Richie, Raphaëlle Bacqué, Grasset, 2015
Pendant une quinzaine d’années, un homme hypnotisa le Tout-Paris, des dîners du Siècle aux ministères, des salles de rédaction aux colloques pédagogiques : Richard Descoings, le fameux directeur de « Sciences Po ». Son nom était partout ; jamais le patron d’un institut enseignement supérieur n’a conquis, sur sa seule politique réformiste, une telle audience médiatique ; c’est d’autant plus remarquable qu’il n’était pas un universitaire. Des dernières années du XXe siècle, lors de son entrée en fonctions, jusqu’à sa mort brutale à New York, au printemps 2012, il bénéficia d’une influence disproportionnée. Les raisons sociologiques en sont connues : la structure qu’il dirigeait, « Sciences Po », aussi appelé « Institut d’Études Politiques » de Paris, est l’alma mater des hommes et des femmes de pouvoir, des hommes et des femmes de médias, le premier cycle de leurs ambitions. À la différence des universités, notoirement confinées à la formation du tout-venant, et des grandes écoles traditionnelles (HEC, ENS, Polytechnique), dont les réseaux d’excellence travaillent à voix feutrée, dans les coulisses, « Sciences Po » est une école audible, très audible. Par son rôle éminent dans la structure du pouvoir à Paris, son impact est fort. Elle forme les généralistes de la chose publique ; la plupart des journalistes parisiens en sont issus ; la plupart des hommes et femmes politiques de haut rang aussi. Son devenir et son évolution passionnent les détenteurs du magistère de la parole. Ses plus éminents porte-voix sont, souvent, très souvent, eux-mêmes des diplômés de « Sciences Po ». En conséquence, les grands journaux n’hésitent pas à donner une importance colossale à ce qu’il s’y passe ; et ils ont d’autant moins hésité à le faire que Descoings était un personnage. Oui, un personnage ; ce livre le confirme. Cela fait tout la différence avec ses prédécesseurs et ses confrères, fonctionnaires remplaçables, individus sans surface, notables sans notoriété. Il était nimbé d’une aura, d’une popularité aussi : l’attachement des étudiants à sa personne, affectueusement surnommée Richie en témoigne. Dans les dernières années de son « règne », quelques affaires avaient néanmoins assombri sa belle image de réformateur, d’innovateur, d’entrepreneur. Un vent mauvais se levait ; la Cour des Comptes inspectait. Et lorsqu’il décéda, le petit monde qui l’avait tant soutenu n’était plus très loin de se retourner contre son ancienne idole et de la renverser. Mme Bacqué, journaliste du Monde, offre, en deux cent cinquante pages, le portrait et l’itinéraire de cet homme, plus complexe qu’attendu. Autant le dire tout de suite, ce livre n’est pas grand-chose, littérairement. C’est de la bonne besogne de journaliste français, rédigée par une solide professionnelle, compétente quoique superficielle, capable d’animer un personnage, de lui donner un peu de profondeur sans jamais peser ou indisposer le lecteur. Peu de faits précis, des raccourcis, un narrateur absent – et donc partout présent – quelques scènes bien senties, un livre point trop long, le tour est joué. Son intérêt est ailleurs. Elle offre au citoyen lambda une excursion impressionniste dans les cercles supérieurs de l’État, là où ni vous ni moi n’avons accès.
Dans la bonne bourgeoisie parisienne, un adage un peu perfide veut que les ratés de Normale, les déçus de Polytechnique, les rejetés d’HEC, aillent traîner leurs guêtres bourgeoises rue Saint-Guillaume, le temps de se refaire un réseau, et, pour les meilleurs, de préparer l’ENA. C’est ce que fit le jeune Descoings. Cursus honorum parfait de grand commis : IEP Paris, « botte » de l’ENA, Conseil d’État. Ces réussites exigent un certain type de personnalité : sobre, consensuelle, austère, rigoureuse, efficace, ambitieuse. Quelques exceptions, comme l’excentrique Dustan, magistrat administratif devenu écrivain à scandale, n’infirment pas une règle presque intangible. Le premier Descoings, jusqu’en 1996, eut un parcours en apparence sans aspérités, classique, de haut fonctionnaire : il naviguait du Conseil d’État aux cabinets ministériels (quand la gauche est au pouvoir), il incarnait un service de l’État efficace et dépassionné. Pourtant, Mme Bacqué montre chez lui, dès cette époque, un ensemble de fêlures : une homosexualité pas toujours assumée, des habitudes de vie parfois extravagantes, une insatisfaction professionnelle latente. En 1996, il remplaça Alain Lancelot, sur proposition de ce dernier, à la tête de l’IEP de Paris. Ce fut un tournant. L’institution était une vieille dame, très classique, très bourgeoise, très respectable ; elle vivotait, sans ambitions particulières. En quinze ans, il la transforma : création d’antennes en province, internationalisation, prolongation et transformation du cursus, ouverture d’écoles spécialisées professionnalisantes ou doctorales, création d’une obligation, pour chaque étudiant, de passer un an à l’étranger, mise en place d’une forme de discrimination sociale positive, etc. Ces réformes occupent une partie du livre. La matière est connue, je ne la détaillerai pas ; Mme Bacqué n’est guère critique sur cette politique ambitieuse, qui contraignit parfois l’institution à des acrobaties financières peu orthodoxes et à quelques contorsions peu républicaines – la contestée discrimination positive. Le Monde, l’employeur de Mme Bacqué, s’est souvent montré fort hostile au vieux modèle des classes préparatoires et des grandes écoles ; il a en contrepartie toujours montré un grand enthousiasme envers la méthode Descoings – jusqu’à ce que quelques scandales ternissent son prestige.
La petite institution bourgeoise est devenue au fil du temps un grand carnassier du supérieur français avec des moyens financiers et symboliques que les universités, souvent, lui jalousent. Institution privée, et donc libre de s’affranchir des lourdeurs qui grèvent les facultés de Paris et de province, « Sciences Po » passe ainsi pour un modèle sélectif et dynamique, que journalistes et politiques saluent à qui mieux mieux. De ce fait, on a plus parlé de Descoings en quinze ans que de tous les Présidents d’Universités, Recteurs, directeurs de Polytechnique, de Saint-Cyr ou de Normale réunis. Pour résumer, il fut, de l’avis général, un directeur marquant, un personnage singulier, un réformateur ; il changea les habitudes confortables d’une grande institution française, non sans la bousculer, administrativement, culturellement, scientifiquement, financièrement. Son impact fut tel que le précédent Président évoqua son nom, un temps, pour diriger l’Éducation Nationale tout entière. Ce fut son apogée. Sa gloire pâlit ensuite des révélations sur son style de management, sa rémunération, son fonctionnement directorial, qu’on qualifia un temps de dictatorial. Il mourut, jeune, dans des circonstances obscures, à cinquante ans à peine, dans un hôtel de New York. Avant d’ouvrir le livre de Mme Bacqué, je n’avais pas d’opinion tranchée au sujet de R.Descoings. Son activisme – qui de loin paraissait être du bougisme – me le rendait suspect ; l’homme était, paraît-il, populaire auprès des étudiants ; ses réformes avaient apparemment transformé un institut orthodoxe et compassé en une machine au dynamisme apprécié. Bref, c’était un innovateur, en rupture avec les habitudes de l’administration française, un peu bravache, un peu étrange, incontournable. Le livre confirme en partie ce constat lointain ; il le perturbe en dessinant, entre les lignes, un personnage plus complexe et plus inquiétant que je ne le soupçonnais. L’admiration sans nuances d’hier a laissé place à une critique en creux, de l’homme comme du système, à la condition, peut-être, de lire entre les lignes.
Mme Bacqué s’est-elle aperçue de ce que ce portrait suggère, en profondeur ? Je me le demande. Comme je me demande dans quelle mesure ce portrait est proche de la réalité ; en cela, j’écris moins ici sur l’homme public Richard Descoings tel qu’il fut que sur l’inquiétant Richie décrit par la journaliste. Le livre s’ouvre, en épigraphe, par quelques mots prononcés aux obsèques de Descoings par Jean-Claude Casanova, responsable de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, qui chapeaute et finance partiellement Sciences Po Paris. Il cite Bernanos. Lorsque je revins à cette citation, une fois ma lecture achevée, j’eus l’impression qu’il s’agissait d’un blasphème, que l’on corrompait Bernanos, qu’on le salissait, à le citer à propos de cet homme. Dans un roman de Bernanos, Descoings eût été un autre Ouine, peut-être. Car de cet homme, Mme Bacqué nous a fait un portrait presque luciférien. Je suis conscient de l’énormité de cette épithète, mais Richie dessine une figure réellement troublante. Je n’ai pas vu en lui, au fil des pages, le seul réformateur acharné, un peu trop rapide, déterminé à réussir qu’importe les moyens et les acrobaties administratives. J’ai vu en lui bien pire. Il n’est pas séduisant, il est suborneur ; il corrompt ce qu’il approche ; une odeur de bassesse morale embaume ces pages – de trafic d’influence, surtout. L’affection qu’il porte aux étudiants a des fragrances malsaines, en se situant, très souvent, aux limites de l’intérêt sexuel. Il aimante pour manipuler ; et sa popularité a des relents de démagogie, sa gouvernance, de tyrannie. Le fort estimé professeur Leca, ponte incontesté de l’austère science politique française, parlait à son propos d’un « satrape » ; c’est bien pire. La journaliste trace une sorte de portrait psychologique type de l’homme d’action contemporain : la figure d’un homme vide (d’où mon allusion intuitive à la figure maléfique de Ouine ; on peut aussi penser, moins littérairement, à quelque ancien président), qui cache sa vacuité fondamentale par un activisme forcené, délirant. Son désir de changement ressemble à une peur panique de l’immobilité, du face-à-face avec soi. Ses effondrements périodiques signent une crise intérieure jamais résolue. Il boit, sort, se drogue ; ses excès ne comblent pas son abîme intérieur. Il semble qu’il ait voulu se fuir dans l’action, déchiré qu’il était entre sa faim de succès, de pouvoir, de séduction, de domination – et son inaptitude à voir ses désirs narcissiques satisfaits. Mme Bacqué le dépeint écartelé entre son envie de dignité bourgeoise, que signe son entrée à l’ENA, et sa pulsion iconoclaste, qu’il manifeste en vivant une existence privée inorthodoxe ; Richie est divisé entre un être social en quête de respectabilité et une personnalité individuelle en quête de liberté – deux recherches inconciliables. Et de ce vide mal ravalé, de cette personnalité mal jointoyée, en guerre contre elle-même, ne ressort qu’une évidence, celle d’un séducteur, d’un suborneur, d’un corrupteur. Il inverse les valeurs, forme de futurs haut-fonctionnaires mais ne respecte pas les règles de bonne gestion des deniers publics, va jusqu’à faire nommer le tristement célèbre M. Mougeotte à la tête d’un enseignement de déontologie journalistique (on croit rêver). Quant à l’alliance avec M. Strauss-Kahn, que la journaliste décrit entouré d’une cour d’étudiantes (!), si elle n’était pas aussi involontairement révélatrice du climat de corruption morale, d’omerta et d’impunité d’une époque, elle amuserait. Entre les lignes, peut-être inconsciemment, Mme Bacqué dessine au vitriol la figure d’un être fragile, certes, mais essentiellement dangereux, dont la dérive progressive ne connaît bientôt plus d’obstacle. L’estimable René Rémond, figure de l’intellectuel catholique, aussi libéral que froid, se laisse happer ; des dominateurs féroces comme M. Pébereau sont séduits et réduits au silence.
Au-delà du seul cas de R.Descoings, on a le sentiment, à mesure qu’avance la lecture, que cette haute administration, ces hommes et ces femmes qui doivent avoir, chevillé au corps, le souci du bien public, sont en complète roue libre. À un certain degré, dans l’État, au sommet de l’État, le contrôle n’existe plus, la responsabilité non plus. Il est inquiétant, aussi, cet État dont la tutelle s’achète à coup de cours grassement rémunérés ; cet État sur lequel une institution privée – ce qu’est Sciences Po – espère conquérir de l’influence si un de ses professeurs, qu’elle a choisi à dessein, obtient la Présidence de la République (le tout finissant dans la scabreuse farce que l’on sait) ; cet État qui laisse bafouer les principes qu’il prétend défendre par le premier brillant et séduisant personnage qui passe. Ah, je vous entends déjà me traiter de « naïf » ! Ce n’est pas une naïveté que de souhaiter que les institutions, dans notre pays, préviennent les abus et les excès. Ce n’est pas une naïveté que de vouloir un État impeccable et une élite de principes. Ce n’est pas une naïveté que de désirer de l’exemplarité. Si les citoyens ne se récrient pas, en toute indépendance, devant le mal, aucune république n’est possible. Richard Descoings, par la force de son réseau, son habileté manipulatrice, son enthousiasme communicatif, aussi, avait conquis une force de frappe immense. Il s’était assuré une position inexpugnable. La presse ? Elle ne disait rien, les journalistes ou leurs directeurs de rédaction donnaient des cours à Sciences Po ; les hommes politiques ? Ils ne disaient rien, ils donnaient des cours à Sciences Po ; les hauts fonctionnaires ? Ils ne disaient rien, ils donnaient des cours à Sciences Po ; les anciens élèves ? séduits ; les anciens enseignants ? réduits au silence. C’était donc cela, l’exemplaire institution dont la presse disait le plus grand bien ? On a parlé, aux derniers temps, vacillants, de l’ère Descoings, de république bananière ; c’est un terme trop fort. Il n’a fait que reproduire, hélas, le comportement moyen, habituel, contestable, d’une élite laissée à elle-même, sans contrôle, ivre de son sentiment d’impunité, persuadée de la justesse de ses opinions, de la perfection de ses actes.
Il est dommage que Richie soit sorti après la mort de son sujet ; serait-il sorti de son vivant qu’il eût été un exemple formidable de la liberté de la presse, de l’éthique journalistique, du fait qu’en France, le silence ne s’achète pas. Et Descoings, mis en cause comme cela, eût pu répondre, se défendre. Las ! On a attendu, comme toujours, que l’emprise se desserrât ; et le réquisitoire perd de sa force lorsque la chaise de l’accusé est vide. On est même vaguement gêné, à la fois pour cette presse qui une fois de plus en savait beaucoup, mais n’a rien voulu voir, rien voulu entendre, rien voulu dire, et pour ce Richard Descoings, qui, tout antipathique qu’il pût être, ne méritait pas, post-mortem, une telle exécution.
Exécution post-mortem, en effet.
Mais du petit cercle des 2000 influents qui, à Paris, dinent, couchent, se passent la rhubarbe, intriguent, carriérisent, éditorialisent, scribouillent, grenouillent, se rendent le séné, se lovent dans toutes les niches, se dos-rondissent à la moindre bourrasque, s’échangent hochets, gracieusetés, jetons de présence, que pouvait-on espérer ?
Grand merci pour cette splendide dissection de corps pourris.
Très intéressante recension, et très juste conclusion ! Vous remarquerez que c’est le même silence médiatique qui a longtemps entouré les frasques de Dominique Strauss-Kahn (qui a même eu une carrière encore plus brillante que R. Descoings : ministre (mais Descoings a failli l’être aussi, et sous la présidence de N.Sarkozy !), président du F.M.I. et presque Président de la République !). Lui aussi s’est longtemps cru « en roue libre » ; ce qui est effectivement très frappant dans le livre, c’est la fascination qu’exerce le personnage sur des hommes connus pour leur extrême rectitude et leur sens presque janséniste de l’État ; je pense surtout à René Rémond, mais on pourrait citer d’autres noms.
Descoings rappelle par certains aspects de son caractère (le côté Dr Jekyll social et Mr Hyde privé) Guillaume Dustan, qui est d’ailleurs cité dans le livre, avec la différence que ce dernier assumait beaucoup plus franchement son côté « déviant ».