La Bellarosa Connection, Saul Bellow, Robert Laffont, coll. « Pavillons Poche », 2012 (Trad. Robert Pépin ; Première éd. 1991 ; Première éd. Originale 1989 ; titre original : The Bellarosa Connection)
Treizième note de la série « Nobel » (ont déjà été abordés ici : Böll, Bjørnsøn, Faulkner, Lewis, Naipaul, Kenzabûro Ôe, Pirandello, Séféris, Steinbeck, Walcott, White et Yeats).
Saul Bellow imposa, dès les années 50, un type nouveau de personnage : l’intellectuel juif désinvolte et prolixe, incertain de lui-même, complexé, un peu désenchanté, hésitant, sans jamais choisir, entre l’ironie et le désespoir. Il en joua dans divers romans, souvent marqués par une sorte d’abandon, de négligence apparente dans la composition. Le flou de récits sans point d’orgue, monologues parsemés de dialogues, s’accommode fort bien avec son art, ce vif et caractéristique mélange de considérations graves et de notations malicieuses. Le relâché du texte cache sa profondeur ; le mélange des genres rend toute ferme classification entre le drame et la comédie inopérante ; ces livres, en apparence faciles à lire et trop diserts, savent dissimuler leur véritable puissance sous un flot de bavardages hétérogènes. Cette manière est devenue depuis un lieu commun d’une certaine expression artistique ; Philip Roth et Woody Allen, entre autres, s’en sont inspirés dans leurs œuvres. Je ne suis pas loin de penser, d’ailleurs, que le Nobel échappe à M. Roth depuis si longtemps – et, selon toute probabilité, pour toujours – précisément parce qu’il échut jadis à Bellow, récompensé en 1976. Italo Svevo, d’origine juive, avait certes déjà tracé, avec l’inoubliable Zeno Cosini, une ébauche de cette représentation narrative. Néanmoins, c’est par Bellow qu’elle devint, en Amérique où vivent cinq millions de juifs une forme à part entière de l’identité judaïque, notamment dans l’upper class. Dans La Bellarosa Connection, le lecteur retrouve, de prime abord, ce fameux narrateur de New York, intellectuel nourri de la culture juive et des modes de Greenwich Village, incertain de sa judéité, se racontant et s’interrogeant dans un même mouvement bavard, alternant trivialités et considérations profondes, understatements et images tragiques. Parfois drôle et parfois sombre, parfois burlesque et parfois dramatique, le narrateur cherche à retracer ici l’histoire d’un couple, les Fonstein, dont le mari a échappé, par miracle, aux rafles nazies. Le roman confronte, l’air de rien, le souvenir du drame indicible du XXe siècle à l’anxiété joueuse de l’intellectuel juif questionneur, jamais complètement sérieux, jamais complètement enjoué.
La culture hébraïque, on le sait, entretient des rapports particuliers avec la mémoire ; la Shoah, ce trou noir de la judéité européenne, n’a fait qu’accroître cette tendance. La Bellarosa Connection est tout entière structurée par la mémoire : à deux ou trois mots près, le substantif « Mnémosyne » ouvre le récit ; l’adjectif « mnémonique » le ferme. Entre eux, se tient une remémoration en trois temps : le passé européen lointain ; un séjour, signifiant, à Jérusalem ; le passé américain proche. Dit autrement : le temps de l’exode ; l’hypothétique retour ; la vie nouvelle. Sous la fiction, que j’examinerai plus loin, sourd un thème principal. Les juifs américains et américanisés, figurants d’une scène superficielle, triviale, vaine (l’Amérique), peuvent-ils maintenir la mémoire de leur confession, de la Diaspora à la Shoah, de l’Exode à l’Extermination ? Bellow touche de sa plume une fêlure fondamentale chez les juifs américains, êtres d’histoire plongés dans un peuple sans histoire (je caricature). Peuvent-ils résister au grand bain lustral (et dissolvant) de l’Amérique ? Peuvent-ils maintenir quelque chose de ce qui les fit juifs, le souvenir partagé des épreuves passées ? La question est ouverte, la réponse douteuse. Bellow met en scène un narrateur en apparence dé-judaïsé, devenu, par son succès, son mariage, ses amitiés, un quasi-wasp. Il trône dans une belle maison de Philadelphie, entouré de meubles précieux, de beaux livres et de bibelots coûteux. Il s’affiche comme un self-made man, à l’américaine. Sa carrière, néanmoins, contredit quelque peu sa prise de distance affichée avec le judaïsme. Il a fondé et dirigé, des décennies durant, le « Mnemosyne Institute », organisme étrange, aux contours et au contenu incertain – il n’est là, dans l’espace de la fiction, que pour en accentuer l’aspect mémoriel. L’action commence alors que, veuf depuis peu, il a pris sa retraite ; seulement, la retraite n’existe pas pour quelqu’un dont le métier était de se souvenir ; ne plus se souvenir signifierait mourir. Quelques mentions discrètes de l’œuvre de Proust (le baron de Charlus est cité deux fois) montrent que l’aspect mémoriel est clairement assumé : la littérature sert ici la cause de la remémoration sensible. À défaut de nouveaux clients, le narrateur revient sur donc sur un épisode marquant de sa propre vie, l’histoire de Harry et Sorella Fonstein.
Harry était apparenté au narrateur, il était le neveu de sa belle-mère. Né en Pologne, boiteux, réfugié en Italie au début des années 40, il parvint, grâce à son don pour les langues, à se faire passer inaperçu alors que les fascistes, inspirés par l’exemple nazi, se mettaient à persécuter les juifs. Quoi de mieux, pour ne pas se faire repérer, que d’être présent, à Rome, auprès du pouvoir ? N’est-ce pas l’endroit où personne n’irait chercher des israélites ? Harry travaillait donc, comme traducteur, pour le compte de Ciano, le gendre du Duce et ministre des Affaires Étrangères du Royaume. À l’issue d’une rencontre (lointaine et absurde) avec Hitler, une vérification d’identité tourna mal ; on le démasqua, l’arrêta, le menaça de déportation. Alors qu’il attendait, dans sa cellule, l’inéluctable, un gardien s’approcha de lui et lui proposa d’arranger son évasion. Un réseau, une connection, la bellarosa connection, se chargeait désormais de lui. Quelques portes franchies plus loin, le voici libre, en transit pour Lisbonne, puis pour l’Amérique, sauvé par un réseau occulte ! À Ellis Island, zone de transit pour les immigrants européens, on lui apprit que l’entrée sur le sol américain lui était refusée, qu’il était dérouté sur Cuba. Billy Rose, l’organisateur du réseau, l’avait « donné » à une autre structure d’entraide. Harry, malgré sa déception, s’adapta. Il trouva à Cuba un métier, une femme (la fille de son patron, la forte Sorella) et, quelques années plus tard, il eut les moyens de s’installer définitivement en Amérique. Ne lui restait alors plus qu’à féliciter son bienfaiteur, le boss de la Connection, un certain Billy Rose. Seulement, ledit Billy, producteur à succès, étoile de New York, riche à millions, refusa ; il ne fit pas que retourner ses lettres et raccrocher au téléphone, il se détourna ostensiblement vers le mur, sans mot dire, un jour qu’Harry était parvenu jusqu’à sa table, dans un restaurant. Il ne voulait pas des remerciements de ces gens, des félicitations d’Israël, de la médaille des Justes. Cet énigmatique refus intrigue le narrateur et les Fonstein. Comment le justifier ? Comment le comprendre ?
Sorella, l’épouse d’Harry, aussi imposante qu’intelligente, ne tenait pas à en rester là, à ces affligeants refus. Elle fit la connaissance de la secrétaire de Billy Rose. Peu avant sa mort, l’employée lui remit quelques informations vengeresses au sujet de son patron. Peu après, Sorella monta, à Jérusalem, lors d’un voyage d’agrément, un affligeant (et amusant) chantage pour obtenir de Billy Rose qu’il condescende, quinze minutes durant, à recevoir les remerciements d’Harry. La scène entre Rose et Sorella, à l’hôtel King David, est parfaitement burlesque ; elle commence comme une extorsion dramatique et s’achève en comédie – et en échec. Le lecteur peut imaginer ces instants comme une scène d’un film réalisé par les frères Coen : l’esprit en est identique. S’ils semblent diverger l’un de l’autre dans leur appréhension de la situation, les deux protagonistes sont très proches, d’où leur heurt final. Sorella, tout en prenant ses distances avec la communauté juive, comme le montre la fin du livre, a su en effet garder un sens de la mémoire et des souffrances passées ; elle n’a cédé à l’américanisation des manières que pour tenir, plus précieusement, tout au fond d’elle, un attachement viscéral – et discret – à sa judéité. Elle rencontre en Rose, un étonnant alter ego, « éclaté comme un tableau de Jackson Pollock » et qui a, sous une forme différente, certes, construit le même type de rapport complexe à son identité. Rose est décrit comme un être mesquin et superficiel, un promoteur malhonnête et amoral, vaniteux et tyrannique, obsédé par la notoriété au point de quêter la moindre opportunité de faire la une des journaux, une sorte d’incarnation narcissique et paresseuse de la trivialité du « show-biz » américain. Il prétend, odieux, que « se souvenir, oublier, ça [lui]est bien égal » (p.83). Quoi de commun, alors, avec Sorella ? Il reste quelque chose, en profondeur, de sa judéité et de son inquiétude. Il finit par l’avouer, il a organisé, sur ses propres fonds, une filière d’exfiltration des juifs d’Europe pendant la guerre. Il est à Jérusalem pour l’inauguration de jardins, qu’il a payés, là encore, de sa poche. Le narrateur y voit la survie d’une « plage secrète et intérieure », indissoluble malgré l’Amérique, malgré le spectacle, malgré la vanité. Pas de schématisme superflu, il a tout de même repris au Nouveau Monde son ouverture d’esprit et la pratique régulière d’une générosité gratuite ; elle rachète en partie ses défauts. Ces deux personnages, malgré leurs vices, sur lesquels s’étend le narrateur, ont préservé un rapport plus vivace à leur judéité que lui ; il ne le dit pas, mais tout son récit conspire à le montrer. Ses remarques sarcastiques sur l’élection du peuple hébreu, « de rapport historiquement nul » le confirment.
« Être un enfant du nouveau monde se paie », dit le narrateur (p. 135). Être juif américain équivaut, selon lui, à incarner un rôle dans un décor ; être juif européen, c’est être soi, dans le réel. Et le réel ne peut revenir au jour que par le recours à la mémoire des autres – celle de Fonstein, que Billy refuse d’affronter – ou par le rêve, comme celui, terrifiant et ambigu, que fait le narrateur à la fin du livre. Le narrateur se voit, au fond d’une fosse, ne parvenant pas à s’accrocher à la terre meuble et à grimper hors du trou. Il fixe des yeux des bottes ; un homme, en surplomb, dont l’identité n’a pas besoin d’être dévoilée, assiste à sa disparition, à son enfouissement, à son absorption par la terre de l’oubli. Malgré ses ambiguïtés et ses imprécisions, le rêve paraît chargé de suffisamment de symboles pour ne pas être explicité plus avant. La vie du narrateur, cette vie de mémoire, non « l’apprentissage du crétin » mais la mémoire vivante, signifiante, anticipe cette lutte onirique contre l’enfouissement et la disparition. Et le texte littéraire, par son existence, s’oppose à cette perspective d’anéantissement ; la plume « mnémonique » du narrateur peut être reposée à la fin, malgré la disparition de tous les personnages. Le destin de Fonstein et l’action discrète de Billy Rose sont connus, établis à leur juste valeur, comme remparts de l’oubli, et donc de la mort. Dans un tel roman, il était difficile de ne pas évoquer la Shoah. Bellow a l’intelligence de se contenter de mentions subtiles, discrètes, dénuées de toute la dégoûtante sensiblerie dont la production culturelle courante affuble l’Holocauste. S’il mentionne rapidement les traditionnelles montagnes de chaussures et de prothèses d’Auschwitz (p.14), et les wagons en route pour les chambres à gaz (p. 43), images cliché du génocide, il n’y revient plus ensuite, préférant mettre en scène des échos plus discrets : les cris des mourants du Zeppelin Hindenburg en flammes, le soupir poignant du père devant les étendues vides de l’Amérique où « il y aurait eu de la place pour tout le monde » (p. 120), les questionnements absurdes des survivants (« Quelle mort vous écrase le plus chaque jour ? » (p. 152)), l’absence de couleur sur le visage d’Hitler, etc. Je l’admets, extraits de leur contexte par mes soins, ces passages correspondent trop bien à la littérature traditionnelle sur la Shoah ; la force de Bellow est de les exprimer à distance de toute mention de l’Holocauste. Ils sont pris dans une trame de bavardage et de digressions qui les dissimule en partie. Ainsi, quand, au détour de considérations sur le fonctionnement de la mémoire de Billy Rose, le narrateur parle des « assassins qui ne peuvent se rappeler des crimes parce que l’existence ou la non-existence de leurs victimes ne les intéresse pas », le lecteur devine de quels criminels il peut bien être question. La force d’un écrivain véritable réside dans ces associations d’idées, ces échos, ces renvois, de page en page : ils forment une sorte d’armature secrète qu’une lecture attentive sait déceler. En peu de pages, non sans humour, Saul Bellow tisse une trame finement ajourée ; son ton un peu gouailleur, entre la conversation et la confession, ne trompe pas ; s’il n’est pas solennel et compassé, l’auteur n’est pas non plus amoral et oublieux – son message passe, entre les lignes.
« Si le sommeil est oubli, l’oubli est aussi sommeil, et le sommeil est à la conscience ce que la mort est à la vie. Tant et si bien que même à Dieu les juifs demandent de se souvenir – Yiskor Elohim. » (p. 152) Cette exigence, exprimée à la dernière page du livre, conclut la remémoration. La fiction se tient sur une ligne ambiguë. Il n’est pas certain que les juifs continuent à résister à l’assimilation culturelle américaine ; Sorella s’en inquiétait explicitement à la fin de la première partie ; le narrateur ne paraît pas fixé sur ce point. Son récit prend le relais de sa mémoire, qu’il sent fragile, prise en défaut par l’âge. La littérature écrite est le dernier recours. Puisqu’il faut maintenir le souvenir, contre l’oubli, et donc contre la mort (les deux sont étroitement liés tout au long du livre), l’écriture est une arme, la meilleure qui soit. Bellow ne mentionne pas Proust par hasard : La Bellarosa Connection est, à sa manière, intellectualisante, prolixe, réflexive, ironique, burlesque, une recherche du temps perdu, du temps dissipé, du temps parti en fumée.