Exercice d’admiration : Le Divin Chesterton, de François Rivière

chesterton osbar

Le Divin Chesterton, François Rivière, Rivages, 2015

« Cervantes on his galley sets the sword back in the sheath

(Don John of Austria rides homeward with a wreath.)

And he sees across a weary land a straggling road in Spain,

Up which a lean and foolish knight forever rides in vain,

And he smiles, but not as Sultans smile, and settles back the blade…

(But Don John of Austria rides home from the Crusade.) »

Dernière strophe de Lepanto, G.K.Chesterton

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Chesterton, divin ? Non, certainement pas. Sanctifié ? Pas encore ! Béatifié ? Peut-être. À l’été 2013, Mgr Doyle, évêque de Northampton, a ouvert une enquête pour la béatification de Gilbert Keith Chesterton, né anglican et, après un long compagnonnage, converti au catholicisme. Le laborieux travail de recensement des écrits du prolifique et truculent écrivain britannique (5 à 6 000 articles, poèmes, interventions, chroniques, essais, livres, etc.) est en cours ; la procédure n’a pas encore livré son verdict. Si jamais il devait être positif, ce livre de François Rivière, sorti en avril, pourrait donc être rebaptisé, et de Divin Chesterton devenir un Bienheureux Chesterton. Il n’existait pas, à ce jour, à ma connaissance, de biographie de l’écrivain en français. Concurrencer sa savoureuse autobiographie – L’homme à la clé d’or – a de quoi, il est vrai, décourager les amateurs éclairés de sa prose surprenante, exotique, paradoxale (l’épithète est prononcée, c’est là un passage obligé, comme de souligner l’héroïsme des personnages de Corneille ou la préciosité de Giraudoux ; le bavardage littéraire se repaît de clichés, ce sont les marques d’un savoir commun et limité). Qui mieux que Chesterton pourrait présenter Chesterton, mettre en scène Chesterton, exprimer Chesterton ? Sa singularité est inimitable. Il n’est jamais aussi vivant que sous sa propre plume, dans ses aphorismes, ses excentricités, ses cocasseries. Quiconque connaît Chesterton le reconnaît immédiatement. Ses pages sont signées ; on repère un maître à sa patte.

Pour quelle raison, alors, lire François Rivière ? Après tout, ne vaut-il pas mieux lire une ligne de Chesterton que mille pages sur Chesterton ? Comment le décrire ? Quel ton adopter ? Tenter de le suivre sur son terrain, par une gaieté surjouée, c’est se condamner à échouer ; prendre le contre-pied de sa joie communicative, et se colleter, austère, à sa pensée, n’est pas plus efficace. Faut-il tout décrire, en épluchant les correspondances et les articles ? se contenter d’un portrait impressionniste ? Il s’agit de biaiser. Être vif sans épuiser ; divertir sans indisposer. L’objet de M. Rivière n’était pas d’offrir au public une biographie de référence ; les mauvaises langues définiront peut-être son livre comme une biographie de révérence. La critique y est (très) légère, l’empathie profonde. L’auteur a son excuse : l’homme est attachant. Et puis, réalisme éditorial oblige, ne liront ce livre que les amateurs du publiciste anglais, de son esprit. Ils le trouveront tels qu’ils se l’imaginaient ; jamais écrivain n’a mieux ressemblé à son œuvre, mieux correspondu à elle ; les deux sont indissociables. On n’imagine pas un Chesterton maigre, ascétique, fulminant. M. Rivière pratique Chesterton depuis un demi-siècle. Son parcours personnel, aux frontières de la littérature blanche et des littératures de genre, de la biographie et du roman policier, lui donne une certaine légitimité à traiter de son sujet. Il faut être soi-même un peu excentrique pour saisir l’exception chestertonienne ; je ne m’étonne pas d’ailleurs que l’introducteur de GKC en France fût Claudel, qui le fit lire à Gide – avant que Chesterton ne se convertît au catholicisme. Claudel, volontiers polémique et abrupt, était aussi un grand lecteur, partial, brutal, injuste mais ô combien plus ouvert que la moyenne de ses contemporains à la littérature étrangère (c’est lui, aussi, qui signala Conrad à Gide). Chesterton ? Claudel ? N’y a-t-il pas une certaine proximité entre eux, au-delà de leur foi commune ? Leur côté facétieux – souvent oublié chez Claudel – les rapproche ; Chesterton, cependant, ne fît jamais grand cas de l’écrivain français – ni, d’ailleurs, de la littérature française.

Les deux cents pages de François Rivière, légères et divertissantes, ne sont point désagréables à lire ; c’est vif, enlevé, sans façon. Elles occupent une petite soirée de lecture et donnent envie de se replonger dans Le Napoléon de Notting Hill, Hérétiques, Le Nommé Jeudi ou encore dans les enquêtes du Père Brown. Les amateurs de l’apologue catholique ou du défenseur du distributivisme seront un peu déçus, car M. Rivière s’intéresse peu à cet aspect de l’œuvre ; il est gêné par certains débordements, par le conservatisme de Belloc, le grand ami de son héros, par le patriotisme cocardier et par les relents d’antisémitisme de certaines chroniques ; il passe et s’en tire en citant quelque remarque critique de W.H.Auden, convoqué là pour jouer deux lignes durant un rôle de procureur qui lui sied mal. L’intéresse bien plus le personnage romanesque, boulimique de tout, en un mot, débordant. M. Rivière est aussi scénariste de bandes dessinées, et cela se sent. Il mentionne plusieurs fois les aptitudes de son sujet pour le dessin et l’illustration ; il note qu’à une autre époque, la nôtre, une main comme la sienne eût fait fortune dans le « roman graphique » (pardon pour cette appellation un tantinet cuistre) – genre qu’il n’aurait pas hésité à pratiquer, lui qui brilla dans ce genre mineur par excellence qu’est l’intrigue policière ; mieux encore, il dessine Chesterton comme un héros d’illustré, obèse, joyeux, puéril, dénué de tout esprit de sérieux et de classe, fracassant et radieux, parcourant Londres ou l’Amérique avec le même bagout excentrique. Les trois grands auteurs britanniques de son temps, Wells, Kipling et Shaw, à l’arrière-plan, font pâle figure aux côtés de ce bonhomme qui jaillit par ici, occupe l’espace, ressort par là, après avoir tout épuisé, tout essoré et tout étrillé.

Le lecteur s’amuse de ce portrait aussi vraisemblable que superficiel. Chesterton boit, fume le cigare, déclame ses textes devant ses amis hilares, dicte deux articles en même temps, en promet trois autres pour la veille, sillonne Londres – et ses pubs – dans tous les sens, plaçant ici une chronique, là un essai, seul moyen pour ce dispendieux d’avoir de quoi vivre. Chesterton, ou le talent joyeusement enchaîné. Le vieux débat français est ouvert depuis si longtemps que j’ai honte de l’évoquer à nouveau : Pour Sainte-Beuve ? Contre Sainte-Beuve ? Indépendance de l’œuvre ? Centralité de la vie ? Je crois à la via media. Les conditions d’existence de l’écrivain justifient très souvent la forme, le nombre et l’état d’achèvement de ses textes. Nerval a peiné une vie durant dans la presse – le maquis de ses articles, de ses traductions, de ses feuilletons, est presque impénétrable (les trois volumes Pléiade sont d’un maniement délicat) ; Claude Simon n’eut jamais à exercer d’activité professionnelle, son œuvre est libre, personnelle, dénuée de ce parfum de commande qui trop souvent embaume les travaux accessoires de nos grands auteurs. M. Rivière ne le dit pas ; moi si. Chesterton, cet impécunieux, a trop écrit, trop vite, trop longtemps. Cela se sent ; l’œuvre est immense, les textes innombrables ; hélas, elle est dépourvue d’un net chef-d’œuvre, indiscutable. Il faut fouiller, dégager le meilleur, laisser de côté le répétitif et l’accessoire. Chesterton l’exubérant a dispersé ses pépites ici ou là, dans quantités de nouvelles et de chroniques qui, mises bout à bout, forment l’essentiel de l’œuvre, un torrent. Il a parfois ses faiblesses, se répète, force sa voix ; personne ne lui reproche vraiment… le miracle tenait à ce qu’il dissimulât si bien cette fatigue, à coup de fougueuses propositions et de tortueux raisonnements. Les lecteurs sont en cause, eux aussi ; il faut une immense endurance pour pratiquer longuement Chesterton. Ce n’est pas un auteur dans lequel on plonge des jours durant ; il épuise. La forme courte est la seule qui lui aille vraiment : son lecteur est dispos ; l’étincelle se produit. Dans la longueur, le silex de sa pensée s’use, les flammèches ne prennent plus, on soupire. Comme le fit, d’ailleurs, à l’occasion, le public anglais, un peu fatigué de la folie funambule de l’écrivain.

Il trouva la solution, en s’exilant par deux fois, pour des cycles américains de conférences, fort rémunérateurs. Ce furent deux triomphes. Ce grand buveur, catholique, dévoreur trouva étrangement un public réceptif dans l’Amérique de la prohibition, cette contraction contradictoire du puritanisme et de l’excès, de la continence et de la démesure. Son aisance oratoire lui offrit un vaste auditoire. Qu’importe, alors, son catholicisme ! Le sujet pourtant n’était pas neutre ; Al Smith le paierait aux Présidentielles de 1928. Qu’importe aussi ses remarques iconoclastes, son apologétisme, son hostilité à la Prohibition ! Son exubérance emportait l’adhésion, en dépit de sa foi, en dépit, aussi, de sa « troisième voie », entre socialisme et libéralisme, cet obscur distributivisme, que M. Rivière évite assez soigneusement d’expliquer. On en restera au grand théâtre qu’arpenta quarante années durant l’inventeur du Père Brown : il court, il parle, il écrit. Le XVIIIe eût sous-titré ce livre, « Chesterton, ou la grâce du mastodonte ». Soyons sincère. Ce n’est pas là un travail documentaire très poussé : ni notes, ni bibliographie, ni références. On ne trouvera pas ici la matière habituelle des copieuses biographies d’écrivains, parues chez Flammarion, Fayard ou Gallimard. Pour théoriser un peu, en la matière, il existe trois voies différentes : la première, c’est l’étude factuelle, sobre, précise, étayée de mille détails, sans trop d’analyse littéraire (cf. l’extraordinairement précis Henry James, de Leon Edel, cinq volumes en anglais, un épais résumé de 1000 pages en français) ; la deuxième, le travail centré presque exclusivement sur l’œuvre (cf. la collection « Voix Allemandes » chez Belin) ; la troisième, le portrait, vif, élégant, personnel. Le travail de M. Rivière relève de cette dernière catégorie ; cette Vie de Chesterton offre un plaisant aperçu à quiconque ne connaîtrait que de nom ce géant des lettres britanniques, polygraphe infatigable, à la fois humoriste et apologiste, populaire et spirituel. Ses admirateurs auront le plaisir de l’y retrouver, en pied, à l’exacte mesure de sa légende. Ce texte confirme l’œuvre, sans lui conférer plus d’intelligence. Le lecteur bienveillant saura s’en amuser.

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Quand Harry ne rencontre pas Billy : La Bellarosa Connection, de Saul Bellow

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La Bellarosa Connection, Saul Bellow, Robert Laffont, coll. « Pavillons Poche », 2012 (Trad. Robert Pépin ; Première éd. 1991 ; Première éd. Originale 1989 ; titre original : The Bellarosa Connection)

Treizième note de la série « Nobel » (ont déjà été abordés ici : Böll, Bjørnsøn, Faulkner, Lewis, Naipaul, Kenzabûro Ôe, Pirandello, Séféris, Steinbeck, Walcott, White et Yeats).

Saul Bellow imposa, dès les années 50, un type nouveau de personnage : l’intellectuel juif désinvolte et prolixe, incertain de lui-même, complexé, un peu désenchanté, hésitant, sans jamais choisir, entre l’ironie et le désespoir. Il en joua dans divers romans, souvent marqués par une sorte d’abandon, de négligence apparente dans la composition. Le flou de récits sans point d’orgue, monologues parsemés de dialogues, s’accommode fort bien avec son art, ce vif et caractéristique mélange de considérations graves et de notations malicieuses. Le relâché du texte cache sa profondeur ; le mélange des genres rend toute ferme classification entre le drame et la comédie inopérante ; ces livres, en apparence faciles à lire et trop diserts, savent dissimuler leur véritable puissance sous un flot de bavardages hétérogènes. Cette manière est devenue depuis un lieu commun d’une certaine expression artistique ; Philip Roth et Woody Allen, entre autres, s’en sont inspirés dans leurs œuvres. Je ne suis pas loin de penser, d’ailleurs, que le Nobel échappe à M. Roth depuis si longtemps – et, selon toute probabilité, pour toujours – précisément parce qu’il échut jadis à Bellow, récompensé en 1976. Italo Svevo, d’origine juive, avait certes déjà tracé, avec l’inoubliable Zeno Cosini, une ébauche de cette représentation narrative. Néanmoins, c’est par Bellow qu’elle devint, en Amérique où vivent cinq millions de juifs une forme à part entière de l’identité judaïque, notamment dans l’upper class. Dans La Bellarosa Connection, le lecteur retrouve, de prime abord, ce fameux narrateur de New York, intellectuel nourri de la culture juive et des modes de Greenwich Village, incertain de sa judéité, se racontant et s’interrogeant dans un même mouvement bavard, alternant trivialités et considérations profondes, understatements et images tragiques. Parfois drôle et parfois sombre, parfois burlesque et parfois dramatique, le narrateur cherche à retracer ici l’histoire d’un couple, les Fonstein, dont le mari a échappé, par miracle, aux rafles nazies. Le roman confronte, l’air de rien, le souvenir du drame indicible du XXe siècle à l’anxiété joueuse de l’intellectuel juif questionneur, jamais complètement sérieux, jamais complètement enjoué.

La culture hébraïque, on le sait, entretient des rapports particuliers avec la mémoire ; la Shoah, ce trou noir de la judéité européenne, n’a fait qu’accroître cette tendance. La Bellarosa Connection est tout entière structurée par la mémoire : à deux ou trois mots près, le substantif « Mnémosyne » ouvre le récit ; l’adjectif « mnémonique » le ferme. Entre eux, se tient une remémoration en trois temps : le passé européen lointain ; un séjour, signifiant, à Jérusalem ; le passé américain proche. Dit autrement : le temps de l’exode ; l’hypothétique retour ; la vie nouvelle. Sous la fiction, que j’examinerai plus loin, sourd un thème principal. Les juifs américains et américanisés, figurants d’une scène superficielle, triviale, vaine (l’Amérique), peuvent-ils maintenir la mémoire de leur confession, de la Diaspora à la Shoah, de l’Exode à l’Extermination ? Bellow touche de sa plume une fêlure fondamentale chez les juifs américains, êtres d’histoire plongés dans un peuple sans histoire (je caricature). Peuvent-ils résister au grand bain lustral (et dissolvant) de l’Amérique ? Peuvent-ils maintenir quelque chose de ce qui les fit juifs, le souvenir partagé des épreuves passées ? La question est ouverte, la réponse douteuse. Bellow met en scène un narrateur en apparence dé-judaïsé, devenu, par son succès, son mariage, ses amitiés, un quasi-wasp. Il trône dans une belle maison de Philadelphie, entouré de meubles précieux, de beaux livres et de bibelots coûteux. Il s’affiche comme un self-made man, à l’américaine. Sa carrière, néanmoins, contredit quelque peu sa prise de distance affichée avec le judaïsme. Il a fondé et dirigé, des décennies durant, le « Mnemosyne Institute », organisme étrange, aux contours et au contenu incertain – il n’est là, dans l’espace de la fiction, que pour en accentuer l’aspect mémoriel. L’action commence alors que, veuf depuis peu, il a pris sa retraite ; seulement, la retraite n’existe pas pour quelqu’un dont le métier était de se souvenir ; ne plus se souvenir signifierait mourir. Quelques mentions discrètes de l’œuvre de Proust (le baron de Charlus est cité deux fois) montrent que l’aspect mémoriel est clairement assumé : la littérature sert ici la cause de la remémoration sensible. À défaut de nouveaux clients, le narrateur revient sur donc sur un épisode marquant de sa propre vie, l’histoire de Harry et Sorella Fonstein.

Harry était apparenté au narrateur, il était le neveu de sa belle-mère. Né en Pologne, boiteux, réfugié en Italie au début des années 40, il parvint, grâce à son don pour les langues, à se faire passer inaperçu alors que les fascistes, inspirés par l’exemple nazi, se mettaient à persécuter les juifs. Quoi de mieux, pour ne pas se faire repérer, que d’être présent, à Rome, auprès du pouvoir ? N’est-ce pas l’endroit où personne n’irait chercher des israélites ? Harry travaillait donc, comme traducteur, pour le compte de Ciano, le gendre du Duce et ministre des Affaires Étrangères du Royaume. À l’issue d’une rencontre (lointaine et absurde) avec Hitler, une vérification d’identité tourna mal ; on le démasqua, l’arrêta, le menaça de déportation. Alors qu’il attendait, dans sa cellule, l’inéluctable, un gardien s’approcha de lui et lui proposa d’arranger son évasion. Un réseau, une connection, la bellarosa connection, se chargeait désormais de lui. Quelques portes franchies plus loin, le voici libre, en transit pour Lisbonne, puis pour l’Amérique, sauvé par un réseau occulte ! À Ellis Island, zone de transit pour les immigrants européens, on lui apprit que l’entrée sur le sol américain lui était refusée, qu’il était dérouté sur Cuba. Billy Rose, l’organisateur du réseau, l’avait « donné » à une autre structure d’entraide. Harry, malgré sa déception, s’adapta. Il trouva à Cuba un métier, une femme (la fille de son patron, la forte Sorella) et, quelques années plus tard, il eut les moyens de s’installer définitivement en Amérique. Ne lui restait alors plus qu’à féliciter son bienfaiteur, le boss de la Connection, un certain Billy Rose. Seulement, ledit Billy, producteur à succès, étoile de New York, riche à millions, refusa ; il ne fit pas que retourner ses lettres et raccrocher au téléphone, il se détourna ostensiblement vers le mur, sans mot dire, un jour qu’Harry était parvenu jusqu’à sa table, dans un restaurant. Il ne voulait pas des remerciements de ces gens, des félicitations d’Israël, de la médaille des Justes. Cet énigmatique refus intrigue le narrateur et les Fonstein. Comment le justifier ? Comment le comprendre ?

Sorella, l’épouse d’Harry, aussi imposante qu’intelligente, ne tenait pas à en rester là, à ces affligeants refus. Elle fit la connaissance de la secrétaire de Billy Rose. Peu avant sa mort, l’employée lui remit quelques informations vengeresses au sujet de son patron. Peu après, Sorella monta, à Jérusalem, lors d’un voyage d’agrément, un affligeant (et amusant) chantage pour obtenir de Billy Rose qu’il condescende, quinze minutes durant, à recevoir les remerciements d’Harry. La scène entre Rose et Sorella, à l’hôtel King David, est parfaitement burlesque ; elle commence comme une extorsion dramatique et s’achève en comédie – et en échec. Le lecteur peut imaginer ces instants comme une scène d’un film réalisé par les frères Coen : l’esprit en est identique. S’ils semblent diverger l’un de l’autre dans leur appréhension de la situation, les deux protagonistes sont très proches, d’où leur heurt final. Sorella, tout en prenant ses distances avec la communauté juive, comme le montre la fin du livre, a su en effet garder un sens de la mémoire et des souffrances passées ; elle n’a cédé à l’américanisation des manières que pour tenir, plus précieusement, tout au fond d’elle, un attachement viscéral – et discret – à sa judéité. Elle rencontre en Rose, un étonnant alter ego, « éclaté comme un tableau de Jackson Pollock » et qui a, sous une forme différente, certes, construit le même type de rapport complexe à son identité. Rose est décrit comme un être mesquin et superficiel, un promoteur malhonnête et amoral, vaniteux et tyrannique, obsédé par la notoriété au point de quêter la moindre opportunité de faire la une des journaux, une sorte d’incarnation narcissique et paresseuse de la trivialité du « show-biz » américain. Il prétend, odieux,  que « se souvenir, oublier, ça [lui]est bien égal » (p.83). Quoi de commun, alors, avec Sorella ? Il reste quelque chose, en profondeur, de sa judéité et de son inquiétude. Il finit par l’avouer, il a organisé, sur ses propres fonds, une filière d’exfiltration des juifs d’Europe pendant la guerre. Il est à Jérusalem pour l’inauguration de jardins, qu’il a payés, là encore, de sa poche. Le narrateur y voit la survie d’une « plage secrète et intérieure », indissoluble malgré l’Amérique, malgré le spectacle, malgré la vanité. Pas de schématisme superflu, il a tout de même repris au Nouveau Monde son ouverture d’esprit et la pratique régulière d’une générosité gratuite ; elle rachète en partie ses défauts. Ces deux personnages, malgré leurs vices, sur lesquels s’étend le narrateur, ont préservé un rapport plus vivace à leur judéité que lui ; il ne le dit pas, mais tout son récit conspire à le montrer. Ses remarques sarcastiques sur l’élection du peuple hébreu, « de rapport historiquement nul » le confirment.

« Être un enfant du nouveau monde se paie », dit le narrateur (p. 135). Être juif américain équivaut, selon lui, à incarner un rôle dans un décor ; être juif européen, c’est être soi, dans le réel. Et le réel ne peut revenir au jour que par le recours à la mémoire des autres – celle de Fonstein, que Billy refuse d’affronter – ou par le rêve, comme celui, terrifiant et ambigu, que fait le narrateur à la fin du livre. Le narrateur se voit, au fond d’une fosse, ne parvenant pas à s’accrocher à la terre meuble et à grimper hors du trou. Il fixe des yeux des bottes ; un homme, en surplomb, dont l’identité n’a pas besoin d’être dévoilée, assiste à sa disparition, à son enfouissement, à son absorption par la terre de l’oubli. Malgré ses ambiguïtés et ses imprécisions, le rêve paraît chargé de suffisamment de symboles pour ne pas être explicité plus avant. La vie du narrateur, cette vie de mémoire, non « l’apprentissage du crétin » mais la mémoire vivante, signifiante, anticipe cette lutte onirique contre l’enfouissement et la disparition. Et le texte littéraire, par son existence, s’oppose à cette perspective d’anéantissement ; la plume « mnémonique » du narrateur peut être reposée à la fin, malgré la disparition de tous les personnages. Le destin de Fonstein et l’action discrète de Billy Rose sont connus, établis à leur juste valeur, comme remparts de l’oubli, et donc de la mort. Dans un tel roman, il était difficile de ne pas évoquer la Shoah. Bellow a l’intelligence de se contenter de mentions subtiles, discrètes, dénuées de toute la dégoûtante sensiblerie dont la production culturelle courante affuble l’Holocauste. S’il mentionne rapidement les traditionnelles montagnes de chaussures et de prothèses d’Auschwitz (p.14), et les wagons en route pour les chambres à gaz (p. 43), images cliché du génocide, il n’y revient plus ensuite, préférant mettre en scène des échos plus discrets : les cris des mourants du Zeppelin Hindenburg en flammes, le soupir poignant du père devant les étendues vides de l’Amérique où « il y aurait eu de la place pour tout le monde » (p. 120), les questionnements absurdes des survivants (« Quelle mort vous écrase le plus chaque jour ? » (p. 152)), l’absence de couleur sur le visage d’Hitler, etc. Je l’admets, extraits de leur contexte par mes soins, ces passages correspondent trop bien à la littérature traditionnelle sur la Shoah ; la force de Bellow est de les exprimer à distance de toute mention de l’Holocauste. Ils sont pris dans une trame de bavardage et de digressions qui les dissimule en partie. Ainsi, quand, au détour de considérations sur le fonctionnement de la mémoire de Billy Rose, le narrateur parle des « assassins qui ne peuvent se rappeler des crimes parce que l’existence ou la non-existence de leurs victimes ne les intéresse pas », le lecteur devine de quels criminels il peut bien être question. La force d’un écrivain véritable réside dans ces associations d’idées, ces échos, ces renvois, de page en page : ils forment une sorte d’armature secrète qu’une lecture attentive sait déceler. En peu de pages, non sans humour, Saul Bellow tisse une trame finement ajourée ; son ton un peu gouailleur, entre la conversation et la confession, ne trompe pas ; s’il n’est pas solennel et compassé, l’auteur n’est pas non plus amoral et oublieux – son message passe, entre les lignes.

« Si le sommeil est oubli, l’oubli est aussi sommeil, et le sommeil est à la conscience ce que la mort est à la vie. Tant et si bien que même à Dieu les juifs demandent de se souvenir – Yiskor Elohim. » (p. 152) Cette exigence, exprimée à la dernière page du livre, conclut la remémoration. La fiction se tient sur une ligne ambiguë. Il n’est pas certain que les juifs continuent à résister à l’assimilation culturelle américaine ; Sorella s’en inquiétait explicitement à la fin de la première partie ; le narrateur ne paraît pas fixé sur ce point. Son récit prend le relais de sa mémoire, qu’il sent fragile, prise en défaut par l’âge. La littérature écrite est le dernier recours. Puisqu’il faut maintenir le souvenir, contre l’oubli, et donc contre la mort (les deux sont étroitement liés tout au long du livre), l’écriture est une arme, la meilleure qui soit. Bellow ne mentionne pas Proust par hasard : La Bellarosa Connection est, à sa manière, intellectualisante, prolixe, réflexive, ironique, burlesque, une recherche du temps perdu, du temps dissipé, du temps parti en fumée.

« Lord Joe » : le Cahier de l’Herne consacré à Joseph Conrad

Gdynia, Conrad

Statue de Joseph Conrad, Gdynia, Pologne, par Wawrzyniec Samp, Danuta Koseda et Zdzisław Koseda (1976).

Cahier de l’Herne n° 109, Joseph Conrad, dirigé par Josyane Paccaud et Claude Maisonnat, Éditions de l’Herne, 2015

Fondés par Dominique de Roux, repris et développés par Constantin puis Laurence Tacou, les « Cahiers de l’Herne » proposent tous les deux ou trois mois, un long parcours critique, philosophique, littéraire, intellectuel consacré à un auteur particulier. Cette entreprise approche de son cinquantenaire, ce qui représente, dans le milieu de l’édition, une longévité remarquable. Ces volumes sont collectifs (contrairement aux passionnantes études poétiques publiés jadis par Seghers dans la collection « Poètes d’aujourd’hui »). Les contributions y sont fort nombreuses, les axes de lecture très diversifiés et l’ensemble, à défaut, parfois, de présenter une harmonie parfaite, forme un panorama aussi nuancé qu’étendu sur une œuvre pensée comme majeure. Le Cahier s’adresse au grand public cultivé, sans trop verser dans l’hyper-spécialisation universitaire, ni dans la superficialité bavarde, deux écueils fréquents du méta-discours sur œuvres (en résumé : le thésard vétilleux contre le critique amateur d’esbroufe). On dit souvent que la gloire littéraire, en France, passe par l’entrée dans la « Bibliothèque de la Pléiade » ; on n’a que trop peu noté la forme de consécration que représente aussi, à sa façon, l’exploration d’une œuvre par un Cahier de l’Herne. L’histoire littéraire des années 60-70 a retenu que les Éditions de l’Herne furent à l’avant-garde de la (re)découverte critique de Céline, de Musil, de Pound, d’Ungaretti, de Burroughs, ou de Kraus. Si les Cahiers ont, depuis ces premiers pas littéraires hétérodoxes, réorienté leurs pas vers la philosophie et la pensée au sens large (Nietzsche, Derrida, Baudrillard, Schopenhauer, Heidegger, Steiner, Girard, Foucault, Chomsky, Lévi-Strauss, etc.), ils ont continué à proposer, de loin en loin, des recueils sur des écrivains majeurs (récemment Singer, Camus, Vargas Llosa ou Kafka). La gloire littéraire de Joseph Conrad semble un peu passée de mode ces dernières années, elle justifie néanmoins amplement ce riche Cahier. Un mot personnel, avant d’entamer cette note : la lecture de Lord Jim, à mes stupides vingt ans, a redonné goût à la littérature au lecteur que je suis et qui, à l’époque, ne parcourait plus guère que des ouvrages d’histoire, de sciences humaines ou d’actualité. Il est peu de livres dont je puisse avancer, avec certitude, qu’ils eurent un effet majeur sur ma vie, ma perception du monde, mes enthousiasmes intellectuels et mes centres d’intérêt. Je compte pourtant, parmi cette poignée de textes décisifs, deux du même Joseph Conrad : Lord Jim, bien sûr, et le magistral Nostromo, que je tiens pour l’un des plus grands livres du siècle. Je n’ai d’ailleurs pas compris, entre parenthèses, qu’un des contributeurs anglo-saxon du cahier jugeât ce livre, comme si cela allait de soi, « impossible à terminer ».

Que dire de la vie de Conrad qui ne soit déjà connu ? En matière de faits et de « biographèmes », le Cahier, et c’est une relative déception, n’ajoute rien pour qui a lu l’excellente biographie de Z. Najder aux éditions Criterion (hélas épuisée). Il n’y a là rien d’inédit. Jeune noble polonais, issu d’une famille proscrite lors des révoltes patriotiques contre la domination russe, Teodor Korzeniowski perd ses parents durant sa petite enfance. Élevé par son oncle, T. Bobrowski, il décide, à l’adolescence, de devenir marin. Il passe quatre ans à Marseille, apprend un peu le métier, perfectionne son français, rencontre le modèle corse de Nostromo, mène une vie mouvementée et perd beaucoup d’argent au jeu. Après une tentative de suicide ratée, aux motivations obscures – Conrad était sujet à de récurrents accès dépressifs – il s’engage dans la marine marchande britannique. Il passe près de vingt années sur les mers, franchissant grade après grade, échelon après échelon, jusqu’à son bâton de maréchal : le capitanat de marine. Il ne fera qu’un seul voyage comme capitaine. En effet, une autre carrière l’appelle. En parallèle de cette ascension professionnelle, le Polonais devenu Britannique commence à écrire. Avec La Folie Almayer, son premier roman paru, s’ouvrent trente ans d’écriture et la création d’œuvres majeures du patrimoine littéraire anglophone. Bien que né polonais, et très à l’aise en français – qu’il parle avec un accent provençal – Conrad choisit pour son art la langue anglaise. Son œuvre est tout entière écrite dans cette langue – excepté la correspondance familière, souvent en français. L’anglais de Conrad, marqué par de fréquents gallicismes, n’est pas sans présenter au lecteur anglophone quelques difficultés, difficultés dont nous n’avons pas nécessairement idée, nous francophones qui le lisons dans les habiles traductions françaises de Gide ou de la Pléiade. Paradoxalement, cet anglais latinisé, sombre et sinueux, est plus proche du français, peut-être que de l’anglais, au moins de matière structurelle.

Influencé par sa lecture de Maupassant ou de Flaubert, Conrad a mis dans la langue anglaise quelque chose qui n’y était pas avant lui, un souci de la forme, une rigueur, une méthode. N’écrivant pas dans sa langue maternelle, il eut à se battre, toute sa vie durant, pour donner une forme précise à une matière rétive, qui ne lui était pas naturelle. D’où, peut-être, cette image d’écrivain ardu, laborieux, difficile, tortueux, noir, qu’il a auprès des anglo-saxons – et que confirment les diverses contributions du Cahier, concordantes sur ce point. Certains notent qu’il dut moins son succès public à son style et son audace narrative, à sa pensée ou à sa méthode, qu’à ses thèmes, alors à la mode : l’aventure, la mer, l’homme. C’est faire bon marché de la profondeur de Conrad, signalée par les meilleures contributions du Cahier. Subtilement, sans toujours s’en rendre compte il a pointé, dans l’espace significatif du récit de fiction de profondes réalités philosophiques et éthiques, en contraste avec les bavardages scientistes et positivistes de son temps. Dans ses récits, il montre, par exemple l’incompréhension radicale et totale entre les hommes (avec la formidable scène de Nostromo entre Sotillo et Hirsch, fort bien étudiée par André Topia, ou encore le dialogue de sourds entre Verloc et sa femme dans L’Agent Secret). Il s’interroge, dans Lord Jim, sur la dialectique entre nécessité de l’exigence personnelle et possibilité de la déchéance éthique. Avec Au cœur des ténèbres, il explore la persistance du mal absolu, et ce malgré le progrès scientifique, technique, civilisationnel. Dans les écrits de Conrad triomphe un pessimisme métaphysique, tempéré par une sensible affection envers les individus. Si les thèmes conradiens sont masculins, avec ces histoires de bateaux, de naufrages, de traversées au long cours, de colonies lointaines, de vengeances exotiques, ils ne doivent pas tromper sur la valeur de l’œuvre, fermement arrimée à une perspective éthique que dissimule à moitié une véritable maestria formelle (à condition d’en apprécier la lenteur).

La narration seule des textes de Conrad, malgré ses audaces (pour l’époque) ne justifiait pas la pérennité de son œuvre. Il fallait autre chose, une matière riche, qui dépassât le strict divertissement sans verser dans le schématisme allégorique. C’est ce qu’il offrit dans ses meilleurs livres. La reconnaissance de lecteurs aussi exigeants que Henry James ou Virginia Woolf, que Saint-John Perse ou Valéry Larbaud, a fait de Conrad, pendant un temps, un écrivain pour happy few, un écrivain pour écrivains. Sa complexité narrative, son immense capacité à multiplier les points de vue, à les enchevêtrer, à les faire se confronter, son talent presque cinématographique de montage narratif, surprirent les lecteurs de son époque autant qu’ils ravirent ses pairs. Parmi eux, Henry James, Stephen Crane, Ford Madox Ford (avec qui il collabora le temps de livres mineurs), ou H.G.Wells… En avance techniquement sur son époque, Conrad a influencé au moins deux grandes aires littéraires : l’Angleterre et la France, où il fut rapidement placé très haut par nos meilleurs écrivains. Paul Claudel, pourtant peu amateur de romans, signala en 1911 ses livres à André Gide, qui le lut, un temps du moins, avec une admiration non dissimulée : la réputation française de Joseph Conrad était faite. Soutenu par la NRF, traduit en français de son vivant, il y était reconnu dès l’immédiat après-guerre. Ses rapports avec la France font l’objet de la 4e partie du Cahier, avec des articles plutôt intéressant sur ses influences littéraires (quatre principales : Maupassant, Flaubert, Loti, France), son rapport à la langue française, aux paysages français ou aux auteurs français. J’ai noté, dans ce Cahier, la critique aiguisée (et pertinente) que Conrad fit du premier volume d’À la recherche du temps perdu et qui démontre son intérêt jamais éteint pour la littérature française – qu’il contribua, comme Thomas Hardy son contemporain, à infuser plus en profondeur dans le corps rétif de la littérature anglaise.

Conrad abandonna la marine à près de quarante ans au profit de la littérature. C’était là une entrée tardive dans la carrière. Elle n’en pâtit pas, étant donné la taille du corpus final (cinq tomes en « Pléiade » et neuf de Correspondance, jamais traduite). Son premier roman, La Folie Almayer, connut un succès raisonnable, suffisant pour que l’auteur pensât possible de continuer dans cette voie. Devenu « Joseph Conrad », son nom de plume, il laissa de côté sa carrière de marin – qui néanmoins lui fournit le décor et la matière de ses meilleurs livres, au point que certains classent Conrad parmi les « écrivains de marine » (comme il existe des peintres de marine). Si la reconnaissance publique fut quelque peu longue à venir, et ne consacra pas nécessairement ses meilleurs textes, elle lui permit de vivre de son art, non sans frayeurs financières parfois. On a souvent décrit sa carrière en accent circonflexe, avec une montée en puissance, un pic de créativité et d’excellence comprenant Le Nègre du « Narcisse », Au cœur des ténèbres, Lord Jim et, éventuellement, Nostromo, puis un déclin. Les contributeurs du Cahier semblent, en grande majorité, se rallier à cette opinion : plusieurs articles explorent, non sans acuité, les enjeux du Nègre, de Lord Jim et de Heart of Darkness. En revanche, Nostromo, Sous le regard de l’Occident et L’Agent secret semblent un peu moins hautement estimés. Quant aux œuvres de la fin, La Flèche d’Or, Frère-de-la-côte, La Rescousse, etc., excepté Edward Said, dont on connaît la défense du late style des grands artistes, et un article, d’ailleurs mitigé, de Hugh Epstein, il n’en est pas dit beaucoup de bien. Au cœur des ténèbres, texte décidément phare de la carrière de Conrad, se voit consacrer plusieurs articles (Hillis Miller, Rancière, plus une bonne étude de François Galix, centrée sur l’adaptation cinématographique qu’en fit M. Coppola, Apocalypse Now). La polémique sur le racisme supposé de ce texte, pourtant dénonciateur de l’entreprise coloniale au Congo, occupe quant à elle une petite part du Cahier. Je suis resté assez dubitatif, d’ailleurs, à propos de cette attaque, déjà ancienne, de Chinua Achebe contre Conrad, soit que le texte du Nigérian ait été mutilé, soit que son explication ait été dès l’origine superficielle ; on discerne bien la polémique, on peine à y voir une quelconque démonstration.

Que dire de l’organisation du volume ? Elle compte sept sections, de tailles inégales : la jeunesse (rien de neuf pour qui a lu Najder) ; l’œuvre (examen solide et profond, quoique fragmenté) ; le théâtre (avec une pièce inédite – plutôt mineure – tirée d’une nouvelle) ; le rapport à la France (intéressant) ; le rapport à la pensée (la meilleure part du Cahier) ; le rapport à l’histoire (de qualité variable) ; la postérité littéraire et cinématographique (inégal). Les contributions forment quoi qu’il en soit un ensemble d’un honnête niveau. Je pense notamment aux synthèses des rapports de Conrad avec Schopenhauer, avec l’impérialisme, la langue française, la criminologie, Ford Madox Ford, l’anarchisme, ou encore le discours scientifique, etc. Le Cahier appelle, par son principe, la fragmentation de l’œuvre en cinquante ou soixante regards différents ; il est néanmoins appréciable que les contributions présentent un intérêt, une profondeur et une acuité équivalente. Ce n’est pas toujours le cas. La disparité et la brièveté des textes contribuent à l’impression de diversité, parfois d’hétérogénéité. L’intéressant témoignage du scénariste du film avorté Nostromo, Christoper Hampton côtoie ainsi un extrait (pénible) d’Il faut beaucoup aimer les hommes de Marie Darrieusecq ; l’accessible et prosaïque étude de Keith Carabine sur les finances de Conrad, aussi passionnante soit-elle, contraste avec l’étude musicologique serrée du travail de Philip Glass sur la bande originale du film L’Agent secret ; l’analyse de la vue chez Tourgueniev et Conrad paraît un peu superficielle quand la réflexion de Jacques Rancière sur « l’inimaginable » exige du lecteur une attention de tous les instants ; quelques articles frôlent l’exercice d’admiration alors que l’extrait d’un texte, violent, de Chinua Achebe suggère, à l’inverse, un racisme latent chez Conrad (une partie du cahier est consacré, je l’ai dit, à cette (fausse) polémique). Comme le lecteur trouve de tout dans ce volume, il pourra apprécier, selon sa propre sensibilité, la valeur des contributions. À titre personnel, je ne regretterai que trois choses. Quelques traductions non pas fautives, mais hâtives, accrochent parfois l’œil (je pense au texte de Colm Toibin, qui eût pu être encore lissé, ou à quelques extraits, de-ci de-là). Il manque une contribution synthétique sur la réception générale de Conrad et la postérité de son œuvre (qui aurait pu prendre la place occupée par le bavardage de Mme Darrieusecq). Enfin, il faut tout de même reconnaître que l’article le plus long du volume (dix pages) est aussi le moins intéressant. Si je ne conteste pas à Mme Pesso-Miquel la pertinence de son sujet (les échos d’Au cœur des ténèbres dans le roman d’une romancière indienne contemporaine, Arundhati Roy), je pense que son texte prend une place disproportionnée par rapport à sa centralité dans la réflexion conradienne. Ce sont là des péchés véniels et le Cahier mérite d’être consulté par quiconque s’intéresse à Joseph Conrad. Il éprouvera, à la fin de sa lecture, une grande envie de relire les textes de l’auteur de Nostromo et de Victoire ; il le fera l’œil plus aiguisé, l’esprit plus alerte, l’intelligence plus disponible. Que demandait-il de plus ?

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Post-scriptum : Cette note est la 300e de l’histoire du blog. Je ne pensais pas atteindre un jour ces rivages – surtout après avoir abandonné l’entreprise pendant trois ans. Si je n’éprouve pas de particulière fierté à avoir bavardé ainsi d’histoire, de littérature, de poésie et, plus largement, de livres, sur des dizaines et des dizaines de milliers de mots, je suis néanmoins content de constater que, mises bout à bout, toutes ces notules et chroniques font masse. À défaut de virevolter, lumineux, dans le tourbillon du sens, j’ai creusé, à ma manière épaisse, un sillon dans la riche terre de mes livres. Je pense avoir ainsi lu moins bêtement : j’ai agi comme si la lecture exigeait de moi une sorte de récapitulation écrite pour atteindre sa pleine pertinence. Bien évidemment, j’ai lu d’un certain point de vue, et je n’ai pas ici travaillé dans le sens d’une illusoire objectivité ; ce n’est pas là travail universitaire, neutre, destiné à être jaugé, évalué et corrigé par meilleur que soi. Je n’aurais pas la hardiesse d’y prétendre. Ce n’est ici que besogne hâtive et limitée d’amateur. La quantité de mes notes supplée sans doute leur qualité ; l’une est plus aisée à atteindre que l’autre, elle n’exige qu’assiduité et régularité quand l’autre réclame talent, mérite, intelligence, sagesse, et bien d’autres qualités si difficiles à acquérir et dont je me sais fort dépourvu. Ce site présente donc tous les défauts que je lui ai imprimés, et ils sont nombreux (ne me les énumérez pas, je les sais mieux que vous) ; je remercie à nouveau chaque lecteur-et-lectrice pour la bienveillance qu’il a pu manifester par le passé en me lisant. Je ne peux guère me défendre de tous les vices de cette entreprise sinon en soulignant que c’est là le résultat des efforts d’un modeste lecteur anonyme, d’un individu moyen, « sans qualité » et qu’à ce titre, au moins, toute fustigation punitive devra (tout du moins je l’espère) lui être épargnée. Je sais bien qu’il y a de la présomption, au fond, à rajouter des mots aux mots, du bruit au bruit, du vacarme au vacarme. Qu’on me pardonne au moins cette présomption-là, car je m’y suis livré de bonne foi, en espérant faire vivre, dans mon petit coin anodin du monde, mes lectures.

Une lettre d’Allemagne, de D.H. Lawrence – Intuition du romancier

Les grands romanciers et les grands poètes peuvent saisir leur temps, en dehors de toute enquête historique érudite, de toute réflexion sociologique poussée, et même de toute démarche à peu près scientifique. Ils pressentent, par une sorte d’intuition presque tellurique, les sourds mouvements tectoniques de leur époque. Le monde change ; ils s’en aperçoivent. Qu’il se produise quelque chose de neuf – qu’ils sont parfois bien en peine de nommer – et les en avertissent leurs sens, plus éveillés que les nôtres, à nous pauvres animaux rationnels et étroits, cervelles raisonnantes et influençables. Si la précision leur fait parfois défaut, le jeu de leur intuition produit pourtant, à l’occasion, des résultats saisissants. Ces écrivains montrent moins leur génie en réfléchissant froidement, par le jeu spéculatif, professoral, théorique, qu’en transposant, par le biais de la poésie et de la prose, le réel dans l’espace épuré, et donc signifiant, de la fiction.

Parmi ces écrivains hypersensitifs, je compte évidemment D.H.Lawrence, dont j’ai déjà souligné par le passé la finesse de certains de ses pressentiments – sur le fascisme, notamment, dans Kangourou. Peu importe que Lawrence tourne à l’occasion des pages durant autour d’un problème qu’il ne parvient pas à exposer (dans le tiers final de Femmes Amoureuses, par exemple). Lorsque se produit l’étincelle, au cœur d’un grand texte (de Lawrence ou d’un autre), le lecteur est récompensé de tous ses efforts – et peut accéder à un stade différent d’intellection, sur lui, sur autrui ou sur le monde qui l’entoure. La lecture s’en trouve justifiée.

Dans ce texte méconnu de D.H. Lawrence, écrit le 19 février 1924 (la date est importante), le lecteur trouvera un tableau inquiet de l’Allemagne d’alors, d’une inquiétude purement perceptive, attentive aux gens, aux sons, aux villes ; d’une intelligence des sens, préoccupée par la dangereuse irrationalité qu’elle pressent être en plein essor. Je la trouve plus proche de l’essai fictionnel que du strict reportage, du fragment autobiographique que de l’enquête journalistique. Sa forme peut apparaître datée, et ses imprécisions fort éloignées des prédictions telles que les envisage une conception étroite du prophétisme, c’est un fait. L’histoire peut y être malmenée. Quelques facilités apparaissent ici ou là, sur le sang et la race ; elles sont d’époque, et ce qui allait naître ne les avait pas encore définitivement disqualifiées. Pardonnons à celui qui a senti que quelque chose devait se produire de n’avoir pas su quelle forme précise et scientifique ce quelque chose prendrait. Au-delà de ces détails superficiels, Lawrence (mort en 1930) avait en réalité perçu, dès le franchissement du Rhin, le visage effrayant qu’allait prendre l’Allemagne une décennie plus tard, visage qu’elle avait déjà en puissance, et dont il avait saisi, par quelques allusions littéraires à la « Tartarie », toute la barbarie sous-jacente. Pour le dire comme Jünger, bien plus tard, en 1938, alors que tous les signaux de la progression du mal collectif étaient observables : Le Grand Forestier va s’éveiller. Et c’est un mérite, certes inutile pour la civilisation, mais un mérite tout de même, pour D.H.Lawrence, de l’avoir, à sa manière, avec ses mots, parfois usés, parfois dépassés, pressenti parmi les premiers.

Même si elle n’a aucun rapport avec le recueil qui la comprend (Matins mexicains), cette lettre méritait bien, à mon avis, d’y être incluse par l’éditeur, Le Bruit du Temps. On y saisit ici, en pleine action, l’instinct du romancier : ce qu’il voit, ce qu’il sent, ce qu’il pressent, a une justesse que peu de démonstrations méthodiques peuvent atteindre, elles qui sont engoncées dans leurs sains principes rationnels, qui les soutiennent et les ralentissent ; le romancier, lui, peut laisser ses sens s’exprimer – qu’il ne se mêle pas de démontrer, qu’il se contente de montrer. S’il est bon – et Lawrence l’était – cela suffira.

(Je vous remercie de m’indiquer les éventuelles coquilles d’un texte passé à la moulinette d’un logiciel de reconnaissance de caractères – une grande première pour moi ; il y avait quelques imprécisions, je crois les avoir toutes corrigées, mais qui sait…)

UNE LETTRE D’ALLEMAGNE

Nous retournons à Paris demain, c’est donc le dernier moment pour écrire une lettre d’Allemagne. Envoyée plutôt depuis la lisière de l’Allemagne.

C’est un voyage sinistre que celui de Paris à Nancy, à travers cette région de la Marne qui donne encore le sentiment qu’on lui a extirpé l’âme à coups d’explosifs ; pourtant les champs mornes sont nivelés et cultivés, et les arbres, blêmes et fins comme des fils, tiennent debout. Tout ici paraît cependant vide, nul et non avenu. Dans les villages, des alignements de rues où les maisons délabrées ont l’air de chicots entre des dents saines.

Vous arrivez à Strasbourg, où les gens continuent de parler l’allemand d’Alsace, comme depuis toujours, malgré les enseignes en français des magasins. L’endroit a l’air mort. Beaucoup d’articles en coton, du coton blanc, venus de Mulhouse, d’usines qui étaient anciennement allemandes. Une masse invraisemblable de cotonnades blanches bon marché.

La façade de la cathédrale, haute, plate, ouvragée, une sorte d’obscurité dans l’obscurité, avec une rosace ronde et de longs, longs prismes de pierre. Étrange que des hommes aient eu un jour envie de poser pierre ouvragée sur pierre ouvragée jusqu’à une telle hauteur, et sans tout faire tomber. Le gothique! Ça me rendait toujours joyeux de voir s’écrouler mes châteaux de cartes. Mais ces Goths et ces Alamans avaient apparemment une passion pour les hauteurs vertigineuses.

Le Rhin est toujours le Rhin, le grand séparateur. Ce que vous ressentez en le traversant. Des berges détrempées, planes, gelées. Puis le fleuve, froid, sinueux. Enfin l’autre côté, qui a l’air si froid, si vide, si gelé, si abandonné. Le train s’arrête et rejette furieusement sa vapeur. Après quoi il s’étire à travers la plaine plate du Rhin, passe des zones inondées prises par le gel, des champs de givre, dans le vide de cette portion de territoire occupé.

Dès que vous avez franchi le Rhin, l’esprit du lieu change. On n’essaie plus de vous servir le boniment de l’aménité. Les zones marécageuses sont gelées. Les champs sont vides. On dirait qu’il n’y a plus personne au monde.

C’est comme si la vie s’était retirée vers l’Est. Comme si la vie germanique refluait lentement pour éviter tout contact avec l’Europe occidentale, refluait vers les déserts de l’Est. Voici les collines rondes, pesantes, massives de la Forêt-Noire, noires du noir d’encre des arbres allemands et qu’émaille un peu de blanc neigeux. On dirait une succession d’énormes éminences intriquées, sombres, qui obstruent le regard vers l’Est. Vous les considérez depuis la plaine du Rhin, et comprenez que vous vous trouvez sur une véritable frontière, une frontière contre quelque chose.

À l’instant où vous êtes en Allemagne, vous savez. Un sentiment de vide, de vague menace. C’est ainsi que les soldats romains ont dû contempler ces coteaux ronds, noirs et massifs : avec une certaine crainte, et en comprenant qu’ils touchaient là à une limite, leur limite. La crainte des indigènes invisibles. La crainte de cette vie invisible rôdant dans les bois. La crainte de leur exact contraire.

Il en va de même pour les Français ; cette même crainte, presque mystique. Mais on ne doit insulter pas même ses propres craintes.

L’Allemagne, cette partie de l’Allemagne, est très différente de ce qu’elle était il y a deux ans et demi, lorsque j’y étais venu. À l’époque, elle était encore ouverte à l’Europe. Elle regardait encore vers l’Europe occidentale en espérant une réunion, une sorte de réconciliation. Époque révolue, désormais. La mystérieuse, l’inexorable barrière est retombée ; et ses puissantes inclinations portent une fois encore l’esprit germanique vers l’Est : vers la Russie, vers la Tartarie. L’étrange vortex de la Tartarie est redevenu le centre positif, et la positivité de l’Europe occidentale a été brisée. La positivité de notre civilisation s’est rompue. Les influences, invisiblement, proviennent dorénavant de la Tartarie. Tant et si bien que toute l’Allemagne lit Bêtes, hommes et dieux avec une sorte de fascination. Et ce faisant retrouve sa fascination pour l’Est destructeur qui engendra Attila.

Il fait nuit, donc. Baden Baden est un petit endroit paisible, une fois tous les curistes partis. Plus aucun Tourgueniev, plus aucun Dostoïevski, ni grand-duc ni roi Edwards venant boire les eaux. Tous les signes extérieurs d’une ville d’eau mondialement connue – mais vide à présent, un simple village de la Forêt-Noire, que traversent des trains chargés de grumes en direction de la France.

Le Rentenmark, le nouveau mark-or allemand, est abominablement cher. En Angleterre les prix sont élevés, mais à Baden on achète moins avec la devise anglaise qu’on ne peut acheter à Londres, et de beaucoup. En outre il n’y a pas de travail – donc pas d’argent. Personne n’achète quoi que ce soit, hormis le strict nécessaire. Les commerçants sont désespérés. Et il y a de moins en moins de travail.

Tout le monde renonce au téléphone – trop cher. Les tramways ne circulent pas, sauf trois fois par jour jusqu’à la gare. Vers l’Annaberg, dans la banlieue, les lignes sont envahies par la rouille et les tramways n’y vont plus. Les gens sont dans l’incapacité d’acquitter les dix pfennigs du billet. Aujourd’hui, dix pfennigs représentent une somme importante : un penny. C’est exactement cent milliards de marks.

L’argent devient fou, et les gens avec.

La nuit, l’endroit est plongé dans une obscurité presque totale, pour économiser la lumière. Économie, économie, économie – cela aussi tourne à la folie. Par chance, le gouvernement fait en sorte que le pain reste relativement bon marché.

Mais la nuit vous avez l’impression qu’il se passe d’étranges choses dans le noir, vous ressentez l’étrangeté qui émane de cette Forêt-Noire jamais vraiment conquise. Vous vous raidissez, à l’écoute de la nuit. Vous éprouvez une sensation de danger. Cela ne vient pas des gens. Ils n’ont pas l’air dangereux. C’est de l’air lui-même que provient cette sensation de danger, la sensation bizarre d’un mystérieux danger, une sensation qui hérisse.

Quelque chose s’est passé. Quelque chose s’est passé qui ne s’est pas encore produit. L’ancien sortilège de l’ancien monde s’est rompu, et l’ancien esprit sauvage, celui qui hérisse, a pris possession des lieux. La guerre n’a pas brisé l’espoir de paix-et-production du monde, mais elle l’a profondément altéré. C’est pourtant ce vieil espoir de paix-et-production qui continue de gouverner, de gouverner la conscience à tout le moins. Même en Allemagne, il n’a pas complètement disparu.

Mais c’est comme s’il avait pratiquement disparu. Ces deux dernières années en sont la cause. L’espoir de paix-et-production s’est brisé. L’ancien courant, l’ancienne adhésion n’ont plus cours. Et c’est un courant plus ancien qui s’est imposé. Retour, retour à la sauvage polarité tatare, éloignement de la polarité que représentait l’Europe chrétienne civilisée. Cela, me semble-t-il, a déjà eu lieu. Et c’est un fait infiniment plus important que tout autre événement plus concret. Il engendrera la prochaine phase des événements.

Et l’impression jamais ne s’atténue. En remontant la vallée du Rhin, c’est toujours la même obscure sensation de danger, de silence, de suspens. Non que les gens soient occupés à comploter, manigancer, ourdir – je ne le crois pas une minute. Mais quelque chose s’est produit dans l’âme humaine, par-delà tout espoir. L’âme humaine s’est détachée de l’unisson, s’en est allée se fortifier ailleurs. L’ancien esprit de l’Allemagne préhistorique est de retour, à la fin de l’Histoire.

Même chose à Heidelberg. Heidelberg, des gens partout, partout, partout. Des étudiants, tous pareils, des jeunes gens sac au dos tous semblables, des bandes de filles et de garçons qui descendent des collines. Pareils, et différents. Ces curieuses bandes de Jeunes Socialistes, garçons et filles, avec leurs discours antimatérialistes et leurs affirmations teintées de mysticisme, c’est leur étrangeté qui vous frappe. Quelque chose de primitif, comme des bandes errantes issues de tribus qui se seraient scindées, éparpillées, ainsi les voit-on. Et ces flots de gens produisent une impression de silence, de secret, de dissimulation. L’impression que tout homme et toute chose ont fui l’ancienne harmonie, comme des barbares rôdant dans un buis fuient les regards. Les vieilles habitudes demeurent. Mais la masse des gens n’a pas d’argent. Et le courant des sentiments s’est entièrement inversé.

Vous êtes là, dans les bois qui dominent la ville, et vous contemplez le Neckar vert qui glisse rapidement hors de l’échancrure allemande pour rejoindre le Rhin. Le soleil disparaît lentement, écarlate, dans la brume de la vallée du Rhin. De l’autre côté, la vieille pierre rosée du château en ruine semble s’embraser, la maréchalerie en dessous est dans l’ombre, les toits pointus de la vieille ville compacte, qui vient buter sur la porte du pont, brillent puis s’éteignent. La brume est bleue.

C’est comme si les années faisaient rapidement marche arrière – et n’avançaient plus. Le temps, comme un ressort qui casse et brusquement se recroqueville, semble revenir avec une mystérieuse vélocité vers une sorte de mort. Revenir au fantôme du haut Moyen Âge allemand, puis à l’époque romaine, puis au temps des forêts silencieuses et des barbares qui y rôdent, menaçants.

Les races germaniques recèlent quelque chose que rien n’est susceptible d’altérer. À peau blanche, élémentaire, dangereux. Notre civilisation est née de la fusion des yeux noirs et des yeux bleus. La rencontre, le mélange, l’enchevêtrement des deux races ont été la joie de notre ère. Le Celte était là, étranger mais nécessaire, tel un réactif chimique à la fusion. La civilisation européenne a alors pris son essor. Pareillement ces cathédrales, et ces pensées.

Mais aujourd’hui, le Celte est l’agent désintégrateur. Les races latines et méridionales se dissocient des races septentrionales, et l’instinct nordique du Germain reflue vers la Tartarie, vers le vortex destructeur de la Tartarie.

C’est le destin, personne désormais n’y peut rien changer. Le sang lui-même se transforme. Au cours de ces trois dernières années, la composition même du sang s’est modifiée dans les veines de l’Europe. Mais surtout dans les veines germaniques.

Et nous avons simultanément contribué à cela – par l’occupation de la Ruhr, par l’impéritie anglaise, par la perfidie allemande. C’est nous-même qui avons fait cela. Et apparemment on ne pouvait faire autrement.

Quos vult perdere Deus, dementat prius.

 19 février 1924, DH.Lawrence.

« Une lettre d’Allemagne », D.H.Lawrence, Matins mexicains et autres essais, Le Bruit du Temps, 2012 (Trad. Jean-Baptiste de Seynes)

Faux-semblants : Le nommé Jeudi, de Gilbert Keith Chesterton

James Whistler, Nocturne en bleu et argent

James Whistler, Nocturne en bleu et argent

Gilbert Keith Chesterton, Le nommé Jeudi : un cauchemar, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 2002 (Trad. Jean Florence ; Première éd. 1912 ; Première éd. originale 1908 ; Titre original : The Man Who Was Thursday : A Nightmare)

Dans les bas-fonds de Londres, la nuit, se réunissent de dangereux anarchistes, venus de toute l’Europe. Du contre-monde des ténèbres, ils sont les piliers. Leur association de terroristes ne s’est pas inspirée d’un principe chaotique, naturel aux rassemblements de criminels. Elle n’amalgame pas sans ordre ni but des êtres aigris, corrompus ou désenchantés. Elle rassemble des fanatiques d’une main ferme, organisée, providentielle. Les anarchistes ont singé le monde qu’ils veulent mettre à bas : ils ont une hiérarchie, des procédures, des normes et même… un maître (de droit presque divin, et pour cause) ! Bien sûr, comme tout anarchiste qui se respecte, chacun d’eux veut abattre la société forcément inique des rois et des bourgeois, inverser l’ordre du monde, combattre l’injustice, travestie en une feinte légalité, au nom d’une légitimité pure et auto-proclamée. Mais pour cela, il a fallu à ces insurgés opérer un véritable simulacre, celui de la nation qu’ils exècrent et dont, paradoxalement, ils s’inspirent. Deux sociétés cohabitent : l’officielle, à la surface ; l’insurrectionnelle, sous terre. Le groupe secret est moins une conjuration qu’une contre-société, avec ses rites, ses légendes, ses principes, ses délibérations et ses chefs. Qui sont-ils ? Ils sont sept, nombre mystique. Ils sont affublés de surnoms ; chacun est baptisé (ou plutôt contre-baptisé) par un jour de la semaine ; leur puissant souverain, énigmatique, s’appelle Dimanche, soit le jour du Seigneur (un indice sur sa nature). Leur identité est double. Ils portent des barbes, d’épaisses lunettes et des capes. Ils ont tout des conspirateurs à postiches tels qu’on se les imagine, lorsque l’on a trop lu. Un d’eux manque ; alors les partisans londoniens lui choisissent un successeur. L’argument du récit est trouvé. Par une série de coïncidences heureuses ou malheureuses, selon le point de vue duquel le lecteur se place, celui qu’ils élisent pour les représenter au grand conseil des conspirateurs est un jeune policier, Gabriel Syme, spécialisé dans la lutte anti-anarchiste. Un infiltré est donc parvenu au contre-sanctuaire secret ; à ce comité suprême des conjurés où se décident tous les crimes politiques de l’Europe d’alors. Syme perd son identité ; dans le monde inversé, il est nommé Jeudi, pour le dire comme le titre français ; il est Jeudi, si je respecte le titre anglais du roman de Chesterton, dont je veux dire ici quelques mots.

Le sous-titre de ce livre est souvent oublié par les éditeurs comme par les lecteurs. Il s’agit là d’un « Cauchemar », très explicitement. L’Agent secret de Conrad, malgré la communauté de thèmes et d’époque, paraît bien loin en comparaison, comme trop réaliste, trop austère, trop noir. La scène que dresse joyeusement Chesterton est une fantaisie. La noirceur y est tonitruante, presque tapageuse. La forme onirique justifie les clichés, les capes et les mystères, les poursuites et les retournements. Le nommé Jeudi a son ambiance : un spectacle exagéré, divertissant, apprêtant son lecteur, par le biais de la parabole, à affronter le sens caché des choses. L’auteur prêche le faux, à sa manière fracassante, pour faire saisir le vrai. La virtuosité de Chesterton, parfois un peu vaine, atteint ici son sommet. Les subites accélérations du livre, le pourchas final de Dimanche dans un Londres de pacotille, les atours fantastiques et vifs de la narration, tout en s’articulant sans illogisme particulier, placent bien Le nommé Jeudi dans la case du pastiche, de la fabulation. La cocasserie n’empêche pourtant pas le sérieux ; elle le concentre ailleurs, non sur les aléas éventés du tragique, mais dans les interstices étonnés du rire. La joie roborative de Chesterton ne l’empêche pas d’être profond, et encore moins singulier. L’originalité compense d’ailleurs la grosse ficelle du cauchemar. Le vieil alibi littéraire du rêve paraît en effet éculé. Combien avons-nous lu de livres ou vu de films, dans lesquels des théories de scènes angoissantes, terribles ou incohérentes s’achevaient par le rassurant « ce n’était qu’un rêve » ? Et, pour parfaire le cliché, l’auteur ou le réalisateur d’ajouter un petit indice du contraire, à la seule destination du récepteur de l’œuvre, brouillant ainsi la rassurante frontière entre rêve et réalité, qu’il avait cru un instant rétablie. Ici, Chesterton vide le cliché de son caractère convenu et répétitif en proclamant, dès le titre, qu’il ne faut pas le lire comme un roman réaliste, mais comme une histoire doublement fictive ; la fiction du roman se double de la fiction du rêve. Tout, alors, est admissible. Et le lecteur, pourtant pris par les tribulations aventureuses du « nommé Jeudi », gardera à l’esprit que cette fable prétend aller plus loin que son seul scénario ; qu’elle se propose d’opérer un dévoilement.

Je n’aurai pas la prétention d’explorer dans tous ses aspects un des romans policiers métaphysico-politico-philosophiques les plus divertissants et les plus aboutis de l’histoire littéraire. Il n’est pas besoin, je pense, pour apprécier Le nommé Jeudi, de partager la foi et les conceptions de Chesterton. L’écrivain anglais composa ce livre alors qu’il se pensait encore agnostique ; le lecteur sent bien néanmoins, au fond du roman, la perspective inéluctable de la conversion de son auteur au catholicisme – en la faveur duquel, on le sait, Chesterton écrivit une grande partie de son œuvre, nettement apologétique. Les non-catholiques, je pense, peuvent avoir quelques réserves à ce propos ; ils reconnaîtront, néanmoins, que la combinaison de l’excentricité philosophique de l’auteur et de sa puissante imagination aboutissent à un livre rare, frappant. Je me permettrai de ne faire que frôler, par incompétence théologique personnelle, la signification de la fin du livre, qui d’évidence relève à la fois de la Révélation au sens strict et de l’opposition éternelle entre Dieu et Satan.

Comme je l’ai dit plus haut, le monde des anarchistes, lu par Chesterton, n’est guère réaliste. Ce n’est pas là l’étude détaillée d’un criminologiste ; ce n’est pas un roman naturaliste ; il n’y a rien du reportage dans cette fable qui hésite entre le rire et la parabole. Si l’anarchie est le mal de la société positive, évoluée, démocratique, chrétienne, elle est, comme Satan, privée de tout pouvoir créatif ou imaginatif. Elle ne propose ici ni utopie, ni perspective enchanteresse ; elle séduit les errants – les intellectuels, surtout – par la tromperie, en jouant sur leurs rancœurs, en offrant à qui veut la possibilité de se réaliser dans le mal : nier et détruire. L’anarchie n’est pas le contraire de l’ordre, mais sa pénible imitation négative – qui se contente de tout inverser sans rien changer ; le mal, comme corruption négatrice n’est qu’une subversion sans postérité possible. L’imitation a visuellement des effets plutôt cocasses. Ainsi les délibérations démocratiques, lors de l’élection de Syme au poste de Jeudi, sont une transposition, dans un décorum grotesque et surchargé, d’autres délibérations, cette fois parlementaires, tenues, quant à elles, dans un autre décorum, ni moins grotesque, ni moins chargé. Les anarchistes n’ont pas conçu une nouvelle société, mais, j’y tiens, une contre-société, secrète et fantomatique. Ce spectre mime la vie, mais il n’est pas la vie. Une contre-vie ? Si j’ai pu donner l’impression de beaucoup répéter cette antéposition de « contre », c’est délibérément. Les cérémonies, les réunions, les discussions, sont de mauvaises imitations ; le mal corrompt mais n’engendre pas. Et pour exister, s’incarner aussi précisément, il lui faut de surcroît, ô paradoxe !, obtenir un soutien, ou tout du moins un assentiment, d’ordre supérieur et divin, aux motifs mystérieux et inexplorables. La destruction a besoin de la création pour exister ; le dialogue final entre Lucien Gregory, le destructeur pur, qui concentre sur lui toutes les raisons spirituelles de l’anarchisme comme opposition maligne au monde et Dimanche, à la fois constructeur et destructeur tend à le suggérer. Les mobiles de Dimanche resteront nécessairement inconnus – il faut voir en lui, transposé dans l’ordre de la parabole policière, un avatar du mystère divin, aux voies notoirement impénétrables. Mais je m’avance déjà beaucoup trop.

Le principal moyen dynamique employé par l’auteur, grand maître du paradoxe, c’est de montrer que les choses ne sont pas telles qu’elles apparaissent, bref, comme le philosophe platonicien dans la caverne, Chesterton dévoile l’inadéquation de l’apparence et de l’essence. Ne vous fiez pas à ce que vous voyez ; rien n’est ce qu’il paraît ; grammaire redoublée du rêve, qui n’est déjà, en soi, pas ce qu’il prétend être. Le nommé Jeudi articule des faux-semblants à d’autres faux-semblants ; et son arme préférée, je l’ai dit, c’est bien le paradoxe. Soit, si j’en crois le TLFI, « une proposition qui, contradictoirement, mettant la lumière sur un point de vue pré-logique ou irrationnel, prend le contre-pied des certitudes logiques, de la vraisemblance ». Tout le livre met en œuvre des paradoxes. Les recueils de citations reprennent souvent la fameuse remarque d’un personnage du roman : « Les cambrioleurs respectent la propriété. Ils veulent juste que la propriété, en devenant la leur, soit plus parfaitement respectée. » Selon Syme, l’anarchiste ne combat pas le pouvoir pour le détruire, comme il l’affirme, mais pour s’en emparer ; d’où, peut-être, ses manières de contrefacteur. Chesterton joue explicitement de ce genre de perceptions hétérodoxes du monde. C’est là ce à quoi un lecteur de cet auteur est à peu près habitué ; l’humour de Chesterton vient, en grande partie, des surprises qu’il ménage à son lecteur par ses contre-pieds perpétuels, parfois un peu gratuits. Ce sont eux qui assurent, aujourd’hui encore, une part de sa postérité. On s’amuse de ces contrepoints inattendus, qui intriguent, amusent ou interpellent.

Le nommé Jeudi va plus loin. Il ne s’arrête pas à ce genre de dévoilements discursifs. Pratiquement tous les personnages d’importance sont différents de ce qu’ils semblent être. Il s’agit toujours pour la narration de les contraindre à dévoiler leur véritable nature, que leur apparence dissimule. Les situations romanesques s’organisent sur le schéma dynamique suivant : apparence vraisemblable du personnage ou des événements, si vraisemblable d’ailleurs qu’elle tient presque du cliché ; naissance lente ou subite de doutes sur la vraisemblance de ce qui est observé ; enfin, révélation suprême : l’essence diverge de l’apparence, la vraisemblance est mensongère, l’invraisemblance véridique. Là se tient le paradoxe. Un exemple parmi d’autres : la foule insurrectionnelle française qui veut attraper et punir le pauvre Gabriel Syme, traître à la cause, puisque policier et déguisé en anarchiste, se révèle être un rassemblement de braves gens, fort honnêtes et convaincus que Syme-Jeudi est bien ce qu’il semble être, un anarchiste. La tromperie, ici, se complique, car elle est double. Chesterton ne met pas en scène un seul dévoilement, mais deux (voire trois, selon son goût). Les gens ont vu Syme comme le vrai et redoutable Jeudi (et non comme le feint Jeudi qu’il est) et Jeudi, de sa perspective profonde de policier, a considéré la foule comme un rassemblement de rebelles. Les quiproquos sont bien évidemment nombreux, puisque chacun voit les autres à la fois comme ils sont (en apparence) et comme ils ne sont pas (en essence) ; cette tromperie est mutuelle, chacun étant persuadé, en revanche, que l’autre le voit tel qu’il est (en essence) et non tel qu’il est (en apparence). Le seul personnage qui ne soit pas différent de ce qu’il paraît être, c’est le poète anarchiste, Lucien Gregory ; l’histoire commence précisément par lui, quand Syme s’affirme convaincu que Gregory n’est pas ce qu’il prétend, qu’il ment, qu’il n’est pas possible qu’il soit sérieux dans son anarchisme. Syme se trompe. Gregory n’est pas autre que Gregory. Cette concordance de l’apparence et de l’essence est, je crois, unique dans le roman – même Dimanche présente un système de représentation plus complexe, si complexe que l’on ne sait jamais quelle est sa vraie nature. Ce n’est pas un hasard que Gregory soit, tout personnage secondaire qu’il est, le véritable moteur du récit. Il n’y figure qu’au début et à la fin, mais c’est par lui, et par sa faute (cocasse), que Syme est introduit parmi les anarchistes et vit toutes ses aventures d’infiltré. Pour que les masques tombent, il fallait qu’un seul n’en portât pas.

Il n’est pas question ici de trop en dire sur l’intrigue. Elle joue, d’évidence, du cliché, de la répétition et de la révélation. Chesterton divertit par sa maîtrise du suspense, des codes naissants du roman policier, assemblés ici sous la forme d’un pastiche. Il amuse surtout par les opinions bien arrêtées de ses personnages sur l’ordre et le désordre, ou par leurs piques anti-intellectuelles et anti-françaises, so british. On évoque souvent Orwell pour introduire la common decency, cette sagesse innée et populaire qui conduit l’homme moyen à juger avec bien plus de pertinence et d’humanité que l’intellectuel fanatisé et abstrait. On pourrait aussi relier Chesterton à cette conception typiquement anglaise de la liberté et de la conscience individuelles, à cette faculté de jugement juste et populaire qui a longtemps fait l’orgueil des sujets britanniques. Il peut y avoir un criminel dans le peuple mais le peuple ne peut être tout entier criminel. Remplacez criminel par anarchiste, et vous avez une partie du nommé Jeudi. Les intellectuels, en revanche… Pour Chesterton, leur fanatisme se nourrit de leur capacité d’abstraction. Ils appréhendent le monde non par son versant concret, prosaïque, mais par des nuées de mots, séparées de la réalité par le gouffre de la langue. Leur impuissance pratique et politique l’exagère encore : il leur suffit d’en dire plus, plus violemment, plus souvent, pour avoir l’illusion de détenir le pouvoir dont la société, qu’elle soit dirigée par le noble ou par le bourgeois, les a privés. La dureté rhétorique remplace en eux l’exercice concret de la puissance, et partant, de la responsabilité. Ils verseront d’autant plus dans l’anarchisme, dans ce simulacre inversé de société, qu’ils auront l’impression de prendre là leur revanche. Eux, qui sont en bas, peuvent enfin se trouver en haut. Gregory explique devant Dimanche qu’il est anarchiste parce qu’il a souffert, sous-entendu souffert de ne pas être reconnu, de ne pas être estimé, de ne pas posséder. Lecture conservatrice de la contestation sociale ? Sûrement. Elle est néanmoins tempérée par son humour et par sa forme, parabole donnant à son lecteur une certaine liberté dans l’exégèse.

Quoi qu’il en soit, l’anarchie, pour le futur catholique Chesterton, n’est pas une pensée rationnelle, telle que les architectes de l’utopie ont cru la concevoir ; elle n’est qu’une parodie de l’architecture réelle – divine ? Elle est le mime pâli et grotesque du monde positif, d’où ses liens consubstantiels avec le mal. Son moteur est le néant ; elle ne réduit pas des injustices, elle venge des souffrances et punit des bourreaux, réels ou fantasmés. Au-delà, elle est, surtout, une pure négativité, un monstre de cauchemar, peut-être un tigre de papier, que l’exercice affûté de la lucidité doit suffire à combattre : il faut démasquer les apparences pour s’attacher, comme Syme, à la recherche platonicienne du vrai. On peut lire ce récit comme celui d’une conversion – il suffit d’anticiper celle de son auteur ; on peut aussi, plus modestement, l’envisager comme un éveil. Lorsqu’il sort de son sommeil, Syme n’est plus le même. Il a atteint un degré supplémentaire de conscience. Un rêve frappe pour ce qu’il met en lumière, inattendu. Il change l’individu à l’exacte manière du conte ou de la fiction, en lui révélant en une fois ce que sa raison mettrait un temps infini à assembler. Il opère par illumination soudaine. Ce cauchemar appelle l’homme à la clairvoyance. Le nommé Jeudi honore, par le rire et le paradoxe, les principes toujours salutaires de la perspicacité individuelle, de la pénétration lucide, et, au fond, de la liberté de jugement de l’homme face au monde.

L’Eire du temps : L’Archiviste de Dublin, de Flann O’Brien

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L’Archiviste de Dublin, Flann O’Brien, Phébus, coll. « Libretto », 2004 (Première éd. 1995, Première éd. Originale 1964 ; titre original : The Dalkey Archive).

En toute logique, jusqu’au premier janvier, je ne devrais guère pouvoir alimenter ce blog plus d’une fois ou deux. Je vous avertis, donc, d’un provisoire dérèglement de mon rythme, en principe méthodique.

La littérature irlandaise a formé, ces derniers siècles, une marge extrêmement féconde de la littérature anglophone. Ses grands noms sont bien connus. Swift, Sterne, Sheridan, Stoker, Synge, Wilde, Yeats, Shaw, Beckett, Joyce, Heaney, etc. sont nés en Irlande, y ont vécu et certains d’entre eux ont même poussé le vice jusqu’à y mourir, voire, si l’on en croit leur compatriote Flann O’Brien, à s’y cacher post-mortem. Un des traits caractéristiques de cette riche littérature irlandaise est son irrévérence, souvent manifestée par des livres fantaisistes et humoristiques – je vous épargnerai le catalogue bien connu de ces satires et de ces comédies, vous renvoyant aux textes de Swift, de Sheridan, de Sterne ou, même, dans une certaine mesure, de Joyce. L’Irlande se prend rarement très au sérieux. L’Archiviste de Dublin appartient sans nulle doute à cette catégorie de textes drôles, fantasques ou foisonnants, sans véritable fil conducteur, que l’on retrouve tout au long de l’histoire littéraire irlandaise. Il est impossible, paraît-il, de résumer ce livre. Succession de scènes dialoguées, à l’humour souvent absurde, ce roman manque en effet d’un véritable scénario, comme pourrait l’imaginer un romancier préoccupé par la seule efficacité de son intrigue. À chaque chapitre, O’Brien ouvre de nouvelles pistes, propose des développements inattendus, surprend son lecteur ; aucun de ces fils n’est suivi très longtemps ; il peut néanmoins être repris par la suite comme si de rien n’était. Par sa prolifération de sous-intrigues, de détails délicieux et inattendus, de dialogues lunaires, O’Brien fait oublier à son lecteur qu’il ne lui a rien proposé d’autre que d’arpenter la campagne irlandaise et ses pubs à la recherche de MacGuffins aussi extravagants les uns que les autres. Le bon sens n’est pas de mise. Un esprit préoccupé du seul réalisme de ce qui lui est proposé ne trouvera pas là de matière, car il s’agit bien d’avaler, avec Mike, le personnage principal, bien des hypothèses saugrenues. En compagnie d’un de ses amis, Hackett, Mike a rencontré par hasard un savant, De Selby, qui leur expose, autour de larges rasades de whisky fait maison, l’étendue de ses réalisations scientifiques – loin d’être à la portée du premier Niels Bohr venu. De Selby a en effet inventé un mécanisme pour supprimer le temps (rien que ça !) et converser, en prenant quelques précautions d’ordre technique, avec tous les grands esprits du passé. Cette découverte offre par ailleurs bien d’autres perspectives que des séances de spiritisme sans table tournante ni questionnaire fermé, elle permet en effet de faire vieillir à volonté le whisky – innovation fort intéressante pour des Irlandais – et, très accessoirement, de détruire toute forme de vie sur terre, objectif personnel qu’avoue, en quelques phrases faussement accommodantes, le savant. Dans Le Berceau du chat, Kurt Vonnegut avait proposé une hypothèse similaire ; l’Américain avait, contrairement à l’Irlandais, poussé scolairement le parti pris de la science-fiction jusqu’au bout.

Ici, O’Brien s’en passe bien. De Selby offre une seule fois à Mike et Hackett la possibilité d’assister – dans des conditions ambiguës – à un des dialogues qu’il mène avec un grand esprit du passé, ici saint Augustin. L’évêque d’Hippone, conversant dans un anglais à peine traversé de quelques archaïsmes bibliques, commente, entre deux exposés théologiques, ses propres difficultés relationnelles avec saint Pierre. Le tour comique du livre est pris, un peu à la manière des saynètes loufoques des Monthy Python, O’Brien alterne anachronismes, fausses évidences et incongruités, dans le seul but d’amuser un lecteur complice, dont il s’acharne à décevoir le goût de l’intrigue solidement nouée. À peine croit-on en effet le roman parti, alors, pour être un thriller populaire, opposant deux quidams obscurs à un redoutable savant fou, que l’auteur s’ingénie à surprendre et frustrer son lecteur. La quinzaine de chapitres subséquents ne fait que retarder un dénouement qui n’arrive pas vraiment. Le récit vole surtout de pub en pub, où Mike expose, autour de verres copieusement remplis, ses projets pour combattre les desseins du savant. L’art comique d’O’Brien s’y déploie avec une divertissante maestria. Les personnages dissertent doctement de théories farfelues, passant en un instant de thèmes graves et généraux à des anecdotes idiotes, qu’ils commentent sans jamais perdre leur sens des convenances et de la pondération. Sans cesse, leurs échanges passent d’un plan supérieur à un plan inférieur, et vice versa. Tel problème théologique fondamental rappellera à un personnage, par une analogie douteuse et imprévue, une décision (sans guère de rapport), de sa grand-tante de Cork, décision que tous, autour de la table, commenteront gravement pour revenir, par une boucle déconcertante, à leur lutte contre De Selby, avant que d’évoquer, pèle-mêle, l’Évangile (apocryphe) selon Judas, les amourettes du facteur, le style polémique de Tertullien et les ennuis de la tenancière du pub. L’Archiviste de Dublin est un roman de dialogues, dont l’aspect comique tient essentiellement à la façon qu’ont les personnages de vivre des événements, graves ou futiles, avec le même mélange de pondération, de sévérité et de complète désinvolture. Il faut aimer une certaine sorte d’humour à froid pour apprécier pleinement les divagations et digressions auxquelles O’Brien soumet son lecteur. Le fil de l’intrigue, rattrapé ici ou là, importe peu. Ce qui compte, au centre de chaque chapitre, c’est la scène au pub, cœur du récit comme il est le cœur de la vie sociale anglo-irlandaise. On y sent, parfois, dans les théories douteuses et les rencontres inattendues, saisie l’essence même du pub, de son petit bavardage inconséquent et alcoolisé, entre le commentaire prosaïque, les digressions innombrables et les (parfois savoureuses) brèves de comptoir. Dans ces conditions, résumer le reste du livre n’a en effet pas grand sens.

Les personnages y montrent une propension divertissante à accepter les plus grandes absurdités comme si tout, dans cette Irlande profonde, était possible. Ce n’est pas que ces gens manquent de logique – car ils manifestent souvent une grande fermeté dans leurs raisonnements – mais ils paraissent presque dépourvus de tout sens commun et de jugement critique. Leurs postulats sont viciés, leurs idées folles. Entre deux hypothèses, ils choisissent toujours la plus extravagante, la commentant et l’exposant avec une rigueur argumentative redoutable. Les doutes de leurs interlocuteurs sont de la sorte rapidement balayés. Flann O’Brien se débrouille d’ailleurs pour que l’éventualité la plus improbable soit la seule à se concrétiser : le lecteur est convié, comme les interlocuteurs de Mike, à tout gober. Et si ladite hypothèse, impeccablement déroulée, aboutit à devoir viser, pour soi, le Saint-Siège et, pour James Joyce, la condition de Père jésuite, aucun obstacle ne sera, pour Mike, trop élevé. L’auteur d’Ulysses ressuscité d’entre les morts, fait d’ailleurs une apparition fort inattendue. Il est traité avec une plaisante irrévérence, teintée d’admiration, loin de la passion agressive que suscitait son nom dans les milieux cultivés et bigots de l’Irlande d’alors. Son intégration dans la trame du livre, sans grand rapport avec l’intrigue principale et au prix d’une digression de plus, donne à O’Brien l’occasion – réjouissante à son point de vue – de mettre en scène et de gentiment ridiculiser l’encombrant commandeur de la littérature moderne irlandaise. De plus fins connaisseurs de l’œuvre joycienne que moi trouveront sûrement ici ou là quelques clins d’œil au père de Leopold Bloom et de Anna Livia Plurabelle – je ne connais pas suffisamment Joyce pour m’avancer en la matière.

Plus généralement, dans ce roman, il est possible de croire n’importe quoi, à la seule condition d’être capable d’en convaincre les autres, d’où ce recours constant, qui à la maïeutique, qui à la rhétorique, autant de la part du limité Hackett ou du génie De Selby que du banal Mike ou de l’improbable chef de la police. Ce dernier, Pluck, outre les incongruités adverbiales dont il farcit dindonnesquement, fantaisistement, indubitablement, nutritivement, policièrement et théologiquement ses propos, a développé une théorie physique très poussée sur l’échange d’atomes entre le cycliste et sa bicyclette, la théorie « mollyculaire » – un rapport avec la Molly Bloom d’Ulysses ? Sa thèse farfelue le conduit in fine à voler (honnêtement) des vélos pour empêcher leurs utilisateurs de devenir eux-mêmes (vélocipédiquement) des deux-roues, risque qu’ils encourent (atomiquement) après des années d’échanges « mollyculaires » involontaires, provoqués par les trépidations de leur engin ! On saisit là le sérieux tout relatif du roman de Flann O’Brien et des théories scientifiques et philosophiques fumeuses qu’il mobilise. Quand Pluck expose ses idées aux autres, tous acquiescent, de l’air que prennent ceux à qui l’on vient de seriner avec assurance une évidence – qu’ils étaient encore les seuls, quelques instants plus tôt, à ne pas connaître, manifestation d’une ignorance qu’ils auraient honte d’avouer en public. Par cette rhétorique de pub, solidement alcoolisée, quoique jamais prise en état d’ivresse, les personnages posent sur le monde un regard fantaisiste et poétique qui, s’il ne lasse pas un lecteur moins bien disposé, le divertira quelques heures.

La contrepartie d’un tel récit à rebondissements, c’est qu’il finit par ne plus proposer que des saynètes dialoguées sans grand rapport les unes avec les autres, un peu comme ces films à sketch, dont chaque partie apparaît très (trop ?) autonome. L’écrivain a cependant l’intelligence de proposer un récit assez court, pour ne pas lasser – j’ai toujours remarqué que l’humour supportait mal les longueurs. Peut-être le lecteur sera-t-il déçu à la fin, car Flann O’Brien annonçait pour son roman un « dénouement pire que la bombe atomique ». Oui, j’approuve cette annonce, à la seule condition de considérer que l’absence de dénouement est en effet bien pire que le deus ex machina définitif de la fin du monde. L’Archiviste de Dublin aurait pu compter bien d’autres chapitres, ou bien moins, être plus long, ou plus court, passer plus de temps dans tel pub, ou moins. Cela importe peu, puisque, par sa structure même, son esthétique digressive, le récit appelait un nombre indéterminé – et nécessairement incomplet – d’épisodes. Flann O’Brien rattrape sans peine les imperfections de sa trame romanesque par son originalité, ses fantaisies et son humour. En cela, l’auteur mérite bien de figurer dans les anthologies de littérature irlandaise.

Rêve, rêveur, rêvé : Le Bienfaiteur, de Susan Sontag

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Le Bienfaiteur, Susan Sontag, Christian Bourgois, coll. « Titres », 2010 (Trad. Guy et Gérard Durand) (Première éd. originale 1963) (Première trad. française 1965)

 « We are such stuff / As dreams are made on ;/ and our little life. / Is rounded with a sleep. »

W.Shakespeare, The Tempest

Le Bienfaiteur, premier roman de l’essayiste américaine Susan Sontag, paru en 1963, pourrait être qualifié, sans trop d’erreur, de fiction « continentale », comme il existe, aux yeux des Américains, une philosophie « continentale », c’est-à-dire européenne – en opposition à la philosophie dite « analytique », chère aux anglo-saxons (Putnam, etc.). Hannah Arendt exceptée, il déstabilisa en son temps le lectorat critique de la côte est – pourtant largement accoutumé, alors, à la production venue d’outre-atlantique. Un tel roman, abreuvé à des sources allemande et française, saturé de références européennes, situé même, malgré un flou voulu, à Paris, détonne dans le panorama littéraire américain, auquel il ne semble pouvoir se rattacher aisément. Le style même, dans sa verticalité glaçante, son écart avec le tout-venant de la prose, induit une forme d’écart avec le common style américain. Tout le livre fonctionne autour de notions, de clés, de repères européens, réemployés à dessein dans une perspective critique. Le lecteur note ici une référence à Artaud, là à Genet, ici à Canetti, là à Jung, ici à Hesse, là à Freud. Cet arrière-plan européen, relativement familier au lecteur français un peu cultivé, donne à ce roman étrange, à ce roman d’idées, un certain air de ressemblance avec le grand courant de la fiction d’avant-garde en Europe occidentale. Sa republication récente en France, aux éditions Christian Bourgois, en collection de poche, n’a pourtant guère retenu l’attention. Le temps des grandes entreprises critiques est certes achevé : les austérités d’une littérature d’expérimentation ne séduisent plus guère. Alors on s’est contenté, ici ou là, de reprendre la quatrième de couverture, et ses quelques mots-clé : « grand voyage psychique », « Candide des temps modernes », « roman picaresque », « portrait fascinant, intelligent et acerbe d’un milieu bohème », etc. Ces quelques définitions, même justes, n’en disent pas assez. Texte difficile, incertain, moins obscur que délibérément voilé – de l’aveu de Susan Sontag elle-même dans un entretien ultérieur avec Evans Chan – Le Bienfaiteur résiste fort bien à l’examen approfondi, si bien qu’il me semble très présomptueux de ma part de vouloir en explorer certains aspects, même de manière sommaire. Je vais néanmoins essayer, dans le cadre d’une note que je sais devoir être, par nature, plus courte, plus incomplète et plus frustrante que de coutume.

Le Bienfaiteur se présente sous la forme d’une autobiographie – ou peut-être d’une longue confession – celle d’un vieil homme, Hippolyte, soixante ans, au soir de sa vie. Ce rentier, dans le silence de sa maturité, reprend, par la plume, le fil d’une vie d’autarcie, dédiée à lui-même, à ses rêves, à son existence psychique. Privé d’ambitions artistiques ou sociales, exclusivement tourné vers lui-même et la satisfaction de ses désirs, le narrateur ne prend la plume que pour « dire la vérité », ou plutôt, car la chose est différente, « l’écrire », c’est-à-dire exprimer quelque vérité sans souci immédiat de son interlocuteur, sans désir de convaincre quiconque, sans volonté d’emporter succès ou adhésion à sa personne et à ses choix. La quête du narrateur, c’est celle de sa vérité personnelle – et il faudra patienter jusqu’au retournement du dernier chapitre pour saisir quelle fonction profonde et essentielle pouvait avoir, pour le psychisme perturbé d’Hippolyte, une telle recherche. Il n’y aura pas en réalité, pour le narrateur de ce labyrinthe interprétatif et fictionnel, de vérité accessible par la production littéraire : la source des reflets démultipliés par les miroirs narratifs n’est ni connue, ni connaissable. Ambiguïté fondatrice, le roman est à la fois œuvre et non-œuvre. Comme il le dira plus loin à plusieurs reprises, Hippolyte a en effet continûment refusé de cristalliser sa vie psychique en œuvres, d’être un artiste, de produire, et donc de se situer dans un rapport de producteur alimentant un public. Il s’est enfermé en lui-même. La logique du narrateur est close. Il veut s’atteindre, à la fin de son existence, peut-être par dépit, dans la transparence d’une sincérité totale – d’où le mot de confession que j’employais plus haut – par la composition, sans illusions de gloriole ou de succès, d’un texte de vérité. Cette posture, énoncée dans les premières pages, vouée, bien évidemment, à échouer, exprime déjà le motif majeur de ce livre, avec le flou, à savoir la clôture. Le roman est fermé, bouclé à triple tour, tenu à bonne distance de toute possibilité d’interprétation. En permanence, le narrateur, par son style contourné et nébuleux, ses rêves absurdes, ses fantasmes inanalysables, ses aphorismes énigmatiques tend à voiler au lecteur le sens la trame romanesque. Bien sûr, ce n’est pas là une faute d’inattention de l’auteur ; ce voile fonde le livre. Hippolyte, comme personnage et comme moteur du récit, est, jusqu’à la caricature, un être inaccessible, entièrement tourné vers lui-même, vers l’exploration subjective de sa personne, et surtout vers la compréhension – jamais achevée – de son inconscient. On songe, ici ou là, à certains récits de Hermann Hesse, à l’époque de Demian, lorsque l’écrivain suisse découvrit la psychanalyse. Si Hesse, placé à l’aube de l’ère psychanalytique, exprimait alors une forme d’excitation dans la découverte et l’exposition romanesque des architectures secrètes de l’inconscient, Susan Sontag, elle, se place au crépuscule du désir littéraire d’interprétation psychique, dont elle dévoile les impasses, et, in fine, l’inutilité. Si Sontag prend parti dans cet ouvrage, c’est contre l’interprétation elle-même (les choses ne sont pas autres qu’elles ne sont). Voilà qui rend d’autant plus difficile une exploration critique du roman.

L’onirisme est au cœur du récit. Plutôt que d’expliquer le tissu absurde et incertain des rêves par les éléments conscients de la vie, Hippolyte a décidé, de longue date, de s’écouter, de comprendre et d’éclairer sa vie par ses rêves, ou plutôt, pour être plus précis, de mettre en pratique le sens profond de ses songes dans le continuum de son existence. Ce retournement fonde un effort majeur, celui de faire correspondre sa vie consciente aux impératifs profonds et inconscients émergés via le rêve. Une telle recherche exige deux investigations préalables : l’interprétation du rêve – afin d’en dévoiler l’orientation profonde – et l’enquête sur soi. Hippolyte fait appel, au fil du récit, à divers interlocuteurs, en qui il cherche une voie d’analyse de lui-même : des artistes, un prêtre, des « médecins ». Le chef d’orchestre figure ainsi le recours curatif à l’œuvre d’art ; celle-ci doit permettre d’exprimer des tensions psychiques et de les dépasser. Le rêve n’est alors qu’une alerte, le symptôme d’un nœud intérieur en quête d’expulsion. Le narrateur ne va pas plus avant sur cette voie : ce qui est en lui n’a de sens que pour lui, pureté incommunicable, ne pouvant être catalysée ni expurgée, n’intéressant pas autrui, et dont il ne veut pas faire un « divertissement public ». Cette libération par le devenir-artiste, dont l’éventualité est soulevée avec un peu plus d’insistance et bien moins de complaisance par Jean-Jacques, un ami écrivain, personnage savoureux inspiré de Jean Genet, ne sera pas explorée avant la vieillesse – et cette confession. Auprès d’un prêtre, le père Trissotin – clin d’œil évocateur de Sontag à Molière – Hippolyte ne trouve pas de réponse plus adéquate ; le rêve est ici un avertissement ; perspective condamnable ou fantasme interdit, il constitue un message maléfique à ne surtout pas essayer de mettre en pratique. La « confession » que propose le prêtre, comme l’œuvre, constitue une médiatisation du message psychique, le préalable de son expulsion et donc un moyen d’obscurcir celui-ci alors qu’Hippolyte cherche à le clarifier. Il n’ira pas plus loin avec le prêtre. Avec le psychanalyste et gourou, Bulgaraux, le travail durera un peu. Contrairement à l’artiste et au prêtre, il offre au narrateur, dans une parodie de discours théorico-psychique, une perspective de compréhension de soi acceptable, mythifiée et renvoyée au passé lointain de l’humanité par la délicieuse invention de l’autogenèse – et donc de la réconciliation intérieure. Hippolyte apprend avec lui à accepter le rêve comme manifestation de soi à soi, et, dans cet « onanisme de l’esprit », à trouver la voie de la pure autonomie, de la satisfaction personnelle sans autrui, du repli gratifiant dans l’intériorité. La deuxième partie du roman est de ce fait moins consacrée à une quête interprétative qu’à une série de mises en pratique du contenu des rêves, au risque de la dissolution même de la personnalité (ainsi son expérience, ratée, d’acteur – on pense à Antonin Artaud travaillant avec Dreyer, ainsi ses maigres tentatives amoureuses). Le récit avance alors de contradictions en contradictions jusqu’à son impasse finale.

Le roman connaît d’ailleurs plusieurs fois des inflexions inattendues, jusqu’au désaveu, un peu irritant de lui-même : l’amante d’Hippolyte, Frau Anders, éprouve ainsi trois destinées exclusives les unes des autres. Je dois en réalité passer dans cette note les péripéties extravagantes du roman, ses retournements, souvent marqués du sceau du fantasme (possession, domination, soumission, extase, travestissement, prostitution, etc.). À un moment, le lecteur doit en effet lâcher prise, tolérer les écarts, accepter les incertitudes qui fondent le roman, bref, se laisser aller. À force d’être mise partout, la signification ne se tient plus nulle part. Si la quête de vérité d’Hippolyte a un effet, c’est de mettre en doute la réalité narrée, de rendre poreuses les frontières entre le flux des rêves et la forme « réaliste » de la fiction. Quelle est la part du rêve ? Quelle est la part de la réalité ? Où est passé le sens ? Sontag a multiplié les impasses et les obscurités ; elle a également renversé les effets de réel. Un flou systématique entoure les références de l’action : la vie courante apparaît confuse et illogique, les noms des villes et des pays ne sont pas donnés, pas plus que ceux des évènements sous-jacents – et traumatisants – évoqués le plus allusivement possible, au coin de certaines phrases, sans s’y appesantir, par le narrateur (il faut prêter une certaine attention pour remarquer les mentions de la guerre d’Espagne, de l’occupation allemande, de Hitler, etc.). À l’inverse, Hippolyte décrit ses rêves avec précision et force détails, leur donnant une profondeur et des enchaînements logiques assez surprenants – tant les songes en sont en principe dépourvus. Sontag opère, de façon concomitante, une déréalisation du réel, et une désonirisation du rêve. L’objectif est que les deux finissent par se mêler dans un flux amalgamé, dans lequel il devient impossible de distinguer le nimbe du réel des contours du rêve. Qu’a vécu Hippolyte ? Qu’a-t-il rêvé ? Que dit la fiction ? Hippolyte est-il le rêveur ou le rêvé ? Comme beaucoup d’auteurs de son époque, Susan Sontag met en question le postulat réaliste du roman par le dévoiement continu de la partie « rationnelle » au profit d’une incertaine part « onirique ». Envisagé rétrospectivement, l’ensemble du livre paraît saper l’idée même d’un roman réaliste d’analyse. Il offre, en sus de parenthèses critiques et ironiques sur la bohème de l’entre-deux-guerres, au fond ornementales, le portrait ontologique d’un champ dévoyé par son désir d’interprétation de lui-même, de ce qui ne doit pas être interprété mais accepté comme tel, dans le silence.

En choisissant, pour narrateur, un personnage masculin, français, inactif, d’une soixantaine d’années, la jeune romancière ne pouvait probablement pas choisir de perspective plus éloignée de son propre point de vue ; avec ce personnage, à ses yeux exotique, elle représentait moins une facette d’elle-même qu’une série d’idées, de thèses, mises en fiction et unifiées par un médium commun. Elle tendait ainsi à désamorcer toute lecture autobiographique du roman, principe dont elle fera bien des fois, à l’avenir, la critique (contre Sainte-Beuve, toujours…). Par ce roman hyper-intellectuel, aussi ambigu que contradictoire, Susan Sontag dévoile un étrange mécanisme dialectique, entre le désir d’interprétation du monde et la nécessité du lâcher-prise, entre l’intellection et le refus de comprendre, entre la parole insuffisante et le silence impossible. Une telle forme ne peut ni décevoir, ni satisfaire un lecteur de qui elle exige, en le récusant, un effort de réflexion et d’interprétation. D’un point de vue prosaïquement scénaristique, le chapitre final lui-même reprend cette tension entre contraires sans la résoudre ; l’aporie était la seule issue logique de résolution du texte, soulignée par les derniers mots, ironiques, du narrateur qui goûte le « repos de [sa] très authentique identité », authentique identité que lecteur n’aura pas aperçue avec certitude une seule fois du livre ! Hippolyte, par sa froideur, ses incohérences, sa distance d’avec le monde, ses lubies déplaisantes, ses contours flous, figure un narrateur absolument antipathique, avec lequel le lecteur ne peut se trouver en empathie. Il n’y a pas et il n’y aura pas d’identification, dans un texte saturé par l’idiosyncrasie de son narrateur (quoi de plus personnel qu’une confession et des rêves ?). Tant mieux, car il n’est que l’alibi fictionnel d’un roman d’idées, le vecteur intellectuel d’une expérience, celle du lecteur.

Le Bienfaiteur appartient au genre de la littérature critique, tentant de démontrer, par la fable, les impasses interprétatives de son temps – dont sont en premier lieu victimes, bien sûr, les textes littéraires. L’étendue du don de cet étrange et mal nommé « bienfaiteur » ne se mesure d’ailleurs, peut-être, qu’au dessillement opéré ainsi chez ses lecteurs. Il faut interpréter pour saisir qu’il ne fallait pas interpréter. On conçoit mieux qu’un tel texte n’ait pas suggéré, en France, à sa réédition, d’explorations en profondeur : outre le fait qu’il accuse ses cinquante ans, par sa forme, son style et ses thèmes un peu vieillis, il tend d’un même mouvement contradictoire à appeler l’analyse et à la récuser. En conséquence, quand le lecteur referme cette dissection austère et un peu passée d’une idée, et ouvre son carnet de lecture pour l’évoquer, il est confronté à une dualité antinomique : la nécessité de l’interpréter et l’impossibilité d’en livrer la critique. Le plus intéressant, peut-être, de mon point de vue, est que dans cette tension du nécessaire et de l’impossible, exemplifiée voici cinquante ans par Susan Sontag, se tiennent en réalité la plupart de mes petites chroniques décousues…

Quatre variations sur l’art : Portraits imaginaires, de Walter Pater

Galerie de peinture du Sans Souci, Potsdam

Galerie de peinture du Sans Souci, Potsdam

Walter Pater, Portraits imaginaires, Éditions Ombres, coll. « Petite Bibliothèque Ombres », 2012 (trad. Philippe Neel) (première éd. originale 1887) (éd. originale traduction Neel 1930)

On est toujours tenté de chercher des correspondances étroites dans un recueil de textes, même épars, même publiés dans des revues différentes, sur plusieurs années. Réunir des écrits sous un seul titre, sous une seule reliure, c’est leur conférer une unité sous-jacente, organiser leur dialogue, permettre leur mise en relation. Or, généralement, si une unité thématique ou formelle émerge du corpus, elle tient plus fermement à la cohérence interne de son auteur qu’à l’incertaine harmonie des parties qui le composent. Un recueil n’est pas une dissertation ; chaque partie est détachable des autres et signifie, par elle-même, quelque chose. Elle n’entretient que des rapports lointains avec celles qui la précèdent et qui la suivent ; fragments d’une même pensée, facettes d’un même regard, les textes s’enrichissent mutuellement sans néanmoins s’articuler autour d’une idée forte et déductive. Pourtant, le lecteur, en les lisant les uns après les autres (ou les autres après les uns), repère des relations, peut-être imaginaires, entre eux. Quelle est la part de l’auteur ? Quelle est la part du lecteur ? Y trouve-t-on un fil thématique presque invisible ? Manque-t-on la particularité centrale de l’ensemble à force de chercher des relations hypothétiques et périphériques ? En cela, les quatre Portraits imaginaires de Walter Pater forment un ensemble aussi brillant qu’original. Ces textes, de facture fort diverse, et de tailles à peu près équivalentes, présentent des décalages, des différences, une sorte de dysharmonie stylistique et formelle qui les rendent irréductibles les uns aux autres. Pourtant, une même sensibilité, attentive et précise, celle d’un philosophe et esthète délicat, a présidé à leur création. Et une quête de sens sous-jacente paraît les animer. Ces explorations critiques, nuancées et colorées posent, sous l’apparence de la fiction, des rébus insolubles, ceux que l’art, au plus profond, finit toujours par exprimer pour qui s’y intéresse : liens secrets entre la vie et l’œuvre, puissance inconsciente et enfouie de l’artiste, mystère de son éventuel silence, force de ses capacités intuitives.

Pater a ainsi produit quatre variations, divergentes, sur l’art et les artistes ; quatre textes singuliers, posant chacun une énigme dont la résolution est laissée, ouverte, au lecteur ; quatre portraits imaginaires d’un rapport à la création ; quatre petits drames dont la fin brutale suggère, et c’est leur force, un mélancolique sentiment d’inaccompli.

Que sont donc ces quatre histoires ? Quatre biographies, s’intéressant à quatre artistes, dont trois sont imaginaires et un mal connu. Un prince des peintres de cour, sous la forme d’un journal intime, s’intéresse à Antoine Watteau, le peintre paradoxal des fêtes galantes ; Denys l’Auxerrois, réminiscence de légendes païennes, forme un mystère médiéval et poétique, celui du retour inopiné de l’âge d’or ; Sébastien van Storck présente, sous le vernis de la fiction, une réflexion philosophique sur les rapports entre la raison la plus sèche, l’art et le monde ; Le Duc Carl de Rosenmold s’intéresse, non sans ludisme, à l’émergence historique d’un art et d’une conscience propres à l’Allemagne. Chaque texte présente une couleur différente : Un prince des peintres de cour joue sur les contrastes entre l’atmosphère délicate et colorée des peintures de Watteau et l’austérité des terres du Hainaut, âpres et sombres, dont le peintre est originaire ; Denys l’Auxerrois a la vivacité figée des vitraux, un éclat poétique et symbolique proche des rêveries préraphaélites, un grain primitif et heurté ; Sébastien van Storck, mélancolique comme la Hollande où se situe l’action, présente des teintes plus grises, plus aqueuses, plus ternes, comme un écho de la profonde mélancolie de son personnage principal ; Le Duc Carl de Rosenmold hésite enfin, comme son héros, entre la vivacité enjouée, teinte de superficialité, de la civilisation latine, la rigueur lumineuse et insondable de l’héritage grec et les beautés ambiguës, ombreuses et forestières, du monde germanique. Une énumération répétée des traits particuliers de chaque texte n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Si je souligne, par ces catalogages un peu hâtifs, leurs thématiques et leurs coloris, c’est bien parce que ces aspects signent les textes, donnent leurs tendances principales, fondent leurs apparences. Ils définissent l’impression première que dégage leur lecture. Le propos de Walter Pater, ce me semble, n’est pas celui d’un romancier, porté sur le scénario et les intrigues ; les Portraits imaginaires n’en sont certes pas dépourvus, chacun s’achevant sur un drame ; néanmoins, leur intérêt n’est pas là. Ils comptent surtout pour leur ambiance et la réflexion qui les sous-tend, pensée inaboutie, ouverte, sensible. Pater était avant tout un écrivain d’art et un philosophe. Ses fictions se déploient donc sur deux axes bien distincts : un axe de peintre (ou de poète) où comptent la composition, les couleurs, les effets, les symétries ; un axe de philosophe, où prédominent les réflexions esthétiques, les hypothèses, les déductions, la raison. La force singulière de ces Portraits réside dans l’élégance suture des deux formes : la palette du peintre rend vivante l’argumentation philosophique ; la réflexion intellectuelle donne profondeur aux compositions du peintre.

L’éditeur « Ombres » – singulière petite maison toulousaine, au catalogue riche et cohérent, et dont la presse ne parle jamais – a choisi d’accompagner son texte des réflexions d’Oscar Wilde et d’Arthur Symons sur l’œuvre de Pater en général et ces Portraits imaginaires en particulier. Il est difficile de passer après eux et de trouver dans ces textes des richesses et des points de vue inaperçus. Je vais néanmoins essayer d’évoquer, à ma mesure, mon impression de l’ensemble, à distance des deux prestigieux glossateurs.

Généralement, des quatre textes, Un prince des peintres de cour est considéré comme le moins fort, le moins pertinent, le moins intéressant. Il tient une place à part. Sa singularité dans le corpus tient déjà au fait qu’il présente, à l’inverse des trois autres, un artiste réel, historique, dont les œuvres sont encore estimées, collectionnées et commentées. Le texte prend alors les allures d’une critique d’art plaisamment déguisée, source peut-être de la méfiance qu’il suscite. Peut-être le jugement négatif tient-il aussi à la forme étrange d’une nouvelle particulièrement tamisée par la multiplication des filtres narratifs ? En effet, plutôt que d’être l’œuvre d’un narrateur extérieur, ce texte se présente sous la forme, assez peu vraisemblable, d’un Journal, exclusivement consacré à l’artiste, et tenu par la sœur d’un ancêtre de Walter Pater – qui fut historiquement (l’ancêtre et non sa sœur) le seul disciple connu de Watteau. S’étendant sur la petite vingtaine d’années qu’a duré la carrière du peintre, entre son éveil à la peinture et sa mort de la tuberculose, le Journal hésite entre la pure reconstitution et la critique d’art. Comme Watteau, d’abord ornemaniste, a décoré une pièce de la maison Pater, la narratrice a certes acquis une certaine expérience personnelle et quotidienne de ses œuvres ; son regard acéré trahit néanmoins celui, rétrospectif, de l’historien d’art qui tient la plume ; ses exégèses, même sous la forme légère, elliptique, que leur donne Pater, expriment moins les impressions épisodiques d’une jeune femme contemporaine, même attentive et profane, que les traits théoriques et savants d’un esthète expérimenté.

Cette incohérence formelle, entre l’essai réflexif et le journal fictionnel, redouble les incertitudes que porte le personnage même de Watteau. Le peintre n’a connu qu’une courte carrière (quinze ans à peine), vécue en partie dans l’obscurité (mais non dans l’absence de reconnaissance, lui qui fut admis en 1712 à l’Académie). Le mystère de Watteau, que Pater éclaire sans éclaircir, tient à son étrange distance d’avec son œuvre ; comme si le peintre n’avait exécuté que des commandes méprisables, répétitives, à la mode, dont il se départait et pour lesquelles il n’éprouvait que dédain. L’enseigne de Gersaint (œuvre d’une profondeur remarquable, que j’ai pu contempler à Berlin), tableau que Pater connaît mais qu’il ne cite pas – son porte-voix narratif ne peut l’avoir vu – exprime bien ce sentiment étonnant. Watteau intrigue, car il est comme absent de son œuvre ; l’artiste froid, austère, peint des scènes bucoliques et joyeuses, en décalage complet avec sa personnalité ; sa peinture exprime des conventions, des modes ; et c’est par le fait même que le peintre se distancie de ses propres compositions, qu’il touche, derrière les apparences, autre chose, un autre chose que devine la narratrice, que suggère Pater, mais qui ne nous sera pas livré. Watteau montre autre chose ; désigne autre chose : met en scène autre chose par son absence apparente ; mais quoi ? Le sens de l’œuvre échappe toujours et la vie de son auteur n’est d’aucun secours dans cette recherche. Quelques années avant Le Motif dans le tapis, la célèbre et brillante nouvelle de James, Walter Pater avait en fait, sous une forme narrative moins aboutie que le Maître, approché ce mystère fondateur de l’art, l’impossibilité aussi frustrante que féconde de trouver, dans l’examen de la vie et de l’œuvre d’un artiste, sa clé de voûte, son fondement, son moteur. Toutes les recherches méritent d’être menées, mais aucune n’aboutira. Des quatre énigmes des Portraits, peut-être celle-ci est-elle la plus sibylline, la moins approfondie, et, partant, la moins efficace.

Un prince des peintres de cour souffre aussi de l’immédiat voisinage de Denys l’Auxerrois, mystère médiéval fort bien mené, d’une main poétique et sûre, par son auteur. Il s’agit du texte préféré de Wilde dans ce recueil. Il ne présente pas un artiste absent, comme pouvait l’être Watteau, mais un artiste inconscient de son œuvre, ou, pour être plus précis, inconscient des effets de son œuvre. Ici, il n’est plus question de journal intime et de peintre. Le mystère tient simplement à cet argument : le retour de Dionysos et de l’âge d’or. La légende est-elle authentique ? Partiellement ? Née entièrement de l’imagination de l’auteur ? Peu importe. Alors qu’il visite Auxerre, Walter Pater découvre, sur des vitraux de la cathédrale, une histoire sans paroles, une composition de vitraux sans légende, à laquelle il va, plaisamment, donner une substance. Lorsqu’un auteur victorien s’empare du Moyen Âge, il le tord souvent dans un sens assez peu crédible, plus inspiré des romans courtois que des sévères recueils d’annales chers aux médiévistes. Par son aspect fantastique et légendaire, Denys l’Auxerrois contourne cet écueil du toc, du faux, du carton-pâte – si sensible dans les reconstitutions néo-gothiques du XIXe. L’histoire est assez simple : alors qu’ils travaillent à l’érection de leur cathédrale, des ouvriers auxerrois découvrent, sous terre, un sarcophage antique. Il contient une fiole de vin intacte, bientôt partagée par la communauté. Quelque temps après cette profanation éthylique, survient un jeune homme, Denys, dont la présence illumine rapidement la vie de la collectivité. Si le lecteur, un peu distrait par les détails les plus raffinés de la prose de Pater, n’a pas encore fait le rapprochement, l’auteur le lui impose par la multiplication des indices. Denys est Dionysos. Son été est un nouvel âge d’or, joyeux, fertile, aimant ; les hommes étanchent leur soif de vivre ; les récoltes sont abondantes comme jamais ; la communauté est heureuse. La puissance Dionysiaque – on est à l’époque des théories de Nietzsche – agite et réjouit. Seulement, comme l’ivresse, elle a ses excès virulents, ses lendemains nauséeux, ses inquiétudes avivées. Est-ce bien un « golden age » ? Ou un « gilded age » de plus ? Et pourquoi ce brave personnage déteste-t-il tant la chouette, sinon parce qu’elle incarne la sagesse, vertu qu’il ignore et instinctivement exècre ? L’Église parvient, avec sa remarquable force d’assimilation, à mettre à son service cette puissance, mais il est déjà trop tard. Denys, dont le narrateur ne pénètre jamais les pensées, remarque qu’il est de moins en moins aimé, que son œuvre produit des effets de plus en plus dévastateurs, sur lesquels il n’a pas prise. Une forme d’inconscience meut l’artiste ; ce qu’il révèle au monde, il ne le sait pas lui-même ; et s’il le sait, il ne peut l’expliquer. C’est par une dernière manifestation d’inconscience exaltée, la musique et le jeu scénique, que son destin tragique se noue. Les hommes ne veulent pas d’âge d’or dionysiaque, qui s’oppose à la sagesse et à la mesure ; l’excès engendre l’excès, jusqu’à la mort et à la dissolution. La fureur de la foule est un dernier écho sacrificiel de l’ivresse dionysiaque, dans ses aspects les plus païens. L’artiste meurt avec son mystère, cette œuvre qu’il n’avait pas comprise et dont les hommes avaient seulement observé les effets délétères.

Sébastien van Stock se situe dans une tout autre dimension littéraire que ce mystère médiéval, au point de contact exact entre une écriture picturale et une écriture philosophique – passant par la parabole. Si, pour Pater, Watteau est un artiste absent de son œuvre, si Denys est un artiste inconscient de son œuvre, van Storck peut être résumé comme un artiste refusant de faire œuvre. Ce jeune hollandais, contemporain de Spinoza, est présenté comme une double énigme : l’une, celle de son refus croissant du monde, trouve sa possible résolution dans l’examen précis de ses motivations par le narrateur ; l’autre, le paradoxe de son sacrifice, permet de maintenir un halo de mystère à l’arrière-plan du personnage. Reprenons plus en amont. Van Storck naît dans une ambiance singulière, de canaux, de brumes et d’humidité ; son tempérament, d’une austère fermeté, contraste avec ce climat imprécis, ce flou caractérisé, cette aquosité fluide, qui enveloppe et assoupit la Hollande. Le personnage cherche la vérité, par le seul jeu de la pensée, avec une rigueur extrême, jusqu’à la plus étique définition possible. Si sa démarche s’approche de celle de son modèle avoué, Spinoza (L’étique plutôt que L’éthique), elle évoquera au lecteur contemporain une sorte d’étonnante préfiguration de Wittgenstein – au moins par son comportement asocial et sa rationalité acharnée – voire de Blanchot – par son appétit de blancheur, de silence, d’absence. Bien sûr, Pater n’invente pas Wittgenstein et Blanchot, mais il pressent, dans une forme de présence refusée au monde, fondée sur des motifs rationnels, par des êtres doués d’une extrême sensibilité, les formes que pourront prendre, dans la pensée européenne, les thèmes du vide et de l’absence. Je ne suis pas assez versé en ces matières pour pousser le lien au-delà de ce que commande mon intuition d’individu modérément cultivé ; je pense néanmoins qu’un parallèle pourrait être tracé entre Sébastien van Storck et l’histoire ultérieure de la pensée européenne, sa quête (assez bruyante et bavarde) de silence, d’absence, au fond, son désir de négation. Pater, quoi qu’il en soit, ne va pas jusqu’à assumer en son nom les positions de son personnage. En effet, dans les dernières pages de la nouvelle, il opère un décalage avec la pure description dont il était l’auteur ; Pater analyse et juge son personnage du dehors ; l’auteur, à l’inverse de sa création, croit en la fécondité de l’œuvre, de l’acte comme de la parole.

Van Storck cherche, dans un enchaînement extrêmement rigoureux de causes et de conséquences, de présupposés et de déductions à toucher une forme inaltérable et substantielle de vérité. L’artiste, selon Pater, peut approcher cette vérité à la condition d’emprunter une multitude de sentiers et de raccourcis, de multiplier les formes comme les tentatives. Par définition, il est plus sensible que le commun au miroitement infini et subtil du monde ; par son don protéiforme, il effleure de bien des façons, par l’acte même de création, la substance unique et véritable. À l’inverse, Van Storck cherche cette substance par le retrait, le refus, l’absence. Contrairement à Bartleby (Melville), il est capable d’expliquer sa démarche, le sens de son retrait, conséquence d’une extrême lucidité sur le monde, conséquence d’un refus de s’illusionner, d’un refus de se payer de mots, risques que connaît bien l’artiste en travail. Van Storck refuse d’œuvrer ; toute passion est pour lui un léger dérangement de la surface de l’Esprit ; il tente d’atteindre une lucidité mathématique sur le monde, par le refus des passions. Sa sagesse est en réalité une négation : sa lucidité a alimenté un froid intérieur qui en lui a tué toute ardeur de sentir, puis toute ardeur de connaître, puis toute ardeur de créer. Le processus finit par se détruire lui-même dans une crépusculaire désintégration : rien ne rime à rien, il ne faut souhaiter qu’une chose, que la pensée retrouve son immuabilité et la conscience son absence. Son nihilisme, d’abord alimenté par une fierté de se contrôler et de n’estimer que la pensée pure, tourne à une manie fanatique du refus, à une gloire de l’anesthésie des désirs, à une renonciation infinie ; elle ne peut déboucher que sur une réalité, l’encre noire de la mélancolie. Son journal se désintègre à mesure qu’il s’approfondit dans la négation ; le néant l’enveloppe ; son acuité rationnelle s’obscurcit. La dernière étape d’un tel chemin de renoncements, on la devine, c’est le refus de la vie, l’acte final contre soi. Pour Pater, qui se démarque sensiblement d’un dangereux maître à penser dont il note les fautes de raisonnement, Sébastien a surtout agi par un orgueil presque anorexique, celui de se refréner, et d’en tirer une jouissance nourrie de spiritualité oblique et négative ; il a projeté sur l’univers sa propre mélancolie, née d’un décor et d’une maladie (la tuberculose) ; il a cru saisir par un squelette de pensée morte ce que, seul, un désir absolu et dévorant d’englober le monde pouvait toucher. Comme pour échapper à son analyste, le personnage commet néanmoins un dernier acte en contradiction avec ses théories et son aspiration au vide : son suicide n’en est pas vraiment un, c’est un sacrifice, un dernier geste salutaire qui met un point discordant à ce qui précède. Si le personnage a bien refusé l’œuvre dont il aurait pu être le père, et que le refus irrigue toute cette parabole esthético-philosophique, elle aboutit néanmoins, par le circulaire refus du refus final, à une énigme aussi intrigante que le sont celles de Watteau et de Denys.

Le duc Carl de Rosenmold achève le recueil par une respiration ; ici le propos est moins philosophique qu’historique ; on quitte les rivages irrespirables et inondés de la mélancolie. Carl, le personnage principal, aspire à la vie et aux plaisirs autant que Sébastien y renonce. L’infortuné duc prend, par rapport à ses trois « homologues » patériens, la figure du précurseur d’un temps, d’une époque, qu’il sent advenir, dont il pourrait même devenir un éminent représentant ; par un malheureux et tragique hasard, l’œuvre se refuse à lui. Rosenmold est un de ces chemins avortés dont l’histoire de la pensée et de l’art n’ont pu retenir les noms. Arrivés trop tôt, morts trop jeunes, ayant manqué l’exacte révélation de leur mesure, ces hommes et ces femmes ont pressenti des époques qu’ils n’ont pas pu faire naître. Pour le dire en une phrase, Rosenmold incarne l’histoire des prémisses de l’art national allemand. Né dans une petite principauté assoupie de cette Allemagne encore éclatée en trois cents entités indépendantes, Carl possède le caractère et la sensibilité d’un artiste. S’offrent à lui, en son siècle, les formes solidifiées, presque calcifiées, des arts français et italien ; l’historien Pater sait bien qu’en 1750 ces deux arts sont plus près de l’éternelle répétition que de la régénération créative ; celui qui s’y adonne se livre à des exercices imposés dans lesquels trop de géants l’ont précédé. Inconscient de ce processus d’épuisement, Carl, comme son contemporain Frédéric II auquel le lecteur ne peut manquer de penser, adopte un art qui n’est pas le sien, qui n’est pas celui de sa nation, qui n’est pas celui de son âme. La première partie de la nouvelle est marquée par l’insincérité du personnage principal qui va, pour s’amuser un peu, jusqu’à simuler sa propre mort. Vie théâtrale et fausse… Il assiste à son propre enterrement puis revient, à la stupeur de ses futurs sujets, qu’il exaspère ainsi de ses frasques. Pour les faire oublier, il part faire un grand tour, à la découverte de la France et de l’Italie. Son destin se noue lors de ce voyage ; il y découvre Cologne, le Rhin, la douceur de la Forêt-Noire, la beauté des Alpes et ne dépasse pas les frontières de l’espace germanique. Le voilà éclairé sur lui-même, sur sa propre recherche ; il invente un mot pour cette exaltante découverte nationale : l’Aufklärung. L’allégorie est transparente : Carl annonce Herder et Goethe, le réveil culturel de l’Allemagne, le Classicisme de Weimar et le Romantisme. Il abandonne la forme morte des arts français et italien pour accoucher d’un art allemand, et, partant, sincère. Carl est devenu lui-même ; l’Allemagne peut être l’Allemagne. Pour adoucir ce message assez schématique, Pater l’entoure d’une jolie histoire d’amour, très XVIIIe ; il n’hésite pas, néanmoins, à l’achever par une autre allégorie, plus inquiétante. Le duc finit écrasé, de nuit, alors qu’il s’apprêtait à épouser en secret sa bien-aimée, par une troupe en armes ; on ne trouvera ses restes que des années plus tard ; l’Allemagne aspirant à l’élévation culturelle et esthétique finissant piétinée par l’Allemagne des soldats et des tambours, des marches et des contre-marches, cela rappelle forcément quelque chose. La Prusse l’a emporté sur Weimar ; et derrière le beau rêve esthétique allemand s’entend un lourd bruit de bottes. Faut-il parler de prescience ? Des soldats allemands écrasant la civilisation, le rêve, le sentiment, chez eux puis à l’extérieur ; n’est-ce pas l’histoire ultérieure de l’Europe ? Le duc de Rosenmold incarne bien, alors, en sa plus entière plénitude, la figure du précurseur, mais du précurseur vaincu.

Ces quatre Portraits imaginaires sont autant de variations élégiaques sur la présence de l’artiste au monde. Par le biais de fictions, libres, explicitement imaginatives, Walter Pater, avant tout essayiste, s’est offert les moyens d’explorer plus avant les thématiques artistiques et philosophiques qui le touchaient particulièrement, et dont une approche uniquement réflexive devait lui paraître insuffisante : la quête du sens dans la vie et le corpus de l’artiste avec Watteau, la dialectique nietzschéenne de l’apollinien et du dionisyaque avec Denys, le cheminement problématique de l’œuvre entre raison et sensibilité, désir et mélancolie, présence et absence avec Sébastien, la recherche d’une expression artistique historique avec Carl. Et par les figures énigmatiques ainsi délimitées, quatre mystères fondamentaux de l’expression artistique humaine auront été énoncés, mais non résolus – car ils ne peuvent l’être : l’absence, l’inconscience, le refus et l’intuition.

Déracinement / Enracinement : Le Chien de Tiepolo, de Derek Walcott

Marina - Rodney Bay, Derek Walcott, 2004

Marina – Rodney Bay, Derek Walcott, 2004

Le Chien de Tiepolo, Derek Walcott, Anatolia, 2004 (trad. Marie-Claude Peugeot) (Première éd. originale 2000)

Cette note continue la série « Nobel » de ce blog, où figurent déjà des recensions d’œuvres de Séféris, V.S.Naipaul, Bjørnson, Pirandello, Steinbeck, Faulkner, Kenzaburo Ôe, Yeats ou Patrick White (voir la section « Tout le blog en une page »)

La presse américaine a exprimé cette semaine une surprise teintée de mécontentement à l’annonce de l’attribution du Nobel de littérature à Patrick Modiano, jugeant que ni l’œuvre ni l’homme n’étaient assez connus (sous-entendu, par elle) pour mériter un tel honneur. Cette jérémiade, accompagnée de l’habituel mantra « Philip Roth ! Philip Roth ! Philip Roth ! », ne surprendra aucun de ceux qui s’intéressent un peu à cette récompense. Les prix Nobel de J.M.G. Le Clézio, Hertha Müller, Thomas Tranströmer et Mo Yan avaient reçu le même accueil réfrigérant de la part d’une scène littéraire tournée sur elle-même, qui peine à envisager l’existence d’écrivains de valeur n’écrivant pas en anglais. Rappelons un fait mal connu : on publie chaque année aux États-Unis 600 romans traduits, soit un peu moins, en valeur absolue, qu’en Slovénie (650), pays pourtant 150 fois moins peuplé ! La France traduit plus de livres de l’anglais en une année que les États-Unis n’en traduisent, toutes langues confondues, en dix ans. On comprend mieux que tout Nobel non attribué à un écrivain anglophone constitue, pour les autorités du champ littéraire américain, un véritable scandale. N’en tirons néanmoins pas un sentiment de supériorité ; la scène littéraire française, très ouverte sur les romans du monde entier, semble en revanche complètement fermée à la poésie contemporaine – en français, comme en traduction. La France a le culte du roman – la rentrée littéraire l’a encore démontré – elle n’apprécie rien d’autre, ni les nouvelles, ni la poésie, ni le théâtre, ni les écrits marginaux, aux frontières des genres. Il serait facile de se moquer d’Américains ne connaissant ni M. Le Clézio, ni M. Modiano, ni Claude Simon, pour évoquer les trois derniers récipiendaires français du prix – excluons Gao Xinjiang, réfugié naturalisé dont l’œuvre est principalement écrite en chinois. Cependant, connaissons-nous mieux un Derek Walcott, Prix Nobel 1992, poète caribéen très étudié sur les campus outre-atlantique ? Son grand poème narratif Le Chien de Tiepolo, consacré en grande partie – le titre est certes trompeur – à Camille Pissarro, peintre bien connu du public cultivé français, n’a reçu aucun écho dans notre pays ; il est, comme une bonne partie de la poésie anglophone des soixante dernières années, littérairement non advenu en France. Je sais bien que la poésie est difficilement appréciable en traduction ; cependant, les aspects narratif, critique et pictural de l’œuvre permettent une lecture point trop mutilée par la traduction ; il est dommage que le public français soit complètement passé à côté de ce livre. La presse anglo-saxonne lui consacra dès sa sortie (2000) plusieurs articles – pas toujours enthousiastes – et la critique universitaire anglophone a produit, en quinze ans, une multitude d’études explorant les facettes de ce long texte. Je ne prétends pas ici rivaliser avec elle, mais simplement proposer une courte exploration des différents enjeux du Chien de Tiepolo.

L’étrange hétérogénéité de ce poème narratif tient à l’entrecroisement de deux thématiques disjointes, quoique toutes deux en rapport avec le même art : la vie de Pissarro, peintre caribéen exilé en France ; la quête, par le narrateur, d’un motif pictural aussi évanescent que singulier, le chien blanc d’une peinture de Tiepolo (ou bien de Véronèse ? la narration n’est jamais claire à ce sujet). Précisons d’emblée que l’édition originale de l’ouvrage comportait vingt-six reproductions de peintures de l’auteur – soit autant que de chapitres – dont l’éditeur français n’a pas jugé bon d’assortir la traduction. L’aspect le plus étroitement visuel du livre est donc condamné à nous échapper. Heureusement, la traduction, si elle affadit nécessairement le texte, rend néanmoins les qualités picturales du poème ; le rythme est perdu, non la capacité de suggestion d’un texte éminemment descriptif. Les beautés du texte de M. Walcott n’apparaissant que derrière le filtre d’une traduction nécessairement déformante, je ne les évoquerai plus dans la suite de cette note ; l’étude la plus approfondie de la forme du texte ne serait possible qu’après un passage par la version originale ; je me concentrerai donc, par défaut, sur les caractères littéraires les plus structurants de l’ouvrage.

Le motif unifiant des deux lignes narratives précédemment identifiées, c’est le poète lui-même, Derek Walcott. N’importe qui comprendra avec aisance quel écho ce dernier a bien pu trouver dans le destin du peintre français : Pissarro, juif, est né dans l’île antillaise de Saint-Thomas, alors possession de la couronne danoise, peuplée de créoles et de francophones ; Walcott, métis, est né à six cents kilomètres de là, à Sainte-Lucie, dépendance somnolente de l’empire britannique. L’un comme l’autre sont confrontés au dilemme de l’artiste insulaire, né aux franges immobiles et caraïbes du monde culturel : « la situation critique / à laquelle doit faire face tout artiste insulaire, en dépit de l’immense bénédiction / de la lumière, dans ces paradis stériles / où , au bout d’un temps, l’amour devient affliction » (I/4/3). L’éclat de l’univers natal empêche l’expression de soi. Il faudra se déraciner. Les deux hommes sont imprégnés d’un double provincialisme : l’insularité et l’ethnicité, sa judaïté pour Pissarro et sa « négritude » pour M. Walcott. Le contraste entre cette marge intemporelle et insulaire de l’histoire (IV/22/3 : « mon climat monodique n’a pas d’histoire ») et le prestigieux art métropolitain, dont filtre dans ces franges quelques échos lointains, rend la situation personnelle de l’aspirant artiste intenable. Le désir de réalisation artistique se conjugue à une aspiration au départ, vers un « loin d’ici » (I/5/4) social et artistique décisif. S’il ne quitte pas son milieu originel, l’artiste finira comme le père de Derek Walcott, fonctionnaire impérial et peintre du dimanche, un destin de dominé copiant sans fin et sans style, les œuvres compassées du patrimoine européen, notamment anglais. Le poète, pour devenir lui-même, doit opérer un détour, loin de la copie servile de chefs-d’œuvre mal reproduits (en quelque sorte, une vertigineuse copie de copies). Par le récit de la vie de Camille Pissarro, M. Walcott explore donc, de façon sous-jacente, sa propre expérience du déchirement personnel propre à l’insulaire ambitieux : devoir quitter son île, matrice de sa sensibilité, pour rejoindre la métropole. Le départ de Pissarro est définitif, et s’accompagne d’un refus personnel de représenter le monde caraïbe, qui ne figurera pas au répertoire de ce peintre des humidités et des saisons d’Île de France. L’artiste des marges est scindé ; M. Walcott évoque le « clivage de nos cœurs » (III/15/2) ; entrent en conflit, en lui, le monde intemporel, brut, par certains aspects primitif, de son enfance, durant laquelle s’est épanouie sa première sensibilité et la civilisation historique, formalisée, centrale, symboliquement dominante, dans laquelle il cherche à s’intégrer. Cet exil est-il une trahison ? (I/4) Ne fallait-il pas rester et représenter le monde caraïbe ?

Ce pas de l’exil franchi, rien n’est encore fait. Car le provincial Pissarro découvre en France son propre exotisme – lui qui ne connaît pas grand chose de la haute culture, le voilà devant la pluralité de formes, de tendances, de références que propose un art vieux de bien des siècles. Derek Walcott évoque ainsi le poids paralysant de l’art métropolitain (« fastidieux alignements de chefs-d’œuvre » II/6/1), offert à l’adoration via le « missel des musées » (II/9/3). Le poète offre, en contrepoint salutaire, un aperçu sur l’univers moins impressionnant, plus humain, de la vie de bohème : scènes baudelairiennes, amours incertains, cafés enfumés, vie d’atelier, rencontres avec Cézanne, Monet et Sisley (« la lumière est leur foi » (II/7/3)), etc. L’impressionnisme offre un salut à l’artiste des marges : celui d’une épanouissante contestation, aussi organisée que vivante, de l’écrasant art académique, de son formalisme et de ses anathèmes. La rupture intérieure incarnée par les musées, « prisons magnétiques », s’atténue dans cette nouvelle école, où Pissarro peut trouver à s’enraciner. Il y est question de lumière, d’ambiances, de saisons ; le peintre, né d’une île au climat aussi monotone qu’éclatant est d’autant plus sensible aux gris et aux beiges, aux nuages et aux scintillements lumineux qu’il les a découverts tardivement. La neige et la bruine, le brouillard et l’automne seront toujours pour lui des prodiges, devant lesquels il reviendra inlassablement. « L’empire de la lumière » (II/9/3) doit conduire à dépasser l’illusion narrative nourrie par les peintres académiques pour atteindre une vérité de l’instant perçu, sans aménagement, sans écart, sans compromis. Ce travail, cette quête de représentation, permettent à Pissarro et à Derek Walcott de se rejoindre : la puissance lumineuse et colorée du poème tente, par autant de subtiles réitérations que de variations, par des va-et-vient permanents devant les paysages de l’Oise et des Caraïbes, de trouver cette voie juste vers la lumière qu’a incarné tout l’impressionnisme. La principale différence entre eux tient à ce que le peintre a renoncé au monde originel antillais quand le poète espère encore pouvoir le transfuser sur sa page. La pure assimilation dans l’art métropolitain (même marginal) d’un Pissarro répugne à Derek Walcott. Avec ce portrait poétique du peintre, l’écrivain trace son propre contre-portrait, celui d’un artiste s’essayant au délicat travail d’enracinement de courants artistiques métropolitains dans des marges dominées.

La vie de Camille Pissarro ne se déroule pas sans difficultés. Le départ à Pontoise est comparé à un « saut de l’échec dans le vide » (II/9/2). Les obstacles sont multiples, entre la contestation critique, le désespoir personnel et les drames familiaux. Ainsi l’atelier, dans lequel souffre l’artiste, est-il comparé à un « salon où la mort a frappé / (…) couvert de linceuls de désespoir » (II/10/1) – ces couvertures mortuaires cachent des tableaux sans acheteurs. Le livre II est un bréviaire des obstacles rencontrés par l’artiste. Le chapitre 10 évoque, ambivalent, son « extase dans l’échec », une production incessante et répétitive, une obstination composée d’œuvres ressassées en quête d’une juste lumière, où « même les gris respirent le bonheur ». Cet « actuaire du temps, greffier des saisons » (II/10/2) attend la reconnaissance autant que le succès et ceux-ci ne viennent pas. Son « cheminement méditatif [de] pèlerin séculier » (II/10/3) est celui d’un homme de longs efforts, qui, par son pointillisme, tente de représenter l’éphémère, le fugace, l’instant. Au chapitre 12, c’est 1870, la destruction de ses toiles par les Prussiens, l’exil londonien. Sa situation financière est affreusement difficile, doublée bientôt d’une autocritique dévastatrice (« les défauts / se ruent vers lui avec le couinement hargneux / des rats » II/12/3). Il oscille entre son exigence intérieure d’approfondissement et un sentiment de profond dégoût, né, peut-être, d’une reconnaissance incertaine. Un chapitre plus loin, c’est l’insondable perte d’un enfant – qui donne l’occasion à M. Walcott d’explorer avec précision les relations entre la création et la douleur. Puis c’est l’Affaire Dreyfus, le déferlement d’antisémitisme qui blesse même (et surtout ?) les non-pratiquants comme Pissarro. Derrière les « éclats de cristal d’une lente hécatombe » (III/17/2), s’annoncent déjà, au loin, les cendres de l’Holocauste. L’art délicat et subtil du peintre semble une ligne de résistance bien dérisoire. Quelle peut être la valeur de la peinture, et plus largement de l’expression artistique, face à ces drames et tragédies ? La plus haute, répond le poète, celle du chuchotement continu d’une prière contre tous les reniements de l’âme auquel le monde est convié. Le peintre persiste dans son art, influence Cézanne, se bâtit, par sa ténacité, une œuvre singulière. L’impressionnisme de Pissarro, son décalage avec l’art académique d’alors, sont en fait, selon le poète, les conséquences nécessaires de son étrangèreté. La France artistique de l’époque, déchirée entre Salons et Refusés, l’accueille avec un enthousiasme modéré. Pour Pissarro, « entrer au musée par les portes de bronze, ce serait impensable » (II/10/1). Parce qu’il est né des marges, religieuses et géographiques, mais aussi parce qu’il s’est exilé, loin de sa terre natale, Pissarro ne pourra jamais incarner un héritage : ni celui des Caraïbes, ni celui de l’art métropolitain. Au fond, le décor insulaire, intemporel, est indigne de la représentation ; il faut être né à Paris et s’appeler Gauguin pour oser s’en emparer ; peut-être le décentrement est-il le premier stade de l’expression artistique. Son principal risque, couru par Pissarro, est la perte de soi.

La seconde trame du Chien de Tiepolo a peu à voir, superficiellement, avec l’impressionnisme. En effet, Derek Walcott revient, de loin en loin, sur le choc premier de son parcours artistique, la découverte, dans une peinture, de la perfection d’un modeste détail, la cuisse d’un chien blanc. Le poète met en scène un motif assez convenu du développement artistique : un jeune homme, sans conscience esthétique bien définie, se trouve confronté brutalement à une dimension proprement stupéfiante de l’expression artistique. Il a trouvé, sidéré, sa propre vocation, dans un ébranlement subit et fondateur. Seulement, Derek Walcott déstabilise ce schéma convenu. La belle histoire du chien blanc, du choc par lequel l’homme naît à lui-même, apparaît plus complexe qu’attendu. Les critiques littéraires spécialistes des « post-colonial studies » ont voulu voir dans cette sidération devant la blancheur un élément du choc « racial » consubstantiel à l’identité métisse – M. Walcott rappelle, ici ou là, que ses ancêtres étaient des esclaves venus d’Afrique ; il y aurait dans ce contraste – et ses échos répétés dans la trame du livre – une signification politique, sociale, ethnique, profonde. Je ne suis pas assez versé dans ce genre de lectures pour m’y appesantir. Outre ce contraste chromatique, il se trouve que ce souvenir fondateur (comparable au choc de Claudel à Notre-Dame à la Noël 1886 ou au fameux dia trionfal de Pessoa en 1914), réminiscence sur laquelle l’artiste a construit le récit de sa vie, son roman autobiographique, n’est pas aussi net qu’il n’y paraît d’abord. En effet, il cristallise une vocation née ailleurs : par le biais, peut-être, de ce père fonctionnaire et peintre amateur, vaguement évoqué au deuxième chapitre ; ou bien par la fascination du jeune enfant devant les livres de reproductions picturales (I/2/4) ; ou encore par le sens du paysage, très tôt né devant la puissance imagée de la Caraïbe. Plus explicitement, ce détail, la cuisse d’un chien blanc, ce détail sur lequel se fonde une vocation, ce détail ravissant, M. Walcott est bien en peine, malgré ses certitudes, d’en retrouver l’origine précise (pourtant, « ce qui doit être vrai de la vie remémorée, c’est la fraîcheur du détail »).

Ce chien figure-t-il dans un tableau de Tiepolo ou de Véronèse ? A-t-il été vu au Metropolitan Museum de New York (I/1/3) ou dans un livre reproduisant des peintures vénitiennes (IV/19) ? Chez Tiepolo, qui, lui aussi, vécut l’épreuve de l’exil, avec son départ, quelque peu forcé, pour l’Espagne des Bourbons, M. Walcott ne trouve-t-il pas un « semblable », un « frère », partageant avec Pissarro et lui l’expérience fondamentale du décentrement et de l’arrachement ? Mais Véronèse, qui, comme son nom l’indique, avait quitté Vérone pour Venise, n’est-il pas lui aussi un peintre arraché, en quête de racines ? Tout artiste ne rencontre-t-il pas cette situation ? Les souvenirs du poète sont flous et, à force de chercher, il finit par admettre qu’il n’a jamais retrouvé ce chien (IV/19/4), malgré son exploration des musées et des collections de la Renaissance. Le voyage à Venise, dans ce « catalogue de reproductions » à ciel ouvert (IV/19/1) n’a pas offert de solution au dilemme. L’attribution est impossible (IV/21). Le poète n’a-t-il pas confondu mémoire et imagination comme il a confondu les siècles de Véronèse et de Tiepolo ? La tension entre les deux œuvres, entre les cieux de Tiepolo et les figurations bibliques de Véronèse, finit par se résoudre par la découverte d’un autre chien, réel celui-là (IV/22/4) : un pauvre cabot des îles, affamé et tremblant. « C’est là qu’était le chien » affirme l’auteur. Sous-entendu, c’est dans l’observation du réel que l’artiste trouvera enfin ce qui l’avait tout d’abord émerveillé dans l’art. S’éclaire alors l’étrange cheminement de ce souvenir tortueux.

La peinture fut, pour le jeune artiste antillais, un formidable moyen d’apprendre à voir. La longue quête d’un détail brouillé par les incertitudes de la mémoire peut alors, schématiquement, représenter le long apprentissage de l’artiste auprès des maîtres. Un jour, à force de les accompagner, de les étudier et de les copier, le poète ouvre les yeux sur le monde, son monde, celui des Antilles et des îles, et il se trouve en mesure de le voir comme un artiste doit le voir, comme une matière à représenter par et dans une œuvre. Le décentrement de l’écrivain-peintre de Sainte-Lucie ne consiste pas seulement à quitter son île mais à dépasser, d’un même mouvement, la banalité de son environnement natal et la singularité des chefs-d’œuvre. Il ne cherchait pas le tableau d’un maître vénitien de « la fixité du sublime » (IV/20/3), il ne cherchait pas la « touche de couleur sur la cuisse d’un chien » (I/1/3), il cherchait à voir, et à appréhender l’univers, à quelque endroit qu’il se trouve, comme la matière d’un développement artistique. Et le dernier chapitre peut alors montrer M. Walcott, de retour au pays (« Mes vers courent avec les rides du vent, leur créateur / et les voiles du retour au pays sont à l’horizon » (IV/26/2)), proclamer « le miracle, c’est l’ordinaire » (IV/25/2). Il en est certain : « Sion est ici » (IV/26/2), dans ces îles perdues de l’Atlantique dans lesquelles, au terme d’un processus de décentrement (voir le tour du monde du IV/24 et ces belles lignes sur la « poésie caduque » de l’automne américain), l’artiste peut voir. Et le poème de s’achever dans la contemplation d’un ciel où le poète voit luire, entre deux étoiles, le collier du chien de Tiepolo. L’art n’est plus dans l’art, mais dans l’œil.

Les Antillais, « race insulaire condamnée aux provincialismes de la passion » (IV/22/2), doivent apprendre à opérer un complexe mouvement de décentrement de soi sans renoncement ; ni trahison, ni soumission, le mouvement que trace Derek Walcott est une ligne étroite entre l’exil et le folklore, entre les excès de l’absence et ceux de la présence. Pissarro, maître de l’impressionnisme, est en cela autant un modèle – pour sa force picturale, sa faculté à capter la lumière fragile de l’instant – qu’un contre-modèle – par son exil, son refus de représenter les Antilles. Le lecteur comprend mieux, alors, le détachement du chapitre 22 : le poète dissèque une fiction intenable, ce statut de disciple qu’il a cru devoir endosser. Les derniers chapitres exacerbent la tension lyrique du lieu antillais, univers d’une richesse suffisante pour justifier sa représentation, univers auquel le poète, après une longue quête, peut enfin prétendre. « Sion est ici »  affirme-t-il ; son œil s’est formé par la contemplation des maîtres, et par celle, plus décisive, du monde ; c’est en leur contact commun qu’il faudra chercher à créer l’œuvre. Elle peut désormais naître, croître et se développer pleinement sur son petit bout de terre émergée ; le travail de décentrement nécessaire à la production d’une œuvre originale a produit ses fruits.

PS : je laisserai à des personnes plus versées que moi dans l’histoire de l’art juger la valeur des aquarelles de Derek Walcott – dont je reproduis ici deux exemples, en ouverture et en clôture de cette note. Je suis moi-même assez dubitatif sur leur actualité ; une impression de provincialisme artistique semble bien s’en dégager, à rebours de l’effort de décentrement littéraire et d’accession à la pleine mesure de son expression poétique et artistique qu’incarne Le Chien de Tiepolo. Qu’importe, la valeur du travail de Derek Walcott se juge dans ses livres. Il ne faut pas hésiter à les lire.

Portrait of Claudia in Yellow Armchair, Derek Walcott, 2005

Portrait of Claudia in Yellow Armchair, Derek Walcott, 2005

Contre l’impossible unité : Kangourou, de D.H.Lawrence

tempête cargo

Kangourou, D.H.Lawrence, Gallimard, coll. « Folio », 1996 (trad. Maurice Rancès) (Première éd. 1933 / première éd. originale 1923)

 And what rough beast, its hour come round at last,
Slouches towards Bethlehem to be born ?

W.B. Yeats, The Second Coming

« Tout livre a pour référent général, non pas un sujet, mais un moment historique où se croisent le biographique de son auteur et l’état de la société. »

L’Outrage aux mots, Bernard Noël, 1975, p. 172

Kangourou est, comme son titre peut le laisser supposer, le roman australien de D.H. Lawrence. Il s’ouvre sur l’installation, en banlieue de Sydney, de Richard Lovat Somers, un écrivain anglais exilé, et de sa femme, Henriette. Il s’achève, après quelques vicissitudes, par leur départ d’Australie vers le Mexique. Les correspondances effectives entre ces faits et la vie de D.H. Lawrence ont imposé une lecture étroitement autobiographique du roman, selon laquelle Somers incarne Lawrence et la crise personnelle traversée par l’un illustre celle de l’autre. Les spécialistes de l’auteur, notamment dans les universités australiennes, ont cherché quels faits, quels êtres et quelles rencontres historiques pouvaient bien s’incarner dans les différents épisodes d’un livre à l’intrigue relativement ténue et ambivalente. Même si je pense que cette approche biographique du texte n’est pas sans intérêt – je suis un partisan, modéré, du jeu de piste qu’est l’examen des correspondances entre la vie et l’œuvre – je crois qu’elle échoue à rendre compte des spécificités du livre. Si Kangourou présente une forte corrélation avec l’existence concrète de D.H. Lawrence, c’est moins en raison de ses motifs concrets et anecdotiques, que par l’expression d’une crise personnelle aussi profonde qu’irrésolue. Elle trouve dans l’Australie des années 20 un moyen de prendre forme, de s’exprimer, de frayer son chemin des profondeurs informulées vers le bâti du texte. Au-delà de cette crise individuelle, traversée par l’auteur au moment de l’écriture de son roman, c’est d’une crise de civilisation qu’il est question. Kangourou n’est pas seulement un roman « personnel », c’est, en profondeur, un roman « politique », celui du passage tourmenté à l’âge des masses démocratiques. L’univers, scindé, s’oppose à lui-même, sans offrir d’autre issue aux individus que la perte ou la fuite. À tous les niveaux de la narration, se présente un régime de dualités et d’oppositions, dont l’exploration, et la non-résolution finale, constitue le cœur du récit. S’il faut réduire ce livre complexe, tourmenté, équivoque, à un seul adjectif, je choisirais « dualiste ». Or, ce dualisme est mal toléré par les personnages du roman, qu’ils soient les fils de l’apathique et égalitariste Australie – régime démocratique – ou de la hiérarchique et politisée Angleterre – régime aristocratique. Tous cherchent, en ramassant les morceaux d’une civilisation irrémédiablement morcelée, à restaurer une forme d’unité première et libératrice, à redonner un sens unificateur à une existence brisée.

L’action se déroule après-guerre, vers 1921-22. Même si le grand conflit mondial n’a pas touché le sol australien, des milliers de jeunes hommes de Sydney, de Perth et de Melbourne sont allés se battre sur les champs de bataille européens. Ils ont découvert un univers culturel au moment où il cessait d’aller de soi. La fracture de la civilisation européenne a couru à travers le globe jusqu’aux lointains dominions de l’Empire britannique. L’épaisse torpeur australienne est traversée par des éclairs politiques ; le dernier nouveau monde cessera-t-il d’être un refuge éloigné, et donc neutre, pour devenir autre, sinon lui-même ? Quand Richard Lovat Somers et sa femme, Henriette, arrivent dans la provinciale Australie, la situation sociale et économique s’y tend subitement. Par le biais de leurs voisins, Jack et Victoria Calcott, tous deux Australiens de naissance, ils découvrent l’envers de l’apparente vacuité insulaire. S’affrontent en effet – et c’est une des intrigues du livre – deux groupes politiques radicaux. D’un côté se réunissent, autour du leader travailliste Willie Struthers, les ouvriers et syndicalistes rouges. De l’autre se sont agrégés, derrière l’avocat juif Benjamin Cooley, dit « Kangourou », les anciens combattants et une partie du prolétariat. D’un côté, le socialisme ; de l’autre, le fascisme. D.H. Lawrence rejoue-t-il, à la mode marsupiale, le roman à thèse, vaguement malrucien, des temps nouveaux ? Pas vraiment. Comme son contemporain John Cowper Powys, Lawrence est moins intéressé par les motifs les plus matériellement politiques que par la translation qui s’opère entre les espérances individuelles – rationnelles ou mystiques, conscientes ou inconscientes – et la promesse politique collective. Le livre progressera moins à coup de dialogues rationnels que de va-et-vient récurrents entre les sensibilités et les intelligences individuelles. Une forme de tension animale, pulsionnelle, presque sexuelle, sourd de ces pages, comme elle sourd, dans une certaine mesure, de celles des bien connus Enchantements de Glastonbury. La pulsion qui menace d’embraser le monde est précisément celle que refusent de voir les militants et les dirigeants politiques du roman ; cette inaptitude de la raison à admettre la déraison constituera le motif le plus clairvoyant de l’intrigue. La politique n’est pas lue d’en haut, mais d’en bas, d’un espace indéfini situé aux confins de la perception individuelle, de la raison matérialiste et de l’espérance idéaliste. Dans ses hésitations, ses longueurs, ses ambivalences, Kangourou tente, parfois sans succès, de plonger dans les entrailles animales et tues de notre civilisation. Kangourou n’est pas un traité de science politique ; Kangourou ne donne pas d’aperçus très tranchés du socialisme et du fascisme ; Kangourou explore, par l’intuition, un univers politique dans une phase décisive de sa formation. D’ailleurs, écrit en 1923, Kangourou ne peut présenter du fascisme son portrait traditionnel figé. En effet, il est encore difficile, à cette époque, de se saisir des spécificités de la « sensibilité » nationaliste radicale, elle-même légèrement décalée par les exotismes de la société démocratique et libérale australienne.

Kangourou n’est pas Mussolini, encore moins Hitler. Certes, son action, principalement émotive, présente l’ambivalence régressive traditionnelle du fascisme, à la fois violent et sentimental, ordonné et anarchique ; ses gros bras rêvent de bâtir l’unité à coups de poing, et d’accoucher, par la force, du triomphe définitif du sentiment national sur les motifs prosaïques et matérialistes nés des Lumières. Régnerait alors un sentiment « d’amour » – leitmotiv de Kangourou – contre l’intérêt bien compris et la raison raisonnante. On comprend d’autant mieux la « séduction » du fascisme quand il maquille son aigreur fondatrice en promesse de dépassement illimité de soi par le sentiment. Kangourou n’a que l’amour à la bouche. Le fascisme est un romantisme dégénéré. Cet amour puissant, promis sans relâche, peut, on le devine, mieux que la raison engendrer la haine. Le fascisme, malgré ses traits ordonnés, son culte darwiniste du chef et de la hiérarchie, le fascisme, donc est, en profondeur, émotif, effusif, irrationnel, flou, équivoque, morbide. Lawrence a saisi, intuitivement, à sa manière, quelques traits fondateurs du fascisme, son origine « romantique », son rejet forcené de la raison. Le mouvement de Kangourou propose en effet un triple antidote aux maux de l’époque : il s’élève contre l’apathie collective que suppose le libéralisme pacifié de la démocratie ; il s’insurge contre les préoccupations bassement matérialistes et diviseuses des marxistes ; ils s’inquiètent du retour incertain à la vie civile d’anciens combattants nostalgiques de l’unité militaire, de l’obéissance et du sens du combat. Élévation, unité et certitudes. Ce proto-fascisme, mené par un juif enrichi, ne peut pas présenter le nationalisme outrancier de ses homologues nés ou à naître sur de vieilles terres de civilisation, où l’histoire s’invoque ; il présente en revanche la même exaltation nerveuse de la collectivité, le même désir de fusion générale, la même absence de scrupules moraux, la même sujétion de moyens inavouables à des fins nébuleuses.

Richard Lovat Somers est un temps fasciné par le charisme et la séduction de Kangourou. Sa personnalité hors du commun, dont le charme magnétique transcende la laideur, se présente comme magique. Son aspiration unitaire conquiert les cœurs avant de convertir les esprits ; sa figure est celle du Chef, mais d’un Chef utérin, maternel, marsupial. Ici, le Chef n’est en effet pas le substitut du Père, punisseur, seul détenteur du monopole de la violence, possesseur de l’autorité (ce qu’est le Chef dans l’imaginaire autoritaire) ; il est surtout le substitut de la Mère, le protecteur, avec sa poche où chacun peut retrouver l’illusion réconfortante de l’unité prénatale perdue. Esquisse de totalitarisme maternel, le « kangourouïsme » développe une inquiétante ambition : celle de soumettre le monde à l’amour, de placer l’homme en position de sujétion non par la force, mais par un mélange bizarre de confiance mutuelle, de sensiblerie et d’affection, bref, de faire déborder des rivières de sentiment, dont on devine bien vite qu’elles seront sans doute de sang. Kangourou est d’autant plus inquiétant qu’il ne se présente pas en Père sévère et jupitérien mais en Mère, castratrice et jalouse, aussi affectueuse que manipulatrice. Il s’affiche en même temps, plus ou moins fallacieusement, comme un primus inter pares, non comme supérieur mais comme semblable, choisi et respecté par des camarades unis par leur lutte commune. Fantasme d’unité totale, Kangourou, seul, tend à incarner d’un même geste les parts masculine et féminine du pouvoir politique. La finesse du roman réside dans cette présentation troublante (et troublée) du leader « fasciste » (ou « pré-fasciste »). Somers a d’autant plus de mérite de le rejeter qu’il est en profondeur bouleversé. Je crois qu’un motif profond et premier de l’art de Lawrence est bien cette faculté à représenter, dans la narration, le trouble, aux limites sensuelles, perverses, du corps et de l’esprit. Introduit dans le cercle dirigeant de l’armée secrète de Kangourou par ce voisin ouvrier et ancien combattant avec qui il a sympathisé, Jack Calcott, et avec qui il mène un intrigant jeu de compétition/séduction, Richard Somers espère un temps retrouver ce qu’il a perdu, définitivement en Angleterre : le sentiment d’appartenance, de cohésion originelle avec le monde. Il se prend à espérer, dans les rangs du groupe de Cooley, cette société secrète d’anciens combattants mus par le culte de la camaraderie virile, une fusion de sa singularité dans la vie collective, comme un bain de jouvence homo-érotique dans le ventre proéminent du Kangourou protecteur.

Seulement, face à l’espérance d’une fusion tout à la fois masculine – la femme est bannie du mouvement de Cooley – et utérine – la poche du Kangourou comme perspective protectrice, la sensibilité individualiste et sombre de R.L. Somers se révolte. Il sent bien que la fusion dans « l’amour », dans la collectivité sentimentale que représente la nation australienne, est une erreur, une trahison de sa propre individualité, et même un crime. En effet, Kangourou se trompe en offrant aux hommes une perspective de restauration nationale de la vie collective par le sentiment. Pour qu’elle fonctionne, il faudrait que l’humanité ne soit plus l’humanité. Le maternel Kangourou ne pourrait que l’étouffer. C’est d’ailleurs un trait que l’étrange fascisme marsupial partage avec le travaillisme révolutionnaire de Struthers (plus classique, plus ressemblant à nos modèles européens) : ces mouvements politiques partent d’une prémisse fautive, selon laquelle la part inconsciente, ambiguë, noire, de l’homme pourrait être gommée par la perspective simpliste du bonheur. Au sentimentalisme de Kangourou, comme au prosaïsme de Struthers, Somers oppose le Dieu des profondeurs, la pulsion animale, la malveillance originelle – partout présente, pourtant, dans le paysage australien. Somers pressent l’échec de Kangourou comme il voit les limites de l’œuvre de Struthers. À ce titre, parce qu’il corrompt l’innocence politique (certes relative) et la naïveté des deux chefs australiens, R.L. Somers offre parfois des traits diaboliques, ceux d’un « esprit qui toujours nie ». Comme tous les utopistes politiques, Struthers et Kangourou oublient que l’homme ne souhaite que rarement son propre bien – qu’il n’identifie jamais avec certitude ; ils théorisent par la parole, avec des êtres nés du logos, dans leurs rêves simplificateurs, sans accepter l’inéluctable part de noirceur ambivalente de l’humanité. L’incident proprement politique du roman ne constitue pas le cœur du récit ; en effet, l’émeute des derniers chapitres n’est qu’une conséquence nécessaire de ce qui a été exposé plus en amont, dans les échanges entre Somers et ses interlocuteurs. Le réel se charge de donner raison à l’écrivain, qui, à défaut de toujours formuler clairement ses explications politiques, a eu l’intuition décisive de l’échec nécessaire de l’action radicale envisagée. Somers est un pur artiste, poète recevant et émettant toutes les vibrations les plus subtiles : ses sens l’ont averti, alors que sa raison vacillait, qu’il ne pouvait céder aux séductions des deux radicaux, que celles-ci étaient par nature condamnées, qui plus est dans une société apathique et démocratique comme l’Australie – type de société que redoute au fond l’esprit artiste, et donc élitaire, qu’est Lawrence. L’apathie et le vide engloutiront les rêves utopiques.

L’expérience fondatrice, pour Somers, se dévoile, peu après le milieu du livre, dans ce long chapitre intitulé « Le Cauchemar », brillant récit dans le récit et qui peut se lire isolément du reste. Alors que tout le reste du roman se déroule de manière globalement linéaire, ces cent pages forment un retour en arrière et un détour particulièrement éclairant. C’est la « fin de l’innocence » pour Somers que ce cauchemar paranoïde. Lovat Somers et sa femme y sont en effet dépeints quelques années plus tôt, pendant la guerre. Parce qu’il est physiquement inapte au combat, très dubitatif sur la nécessité du conflit et, pour tout arranger, marié à une allemande, R.L. Somers est la victime de contrôles administratifs tatillons, de plus en plus intrusifs à mesure que le conflit se prolonge. Suspect aux yeux du pouvoir militaire, le couple Somers le devient bien vite à ceux de ses voisins et amis. Au cœur de sa persécution personnelle, Somers observe le vieil esprit libéral anglais dévoré de l’intérieur par les nécessités toujours impérieuses de la lutte, de John Bull en guerre. Il se sent expulsé, malgré lui, de la communauté nationale première ; on comprend mieux ses propres turpitudes face aux propositions régressives du nationaliste Kangourou. Trahi une fois, en dépit de ses propres efforts, il sait quelle peut bien être la fragilité d’une position intégrée dans une communauté ; un temps tenté par la franche camaraderie des hommes de Kangourou, dans des scènes non dénuées de désir homo-érotique, Somers finit par se révolter ; il sait que tout retour à la poche utérine est impossible. Sa femme sait lui rappeler, à sa manière, que l’intérêt de leur séjour australien était précisément de s’éloigner du monde, de suivre une tangente délibérée vers les franges de la civilisation, là où la liberté, dans le sens d’absence de sujétion collective, est encore possible. L’engagement politique, comme soumission à autrui, serait la négation de leurs efforts antérieurs. Le couple Somers ne cherchait pas en Australie le réconfort d’une collectivité – preuve en est de leurs difficultés à accepter une éventuelle intégration dans la société australienne – ils croyaient en la promesse d’une frontière, de la dernière marge où être soi-même, loin de tout, est encore possible. On conçoit mieux qu’être rattrapés là-bas par la politique, par le groupe, par les camarades, par les voisins, bref, par la société tout entière, ait constitué pour les Somers, après une certaine hésitation, un motif de fuite. Pour ne plus revivre la douleur de l’expulsion de la communauté, de cet ostracisme civique insupportable, il leur faut s’installer aux marges de la barbarie et ne plus être reliés à rien. Et si cela même n’est pas possible, il faut fuir ailleurs.

Plus structurellement, Kangourou est un roman de dualités non résolues, qui rendent nécessaire la fuite finale : plein / vide, hiérarchie / égalité, apathie / action, nature / culture, instinct / pensée, inconscient / conscient, insignifiance / signifiance, etc. À force d’être mises en tension par la narration, elles s’épuisent les unes les autres et débouchent sur la seule perspective possible, en absence de résolution, l’exil. D.H.Lawrence montre des personnages en quête d’unité, dans un monde irrémédiablement dual. Il serait fastidieux, peut-être d’en dresser le catalogue exhaustif des expressions. Je voudrais néanmoins en souligner quelques-unes unes, au-delà de l’opposition travaillisme/fascisme, incarnée dans la lutte entre les partisans de Struthers et de Cooley. Richard Somers a opposé à ces deux utopies la prégnance du « Dieu d’en bas », de la pulsion, de l’animalité contre le pur sentiment de Kangourou, contre le pur intérêt matériel de W.Struthers, considérés comme les deux facettes d’une même réalité, la vie (mal) vue d’en haut. L’opposition entre l’esprit et le corps ne trouve pas de résolution politique puisque nul parti politique ne parvient alors (et c’est un thème d’époque) à satisfaire d’un même geste les appétits d’en bas et les espérances d’en haut, les désirs subjectifs et les besoins objectifs. En voulant soumettre l’inconscient à la conscience, les mouvements politiques nient la profondeur insondable de l’humanité et n’offrent que de vagues succédanés à une unité originelle définitivement perdue. Il n’y aura pas de fusion politique. La nature australienne constitue peut-être une autre dualité ambivalente à laquelle se confrontent les personnages. Somers et sa femme, accoutumés pourtant à la nature sauvage, mais anciennement occupée, des Cornouailles, sont désorientés par celle, inviolée, de l’Australie. Plus sombre, comme traversée par des énergies malveillantes, des esprits d’avant l’esprit, des réalités profondes d’avant l’émergence de l’intelligence, le monde australien présente un exotisme aussi inquiétant qu’attirant. C’est un monde neuf, auquel se confronte le monde ancien, sans compromis possible : soit le monde ancien se désintègre dans le neuf, soit il le soumet ; il ne peut y avoir d’accommodement. La description émerveillée, à quelques pages de la fin, du printemps doré de l’Australie aux quinze espèces de mimosa ne trompe pas le lecteur, c’est un éclair, une respiration, une illusion peut-être ; l’impression majeure qui se dégage de ce livre, c’est une présentation aussi sauvage que lugubre de l’hostilité de la nature australienne, et de l’aplatissement général, de l’étouffement étrange que subissent, sans vraiment s’y adapter, les époux Somers. La nature n’est ni bonne, ni mauvaise, elle est puissante, soupçonnée, sans preuve, de malveillance, et dépasse toute mesure humaine. Le compromis avec elle ne s’esquisse que sous la forme d’une capitulation. S’opposent également dans le roman le monde hiérarchique, et le monde démocratique. L’artiste, par nature, bande ses forces dans un effort élitaire et hiérarchique, jusqu’à froisser les sentiments et les convictions égalitaires de la collectivité à laquelle il appartient ; la société australienne d’indifférence libérale et bon enfant offre à l’artiste un désintérêt en contraste si saisissant avec ce qui précède qu’il en devient insupportable. Lui qui vivait dans un univers édouardien, corseté, surveillé, aristocratique, le voilà jeté dans la démocratie coloniale, égalitaire par nature, confronté à la prégnance de ce désert intérieur commun à l’Australie et à ceux qui l’habitent. Le vide est le motif central de la démocratie libérale et du continent australien. Le choc déconcertant, pour l’homme plein, pourchassé qu’est Somers, n’est pas de ne plus être pourchassé, c’est de ne plus être susceptible de l’être, tant ce nouveau monde, vide, lui accorde peu d’importance. L’écrivain marginal, rebelle et surveillé, passe d’un statut de sur-signifiance à l’insignifiance, fondement de la tolérance démocratique. Cette nouveauté est trop brutale pour lui ; menacé par le vide, il manque de se perdre dans l’agitation politique, comme pour se convaincre qu’il existe encore ; sa négativité, seul antidote à la violence hiérarchique anglaise, n’est d’aucun secours dans le monde positif australien ; il se voit perdu, errant, absorbé par le néant ; puisqu’il ne peut devenir autre que ce qu’il est, il doit partir. Il n’existe pas plus de voie médiane que de compromis.

Il ne peut être question de réduire la création littéraire à de pures translations de faits biographiques dans le tissu textuel, ce qu’elle n’est certes pas ; néanmoins, le roman de Lawrence semble avoir condensé dans Kangourou une expérience personnelle et sensible du sous-continent australien comme du monde de l’après-guerre. Expérience d’artiste européen, d’abord, confronté au passage brutal d’une société post-victorienne, oppressive et hiérarchique, à une société démocratique moderne, apathique par choix, égalitaire par indifférence. Expérience d’homme de 1920, ensuite, sentant, dans le trouble de l’après-guerre, monter des deux côtés de l’échiquier politique la sentimentalité effusive et morbide du fascisme et le matérialisme, grossier quoique prometteur, du socialisme. Expérience d’homme seul et rejeté, enfin, devant naviguer entre la perspective de l’errance aux Frontières, que suppose l’exercice impératif de sa liberté et le regret de l’unité perdue, sous-jacent à l’exil d’Angleterre. En cela Kangourou réalise, malgré ses impasses – et au fond ce roman entier désigne le fait même de l’impasse, de l’impossible résolution des contraires – la promesse de la littérature comme mode intuitif d’accès au monde, ici à celui, déchiré, de l’âge des masses à l’instant de sa naissance.