréliction de l’idéalisme, Nathanaël West diagnostique un mal social que nous n’avons toujours pas soigné : le décalage entre la hauteur des aspirations morales que nous sommes supposés porter et la bassesse vulgaire de nos possibilités et de nos réalisations pratiques.

Babbitt, de Sinclair Lewis, ou la satire des Roaring Twenties

Babbitt, Sinclair Lewis, 1922

Si le comté fictif de Yoknapatawpha, situé dans le deep south, est inséparable de l’œuvre de William Faulkner, l’État imaginaire du Winnemac l’est tout autant de celle de Sinclair Lewis. Sa capitale ? Zenith, 350 000 habitants, une ville de province aux aspirations grandioses, avec sa petite élite industrieuse, ses quartiers d’affaires, ses industries. Son emplacement ? Le midwest, les grandes plaines, ses villes-champignons, créées aux premières décennies du XIXe siècle, et que le développement manufacturier a tiré de leur fruste condition. L’époque ? Les roaring twenties, ère de l’automobile et du cinéma, brève époque de prospérité qui précéda la grande crise, l’exode vers la Californie et le déclin des Saint-Louis, Kansas City et autres Minneapolis. La guerre était finie, Wilson, paralysé, ne gouvernait plus, les businessmen reprenaient la conduite des affaires que les populistes leur avaient subtilisée au tournant du siècle. L’air était enthousiaste, les rêves colossaux, l’alcool interdit. Et partout, une seule idole, le dollar, un seul objectif, s’enrichir, une seule ambition, s’élever. La classe moyenne urbaine croyait pouvoir régner. Le filon avait changé, après le pétrole de Rockefeller, l’acier de Carnegie et la finance de Morgan, l’immobilier devenait le nouvel Eldorado. Partout en Amérique, des milliers de George F. Babbitt convoitaient une place dans l’ascenseur social. Babbitt, modeste courtier en immobilier de Zenith, condense sa classe – moyenne, donc médiocre – et son temps. Si la satire de Sinclair Lewis connut un tel succès, c’est qu’elle brossait un tableau cohérent et ironique de l’essor de l’American way of life. La petite maison de M.Babbitt, son automobile, son bureau, sa famille ? Standard typique de millions d’autres américains de son temps.

Babbitt, 46 ans, vit dans un honnête confort matériel, sa femme ne travaille pas, ses enfants vont à l’université, il appartient à la chambre de commerce, à l’association des agents immobiliers, à l’Athletic club et aux Boosters. Il est intégré. Ses amis sont du même milieu, vivent dans des lotissements similaires, jouent au golf et pratiquent la même tempérance que lui, à géométrie variable. Ses idées, il les extrait des grands quotidiens républicains. Il est conformiste, pontifiant, velléitaire, moralisateur, honnête à ses heures, généralement de bonne foi. Bref, c’est un membre éminent de la communauté. Il a néanmoins passé l’âge des grandes ambitions : son entreprise n’existerait pas sans l’argent de son beau-père ; il ne figure pas parmi les personnes les plus en vue de Zenith, à l’inverse de ses plus brillants camarade de promotion ; même s’il ne l’a jamais trompée, il n’éprouve pour sa femme qu’un vague attachement ; ses enfants ne réussiront pas comme il l’avait espéré. Un sentiment de mécontentement diffus, terreau d’une « crise de la quarantaine », l’envahit. Le glacis de conformisme peut-il être brisé ? Et si oui, pour quoi faire ? Babbitt, c’est l’histoire d’une évasion ratée car impossible. L’ascension sociale par ses réseaux professionnels ne le mène pas loin : passé un certain standing social, Babbitt, trop middle class, ne tient plus le choc. Dans ses réseaux de sociabilité, les Boosters et l’Athletic Club, il ne trouve que des égaux qui le renvoient à ses propres turpitudes. Les affaires ? Malgré son entregent, Babbitt ne remporte que de modestes succès. Il s’engage vaguement en politique le temps d’une campagne, et, même s’il figure parmi les orateurs républicains les plus en vue, il n’y gagne rien d’autre qu’un léger surcroît de réputation. Ni l’urbaine Chicago, ni le sauvage Maine ne le consolent ; son Église n’est jamais qu’une firme de plus sur le marché américain de la foi ; son seul vrai ami finit par lui échapper ; ses incartades adultères et alcoolisées ne lui réussissent pas. Et quand, suprême embardée, il avoue à ses comparses quelques accointances avec les liberals – les socialistes, ceux-ci s’empressent de le faire revenir dans le droit chemin, par la persuasion d’abord, par la menace surtout.

Flaubert profitait de la naïveté bête de Bouvard et Pécuchet pour dresser le tableau sans concession de la bêtise de son temps ; Lewis se sert de Babbitt pour régler son compte à la classe moyenne américaine, à ses croyances, à son univers mental. Babbitt babille et derrière son discours verbeux, clichesque, émergent toutes les idées reçues de son époque. Jamais on a autant parlé pour ne rien dire. Les dialogues sont noyés par le conformisme. De peur d’être jugés, les personnages professent les idées des autres, un salmigondis de mots vidés de leur sens. Vision, Ambition, Grandeur, talismans dont la portée sémantique a été énucléée. La satire est là aussi, dans ces mots qui ne veulent plus rien dire, dans ce bavardage inconséquent. La puissance du conformisme est telle que le langage lui-même n’a plus aucune valeur. La défaite de la langue désarme l’individu. Comment Babbitt pourrait-il rompre avec la petite société de Zenith quand toute sa compréhension du monde a été écrasée par les poncifs du temps ? A plusieurs reprises, Babbitt se trouve seul, mais la liberté n’est pour lui qu’une « errance dont il ne sait que faire ». La vie a beau sourdre dans les entrailles de l’agent immobilier, elle n’a aucun moyen de s’exprimer, de casser l’épaisse couche d’idées reçues et de conventions qui l’emprisonne. Les mots lui manquent, la détermination aussi. Le torrent a connu une dernière crue et s’apprête à reprendre son cours paisible. Provisoirement paisible, car demain, déjà, ce sera la crise. Zenith laissera bientôt sa place à Salinas, les grandes plaines à la Californie et le Babbitt de Sinclair Lewis aux Raisins de la colère de John Steinbeck. Des roaring twenties subsisteront quelques images sépia, des films au rythme saccadé et le souvenir d’une prospérité un peu fade, que ce roman aura cristallisée à merveille.

En un combat douteux, ou l’Amérique échouée de John Steinbeck

En un combat douteux, John Steinbeck, 1936

De son vivant, Steinbeck, consacré par les adaptations cinématographiques de ses œuvres, égalait en réputation ses compatriotes Dos Passos et Faulkner. Prix Pulitzer, prix Nobel, le californien tenait dans le panorama des lettres américaines une place essentielle. Quarante ans après sa mort, sa position a beaucoup décliné. Absent des universités, principal vecteur de consécration littéraire officielle, généralement considéré par les spécialistes en littérature comme un écrivain de second ordre, l’édition, récente, en quatre volumes de ses œuvres complètes par la Library of America a néanmoins rencontré un vaste succès populaire. Qualifié d’écrivain naïf, de romancier de terroir, de scénariste de cinéma, Steinbeck dépeint pourtant, dans ses fictions « engagées » des années 30, une Amérique que le grand public n’avait pas l’habitude d’entendre, celle des ouvriers agricoles, le sous-prolétariat inorganisé. Comme Dos Passos, Steinbeck est meilleur dans le reportage brut que dans le roman : il saisit avec efficacité et simplicité les enjeux d’une situation réelle, alors qu’il peine, parfois, à rendre crédible ses principaux personnages, trop idéaux. Son domaine, c’est la Californie rurale, la masse des simples, des braves gens, pour qui la vie quotidienne est d’abord un combat pour manger. Ses ouvriers ne sont pas des héros magnifiés par un combat social, ils sont de pauvres gens qui cherchent à trouver où employer leur force de travail. Beaucoup rêvent d’un lopin de terre, d’un petit peu de confort et de suffisamment d’argent pour vivre avec décence. Leurs « leaders », qui ont un petit peu mieux réussi qu’eux, vivent dans un confort relatif qu’ils craignent de perdre en cas de mouvement social. En un combat douteux, c’est l’histoire d’une grève d’ouvriers agricoles, organisée par deux activistes communistes, Mac et Jim. Steinbeck part en reportage dans la vallée de Salinas, et décrit, sous forme de fiction, l’échec d’une lutte sociale.

Le monde des ouvriers agricoles est inorganisé. Les saisonniers vendent leur force de travail à des grands propriétaires qui s’entendent, sur leur dos, pour baisser les salaires. Le mécontentement latent de ce personnel temporaire ne se cristallisera qu’avec l’arrivée des deux militants communistes. Mac, c’est le leader, théoricien et homme d’action, rompu aux combats de ce genre, qui va enseigner à Jim, jeune recrue du parti, les méthodes et les risques du combat social. D’un côté, un homme de tête contraint d’entrer dans l’action pour faire triompher ses idées, de l’autre, un homme d’action qui doit apprendre la théorie pour faire de sa force et de sa détermination un atout pour le parti. Leur combat ? Obtenir des propriétaires fonciers de Salinas une augmentation des salaires ouvriers. La masse du sous-prolétariat agricole est apathique, quoique consciente de l’évolution dramatique de ses conditions d’existence. Les deux activistes parviennent à mobiliser les esprits, même s’il faut attendre un accident malheureux pour que se cristallise, en quelques instants, l’insatisfaction. Mac et Jim encouragent le mouvement, encadrent la grève, essaient de contenir l’énergie, volatile, des ouvriers. La lutte finira mal, comme le prévoyait d’ailleurs l’expérimenté Mac. Pour ces activistes, le mouvement social n’est pas un but, mais un moyen, une manière d’impressionner le patronat et d’agglomérer à soi de nouvelles énergies pour continuer la lutte ailleurs. Les ouvriers, eux, jouent leur existence. Si les patrons ne cèdent pas, ils ne trouveront plus de travail dans cette vallée, ni peut-être dans ses voisines. La méfiance et la peur, passé quelques moments d’excitation collective, ressurgissent. Tant qu’ils sont en foule, et que des événements extérieurs affermissent leur volonté, les ouvriers tiennent. Mais dès qu’ils sont laissés trop longtemps inactifs, dès qu’apparaissent les premières difficultés structurelles de ravitaillement, les individus reprennent leur autonomie et tentent de prendre de la distance. Il ne faut donc aucun répit à la collectivité, elle exige un resserrement des rangs permanent que même un activiste expérimenté ne saura lui proposer.

Le moindre évènement est un argument de plus dans la lutte, une bûche supplémentaire pour préserver le feu de la révolte. La grève se désagrège : le petit propriétaire qui hébergeait les grévistes sur sa propriété se décide, sous la pression, à les expulser ; les leaders de la collectivité ouvrière s’enfuient pour préserver leur confort individuel chèrement acquis ; les forces de l’ordre assiègent le camp des grévistes ; les saisonniers les moins convaincus reprennent la route. Les hommes de main des propriétaires lancent l’assaut de nuit et tuent un Jim imprudent qui avait confondu détermination et invulnérabilité. Mac n’hésitera pas, et, quelques heures après la mort de son comparse, utilisera sa disparition pour mobiliser les grévistes. La lutte dévore tout : pour l’activiste, tout est moyen au service d’une fin lointaine, inaccessible, promise par les prophètes socialistes. La tragédie humaine a une utilité, elle renforcera quelques jours encore la cohésion de troupes démotivées, et ce jusqu’à l’assaut final. Mac pourra alors partir, trouver une autre vallée et recommencer, jusqu’à sa propre mort, cette lutte indécise. Le combattant n’a pas le temps de s’appesantir sur un drame qui peut lui être utile, quelle que soit la tristesse ou l’émotion que celui-ci suscite chez lui.

Steinbeck est le metteur en scène d’une réalité brute, primaire, frustre. Les ouvriers ne comptent pas individuellement, leur seul vecteur d’existence est la masse, le regroupement, avec les caractéristiques propres à la foule que cela suppose. Jim n’est qu’une force, un instrument, c’est un bloc, sans profondeur. Seul Mac, le théoricien, subtil a minima, s’interroge parfois sur le sens de son action, pour mieux affirmer, avec un optimisme tempéré par l’expérience, que son choix est le bon. Il veut faire le bien des ouvriers, même si ça tourne mal. Sa sincérité excuse d’avance l’échec de ses options. Et si la grève s’achève en tragédie, elle mobilisera d’autant mieux les consciences ouvrières. L’ambivalence du révolutionnaire est là : il promet le succès aux grévistes mais souhaite confusément l’échec, violent si possible, de leur action. Il parie sur la brutalisation des rapports humains, sur la montée aux extrêmes, sur une accumulation d’échecs que la victoire finale transmutera en chemin de croix glorieux. Dans une société américaine où l’action collective est toujours victime de la croyance profonde du salut de l’individu par lui-même, Steinbeck pose l’équation de la contestation sociale. Sa réponse est ambiguë, par le biais de son personnage porte-parole – mauvaise manie de l’auteur – Doc.  Steinbeck souligne la nécessité de la lutte tout en mettant en scène son impossibilité. Celui que la critique considère généralement comme un autodidacte naïf et pontifiant aura aussi, et surtout, été le portraitiste d’une Amérique invisible, celle de la défaite, des échoués et des déclassés.

Derrière l’écran de la réalité : Vente à la criée du lot 49, de Thomas Pynchon

Vente à la criée du lot 49, Thomas Pynchon, 1966

Découvrir un nouvel auteur s’apparente à un premier séjour dans une ville méconnue, un nom sur une carte, qu’une réputation plus ou moins établie peut aider à situer, jamais à connaître. De Pynchon, je connaissais la phobie médiatique, de son œuvre, le terreau de paranoïa obscure qui la meut. Certains l’estiment illisible, d’autres génial. La lecture de Vente à la criée du lot 49 est, paraît-il, la meilleure introduction à sa production, à la fois mince – une poignée de romans – et massive – la plupart dépassent les 800 pages -. Ce roman est le plus court et le plus accessible, apparemment, de l’écrivain américain. Il confirme sa réputation : thématique des sociétés secrètes, complexité du phrasé, multiplication des références culturelles. Une première lecture, comme la première visite d’une ville, permet surtout de certifier quelques idées reçues, saisies au passage. La paranoïa et les sociétés secrètes sont bien les monuments incontournables des romans de Thomas Pynchon. Bien sûr, cette incursion première ne donne guère accès à la compréhension globale d’une œuvre. De cette Vente à la criée, je ne retiendrai donc que les quelques caractéristiques superficielles dont l’évidence transparaît à la lecture. Une jeune femme, Œdipa Mass, est nommée exécutrice testamentaire d’un de ses anciens petits amis, magnat de l’immobilier, Pierce Inverarity. De l’héritage, un élément se détache : un lot de timbres, tous faux, collectionnés, en apparence sans raison valable, par le milliardaire. Assistée par une galerie de personnages improbables, un avocat ex-enfant star d’Hollywood, un expert philatéliste nommé Gengis Cohen, un metteur en scène d’obscures tragédies élisabéthaines, un ancien SS reconverti en psychiatre freudien, un professeur de littérature, Œdipa Mass va mener l’enquête. Pourquoi ces timbres ? Que dissimulent-ils ?

Derrière l’écran d’un réel brut, parfois simple, souvent angoissant, Pynchon dévoile l’existence d’une architecture compliquée, omnisciente, trame tissée de complots et de sociétés secrètes. Les faux timbres, ce lot 49 de la succession Inverarity, sont la face émergée d’une immense continent inconnu, une organisation postale souterraine, aux motivations obscures. Par son enquête, Œdipa apprend l’existence de cette structure, au nom cocasse de W.A.S.T.E. (gaspillage en anglais), ancienne concurrente du réseau de poste impérial et monopolistique des Thurn & Taxis, désormais solidement implantée en Amérique. Le talent de Pynchon est d’opposer au lecteur une prose dense, riche d’informations en tout genre, qui l’intrigue et le perd. Au fil des pages, des notations anodines deviennent des indices, des mentions banales des preuves. Le texte est un voile. Les traces de la société secrète se multiplient, et le lecteur d’opérer de fréquents retours en arrière à la recherche d’indices éventuels. La représentation d’une tragédie élisabéthaine imaginaire – The courier’s tragedy de Wharfinger – délivre, par des vers souvent obscurs, quelques éléments concernant la W.A.S.T.E. Parodie parfaite des drames shakespeariens les plus sanglants, la pièce de Wharfinger intrigue puis déroute. Elle semble être une parenthèse inutile dans le roman. Ce n’est que quelques dizaines de pages plus tard que le lecteur commence à comprendre les raisons d’être de cette insertion. La pièce à deux sens : celui qu’elle délivre, de prime abord, au lecteur innocent ; celui qui se donne, après enquête, au lecteur averti. Seuls les initiés apprennent à détecter les traces de la W.A.S.T.E. Son logo, ses signatures, ses mots de passe, ne s’offrent pas à la compréhension de n’importe qui. Œdipa Mass franchit les étapes qui lui ouvrent un champ insoupçonné de compréhension de la société américaine. Une immense machinerie postale, par définition présente sur tout le territoire, appuyée sur un réseau de nombreux utilisateurs et employés, semble donc doubler les structures du réseau officiel.

Il est inutile d’ailleurs d’essayer de résumer les aventures d’Œdipa Mass à la recherche de cette Poste secrète. Le style labyrinthique de Pynchon, composé d’incises et de digressions, convient à merveille à son sujet. L’opacité de certaines courbes scénaristiques, leur incohérence, leur inutilité même nourrissent la quête bientôt paranoïaque de l’héroïne. Tel élément, que le lecteur aura jugé inutile à l’intrigue, n’a-t-il pas un sens caché, profond ? Ces Paranoids, parodie de Beatles, qui décorent le roman de leurs mélodies faciles, n’ont-ils pas un rôle fondamental à jouer ? Et ce mari angoissé, défoncé au LSD pour oublier ses questions existentielles de vendeur de voiture d’occasion reconverti en disc-jockey, quelle est sa fonction ? Le psychanalyste SS est-il réellement poursuivi par les israéliens ? Quel rapport ont pu avoir les nazis avec une poste parallèle ? Le style opaque de Pynchon accentue ces interrogations. Le lecteur attentif essaie de percer la toile de mots tendue par l’écrivain pour découvrir ce qu’elle dissimule. L’évidence ? Tout se tient ! Et voici la logique profonde de toutes les théories du complots mise à nue. Le détail le plus insignifiant se charge d’un sens profond, qui le justifie. Plus l’enquête d’Œdipa Mass avance, plus se multiplient les témoignages de l’existence du W.A.S.T.E. Partout, Œdipa trouve des traces du réseau parallèle. Elle a quitté le quotidien simple et contingent pour un univers complexe mais justifié. Le hasard n’existe plus : à l’arbitraire aveugle se substitue une explication suprême, un système de compréhension ultime.

L’enchaînement parfait des indices et les disparitions opportunes des témoins suscitent néanmoins le doute. Œdipa s’interroge : et si tout cela n’existait que dans son esprit ? Et si tout cela n’était qu’une manipulation subtile du magnat décédé ? Trop d’indices convergent. Certains n’ont-ils pas été mal interprétés, surévalués ? Les ficelles de la manipulation paraissent bien grosses. Il s’agit de choisir. Reprendre une existence dénuée de sens, dans un univers simplifié par l’incohérence générale des évènements, ou persister, « s’enfoncer, étrangère, dans son sillon, dans la paranoïa » ? Pynchon ouvre une alternative entre un hasard pur, le néant contingent et une causalité pure, la totalité mue par un principe caché. Une fois initiée à un secret de l’univers, peut-elle s’en détourner, faire comme s’il n’existait pas, lutter contre son appétit secret de sens, son désir effréné – et humain – d’une justification première ? Toute la logique des complots, pâles palliatifs à la mort de Dieu, est là. Rien n’arrive par hasard, il existe une Cause, un enchaînement secret, omniscient qui explique, motive, nécessite. L’absence de preuves devient elle-même une preuve ultime de l’existence du complot et de l’étendue de ses ramifications. La W.A.S.T.E., ses timbres américains subtilement modifiés, ses facteurs déguisés en clochards, son logo complaisamment dessiné dans toutes les villes de Californie, cette poste parallèle existe-t-elle ? La décision finale d’Œdipa dissipera la société fantasmatique ou lui donnera une existence concrète. Croire au complot c’est le faire prospérer. Malgré toutes les hypothèses, toutes les déductions, le sens profond de signes souvent équivoques, leur mise en relation suprême, ne naîtra jamais que d’un acte de foi.

Vente à la criée du lot 49 est un exercice vertigineux et brillant. La mécanique typiquement américaine de la société secrète s’y déploie dans un style singulier, dense et parfois burlesque. Pynchon utilise des artifices littéraires adaptés à son sujet. Les incises se font indices, la lecture se dédouble et derrière l’inanité apparente du monde contemporain que relate une prose voilée se dessine une cathédrale de secrets et de mensonges. Pour la voir, et c’est le danger, il suffit simplement d’y croire.

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Autour de Staline I, la sotie de l’Iejovchina : La Lanterne verte, de Jerome Charyn

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Première partie d’un cycle de lectures sur Staline et l’URSS.

La lanterne verte, Jerome Charyn, 2004

Des saltimbanques s’agitent pour distraire le Coryphée du Meurtre durant l’hapax sanguinaire de la Grande Terreur.

Affronter Staline, pour un historien ou pour un romancier, exige de le connaître, de le pratiquer des années durant par l’intermédiaire du papier, des romans et des biographies, et notamment les plus célèbres : Conquest, Montefiore, Souvarine, Deutscher, Figes, Soljénitsyne,… Puis de savoir que faire de la masse documentaire, quasi psychiatrique, que représente l’histoire de l’illustre sanguinaire et de son premier cercle, Si Jerome Charyn a incontestablement exploré les côtes les plus connues du continent « Staline », il n’a visiblement pas pris la mesure de son exceptionnalité macabre.

Même sans datation précise, La lanterne verte s’ouvre selon toute probabilité en 1935 ou 1936 alors que les premiers signaux d’une nouvelle étape de terreur, appelée postérieurement iejovchina, commencent à se manifester. A Moscou, un acteur amateur, issu d’une compagnie théâtrale miteuse, interprète, par hasard, le Roi Lear de Shakespeare. Miracle pour lui et sa troupe, son jeu magistral dépasse tout ce qui a été vu auparavant. Il devient, en peu de temps, un phénomène de société, une idole que toute la société moscovite s’arrache.  Le parallèle est évident entre la pièce et l’histoire soviétique : l’histoire d’un tyran vieillissant, veuf, et de sa fille unique, comme symbolisation du règne du géorgien. L’attention du dictateur finit d’ailleurs par se porter sur la pièce, sur la troupe, et bien évidemment sur Lear. La confrontation attendue par le lecteur entre Shakespeare et l’URSS, entre le Lear improvisé et le monstre au visage grêlé ne se produira malheureusement pas.

La compagnie s’est trouvée son protecteur, un écrivain géorgien, tchékiste et arriviste, symbole des capitulations de son temps, fournisseur en poisons de l’infâme Yagoda. La troupe est maintenant prise dans le tourbillon terrifiant des années 35-42. Charyn figure, au fil du roman, le réalisateur Sergueï Eisenstein, le Grand Écrivain Soviétique Maxime Gorki, le compagnon de route et condamné en sursis, Nikolaï Boukharine, les trois chefs successifs du NKVD, Genrikh Yagoda, Nikolaï Iejov et Lavrenti Beria, Molotov, le « premier ministre » et bien sûr le tyran lui-même, Staline. La collection d’images se veut réaliste. Charyn connaît bien ses classiques. Staline, que Soljénitsyne avait déjà si bien dépeint dans le Premier cercle, est une réussite : imprévisible, dangereux, inquiétant, même et surtout lorsqu’il est détendu.

Quant à La lanterne verte, elle brille au Kremlin, tard le soir, dans le bureau du tyran, annonce les purges sans fin et les procès sans justice. Elle apparaît d’ailleurs dans le roman comme le titre d’une nouvelle écrite par le romancier tchékiste, qui dans un acte de dérisoire rébellion enclenche finalement la simili-tragédie.

Simili-tragédie car, si la peinture des personnages est bien exécutée, l’histoire, elle, se languit et se disperse entre les apparitions des « Grands Hommes ». Elle n’est qu’un alibi à la mise en scène de personnages célèbres. L’intrigue est factice, sans profondeur. Le détour par la Loubianka, l’immeuble du NKVD puis par son inévitable corollaire, le goulag, promettaient une descente dans les caves du soviétisme. Les ténèbres un moment anticipées par le lecteur se dissipent peu à peu, laissent la place à des espiègleries et à une suite de rebondissements plus ou moins attendus. Le scénario global, prétexte, cède au spectaculaire : accumulation de péripéties invraisemblables, mise en scène complaisante de la seule et unique société qui semble concerner le roman contemporain, celle du spectacle (acteurs, écrivains, cinéastes).

Peut-être était-ce la condition nécessaire à l’ascension et à la chute des personnages, à leur proximité inconsciente du pouvoir : leur dangereux butinage passe totalement à côté des aspects proprement politiques et sociaux du régime.  Le Stalinisme n’est ici qu’une pièce de théâtre absurde, cruelle et superficielle. L’abjection des grandes purges ne saurait pourtant se résumer à une collection de vignettes historiques, dans lesquels se promènent des ahuris égocentriques. La vision du pouvoir et de la politique chez Charyn est primitive, sinon enfantine. Au lieu de narrer la dimension parfaitement tragique de l‘Iejovchina, qui aboutira à 800 000 exécutions, à la déportation d’un million de soviétiques et à la destruction d’une partie de la société russe, le récit de Charyn prend un pli ludique et s’amuse avec des personnages célèbres et inquiétants.

Si encore ce ludisme assumé se tenait…

Là où Boulgakov se moquait de la société soviétique, de l’imbécilité des fonctionnaires et des écrivains, de la prétention mégalomane de ses dirigeants à transformer l’humanité,  dans son chef d’oeuvre Le maître et Marguerite, Charyn ne se moque ici que des apparences de l’histoire, en prenant la contrefaçon issue  de notre mémoire collective  pour un ensemble de faits avérés. Comme cet Elvis Stalin qui illustre mon propos.

Stylistiquement sans grande ampleur – ce sont surtout des dialogues – , scénaristiquement chaotique, ce texte est pourtant suffisamment ironique, astucieux et référencé pour séduire l’amateur. Car malgré mes critiques de fond, la lanterne verte est un roman contemporain somme toute plaisant, qui sait jouer ironiquement avec les codes de notre mémoire collective du stalinisme.