
Galerie de peinture du Sans Souci, Potsdam
Walter Pater, Portraits imaginaires, Éditions Ombres, coll. « Petite Bibliothèque Ombres », 2012 (trad. Philippe Neel) (première éd. originale 1887) (éd. originale traduction Neel 1930)
On est toujours tenté de chercher des correspondances étroites dans un recueil de textes, même épars, même publiés dans des revues différentes, sur plusieurs années. Réunir des écrits sous un seul titre, sous une seule reliure, c’est leur conférer une unité sous-jacente, organiser leur dialogue, permettre leur mise en relation. Or, généralement, si une unité thématique ou formelle émerge du corpus, elle tient plus fermement à la cohérence interne de son auteur qu’à l’incertaine harmonie des parties qui le composent. Un recueil n’est pas une dissertation ; chaque partie est détachable des autres et signifie, par elle-même, quelque chose. Elle n’entretient que des rapports lointains avec celles qui la précèdent et qui la suivent ; fragments d’une même pensée, facettes d’un même regard, les textes s’enrichissent mutuellement sans néanmoins s’articuler autour d’une idée forte et déductive. Pourtant, le lecteur, en les lisant les uns après les autres (ou les autres après les uns), repère des relations, peut-être imaginaires, entre eux. Quelle est la part de l’auteur ? Quelle est la part du lecteur ? Y trouve-t-on un fil thématique presque invisible ? Manque-t-on la particularité centrale de l’ensemble à force de chercher des relations hypothétiques et périphériques ? En cela, les quatre Portraits imaginaires de Walter Pater forment un ensemble aussi brillant qu’original. Ces textes, de facture fort diverse, et de tailles à peu près équivalentes, présentent des décalages, des différences, une sorte de dysharmonie stylistique et formelle qui les rendent irréductibles les uns aux autres. Pourtant, une même sensibilité, attentive et précise, celle d’un philosophe et esthète délicat, a présidé à leur création. Et une quête de sens sous-jacente paraît les animer. Ces explorations critiques, nuancées et colorées posent, sous l’apparence de la fiction, des rébus insolubles, ceux que l’art, au plus profond, finit toujours par exprimer pour qui s’y intéresse : liens secrets entre la vie et l’œuvre, puissance inconsciente et enfouie de l’artiste, mystère de son éventuel silence, force de ses capacités intuitives.
Pater a ainsi produit quatre variations, divergentes, sur l’art et les artistes ; quatre textes singuliers, posant chacun une énigme dont la résolution est laissée, ouverte, au lecteur ; quatre portraits imaginaires d’un rapport à la création ; quatre petits drames dont la fin brutale suggère, et c’est leur force, un mélancolique sentiment d’inaccompli.
Que sont donc ces quatre histoires ? Quatre biographies, s’intéressant à quatre artistes, dont trois sont imaginaires et un mal connu. Un prince des peintres de cour, sous la forme d’un journal intime, s’intéresse à Antoine Watteau, le peintre paradoxal des fêtes galantes ; Denys l’Auxerrois, réminiscence de légendes païennes, forme un mystère médiéval et poétique, celui du retour inopiné de l’âge d’or ; Sébastien van Storck présente, sous le vernis de la fiction, une réflexion philosophique sur les rapports entre la raison la plus sèche, l’art et le monde ; Le Duc Carl de Rosenmold s’intéresse, non sans ludisme, à l’émergence historique d’un art et d’une conscience propres à l’Allemagne. Chaque texte présente une couleur différente : Un prince des peintres de cour joue sur les contrastes entre l’atmosphère délicate et colorée des peintures de Watteau et l’austérité des terres du Hainaut, âpres et sombres, dont le peintre est originaire ; Denys l’Auxerrois a la vivacité figée des vitraux, un éclat poétique et symbolique proche des rêveries préraphaélites, un grain primitif et heurté ; Sébastien van Storck, mélancolique comme la Hollande où se situe l’action, présente des teintes plus grises, plus aqueuses, plus ternes, comme un écho de la profonde mélancolie de son personnage principal ; Le Duc Carl de Rosenmold hésite enfin, comme son héros, entre la vivacité enjouée, teinte de superficialité, de la civilisation latine, la rigueur lumineuse et insondable de l’héritage grec et les beautés ambiguës, ombreuses et forestières, du monde germanique. Une énumération répétée des traits particuliers de chaque texte n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Si je souligne, par ces catalogages un peu hâtifs, leurs thématiques et leurs coloris, c’est bien parce que ces aspects signent les textes, donnent leurs tendances principales, fondent leurs apparences. Ils définissent l’impression première que dégage leur lecture. Le propos de Walter Pater, ce me semble, n’est pas celui d’un romancier, porté sur le scénario et les intrigues ; les Portraits imaginaires n’en sont certes pas dépourvus, chacun s’achevant sur un drame ; néanmoins, leur intérêt n’est pas là. Ils comptent surtout pour leur ambiance et la réflexion qui les sous-tend, pensée inaboutie, ouverte, sensible. Pater était avant tout un écrivain d’art et un philosophe. Ses fictions se déploient donc sur deux axes bien distincts : un axe de peintre (ou de poète) où comptent la composition, les couleurs, les effets, les symétries ; un axe de philosophe, où prédominent les réflexions esthétiques, les hypothèses, les déductions, la raison. La force singulière de ces Portraits réside dans l’élégance suture des deux formes : la palette du peintre rend vivante l’argumentation philosophique ; la réflexion intellectuelle donne profondeur aux compositions du peintre.
L’éditeur « Ombres » – singulière petite maison toulousaine, au catalogue riche et cohérent, et dont la presse ne parle jamais – a choisi d’accompagner son texte des réflexions d’Oscar Wilde et d’Arthur Symons sur l’œuvre de Pater en général et ces Portraits imaginaires en particulier. Il est difficile de passer après eux et de trouver dans ces textes des richesses et des points de vue inaperçus. Je vais néanmoins essayer d’évoquer, à ma mesure, mon impression de l’ensemble, à distance des deux prestigieux glossateurs.
Généralement, des quatre textes, Un prince des peintres de cour est considéré comme le moins fort, le moins pertinent, le moins intéressant. Il tient une place à part. Sa singularité dans le corpus tient déjà au fait qu’il présente, à l’inverse des trois autres, un artiste réel, historique, dont les œuvres sont encore estimées, collectionnées et commentées. Le texte prend alors les allures d’une critique d’art plaisamment déguisée, source peut-être de la méfiance qu’il suscite. Peut-être le jugement négatif tient-il aussi à la forme étrange d’une nouvelle particulièrement tamisée par la multiplication des filtres narratifs ? En effet, plutôt que d’être l’œuvre d’un narrateur extérieur, ce texte se présente sous la forme, assez peu vraisemblable, d’un Journal, exclusivement consacré à l’artiste, et tenu par la sœur d’un ancêtre de Walter Pater – qui fut historiquement (l’ancêtre et non sa sœur) le seul disciple connu de Watteau. S’étendant sur la petite vingtaine d’années qu’a duré la carrière du peintre, entre son éveil à la peinture et sa mort de la tuberculose, le Journal hésite entre la pure reconstitution et la critique d’art. Comme Watteau, d’abord ornemaniste, a décoré une pièce de la maison Pater, la narratrice a certes acquis une certaine expérience personnelle et quotidienne de ses œuvres ; son regard acéré trahit néanmoins celui, rétrospectif, de l’historien d’art qui tient la plume ; ses exégèses, même sous la forme légère, elliptique, que leur donne Pater, expriment moins les impressions épisodiques d’une jeune femme contemporaine, même attentive et profane, que les traits théoriques et savants d’un esthète expérimenté.
Cette incohérence formelle, entre l’essai réflexif et le journal fictionnel, redouble les incertitudes que porte le personnage même de Watteau. Le peintre n’a connu qu’une courte carrière (quinze ans à peine), vécue en partie dans l’obscurité (mais non dans l’absence de reconnaissance, lui qui fut admis en 1712 à l’Académie). Le mystère de Watteau, que Pater éclaire sans éclaircir, tient à son étrange distance d’avec son œuvre ; comme si le peintre n’avait exécuté que des commandes méprisables, répétitives, à la mode, dont il se départait et pour lesquelles il n’éprouvait que dédain. L’enseigne de Gersaint (œuvre d’une profondeur remarquable, que j’ai pu contempler à Berlin), tableau que Pater connaît mais qu’il ne cite pas – son porte-voix narratif ne peut l’avoir vu – exprime bien ce sentiment étonnant. Watteau intrigue, car il est comme absent de son œuvre ; l’artiste froid, austère, peint des scènes bucoliques et joyeuses, en décalage complet avec sa personnalité ; sa peinture exprime des conventions, des modes ; et c’est par le fait même que le peintre se distancie de ses propres compositions, qu’il touche, derrière les apparences, autre chose, un autre chose que devine la narratrice, que suggère Pater, mais qui ne nous sera pas livré. Watteau montre autre chose ; désigne autre chose : met en scène autre chose par son absence apparente ; mais quoi ? Le sens de l’œuvre échappe toujours et la vie de son auteur n’est d’aucun secours dans cette recherche. Quelques années avant Le Motif dans le tapis, la célèbre et brillante nouvelle de James, Walter Pater avait en fait, sous une forme narrative moins aboutie que le Maître, approché ce mystère fondateur de l’art, l’impossibilité aussi frustrante que féconde de trouver, dans l’examen de la vie et de l’œuvre d’un artiste, sa clé de voûte, son fondement, son moteur. Toutes les recherches méritent d’être menées, mais aucune n’aboutira. Des quatre énigmes des Portraits, peut-être celle-ci est-elle la plus sibylline, la moins approfondie, et, partant, la moins efficace.
Un prince des peintres de cour souffre aussi de l’immédiat voisinage de Denys l’Auxerrois, mystère médiéval fort bien mené, d’une main poétique et sûre, par son auteur. Il s’agit du texte préféré de Wilde dans ce recueil. Il ne présente pas un artiste absent, comme pouvait l’être Watteau, mais un artiste inconscient de son œuvre, ou, pour être plus précis, inconscient des effets de son œuvre. Ici, il n’est plus question de journal intime et de peintre. Le mystère tient simplement à cet argument : le retour de Dionysos et de l’âge d’or. La légende est-elle authentique ? Partiellement ? Née entièrement de l’imagination de l’auteur ? Peu importe. Alors qu’il visite Auxerre, Walter Pater découvre, sur des vitraux de la cathédrale, une histoire sans paroles, une composition de vitraux sans légende, à laquelle il va, plaisamment, donner une substance. Lorsqu’un auteur victorien s’empare du Moyen Âge, il le tord souvent dans un sens assez peu crédible, plus inspiré des romans courtois que des sévères recueils d’annales chers aux médiévistes. Par son aspect fantastique et légendaire, Denys l’Auxerrois contourne cet écueil du toc, du faux, du carton-pâte – si sensible dans les reconstitutions néo-gothiques du XIXe. L’histoire est assez simple : alors qu’ils travaillent à l’érection de leur cathédrale, des ouvriers auxerrois découvrent, sous terre, un sarcophage antique. Il contient une fiole de vin intacte, bientôt partagée par la communauté. Quelque temps après cette profanation éthylique, survient un jeune homme, Denys, dont la présence illumine rapidement la vie de la collectivité. Si le lecteur, un peu distrait par les détails les plus raffinés de la prose de Pater, n’a pas encore fait le rapprochement, l’auteur le lui impose par la multiplication des indices. Denys est Dionysos. Son été est un nouvel âge d’or, joyeux, fertile, aimant ; les hommes étanchent leur soif de vivre ; les récoltes sont abondantes comme jamais ; la communauté est heureuse. La puissance Dionysiaque – on est à l’époque des théories de Nietzsche – agite et réjouit. Seulement, comme l’ivresse, elle a ses excès virulents, ses lendemains nauséeux, ses inquiétudes avivées. Est-ce bien un « golden age » ? Ou un « gilded age » de plus ? Et pourquoi ce brave personnage déteste-t-il tant la chouette, sinon parce qu’elle incarne la sagesse, vertu qu’il ignore et instinctivement exècre ? L’Église parvient, avec sa remarquable force d’assimilation, à mettre à son service cette puissance, mais il est déjà trop tard. Denys, dont le narrateur ne pénètre jamais les pensées, remarque qu’il est de moins en moins aimé, que son œuvre produit des effets de plus en plus dévastateurs, sur lesquels il n’a pas prise. Une forme d’inconscience meut l’artiste ; ce qu’il révèle au monde, il ne le sait pas lui-même ; et s’il le sait, il ne peut l’expliquer. C’est par une dernière manifestation d’inconscience exaltée, la musique et le jeu scénique, que son destin tragique se noue. Les hommes ne veulent pas d’âge d’or dionysiaque, qui s’oppose à la sagesse et à la mesure ; l’excès engendre l’excès, jusqu’à la mort et à la dissolution. La fureur de la foule est un dernier écho sacrificiel de l’ivresse dionysiaque, dans ses aspects les plus païens. L’artiste meurt avec son mystère, cette œuvre qu’il n’avait pas comprise et dont les hommes avaient seulement observé les effets délétères.
Sébastien van Stock se situe dans une tout autre dimension littéraire que ce mystère médiéval, au point de contact exact entre une écriture picturale et une écriture philosophique – passant par la parabole. Si, pour Pater, Watteau est un artiste absent de son œuvre, si Denys est un artiste inconscient de son œuvre, van Storck peut être résumé comme un artiste refusant de faire œuvre. Ce jeune hollandais, contemporain de Spinoza, est présenté comme une double énigme : l’une, celle de son refus croissant du monde, trouve sa possible résolution dans l’examen précis de ses motivations par le narrateur ; l’autre, le paradoxe de son sacrifice, permet de maintenir un halo de mystère à l’arrière-plan du personnage. Reprenons plus en amont. Van Storck naît dans une ambiance singulière, de canaux, de brumes et d’humidité ; son tempérament, d’une austère fermeté, contraste avec ce climat imprécis, ce flou caractérisé, cette aquosité fluide, qui enveloppe et assoupit la Hollande. Le personnage cherche la vérité, par le seul jeu de la pensée, avec une rigueur extrême, jusqu’à la plus étique définition possible. Si sa démarche s’approche de celle de son modèle avoué, Spinoza (L’étique plutôt que L’éthique), elle évoquera au lecteur contemporain une sorte d’étonnante préfiguration de Wittgenstein – au moins par son comportement asocial et sa rationalité acharnée – voire de Blanchot – par son appétit de blancheur, de silence, d’absence. Bien sûr, Pater n’invente pas Wittgenstein et Blanchot, mais il pressent, dans une forme de présence refusée au monde, fondée sur des motifs rationnels, par des êtres doués d’une extrême sensibilité, les formes que pourront prendre, dans la pensée européenne, les thèmes du vide et de l’absence. Je ne suis pas assez versé en ces matières pour pousser le lien au-delà de ce que commande mon intuition d’individu modérément cultivé ; je pense néanmoins qu’un parallèle pourrait être tracé entre Sébastien van Storck et l’histoire ultérieure de la pensée européenne, sa quête (assez bruyante et bavarde) de silence, d’absence, au fond, son désir de négation. Pater, quoi qu’il en soit, ne va pas jusqu’à assumer en son nom les positions de son personnage. En effet, dans les dernières pages de la nouvelle, il opère un décalage avec la pure description dont il était l’auteur ; Pater analyse et juge son personnage du dehors ; l’auteur, à l’inverse de sa création, croit en la fécondité de l’œuvre, de l’acte comme de la parole.
Van Storck cherche, dans un enchaînement extrêmement rigoureux de causes et de conséquences, de présupposés et de déductions à toucher une forme inaltérable et substantielle de vérité. L’artiste, selon Pater, peut approcher cette vérité à la condition d’emprunter une multitude de sentiers et de raccourcis, de multiplier les formes comme les tentatives. Par définition, il est plus sensible que le commun au miroitement infini et subtil du monde ; par son don protéiforme, il effleure de bien des façons, par l’acte même de création, la substance unique et véritable. À l’inverse, Van Storck cherche cette substance par le retrait, le refus, l’absence. Contrairement à Bartleby (Melville), il est capable d’expliquer sa démarche, le sens de son retrait, conséquence d’une extrême lucidité sur le monde, conséquence d’un refus de s’illusionner, d’un refus de se payer de mots, risques que connaît bien l’artiste en travail. Van Storck refuse d’œuvrer ; toute passion est pour lui un léger dérangement de la surface de l’Esprit ; il tente d’atteindre une lucidité mathématique sur le monde, par le refus des passions. Sa sagesse est en réalité une négation : sa lucidité a alimenté un froid intérieur qui en lui a tué toute ardeur de sentir, puis toute ardeur de connaître, puis toute ardeur de créer. Le processus finit par se détruire lui-même dans une crépusculaire désintégration : rien ne rime à rien, il ne faut souhaiter qu’une chose, que la pensée retrouve son immuabilité et la conscience son absence. Son nihilisme, d’abord alimenté par une fierté de se contrôler et de n’estimer que la pensée pure, tourne à une manie fanatique du refus, à une gloire de l’anesthésie des désirs, à une renonciation infinie ; elle ne peut déboucher que sur une réalité, l’encre noire de la mélancolie. Son journal se désintègre à mesure qu’il s’approfondit dans la négation ; le néant l’enveloppe ; son acuité rationnelle s’obscurcit. La dernière étape d’un tel chemin de renoncements, on la devine, c’est le refus de la vie, l’acte final contre soi. Pour Pater, qui se démarque sensiblement d’un dangereux maître à penser dont il note les fautes de raisonnement, Sébastien a surtout agi par un orgueil presque anorexique, celui de se refréner, et d’en tirer une jouissance nourrie de spiritualité oblique et négative ; il a projeté sur l’univers sa propre mélancolie, née d’un décor et d’une maladie (la tuberculose) ; il a cru saisir par un squelette de pensée morte ce que, seul, un désir absolu et dévorant d’englober le monde pouvait toucher. Comme pour échapper à son analyste, le personnage commet néanmoins un dernier acte en contradiction avec ses théories et son aspiration au vide : son suicide n’en est pas vraiment un, c’est un sacrifice, un dernier geste salutaire qui met un point discordant à ce qui précède. Si le personnage a bien refusé l’œuvre dont il aurait pu être le père, et que le refus irrigue toute cette parabole esthético-philosophique, elle aboutit néanmoins, par le circulaire refus du refus final, à une énigme aussi intrigante que le sont celles de Watteau et de Denys.
Le duc Carl de Rosenmold achève le recueil par une respiration ; ici le propos est moins philosophique qu’historique ; on quitte les rivages irrespirables et inondés de la mélancolie. Carl, le personnage principal, aspire à la vie et aux plaisirs autant que Sébastien y renonce. L’infortuné duc prend, par rapport à ses trois « homologues » patériens, la figure du précurseur d’un temps, d’une époque, qu’il sent advenir, dont il pourrait même devenir un éminent représentant ; par un malheureux et tragique hasard, l’œuvre se refuse à lui. Rosenmold est un de ces chemins avortés dont l’histoire de la pensée et de l’art n’ont pu retenir les noms. Arrivés trop tôt, morts trop jeunes, ayant manqué l’exacte révélation de leur mesure, ces hommes et ces femmes ont pressenti des époques qu’ils n’ont pas pu faire naître. Pour le dire en une phrase, Rosenmold incarne l’histoire des prémisses de l’art national allemand. Né dans une petite principauté assoupie de cette Allemagne encore éclatée en trois cents entités indépendantes, Carl possède le caractère et la sensibilité d’un artiste. S’offrent à lui, en son siècle, les formes solidifiées, presque calcifiées, des arts français et italien ; l’historien Pater sait bien qu’en 1750 ces deux arts sont plus près de l’éternelle répétition que de la régénération créative ; celui qui s’y adonne se livre à des exercices imposés dans lesquels trop de géants l’ont précédé. Inconscient de ce processus d’épuisement, Carl, comme son contemporain Frédéric II auquel le lecteur ne peut manquer de penser, adopte un art qui n’est pas le sien, qui n’est pas celui de sa nation, qui n’est pas celui de son âme. La première partie de la nouvelle est marquée par l’insincérité du personnage principal qui va, pour s’amuser un peu, jusqu’à simuler sa propre mort. Vie théâtrale et fausse… Il assiste à son propre enterrement puis revient, à la stupeur de ses futurs sujets, qu’il exaspère ainsi de ses frasques. Pour les faire oublier, il part faire un grand tour, à la découverte de la France et de l’Italie. Son destin se noue lors de ce voyage ; il y découvre Cologne, le Rhin, la douceur de la Forêt-Noire, la beauté des Alpes et ne dépasse pas les frontières de l’espace germanique. Le voilà éclairé sur lui-même, sur sa propre recherche ; il invente un mot pour cette exaltante découverte nationale : l’Aufklärung. L’allégorie est transparente : Carl annonce Herder et Goethe, le réveil culturel de l’Allemagne, le Classicisme de Weimar et le Romantisme. Il abandonne la forme morte des arts français et italien pour accoucher d’un art allemand, et, partant, sincère. Carl est devenu lui-même ; l’Allemagne peut être l’Allemagne. Pour adoucir ce message assez schématique, Pater l’entoure d’une jolie histoire d’amour, très XVIIIe ; il n’hésite pas, néanmoins, à l’achever par une autre allégorie, plus inquiétante. Le duc finit écrasé, de nuit, alors qu’il s’apprêtait à épouser en secret sa bien-aimée, par une troupe en armes ; on ne trouvera ses restes que des années plus tard ; l’Allemagne aspirant à l’élévation culturelle et esthétique finissant piétinée par l’Allemagne des soldats et des tambours, des marches et des contre-marches, cela rappelle forcément quelque chose. La Prusse l’a emporté sur Weimar ; et derrière le beau rêve esthétique allemand s’entend un lourd bruit de bottes. Faut-il parler de prescience ? Des soldats allemands écrasant la civilisation, le rêve, le sentiment, chez eux puis à l’extérieur ; n’est-ce pas l’histoire ultérieure de l’Europe ? Le duc de Rosenmold incarne bien, alors, en sa plus entière plénitude, la figure du précurseur, mais du précurseur vaincu.
Ces quatre Portraits imaginaires sont autant de variations élégiaques sur la présence de l’artiste au monde. Par le biais de fictions, libres, explicitement imaginatives, Walter Pater, avant tout essayiste, s’est offert les moyens d’explorer plus avant les thématiques artistiques et philosophiques qui le touchaient particulièrement, et dont une approche uniquement réflexive devait lui paraître insuffisante : la quête du sens dans la vie et le corpus de l’artiste avec Watteau, la dialectique nietzschéenne de l’apollinien et du dionisyaque avec Denys, le cheminement problématique de l’œuvre entre raison et sensibilité, désir et mélancolie, présence et absence avec Sébastien, la recherche d’une expression artistique historique avec Carl. Et par les figures énigmatiques ainsi délimitées, quatre mystères fondamentaux de l’expression artistique humaine auront été énoncés, mais non résolus – car ils ne peuvent l’être : l’absence, l’inconscience, le refus et l’intuition.
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