« Un maquereau devenu rouget » ? : Le cardinal Dubois, d’Alexandre Dupilet

Le Régent (Philippe Noiret), Dubois (jean Rochefort), Que la fête commence, Bertrand Tavernier, 1975

Le Régent (Philippe Noiret), Dubois (Jean Rochefort), Que la fête commence, Bertrand Tavernier, 1975

Le cardinal Dubois, Alexandre Dupilet, Tallandier, 2015

Voici quelques mois, j’évoquai une biographie de Disraeli et intitulai ma chronique « L’arriviste arrivé ». Ce titre s’appliquerait fort bien à mon sujet du jour, dont mes lecteurs excuseront sûrement l’obscurité relative. Le livre récent d’A.Dupilet méritait, je trouve, une critique.

Le grand médiéviste italien, Arsenio Frugoni, démontra, dans les années 50, que l’histoire pouvait, à sa manière, triompher de la légende. Par son remarquable, bien qu’aride, essai biographique intitulé Arnaud de Brescia (traduit et publié aux Belles Lettres), et consacré à la nébuleuse figure d’un réformateur italien du XIIe siècle, il offrit à son lecteur une leçon d’histoire. Il explora et tria d’abord l’ensemble des sources secondaires pour parvenir à l’essence même du récit historique, la source primaire, de laquelle découlent toutes les autres. Cette source, il la passa au filtre de sa sensibilité critique, l’expurgea, la clarifia, l’affina, jusqu’à toucher la seule réalité historique certaine, réduite à un presque rien qui, pourtant, équivaut au tout de nos certitudes. Point de roman, point de caractère, point de légende : la réalité historique se voyait réduite à la froide et lacunaire réalité des sources, méticuleusement examinée par un maître. À l’historien, ensuite, de reconstruire son sujet – la force méthodologique du livre de Frugoni était de livrer au lecteur intéressé le processus même, plutôt que son résultat. C’est là, je l’admets, un art d’antiquaire ou de médiéviste, confronté à la minceur de ses sources et à la masse de légendes qui en sont nées. Les historiens des époques ultérieures affrontent plus souvent le trop-plein que l’insuffisance ; difficiles pour eux de revenir aux quelques sources premières. Néanmoins, la philosophie de Frugoni constitue, par sa rigueur critique, son scepticisme et sa finesse d’analyse, un modèle pour tout historien étudiant un personnage calcifié par son mythe, comme, par exemple, Guillaume Dubois.

Le cardinal Dubois, précepteur de Philippe d’Orléans, diplomate, secrétaire d’État aux affaires étrangères (1718-1723), archevêque de Cambrai et éphémère Premier ministre (1722-23), incarne dans l’histoire de France ce que le comédien Jean Rochefort, interprétant son personnage, incarne dans Que la fête commence, de Bertrand Tavernier : un caractère de roman. Dubois personnifie la Régence (1715-23) telle que l’histoire a bien voulu la dépeindre, il est la dépravation, la fausseté, l’inconstance, la superficialité, le libertinage, l’autoritarisme indécis, l’arrivisme, la manipulation, la bassesse de mœurs, bref tout ce que son époque charrie de médiocre, de corrupteur et de pernicieux. On l’a dit stipendié, avare, ignorant, orgueilleux, tyrannique, intrigant ; des dizaines d’historiettes, graveleuses, scabreuses ou amorales circulent sur son compte ; quant à sa politique, au mieux elle fut considérée comme un échec, au pire comme une trahison. Ces rumeurs circulaient déjà de son vivant. Paris disait plaisamment, le jour de son accession au cardinalat, qu’il était « un maquereau devenu rouget ». L’histoire est un délicieux terrain d’action pour l’imagination, qui remplit les vides avec des rumeurs et des interprétations. Richelieu et Mazarin ont deux légendes : une noire et une blanche. Dubois, lui, n’en a qu’une, bien aidé en cela par la rancœur des mémorialistes de son temps, et au premier rang d’entre eux, ce génie littéraire que fut Saint-Simon – qui le détestait. M. Dupilet a l’intelligence d’exposer, dès les premières pages, l’état historiographique de la question, par un long détour dans les Mémoires, plus ou moins fiables, du temps. En marquant sa réticence envers le tissu anecdotique de la légende, l’auteur se donne la possibilité d’examiner en profondeur les aspects les plus politiques de la vie du cardinal Dubois. Son ouvrage, s’il n’est pas dénué de sympathie pour son sujet, tente, avec sérieux, de trier le vrai du vraisemblable, le vraisemblable du possible, le possible de l’invraisemblable et l’invraisemblable de l’impossible. Trop d’ouvrages historiques se contentent de compiler des anecdotes piochées ici ou là, sans les examiner d’un œil critique, pour que le lecteur ne soit pas reconnaissant de la rigueur du travail mené dans ce livre, qu’on éprouve, ou non, un intérêt personnel envers le personnage. Que l’historien ait jugé bon d’exprimer ici ses doutes, là sa conviction, apparaît désormais comme la moindre des exigences en cette discipline (à la manière des meilleurs des savants actuels, Carlo Ginzburg, Patrick Boucheron ou Laurent Vidal par exemple). Comme il s’élève contre trois siècles de noirceurs accumulées, M. Dupilet montre parfois un peu trop d’ardeur à blanchir son modèle, à le grandir, et à apprécier, en bien, son bilan. Ce petit défaut est cependant contrebalancé par la précision et l’honnêteté de l’analyse – notamment celle des vénéneuses anecdotes qui circulèrent, dans les années 1720 et après, sur le compte de l’abbé devenu cardinal.

La Régence marqua une rupture. Une époque austère et dévote s’achevait : à la fin de l’été 1715, Louis XIV mourut (enfin), à plus de 75 ans. Lui succéda un garçonnet de cinq ans, son arrière-petit-fils, cornaqué par un Régent, le neveu du défunt, Philippe d’Orléans. Auprès du prince figurait, depuis son enfance, un abbé roturier et ambitieux, Guillaume Dubois. L’histoire, comme l’admet M. Dupilet, est quasiment muette sur la première et impressionnante ascension du jeune homme, fils d’un apothicaire de Brive, de sa lointaine province limousine jusqu’au préceptorat d’un prince de sang. Les quelques sources, souvent anecdotiques, sont examinées avec soin. De nombreuses rumeurs circulèrent, des années après, sur cette époque d’obscurité. Il n’en reste que quelques constats vraisemblables : Dubois avait suffisamment brillé pour obtenir une bourse et monter étudier à Paris ; sa valeur intellectuelle fut remarquée quelque temps plus tard par un « compatriote », directeur de l’établissement parisien dans lequel il avait étudié. Dubois enseigna quelques années à de jeunes bourgeois, puis à des nobles. Son esprit et sa prestance durent être appréciés par ses employeurs qui l’invitèrent à participer à tel ou tel de leurs salons, où il se fit à nouveau remarquer, par la vivacité de son esprit. Le Duc de Vendôme, descendant bâtard d’Henri IV, proposa peut-être son nom au sommet de l’État : on cherchait alors un précepteur pour le jeune duc de Chartres, neveu du roi et futur duc d’Orléans. M. Dupilet estime que ni Monsieur, le frère du roi, dont l’éducation avait été trop négligée, ni Louis XIV, dont le sens familial n’est pas contestable, n’avaient intérêt à nommer à ce poste un roturier inconnu s’il n’avait pas pour lui de grandes qualités, qu’elles soient intellectuelles ou morales. Les légendes faisant de Dubois un précoce corrupteur du prince sont assez tardives et, le pense l’historien, peu crédibles. La fonction de précepteur d’un Orléans n’était certes pas celle d’un précepteur de Dauphin, fonction confiée par le passé à Bossuet et à Fénelon ; elle n’en restait pas moins prestigieuse et exigeante. On ne l’eût confiée ni à un imbécile, ni à un suborneur.

Cette nomination est décisive. Dans la France d’Ancien Régime, où la naissance compte plus que le service, où l’ascension sociale est si difficile, Dubois constitue un exemple presque unique : son élévation commence d’ailleurs là où elle aurait dû se terminer, à ce poste certes important, mais politiquement mineur. À la maison d’Orléans, Dubois devait tout. Sans ce préceptorat, il n’aurait jamais approché le pouvoir, et l’aurait encore moins exercé. Dubois et Philippe d’Orléans sont restés liés pendant quarante ans, jusqu’à ce que la mort s’empare d’eux, à quelques mois de distance, en 1723. M. Dupilet, tout à son récit chronologique, néglige quelque peu d’explorer cette relation étonnante, tant par sa constance que par ses répercussions historiques. Il l’évoque épisodiquement, montre la proximité, intellectuelle et politique, des deux hommes, suggère l’émergence de quelques tensions épisodiques entre eux, mais sans explorer en une fois, synthétiquement, la teneur exacte de ces liens. Le prince, dont l’auteur se plaît à souligner que l’histoire a exagéré son caractère libertin et inconséquent, n’a jamais abandonné son ancien précepteur, même lorsque celui-ci affrontait les cabales des puissants de la cour. Le maître, s’affranchissant peu à peu de son disciple, ne cessa jamais de le conseiller et de l’écouter. Qui a formé l’autre ? Qui a dominé l’autre ? Leur étonnante symbiose n’a pas reçu de l’historien toute l’attention qu’elle méritait. La constance, rare entre deux hommes de pouvoir, aurait dû susciter une investigation et une réflexion plus approfondies, tant elle paraît historiquement singulière (les favoris finissent mal, en général). L’autre circonstance majeure du destin de Dubois est fort bien connue. Elle a été explorée par Olivier Chaline dans l’honorable ouvrage L’Année des quatre Dauphins, où il analyse l’année terrible qui vit les morts successives, en 1711-1712, du fils de Louis XIV, de son petit-fils et de son arrière-petit-fils aîné. Ne restent, de la branche directe, qu’un petit-fils, Philippe, qui a renoncé à ses droits dynastiques pour régner sur l’Espagne, et un arrière-petit-fils, Louis (XV) ; le roi, conscient du danger, a aussi fait reconnaître les droits sur le trône de ses deux fils bâtards, le duc de Maine et le comte de Toulouse, mais la haute noblesse – dont les Orléans – l’accepte mal. Le cousin d’Orléans, devient alors, à un âge de pleine maturité (il est né en 1674), le personnage le plus légitime pour exercer l’inévitable régence qui s’ouvre.

Si j’ai précisé ces deux faits, c’est qu’il s’agit des principales contingences qui permirent l’ascension de l’obscur abbé Dubois jusqu’à la pourpre cardinalice et à la position, enviée, de Premier ministre. Elles ont eu une double effet sur le parcours de l’homme : l’ascension de Dubois dépendit presque exclusivement de l’élévation d’Orléans ; et il le savait – d’où ses fréquentes angoisses, et sa fébrilité, sensibles dans sa correspondance. Philippe, devenu majeur, ne fut pas délaissé par son maître. Au contraire, Dubois, devenu une sorte de secrétaire particulier, l’accompagnait sur les champs de bataille des années 1690, où le jeune prince se montrait en officier courageux mais dissipé. Il finit d’ailleurs par déplaire au roi et connut une longue période de disgrâce. C’est elle, au fond, qui éloigna le plus Dubois de son ancien élève – et elle l’éloigna peu, tant sa fortune dépendait des libéralités du régime, et donc de ce que pouvait lui accorder la maison d’Orléans. Sa fidélité fut récompensée lors de l’accession de Philippe d’Orléans à la Régence. Habilement, le prince redonna la parole aux grands du royaume, par ce qu’il convient d’appeler « la polysynodie ». Ce gouvernement des conseils, dont est spécialiste l’historien, renonçait pour partie au principe d’un absolutisme méritocratique auquel était attaché Louis XIV, au profit d’un principe « aristocratique ». Les nobles conviés au Conseil de régence et dans les conseils particuliers pouvaient ainsi avoir l’illusion d’un pouvoir retrouvé – ce qui ne les incita guère à mener quelque action violente contre le Régent – lui-même fort occupé à retirer leurs droits dynastiques aux deux bâtards du roi, puis à éviter que son cousin d’Espagne ne s’intéressât de trop près à sa Régence. La place de Dubois, né du peuple, n’était évidemment pas dans ces conseils des Grands. Philippe d’Orléans, confiant en ses qualités, en fit un diplomate, l’envoyant négocier à l’étranger, auprès des Anglais et des Hollandais. M. Dupilet montre bien quel rôle joua l’abbé dans cette affaire ; elle constitue l’essentiel de son livre. Je ne pourrais ici en résumer toutes les péripéties sans ennuyer. Plusieurs faits semblent certains. L’Angleterre, gouvernée depuis peu par la dynastie de Hanovre, voulait s’entendre avec la France et rompre la fragile unité diplomatique et dynastique de celle-ci avec l’Espagne, unité fort dangereuse pour l’équilibre européen, et même mondial. Elle désirait aussi éviter que la cour de France n’encourageât les Stuarts exilés à tenter quelque coup de force. Son véritable allié fut Dubois. Jusque 1718, date à laquelle l’abbé accéda au secrétariat d’État aux affaires étrangères, l’habile diplomate multiplia les missions et les tractations, en Angleterre et en Hollande, contre l’avis d’une partie de la cour, attachée à l’alliance espagnole.

Le futur cardinal est saisi ici par sa correspondance officielle. Même si sa fébrilité et son anxiété le conduisirent parfois à trop se hâter et à commettre quelques erreurs, il montra dans ces fonctions l’étendue de ses qualités : intelligence, subtilité, détermination, hauteur de vues, stratégie. Il était sinueux, mais ses objectifs étaient constants, réalistes et contre-hégémoniques. L’alliance avec l’Angleterre et la Hollande apparut évidemment comme un moyen d’assurer l’équilibre européen en évitant que les buts politiques particuliers de l’Espagne ne poussent la France, qui lui était désormais apparentée, dans des conflits qui ne lui apporteraient rien. Il s’agissait aussi de ne pas retomber dans les guerres à répétition qui avaient marqué le règne précédent. La froideur géopolitique de Dubois, encouragée par l’Angleterre, offrait un singulier contraste avec la stratégie hégémonique et brutale du grand roi. Les mémorialistes de l’époque, souvent partisans d’une alliance franco-espagnole, parlèrent de machiavélisme, de malhonnêteté, de corruption, de bassesse. Les historiens patriotes de la IIIe, amateurs de grandeur et de fracas, lui reprochèrent plus tard sa diplomatie trop subtile à coups de pactes et de traités. Le parti de Dubois, un parti d’équilibre continental – M. Dupilet parle à raison d’une ébauche « d’Entente Cordiale » – n’avait pourtant rien de déraisonnable ni de néfaste. Et, preuve de l’intérêt de cette stratégie, la guerre bientôt enclenchée contre l’Espagne ne déboucha pas sur une conflagration continentale, mais sur le seul renversement d’Alberoni, premier ministre à Madrid, et sur le rétablissement négocié de la paix. Je suis assez tenté de suivre l’historien lorsqu’il défend la stratégie diplomatique pacifique de Dubois, même si je doute que ce fut lui, seul, qui permît à l’alliance anglo-hollandaise de naître – il fallait que le Régent le suivît, et il mit du temps à se décider ; il fallait aussi que les Anglais y trouvassent leur intérêt. La France avait pendant cinquante ans suivi une stratégie « hégémonique », qui lui avait aliéné les principaux partisans de l’équilibre entre les grandes puissances. En changeant de stratégie, elle s’épargnait de nouvelles guerres – aussi difficiles, peut-être, à gagner que le furent les dernières de Louis XIV – et redevenait un acteur diplomatique crédible, estimé par ses rivaux, apte à obtenir par la négociation ce qu’une coûteuse guerre n’était plus en mesure certaine de lui offrir. En récompense de la réussite de sa politique, Dubois obtint le Secrétariat d’État aux Affaires Étrangères. Et comme le Régent renonça à l’ingouvernable polysynodie pour revenir à un système plus classique et centralisé, l’abbé eut de plus en plus de pouvoir, la haute noblesse n’étant plus là pour le contraindre ou l’empêcher. Le brusque effondrement du système financier spéculatif de Law, dans lequel le Régent avait mis beaucoup d’espoir, contribua à élever la stature du prélat. Il obtint la disgrâce de ses derniers rivaux, dont le neveu de Colbert, Torcy. La noblesse réduite par l’abandon de la polysynodie, ses adversaires personnels tombés dans l’ornière espagnole ou salis par la faillite de Law, il ne restait plus à Dubois que quelques marches à gravir pour atteindre le pouvoir. La restauration de la fonction de Premier ministre, à son profit, à l’été 1722, fut sa consécration. Il n’y survécut qu’une année. Son bilan de Premier ministre est mince.

La légende noire de Dubois est celle d’un manipulateur, d’un corrupteur et d’un homme de l’ombre, trois traits déduits de son parcours. Courtisan et diplomate, manœuvrier favori du Régent, Dubois devait être considéré, par ceux qui le connaissaient, comme un arriviste, sournois tant qu’il s’élevait, autoritaire une fois parvenu. Sa diplomatie anglophile, défendable d’un strict point de vue politique, devenait la preuve, aux yeux de « la vieille cour », de sa trahison. Son jeu d’équilibre subtil ne fut pas compris, ou trop bien compris par des nobles pour qui ce n’était là que manœuvres et fourberies. Sa vie personnelle, sa truculence et ses aventures firent le reste. Son accession à l’archevêché de Cambrai, puis au cardinalat, dont je vous passe le récit heurté, confirmèrent son talent consommé pour l’intrigue.  M. Dupilet examine avec précision et justesse la longue marche de Dubois vers le titre de cardinal. Il en souligne l’ironie : l’homme n’avait pas la sagesse, la piété et les qualités d’un éminent homme d’église. La postérité s’est concentrée sur ce paradoxe premier : un ambitieux sans scrupule et peu croyant parvenu aux premiers rangs de la catholicité, symbole d’une église dévoyée, d’un temps d’impiété, d’une ère – à venir – de libertinage. Or, l’historien montre, à rebours de cette légende noire, que Dubois n’a rien d’un philosophe, que ses références théologiques, honnêtes à défaut d’être approfondies, sont de son siècle, le XVIIe, qu’il est partisan d’une monarchie autoritaire et que son anglophilie de façade n’a rien de commun avec celle, à venir, concertée et théorique, d’un Montesquieu. Comme d’autres avant lui, hommes obscurs élevés au plus près du roi par la seule force de leur mérite, Dubois croit en un système absolutiste, dirigiste, faisant fi de la bourgeoisie comme de la noblesse. Sa remarquable capacité d’adaptation aux circonstances s’est doublée d’une fidélité non moins remarquable au Régent, seul garant de son ascension (au moins jusqu’à ce qu’il devînt cardinal).

Sa force ressemble assez à celle que Machiavel donne en exemple : quelqu’un sachant allier la Fortuna et la Virtù. La Fortuna, ce sont ces accidents qui lui offrirent un destin d’envergure : le préceptorat de Philippe, la mort prématurée des descendants de Louis XIV, le soutien intéressé de l’Angleterre. La Virtù résume ses qualités : opportunisme, ambition, obstination, intelligence, sens de la manœuvre. L’un sans l’autre, un homme mal né n’a rien : sans l’appui des circonstances, il croupit dans son existence obscure ; sans d’éminentes qualités, il ne conquiert ni ne conserve. M. Dupilet désigne, dans sa biographie du cardinal Dubois, un exemple parfait – et rare – d’ambition satisfaite. Cette vie est moins sombre que ses contempteurs, en mal de contre-exemple moral et de caractère romanesque, ont bien voulu le faire croire ; elle est moins brillante, peut-être, que ce que l’historien – plongé dans sa chère Régence – veut bien le croire. Le Dubois de la légende, prélat corrompu et malfaisant, avait pour lui le charme vénéneux de la noirceur ; le Dubois de l’histoire perd sa puissance proprement littéraire pour offrir une figure plus juste, celle d’un homme de valeur et de caractère, intelligent et raisonnablement amoral, et qui, issu du rang, fut obligé, pour s’élever, de manœuvrer, de courtiser et de se battre toute une vie durant. L’ouvrage de M. Dupilet apparaît, à cet égard, comme la déromanticisation d’un anti-héros. Indéniablement, la science historique y gagne ce que le mythe y perd  et ce bon livre, précis, informé, critique prend dès maintenant le rang d’ouvrage incontournable sur le sujet.

Tombeau du cardinal Dubois, Guillaume Coustou

Tombeau du cardinal Dubois, Guillaume Coustou

Publicité

Une mosaïque : Histoire du monde au XVe siècle, dirigé par Patrick Boucheron

La carte de Piri Reis, 1513

La carte de Piri Reis, 1513

Histoire du monde au XVe siècle, Tomes 1 et 2, Patrick Boucheron (dir.), Fayard, coll. « Pluriel », 2012 (Première éd. 2009)

Mon rythme de publication a été quelque peu perturbé ces derniers jours, je m’en excuse. Je suis un peu fatigué. Je dois avouer que j’éprouve en ce moment des difficultés à tenir la contrainte que je me suis fixée depuis quinze mois (un article tous les trois jours), et ce d’autant plus que j’ai lu récemment des livres de sciences humaines ou d’histoire, compliqués à reprendre et à commenter dans le cadre, modeste, d’une note de blog. Je vous prie de ne pas vous étonner si mes prochaines publications sont un peu plus espacées que de coutume.

Écrire une « Histoire du monde », à un siècle donné, peut se faire de deux manières : par le haut, dans un essai global, avec une perspective large, plus attentive aux grandes tendances qu’aux détails ; par le bas, dans l’assemblage de vues d’experts, particulières et limitées, de manière à leur faire former une marqueterie diversifiée et néanmoins suffisamment représentative d’une époque donnée. La première méthode permet de tout voir, mais de si loin que nul n’est sûr de ce qu’il croit apercevoir, en contrebas – ce sont les grandes synthèses historico-philosophiques du passé ; la seconde offre des aperçus d’une grande précision, mais si spécifiques et partiels qu’ils ne sont susceptibles ni de généralisation, ni de synthèse – c’est le commun des volumes collectifs et universitaires d’aujourd’hui, dont le public est par nature restreint aux seuls spécialistes. Confrontée à ces deux modèles insatisfaisants, l’équipe réunie par Patrick Boucheron et coordonnée par Julien Loiseau, a tenté de proposer, par son Histoire du monde au XVe siècle, une forme de via media : une multiplicité d’articles et de points de vue, mais composés dans un évident et louable souci de synthèse. L’immense majorité des textes est accessible à un lecteur raisonnablement cultivé ; ils touchent parfois à des réalités mal connues mais sans que leur pertinence ou intelligibilité en soit atteinte. On peut saluer, je crois, la performance que constitue l’agglomération d’une soixantaine d’articles d’une telle homogénéité de fond, de structure et de forme – quand tant de volumes collectifs à l’objet plus restreint n’offrent qu’une succession d’aperçus pointillistes et hétérogènes. Bien sûr, on note ici ou là quelques répétitions, inévitables ; on remarque un auteur plus porté à jargonner qu’un autre ou un historien traitant son objet par l’angle quelque peu étroit de sa spécialité, plutôt que d’offrir la synthèse « parfaite » attendue. Cela ne remet pas en cause le constat de cohérence générale de l’ouvrage. J’aimerais assez que tous les textes collectifs, destinés à un public élargi au-delà du cercle des seuls spécialistes, ressemblassent à celui-ci. Deux remarques anecdotiques, en passant : le prix et les cartes. Je dois avouer que le prix prohibitif de l’ouvrage grand format (près de 90€) m’avait conduit, comme beaucoup peut-être, à renoncer à son acquisition – j’ai donc dû me contenter de l’édition poche, privée de son chapitre visuel consacré à la cartographie du monde (et de la plupart de ses cartes). Puisque j’en suis aux défauts de l’ouvrage, je voudrais faire remarquer que l’idée d’offrir au lecteur, par le biais d’un « flashcode » un accès de meilleur qualité aux cartes n’est pas mauvaise en soi, mais que l’éditeur aurait pu faire l’effort sur le site internet spécifique, de les offrir en couleur plutôt qu’en noir & blanc.

L’ouvrage ou plutôt, dans l’édition dont je dispose, les deux ouvrages (800 pages chacun) offrent un parcours relativement exhaustif dans l’histoire du XVe siècle, envisagée de manière assez large de 1380 à 1520. Ils courent donc du Grand Schisme – et sa double, voire triple, Papauté – et de Tamerlan, le dernier grand conquérant turco-mongol médiéval, à Charles Quint, Luther, Soliman et Cortès, les quatre hommes par qui le XVIe siècle « moderne » ouvre une nouvelle ère pour le monde. Il serait probablement inutile, dans le cadre de cette note (en outre plus modeste que de coutume), de prétendre résumer l’histoire d’un siècle marqué, entre autres et pêle-mêle, par les scissions de l’Église catholique, l’épopée de Tamerlan, l’introduction de l’imprimerie en Europe, l’essor du Shogunat nippon, le lent renforcement des Ming, la fin de la guerre de Cent ans, la chute de Constantinople, la destruction d’Angkor, la naissance et la mort des impérialismes aztèque et inca, l’ascension des Ottomans, des Safavides puis des Moghols, les grandes aventures maritimes de la Chine des Ming (l’eunuque Zheng He) et du Portugal des Aviz, l’union des couronnes espagnoles, la découverte de l’Amérique, et, pour finir, par la Réforme et « la conquête des Indes » (catalogue intuitif et non exhaustif). La perspective éclatée, choisie par l’équipe éditoriale, rend bien l’effet de dispersion qu’un rapide examen de l’histoire de ce siècle peut suggérer. En ne privilégiant personne – encore que l’Europe, ou plutôt la zone euro-méditerranéenne, c’est assez naturel chez des historiens français, ait une large place – les auteurs dépeignent un monde polycentrique, éclaté, peut-être à son point maximal de diversification. Il est atteint, selon M. Boucheron au XVe siècle (J.-M.Sallmann, dans Le Grand désenclavement du monde, le place néanmoins quelques siècles plus tôt), avant que les échanges, commerciaux et guerriers, des premières conquêtes maritimes et coloniales européennes n’inaugurent la longue période de « globalisation » (et donc de dé-diversification), dans laquelle nous vivons encore.

La division de l’ouvrage en quatre sections, si elle induit quelques répétitions, est plutôt efficace : la première, synthétique, est consacrée à l’histoire de chaque zone géographique ; la deuxième, vraiment passionnante, explore les textes décisifs ou représentatifs de la période ; la troisième, plus attendue, propose des monographies consacrées à des dates charnières ; la quatrième, assez austère, s’intéresse aux grandes évolutions techniques, culturelles et intellectuelles. L’ordre des sections, et non son contenu, diffère dans l’édition en grand format. Chacune regroupe une vingtaine d’articles (moins dans la dernière section, très thématique), de tailles à peu près équivalentes ; on retrouve là un souci d’équilibre structurel bien français – on pourrait même parler d’harmonie. Comme cette présentation sommaire peut le laisser supposer, il n’existe pas, dans ce livre, de grand récit général. L’histoire globale (ou « world history », dans le monde anglo-saxon), dont M. Boucheron se réclame, non sans prudence, dans son introduction, suppose une sorte de vaste narration, sur une très longue période, manière d’assimiler l’ensemble des faits historiques en seul supra-récit. Ici, au contraire, c’est l’assemblage d’une multitude, ouverte, de synthèses qui doit fournir au lecteur, par un effet d’ensemble, le récit général dont le livre est privé. Pourquoi ne pas composer, alors, un seul grand texte ? Le risque est grand, pour l’historien de ce siècle-là, d’offrir alors au lecteur un récit téléologique, orienté principalement par l’expérience européenne et par les conquêtes ultérieures, centré sur le développement économique, capitalistique ou technique, laissant de côté une grande partie de l’histoire, animée, de ce siècle. Le risque était de vouloir démontrer le XVIe siècle en montrant le XVe. On est toujours tenté d’expliquer le passé en fonction de l’avenir, de parler du Chah Ismaïl plutôt que de Mathias Corvin, de Vasco de Gama plutôt que de Zheng He, de Babur plutôt que de l’Inca, de Luther plutôt que de Jean Hus, bref de ce qui a eu une postérité plutôt que de ce qui en a été privé. C’est lire l’histoire du point de vue présent, comme si son déroulement était, en quelque sorte, inéluctable.

Or, et je partage assez cette opinion, d’autres expériences – oubliées, avortées ou disparues – ont tout autant leur place dans une perspective générale et dans une compréhension plus affinée du passé de l’humanité. C’est une manière de décentrer l’histoire, de lui faire quitter le seul angle méditerranéen et occidental ; le lecteur français moyen apprend dans ce livre pas mal de faits, sur la Chine, le Japon, le monde islamique, l’Amérique, toutes ces choses qu’il n’a pas eu le temps ou l’occasion de découvrir auparavant. Je vous en passe l’inventaire. L’histoire de France est d’ailleurs ramenée à une taille plus réaliste – et l’épopée de Jeanne d’Arc se rapetisse aux dimensions d’une anecdote locale quoique colorée. Quelques amateurs d’histoire un peu conventionnels pourront crier au sacrilège, et ils auront tort. L’histoire du monde ne se réduit pas à celle de notre péninsule européenne, bien que le rôle éminent de celle-ci durant le dernier millénaire ne puisse être nié. Il y a peut-être dans ce livre, les critiques l’ont souligné, un effet de mode, un désir de rabaisser quelque peu les prétentions de ce qui fut trop élevé par le passé (la Renaissance, l’Europe, les Grandes Découvertes), de réévaluer l’histoire perse, chinoise, indienne, islamique, bref de remplacer le Récit épique de l’ascension européenne par une mosaïque de récits n’ayant, pris ensemble, aucune signification annonciatrice. Il n’en reste pas moins que l’entreprise me paraît menée d’un œil sincère, ouvert et intelligent et qu’elle intéressera tous ceux que l’histoire en général ne laisse pas indifférents. On notera d’ailleurs, à rebours du constat de complet décentrement de l’ouvrage, que la première section va du plus méditerranéen au moins méditerranéen (et donc du plus central au plus périphérique), prenant le monde turc, alors en pleine ascension, comme point nodal. Le polycentrisme de l’ensemble n’empêche donc pas les historiens de prendre une zone comme point de départ de leurs réflexions (les césures de 1380 et de 1520 ont aussi à voir avec le monde méditerranéen).

Les historiens de ce volume collectif ont donc refusé de produire un récit unifiant, jugeant qu’il était plus judicieux d’aborder ce siècle, le dernier avant les « Grandes Découvertes » (remises en cause), dans toute sa diversité, par des petites touches. Comme le dit M. Boucheron dans l’introduction, ce siècle présente, malgré quelques maigres contacts entre les grandes zones mondiales, une forme d’étanchéité géographique dont seront dépourvus les siècles suivants. Les Européens passent par les marchands italiens et arabes pour acquérir les matières précieuses qu’ils iront chercher eux-mêmes par la suite. Les Américains sont isolés du continent eurasiatique ; la Chine des Ming s’ouvre un moment à l’océan – et avec quelle méfiance ! – avant de se refermer sur l’univers sinisé ; le trafic dans l’océan indien est aux mains des marchands musulmans ; la Russie naît lentement ; des empires africains se succèdent ; les Mamelouks du Caire sont la puissance dominante du monde islamique arabe, qu’ils tentent encore de contrôler malgré leur déclin démographique, malgré, surtout, la poussée turque. L’étanchéité relative des aires spatio-culturelles (souvent religieuses) justifie la forme du projet des historiens, et notamment de sa première partie, ensemble de synthèses par zones géographiques. Elles sont assez convaincantes bien que leur orientation générale dépende un peu trop des spécialités de leurs responsables. Ainsi la section consacrée à l’Aragon et à la Castille m’a paru trop centrée sur les mécanismes juridiques et étatiques – quand elle aurait tout aussi bien pu évoquer l’économie, l’agriculture ou l’histoire militaire des deux États bientôt réunis. De même, il m’a paru un peu illégitime de réunir Europe centrale et Scandinavie au seul motif de l’étude des unions dynastiques éphémères qui se produisirent là tout au long du siècle, Union de Kalmar d’un côté, réunion de la Hongrie, de la Bohême et de la Pologne de l’autre. À l’inverse, quand les historiens sortent des cases géographiques, ils versent parfois dans la généralisation – et leur propos perd en pertinence. Dans la quatrième partie, certains développements sur le phénomène de Cour, sur les livres ou sur l’individuation pourront paraître artificiellement transversaux – comme s’il avait fallu de toute force, au risque du catalogue, identifier, examiner et relier ces réalités culturelles dans chaque grand ensemble civilisationnel. Enfin, certains articles survolent leur sujet : dans la troisième partie, certains développements sur des événements charnière sont un peu courts pour retenir l’attention. Ce sont là de petits défauts qui ne nuisent pas cependant à l’intérêt de l’ensemble.

J’admets, à rebours des tendances du grand public de l’édition historique, être plutôt intéressé par les sujets moins courus que la seconde guerre mondiale, Napoléon et le règne de Louis XIV ; mon appétence pour les personnages obscurs et les époques oubliées me fait donc voir avec une certaine sympathie l’ensemble de ce projet – et je peinerais à faire le catalogue de ce que j’y ai appris. Si je n’ai qu’un conseil à donner aux lecteurs les plus littéraires de cette note (qui ont bien du courage de m’avoir suivi jusqu’ici), c’est de ne piocher que dans la deuxième section de cette Histoire du monde au XVe siècle, section consacrée aux grands textes. Elle propose un formidable catalogue de lectures – pour certaines hélas impossibles à mener, mais pour d’autres, parfaitement accessibles : théâtre Nô, voyages étonnants du marchand russe Nikitine, les très attendus Le Prince et L’Utopie, la (tragiquement perdue) Grande Encyclopédie de Yongle, l’édifiant ouvrage pédagogique coréen Sons justes pour l’éducation d’un peuple, la description de l’Afrique par Hassan al-Wazzan, dit Jean-Léon l’Africain, diplomate musulman prisonnier du Pape, ou encore les commentaires d’Al-Suyuti – le premier savant islamique à avoir préféré l’enseignement par les livres à l’enseignement par les maîtres –, etc. Le dit al-Suyuti avait d’ailleurs un charmant surnom : « Ibn al-Kutub »… le fils des livres ! Ces deux épais volumes prennent un certain temps à être lus, mais ils ont pour principal intérêt d’ouvrir à une infinité d’autres lectures, qui elles-mêmes ouvrent à une infinité d’autres lectures, qui elles-mêmes…

Le Retour du roi : Le Roi caché, d’Yves-Marie Bercé

Dom_Sebastian_on_Incoberta

Le roi caché, Yves-Marie Bercé, Fayard, 1990

« Quand viendras-tu, Ô Roi Caché, / Ô songe portugais des ères, / Faire de moi bien plus que le souffle incertain / D’une aspiration immense que Dieu fit ? »

Fernando Pessoa, « Mon Livre, je l’écris »

Une rumeur parcourt le pays. Le petit prince, l’héritier légitime qu’on avait cru mort (ou bien est-ce le monarque trop tôt disparu ?) ne l’est pas. Pris pour un autre, dissimulé dans un monastère, sous une fausse identité, il attend, depuis bien des années, le bon moment pour se révéler à ses sujets. Dans peu de temps, il reprendra sa couronne. La dynastie légitime sera restaurée et l’usurpateur chassé. Déjà certains, ecclésiastiques, nobles provinciaux, paysans, se rallient à lui. On parle de marcher sur la capitale. Le peuple s’agite. Une armée se forme, prête à prendre le pouvoir et à le porter sur le trône, lui le véritable prince, le véritable roi, naguère caché au regard de tous et désormais dévoilé. Restauré, il rétablira la justice et abaissera les impôts, réalisant les espoirs que ses sujets, harassés par un pouvoir tyrannique, ont mis en lui. Lorsque ses troupes, enfin, se mettent en route, elles sont surprises par l’armée régulière, vaincues ; le jeune prince est capturé, bientôt exécuté avec ses plus proches partisans pour crime de lèse-majesté. Sa légende est faite. À l’âge moderne, dans toute l’Europe chrétienne, ce scénario, riche en variantes, se reproduit de nombreuses fois. Il suffit qu’un roi disparaisse loin de son pays ou sur le champ de bataille (Barberousse, Jacques IV d’Écosse ou Sébastien du Portugal), qu’un prince décède en bas âge (Jean Ier, Dimitri) ou qu’une dynastie s’éteigne et laisse la place à une autre (Valois, Rurikovitch) pour que naisse une légende, entre légitimisme et messianisme, celle d’un hypothétique retour du roi. Qu’un prétendant, raisonnablement crédible, se proclame, et s’assemble autour de lui un parti de mécontents, souvent monnayés par des puissances rivales. Quelques moines et ecclésiastiques fournissent l’intendance symbolique, piochant au besoin dans un répertoire de figures, d’historiettes et de prophéties antérieures, remises au goût du jour, recontextualisées. Immédiatement émerge un faisceau d’indices, contribuant à certifier l’identité du prétendant : il a rencontré telle ou telle personne ayant connu le disparu et attestant qu’il s’agit bien, malgré les différences physiques, de la même personne ; il présente un signe distinctif évident ; il dispose, le cas échéant, du pouvoir des thaumaturges ; son histoire ne présente pas d’incohérences majeures. Son aventure dure quelques semaines, quelques mois et, sauf exception (celle de Dimitri), ne s’achève pas sur le trône, mais à un gibet ou à une potence. Le roi caché est mort ? Vive le roi ! Son histoire a eu le temps de générer d’autres prétendants, d’autres fables, et ce jusqu’à l’épuisement de son rôle symbolique dans les mentalités du temps. Un roi, toujours, attend de renaître.

La force du livre du professeur Yves-Marie Bercé, Le Roi caché, publié voici un quart de siècle déjà, est de proposer une double lecture du phénomène : factuelle d’une part, avec un répertoire très riche d’anecdotes historiques, s’étalant du XIVe au XIXe siècle ; thématique d’autre part, présentant une analyse serrée et passionnante du phénomène du « roi caché », des légendes dans lesquelles il a pris corps (littérature arthurienne, matière de France, perspective sacrificielle, etc.). Autour des exemples contemporains de Sébastien du Portugal, du tsar Dimitri et du prétendu François de Valois, il analyse, de manière très fouillée, les ressorts historiques et mentaux qui ont rendu ces proclamations possibles. Comment des hommes de peu, provinciaux, roturiers, commerçants, ont-ils pu, contre toute logique, proclamer qu’ils étaient des rois ou des princes déchus ? Comment d’autres hommes ont-ils pu les croire, les suivre, alors que toutes les évidences s’opposaient à ces revendications ? Sur quels ressorts mentaux se sont-ils appuyés ? Pourquoi ont-ils été suivis ? Au-delà du cynisme et de l’opportunisme évidents de quelques-uns se tient la foi du grand nombre. Le roi caché n’est pas une simple naïveté d’âges barbares. Il apparaît, au contraire, être la conséquence d’un mythe raffiné, patiemment élaboré, poli par les siècles, celui d’un roi avisé, sacrificiel, incarnation tutélaire et mystique de la nation, roi passé d’un âge d’or ou bien roi à venir d’un royaume futur, modèle de vertus idéales que les peuples rêvent de voir advenues ou restaurées. Cela signe l’alliance du passé et de l’avenir contre le présent. Entre nostalgie et espérance, le roi caché canalise sur sa personne et sur sa légende l’idée que les choses pourraient être autres, mieux, qu’elles le devraient, qu’il est de l’ordre légitime du monde qu’elles le soient. Sur ce système légendaire se greffe, au gré des époques et des personnes, une série d’aspirations populaires ou aristocratiques, un espoir jamais incarné quoique toujours en gésine. Il suffit de circonstances exceptionnelles, frappantes, pour que la vieille fable des veillées s’incarne en une brève épopée, rebelle par nature au monde tel qu’il va et, partant, éminemment dangereuse pour les pouvoirs institués.

Le phénomène du roi caché, dans sa définition la plus stricte, est étroitement lié au sébastianisme portugais, lui-même issu de mythes médiévaux plus structurants, insistant sur la survie posthume et providentielle d’Arthur, de Charlemagne, de Barberousse ou de Frédéric II Hohenstaufen, endormis hors de portée des hommes, et prêts à s’éveiller pour rétablir, en auxiliaires du Christ, l’ordre du monde. Le sébastianisme est une idéologie messianique selon laquelle le roi Sébastien attend, dans son île enchantée, le moment idoine pour revenir et restaurer la gloire du Portugal. Sébastien Ier (1554-1578), esprit chimérique et fanatique, s’était lancé, avec une grande partie de la noblesse du pays, dans une guerre risquée au Maroc, pour renverser le nouveau sultan et rétablir son prédécesseur. L’offensive, menée en plein été dans le désert, fut un véritable désastre et, à la bataille de l’Alcácer Quibir, ou bataille des trois rois, l’armée du sultan anéantit celle de Sébastien. Sa mort dans le chaos de la bataille – pourtant attestée par le Sultan – demeurait incertaine pour les Portugais ; l’hypothèse de sa survie devait rapidement alimenter une ample légende, d’autant plus ample que dans l’histoire nationale, la disparition tragique de celui qui deviendra, dans les mémoires portugaises, O Desejado (Le Désiré), marque une véritable césure. Il ne s’agit pas seulement d’un jeune roi disparu tragiquement sur un champ de bataille lointain ; sa mort met fin à court terme à la dynastie régnante (son héritier est son vieil oncle, cardinal, qui meurt deux ans après sans postérité) ; elle met fin, aussi, pour soixante ans, à l’indépendance du pays et à son âge d’or géopolitique et culturel. Philippe II, le roi d’Espagne, cousin de Sébastien, s’empare du Portugal. Les élites portugaises subiront désormais le poids des engagements internationaux lourds de l’empire espagnol. Dans un contexte comme celui-ci, les opposants à la mainmise castillane ont besoin d’un prétendant. Un cousin bâtard de Sébastien, Antoine, est d’abord proclamé, et bien vite chassé par les tercios de Philippe II. Parti en exil en France, il rassemble près de lui une petite cour, pauvre, itinérante, par laquelle il espère, un jour, reprendre son trône. Ce contexte national troublé est propice à la naissance de rumeurs selon lesquelles le légitime Sébastien a survécu, va revenir bientôt, une fois qu’il aura pu s’échapper de sa geôle ou qu’il aura fini d’expier ses erreurs dans un monastère. Apparaissent, ici ou là, pour répondre à cette attente, de faux Sébastien. Influencés le plus souvent par des ecclésiastiques, qui les aident à étayer leur légitimité, ces Sébastien sont fort dangereux pour la couronne d’Espagne, encore mal assurée de son emprise sur le Portugal – ce que démontrera par ailleurs la révolte réussie de 1640. La plupart de ces prétendants – d’un sérieux tout relatif – sont capturés et exécutés. Après le fameux Sébastien de Venise, aux aventures italiennes rocambolesques, il n’apparaît plus de nouveaux candidats ; l’histoire du roi caché se transforme en une légende messianique, soit l’attente d’une libération nationale et, de façon plus mystique, l’avènement d’une ère de justice et de gloire. Le professeur Bercé offre d’excellents aperçus sur les histoires respectives de ces prétendants, anecdotes où la crédulité se mêle, à parts égales, à la duplicité, aux frontières de la foi et de l’espérance.

Deux autres exemples sont particulièrement développés : l’histoire du tsar Dimitri, au début du XVIIe siècle et, moins connue, l’apparition d’un prétendu Valois, dans les premières années du règne d’Henri IV. Ici, ce n’est plus d’un roi tué au loin qu’il est question, mais de la réapparition de jeunes héritiers disparus. Le contexte structurel est sensiblement le même : basculement dynastique (passage de la couronne de France des Valois aux Bourbons en 1589, accession au trône de l’usurpateur Boris Godounov en Russie), inquiétudes paysannes et populaires, existence d’un fort parti d’opposition, soutenu par l’étranger (les Ligueurs par l’Espagne, Dimitri et les opposants des Boyards par la Pologne). Le prétendant François de Valois, dont l’interrogatoire figure en annexe du livre, n’est jamais qu’un bâtard qui s’est inventé, selon toute probabilité, une identité éminente pour soigner une blessure narcissique. L’historien, conscient de la minceur des sources, n’aborde que brièvement cet aspect psychologique largement inaccessible de la démarche des prétendants. Croyaient-ils en leur histoire ? Savaient-ils consciemment qu’ils mentaient  ? En étaient-ils venus à se convaincre eux-mêmes ? Étaient-ils manipulés par des cyniques ? Investis contre leur gré d’une identité prestigieuse par des naïfs ? Chaque cas est différent. Il est délicat d’en tirer des lois absolues, surtout face à des sources lacunaires ou biaisées. L’histoire de François de Valois, par exemple, contrairement à bien des faux Tsars, n’est pas une proclamation entièrement absurde ou cynique. Par certains aspects, elle est plausible, ou tout du moins suspecte – plusieurs coïncidences sont troublantes. L’important n’est pas là, cette histoire a pris de l’envergure en quelques semaines en raison non de l’homme mais du contexte : faible légitimité d’Henri IV et de sa branche, absence d’héritier direct, pays encore troublé par les guerres de religion et les assassinats du duc de Guise et d’Henri III, etc. Le pouvoir royal ne pouvait laisser François réunir à sa cause les restes des ligueurs et du parti ultra-catholique : il fut arrêté, jugé et exécuté. Henri IV ne voulait pas être dépossédé de sa légende naissante par les proclamations d’un individu instable, d’autant plus lorsque celui-ci avait, en puissance, les moyens de raviver les cendres encore rougeoyantes de la guerre civile. La France connut plus tard, une autre série de prétendants, dans un contexte aussi troublé, les faux Louis XVII qui incarnèrent, pendant un temps assez court, les aspirations des monarchistes. Le professeur Bercé s’intéresse durant quelques pages aux deux plus célèbres faux Louis XVII mais montre aussi, en parallèle, qu’ils n’eurent pas de véritable impact politique, contrairement à leurs prédécesseurs du XVIIe siècle.

En Russie, le contexte est à peu près similaire : absence d’héritiers directs des derniers souverains, usurpation d’une nouvelle (et brève) dynastie, fondée par Boris Godounov, apparition d’un jeune prétendant aux marges du pays, etc. Là où l’exemple russe est intéressant, c’est que la révolte, soutenue par les Polonais pour des motifs politiques et religieux, réussit. Dimitri profite de la mort subite de Godounov pour accéder brièvement au trône. Son règne se passe mal ; on l’accuse de donner la Russie aux catholiques polonais, on l’accuse de corruption, on l’accuse, aussi, de ne pas être ce qu’il prétend. Il finit assassiné, remplacé par un autre usurpateur Vassili Chouïski, lui-même renversé quelques années plus tard. Les faux Dimitri se multiplient – on en compte huit, à l’été 1608. Chaque groupe de mécontents présente le sien et le pays sombre dans le chaos, c’est le célèbre Temps des Troubles. Une assemblée finit par trancher et choisir le nouveau tsar, Michel Romanov, en 1613. Sa dynastie est confrontée, pendant deux siècles, à l’émergence récurrente de prétendants, devenue, après le succès du faux Dimitri, une sorte de tradition politique russe. Le professeur Bercé en a compté 44 rien qu’au dix-huitième siècle (dont le célèbre cosaque Pougatchev, pseudo-Pierre III, dont la révolte ébranla le pouvoir des Tsars en 1773-74). Comme le pouvoir passe à plusieurs reprises de main en main par des coups d’État, des disparitions opportunes et des assassinats mystérieux, les tsars cachés se multiplient. Ce phénomène prend en Russie une signification singulière : cette tradition, en perdant son caractère exceptionnel, devient un moyen régulier d’étayer symboliquement une révolte, de légitimer les proclamations des rebelles, en lutte contre le pouvoir central. L’immense Russie contrôle, à ses marges, des populations étrangères, turbulentes et insatisfaites, et en son centre une masse paysanne serve ; ces deux groupes n’ont rien à perdre à suivre un prétendant, même incertain, prétendant qui porte en lui des espoirs de changement immédiat et radical. Il faut d’ailleurs bien reconnaître que, si un ou deux Dimitri purent croire, au moins en partie, à leur rôle, les autres proclamations ne furent que des mascarades politiques, destinées à soutenir symboliquement un ensemble de revendications assez éloignées du simple légitimisme.

La force du livre du professeur Bercé tient moins à ces trois récits factuels – pourtant passionnants – qu’à l’étude qui les suit, analyse des mentalités de l’âge moderne et, en premier lieu, analyse des légendes royales dans l’Europe chrétienne. Pourquoi a-t-on cru en eux, malgré tous les doutes que levaient leurs intrigantes réapparitions ? Comment ont-ils pu émerger comme des opposants crédibles ? Ces rois cachés ne naissent pas de rien. Leur survenance a été permise par l’émergence, sur une longue période, d’une certaine figuration mystique de la royauté, sur le modèle chrétien et suivant, peut-être, l’inspiration du messianisme juif. En piochant tant dans le répertoire populaire que dans le légendaire des lettrés, les prétendants se plaçaient moins en rupture de leur époque qu’en continuité du passé. Une querelle de légitimité signifie en effet que chaque adversaire se dit plus légitime que l’autre, qu’il a plus de droits à hériter du passé national et dynastique que son rival, qu’il répond mieux à l’impératif sacré de la continuité de l’institution royale. Sur le trône est assis un faux roi, un être déloyal, un traître, un tyran, qu’il convient de remplacer par le véritable héritier, un homme jeune (et donc sans taches), victime d’une injustice (et donc innocent) et caché parmi ses sujets (et donc proche d’eux). Cette espérance, selon le professeur Bercé, est nourrie par trois systèmes de figuration de la monarchie : « le roi sacrificiel », « le roi tutélaire », « le roi avisé ». Ces prétendants incarnent, à un moment ou à un autre de leur histoire, les figures légendaires dont se nourrit la chrétienté depuis le Moyen Âge. Le roi caché incarne la dimension sacrificielle du pouvoir. Son drame est l’épreuve qui doit lui permettre de se racheter et de racheter les fautes de son peuple, qu’il prend à son compte. De là naît cette période de disparition ou de dissimulation, au couvent, en exil, dans des fonctions obscures, sous une autre identité. Ce passage assure sa rédemption. Il est donc attendu qu’un roi de retour de telles épreuves, qui ont menacé l’ordre social des choses (en traitant un roi comme un roturier), soit meilleur que tout autre, plus conscient, plus juste. La preuve : il est si conscient qu’il hésite à prendre la couronne. Son sacrifice est un rachat. Ce récit moral s’ente sur une figuration plus vaste du roi « tutélaire » : un souverain du passé, glorieux et vertueux, est l’autorité légendaire de la nation. Répétés par les lettrés au service des États, des mythes le disent endormi, dans l’attente de son rétablissement, dans ce qui forme une promesse aux allures de Parousie. Il n’est pas étonnant, alors, compte tenu des nombreux précédents notés par M. Bercé, que Sébastien, roi disparu d’une nation (un temps) disparue, prenne ces traits tutélaires dans l’imaginaire portugais. Enfin, l’époque aime à représenter un roi sage et tout-puissant, se dissimulant pour observer son peuple en toute liberté, se masquant pour mieux disparaître dans la foule, se jouant, dans de savoureux quiproquos, de l’ingénuité populaire. Il s’agit moins d’un mythe, comme celui du roi sacrificiel ou du roi tutélaire, que d’un ensemble de figurations qui facilitent la croyance en la dissimulation du roi. Le roi peut être caché parce qu’il existe bien des précédents, plus ou moins avérés, de monarques ayant fait temporairement le choix de disparaître, mieux connaître leur pays et réapparaître pour rendre une vraie justice. Cette foi, aux motifs populaires, en la bonté du souverain et en la fin possible des injustices du fait de l’accession au trône d’un roi christique, à la fois rédempteur et sacrifié, trouve un lointain écho dans certaines des espérances politiques électorales de l’âge démocratique (l’homme providentiel, le système parfait, la réforme permanente, etc.).

Cette copieuse étude, dont ma petite note de lecture ne rend qu’imparfaitement l’intérêt, se situe aux confins de l’histoire factuelle et de l’histoire des mentalités. Elle intéresse à mon avis autant l’historien, l’anthropologue que le littéraire. Le professeur Bercé prend un phénomène anecdotique assez fascinant, l’imposture – rappelons qu’une Natalie Zemon Davis a tiré de l’imposture un très grand livre d’histoire, Le retour de Martin Guerre – et le replace dans un temps long des sensibilités, dans la succession des mythes qui soutiennent la perception politique et sociale du monde. Il ne s’agit pas seulement de naïfs croyant leur roi défunt endormi dans une île enchantée, ou d’hurluberlus mégalomanes se proclamant prince, roi ou empereur, ou encore de cyniques manipulant par des mensonges des foules encolérées. Il s’agit du soutènement de l’espérance politique et collective, de ces mécanismes qui donnent au peuple la conviction rassurante d’un avenir plus juste, plus ordonné, où seraient satisfaites ses aspirations naturelles et vengées ses humiliations. Il s’agit d’un étonnant mélange de foi et d’intérêt, porté par un personnage mystérieux de sauveur auto-proclamé, empêché et pénitent. Cet homme, hostile au monde tel qu’il est, devient le réceptacle de toutes les insatisfactions temporelles, qu’il transmue en une action positive et légendaire. Il s’agit enfin d’un étrange mécanisme, récurrent dans l’histoire humaine, qui met la subversion de l’ordre institué au profit non d’une inversion complète de ses valeurs mais d’une restauration légitime du monde tel qu’il devrait être, partant du réel pour aller vers l’idéal. Par sa maîtrise des sources, son sujet, son style, sobre et efficace, son choix comparatiste assumé, et son intelligence symbolique, voire psychologique, Le roi caché offre au lecteur un excellent aperçu de ce que peut, à son meilleur, la réflexion historique.

Un encombrant cadavre : Le Corps du Duce, de Sergio Luzzatto

Cérémonie sur la place Loreto (en mémoire des Partisans exécutés en  août 44)

Cérémonie sur la place Loreto (en mémoire des Partisans exécutés en août 44)

Le Corps du Duce, Sergio Luzzatto, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2014 (trad. Pierre-Emmanuel Dauzat) (Première éd. Originale 1998)

Lénine, les Kim et Mao, embaumés, exposés et offerts à une idolâtrie de commande ; Staline, lui aussi embaumé, puis discrètement retiré du Mausolée de la Place Rouge et enterré sur décision de son successeur ; Hitler (mal) incinéré, réduit en cendres et dispersé on ne sait où ; Franco maintenu artificiellement en vie des semaines durant, puis inhumé dans un pompeux mausolée ; Saddam Hussein pendu, enterré, déplacé, ré-enterré ; Kadhafi lynché et enfoui dans un lieu secret ; le corps du tyran, de l’autocrate, du dictateur connaît bien des vicissitudes, que ce soit dans ses derniers instants ou post-mortem. Son cadavre n’est pas seulement un amas de chairs promis à la pourriture – ou à l’entretien permanent des embaumeurs, mais bien une arme politique, un signe du pouvoir, un objet d’adoration ou de haine, et plus encore un « lieu de mémoire », celui de son régime. Si une étude générale du corps du dictateur comme lieu de mémoire reste à produire, Sergio Luzzatto en a proposé une déclinaison tout à fait convaincante avec son étude sur Mussolini, publiée en Italie en 1998, et traduite en France cet automne seulement. Le « Duce » apparaît, à la réflexion, comme un très bon sujet : son corps joua un rôle central. Sa dictature a en effet exalté des vertus viriles et nationales par un usage, propagandiste et frénétique, du corps même du dictateur, mis en scène, exposé, affiché sans relâche pendant tout le ventennio – peut-être un peu moins à Saló, alors que le régime, satellisé par les Nazis, se mourait. Après la capture et l’exécution du Duce par les partisans, à Dongo, son corps (ainsi que celui de quelques-uns de ses proches) fut, on le sait, exposé à la haine collective d’un peuple exaspéré, à Milan, sur la place Loreto. L’endroit lui-même n’avait pas été choisi par hasard, des Partisans y avaient en effet été hâtivement exécutés quelques mois plus tôt par les fascistes de la Légion Muti. Suspendu par les pieds, comme la carcasse d’un animal promis à la boucherie, le cadavre du Duce subit en avril 1945 de tels outrages qu’il ne restait plus grand-chose de reconnaissable de son corps lorsqu’il fut décroché et placé dans son cercueil – les photos reproduites dans le livre sont assez effarantes. L’histoire ne s’arrête pas là puisque quelques mois plus tard, le jeune fasciste Domenico Leccisi se débrouilla pour enlever le corps et le retenir durant une centaine de jours, le temps que la police retrouve sa trace (comme une incise grotesque dans une farce macabre, le corps avait, dit-on, encore perdu quelques morceaux en route…). Pendant les dix années suivantes, Mussolini reposa en secret dans un monastère, jusqu’à ce que les leaders de la Démocratie Chrétienne, pour obtenir l’appoint au parlement des quelques élus néo-fascistes du MSI (dont Leccisi), s’accordent, à la fin des années 1950, pour rendre le corps à la famille. Ses restes se trouvent depuis dans une crypte décorée avec un mauvais goût très sûr, à Predappio, son village natal en Émilie-Romagne.

Le professeur Luzzatto s’intéresse moins à ces faits qu’à ce qui les entoure, à ce faisceau d’interprétations, parfois contradictoires, de légendes, souvent mal étayées, qui accompagnèrent le Duce dans les premières années de son éternité. Les amateurs d’histoire un peu macabre ont peut-être lu l’intéressant On a volé le Maréchal, de Jean-Yves Le Naour, consacré au commando (de « Pieds Nickelés ») qui enleva brièvement, en 1973, le cercueil de Pétain à l’île d’Yeu. L’étude du professeur Luzzatto, moins narrative, ne s’apparente que de très loin à cet ouvrage. Le vol du cadavre ne joue ici qu’un rôle annexe. Ce qu’on en fit compte moins que ce qu’on en dit. Bien sûr, l’auteur évoque la tête (brûlée) du petit groupe qui déroba les restes du Duce, Domenico Leccisi, qu’il rencontra dans les années 90 et dont il tira un témoignage exclusif ; bien sûr, il essaie – chose presque impossible – d’apporter quelque lumière sur la trouble exécution du Duce, par une passionnante remise en perspective critique des souvenirs des deux principaux protagonistes, les communistes Walter Audisio (dit « Valerio ») et Aldo Lampredi (dit « Guido ») ; bien sûr, il trace un cadre général de l’histoire d’un corps, vivant, puis mort, adulé, puis profané, surexposé, puis caché. Mais ce qui intéresse l’auteur, en premier lieu, ce sont les interprétations que tirent les acteurs de l’événement, ses témoins et ses commentateurs. Le corps devient, sous sa plume nourrie aux théories foucaldiennes, un objet social, politique, motif d’une enquête foisonnante ; l’étude de sa mémoire passe par les textes, les journaux, les livres. Et ils sont alors nombreux, sur ce sujet (le livre fourmille d’exemples). Mussolini obsède l’Italie des années 40 et 50 ; sa fin attise les passions – bien plus, injustice de l’histoire, que celle des partisans, des prisonniers ou des déportés ; la mémoire, à la fois exemplaire et odieuse, de sa dégradation finale a des implications morales et politiques que ne peuvent s’empêcher de soulever les hommes publics, les écrivains et les philosophes. Pour M. Luzzatto, le lecteur le sent bien, le fait même que la mémoire de Mussolini pose problème conduit le pays à oublier de célébrer ses morts moins honteux, ses véritables martyrs et ses victimes.

Les trépidantes mésaventures des restes méconnaissables du dictateur déchu ont quelque chose, selon lui, de tridentin, d’ultra-baroque, sorte d’expression supérieure d’une italianité faite d’excès, dans l’adoration comme dans l’outrage. À ce titre, et en guise d’exemple, les écrits fascinants de Carlo Emilio Gadda, cités longuement dans le corps du texte, sont là pour rappeler quels délires verbaux et mentaux inspirèrent les turbulences du ventennio et de l’après-guerre. Gadda, un temps proche du fascisme, se félicita avec une violence inouïe de l’exposition macabre de la place Loreto, de ce lynchage post-mortem parfaitement dérangeant – auquel d’autres que lui, aussi éloignés du fascisme que possible, Calvino, G. A. Borgese, Fenoglio, par exemple, trouvèrent à redire. Il y a quelque chose du défoulement de la place Loreto dans les pages les plus brutales de Gadda, comme ces déferlements flamboyants et « haddockiens » d’épithètes moqueuses, insultantes, outrageantes à propos du Duce. Si Pavese, Meneghello ou Pasolini eurent sur le fond une opinion assez peu éloignée de la sienne quant à la justification de l’exécution, ils n’atteignirent pas le degré de virulence parfaitement inouïe avec lequel le Milanais réglait ses comptes, enfin, avec le Romagnol. Ces éructations devant un mort déchu ont à voir, en profondeur, avec celles des Lombards qui, réunis sur la place Loreto, maltraitèrent les cadavres que les Partisans avaient décidé d’exposer. Étaient-ils tous si exemplaires que cela pour s’arroger le droit de jeter la première pierre ? Que cachait vraiment ce déferlement ? Le soulagement, seulement ? Ou bien une haine d’amoureux déçu ? D’autres écrivains et publicistes adoptèrent à cet égard des positions plus modérées que Gadda, sans pour autant, d’ailleurs, innocenter le fascisme et son chef. En effet, à bien y réfléchir, l’exécution sans procès privait surtout l’Italie d’un procès de guerre, d’un moyen socialisé de régler ses comptes, par tribunal interposé, avec elle-même. Et l’exposition publique du corps aux outrages de la foule, difficilement défendable une fois l’enthousiasme collectif retombé, devenait la cicatrice mémorielle qui empoisonnerait quinze ans durant la vie politique italienne. On peut penser d’ailleurs que cette brutalité envers les restes du Duce défunt répondait, sur un mode proche du sien, aux outrances du fascisme, à son culte délirant de la force, à sa manie darwinienne de la victoire, qu’il constituait la manifestation même de la corruption des Italiens par vingt ans de méthodes fascistes, par vingt ans de violence fasciste, par vingt ans d’excès fascistes. Il périssait, alors, au fond, comme il avait régné.

Le professeur Luzzatto, en écumant la presse d’alors, les ouvrages des témoins et des écrivains qui ont laissé quelque trace de l’événement, tend à montrer que ce déchaînement rachetait pour bien des Italiens, les capitulations antérieures, qu’il fondait une sorte de réparation mal ajustée du fascisme tout entier. Et c’est probablement la raison pour laquelle très rapidement se dégagea un récit signifiant, largement accepté des événements de Dongo, encadré de micro-récits plus contestés, au sens plus incertain. Le Duce avait été capturé fuyant, un uniforme allemand sur le dos, un sac d’or en bandoulière et sa maîtresse à la main. Ce scénario, que le PCI accrédita par l’intermédiaire de Walter Audisio, l’un des bourreaux de Mussolini, et longtemps seul témoin autorisé dans l’affaire, est en lui-même très intéressant. Qu’il soit parfaitement véridique, un peu faux, ou complètement monté, que dit ce compte-rendu des derniers instants du Duce ? Qu’il était un lâche, puisqu’il fuyait ; qu’il était un traître, puisqu’il était vêtu d’un uniforme allemand ; qu’il était corrompu, puisqu’il avait pensé à rafler les réserves d’or de la République Sociale ; qu’il était un être immoral, puisqu’il préférait emmener sa maîtresse, plutôt que sa femme (aussi étonnant que cela puisse paraître à nos yeux, cet élément était crucial dans l’Italie catholique de 1945). La réflexion du professeur Luzzatto ne s’arrête pas là ; plus que Mussolini, c’est le régime qui se dévoilait enfin, tel qu’il avait toujours été, un régime de lâcheté, de trahison, de corruption et d’immoralité. Le lynchage des cadavres est un geste collectif né dans la folie de l’instant, du soulagement et de l’exaspération populaires ; mais de manière sous-jacente, il signifie le dévoilement terminal des illusions du régime, la rupture effective de l’Italie avec son passé fasciste. D’autres légendes symboliques circulèrent autour de la mort de Mussolini, mais n’eurent pas le même impact : il se murmura que le bourreau du Duce aurait été le fils Matteotti, par exemple. Or c’est justement par la torture, l’exécution et la dissimulation du corps du député Matteotti par les fascistes que s’était ouvert, en 1924, le ventennio. Le corps de Matteotti, le corps de Mussolini, la boucle était bouclée. Quel juste retour des choses alors, dans l’imaginaire collectif italien, que le fils vengeât le père ! (le fait n’est bien sûr pas avéré) Certains, dans l’autre camp, chuchotèrent que le Duce n’était pas vraiment mort – vieille légende européenne de la survie du chef disparu, propre à faire naître de nouveaux sébastianismes – mais il était tout de même difficile de soutenir cette possibilité face à l’évidence des photographies d’époque. Cette floraison d’hypothèses, de légendes et de croyances, autour d’un événement incertain, montre que le corps du Duce devint le lieu d’une mémoire contradictoire, complexe, souvent confuse, sorte de leçon de laquelle les Italiens cherchaient à tirer des enseignements parfaitement incompatibles les uns avec les autres. Après tout, la guerre en Italie s’était achevée en guerre civile, les plus inextricables de toutes – qui plus est d’un point de vue mémoriel.

Une fois les passions de la place Loreto refroidies, le treillage de la station-service démonté, le corps récupéré et enfoui dans un endroit tenu secret, l’Italie ne trouva pas pour autant le repos mémoriel. Le corps du Duce piégea pour quinze ans, par son invisibilité, la République italienne et ses élites : il était immoral de célébrer le lieu et la date de profanation, et scandaleux d’offrir aux nostalgiques l’occasion de se retrouver et de se recueillir ; il fallait oublier Loreto et garder silence sur la tombe du Duce. Cette voie ambivalente ne permettait aucune cicatrisation collective, d’autant plus que l’événement demeurait à l’arrière-plan de la vie collective transalpine. Les médias revinrent souvent, avec un certain (mauvais) goût, sur la capture, l’assassinat et l’exposition du Duce, multipliant à l’envi les fausses révélations. Les différents protagonistes de l’histoire ne se laissaient pas oublier. Audisio et Leccisi, devenus célèbres, entrèrent en effet très rapidement au Parlement, l’un dans le groupe communiste, l’autre dans le groupe néo-fasciste, tous deux opposants à la Démocratie Chrétienne alors au pouvoir. Qu’Audisio ait « profité » de son rôle de bourreau dans une exécution sommaire pour se construire un destin politique et une réputation nationale dérangeait quelque peu les moralistes les moins sourcilleux. L’esplanade milanaise ne pouvait non plus occuper une place très glorieuse dans la conscience italienne – quoi de moins courageux, au fond, que de frapper un cadavre ? Même s’il est compréhensible dans l’ambiance de l’époque, l’outrage des corps, dont de nombreuses photographies ont gardé témoignage, ne pouvait représenter l’issue juste, légitime et acceptable du fascisme. En jouant sur les registres de la honte et de la pitié, peu à peu, les partisans d’une restitution du corps à la famille l’emportèrent. Décidée pour des motifs électoralistes par une majorité parlementaire aux abois, l’inhumation à Predoppio constitua une victoire pour le MSI. Rapidement, le tombeau devint lui-même un lieu de mémoire, nettement plus tolérable aux yeux de l’Italie d’alors que la place Loreto de sinistre mémoire. Les autorités régulèrent assez rapidement le folklore fascisant qui s’y exprimait, sans jamais vouloir (ni pouvoir) empêcher la célébration de l’homme que suppose un pèlerinage au tombeau. L’historien, s’il traite avec une grande justice son propre sujet, exprime à l’occasion une certaine amertume à propos d’une mémoire mussolinienne devenue à bon compte celle d’un corps martyr, et ce aux dépens du martyrologe plus noble des Partisans. Quoi qu’il en soit, le déferlement mémoriel en faveur de Mussolini se trouva peu à peu enfermé, par l’évolution de la société, par l’émergence d’une génération nouvelle, par la distance temporelle, dans les étroites limites du néo-fascisme, puis dans les restes de celui-ci, une fois que le MSI eut abandonné les oripeaux fanés du mussolinisme pour ceux, plus clinquants, d’un berlusconisme radical. Le corps du Duce avait cessé de produire du sens pour une Italie se détournant de son encombrant passé ; il était devenu objet d’histoire.

Poésie du désirable, prose du possible : Ils ont rêvé d’un autre monde, de Laurent Vidal

Phalanstère, 1847

Phalanstère, 1847

 

Ils ont rêvé d’un autre monde, Laurent Vidal, Flammarion, 2014

 « Il y a une chose plus triste à perdre que la vie, c’est la raison de vivre

Plus triste que de perdre ses biens, c’est de perdre son espérance,

Plus amère que d’être déçu, c’est d’être exaucé.»

Paul Claudel, L’Otage (Acte III, Scène 2)

Avec Mazagão, paru en 2009 (et chroniqué ici), l’historien Laurent Vidal s’est imposé auprès du grand public comme un des principaux et des plus intéressants chercheurs de l’école dite de la microstoria. Formé à la suite des travaux de l’historien italien Carlo Ginzburg (travail séminal : Le Fromage et les vers, 1980), de l’Américaine Natalie Zemon Davis (Le Retour de Martin Guerre, 1983) ou de leur homologue français Alain Corbin (Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, paru en 1998), ce courant délaisse l’étude des structures générales, des longues tendances et, plus généralement, de l’histoire vue d’en haut. En se fixant sur des objets historiques moins célèbres, moins structurels, cette école cherche à donner une profondeur et une consistance à notre passé – quand les historiens des générations précédentes, formés par l’hégélianisme et le marxisme, voulaient surtout lui conférer un sens. La ténuité des sources conduit l’historien à une analyse délicate, parfois critiquée pour ses incertitudes, aux marges du savoir et du doute. Il lui faut avancer avec prudence, montrer explicitement les limites de son travail, annoncer quand il extrapole en partant de situations ressemblantes, avertir quand il s’appuie sur des sources fiables. Ces textes sont intéressants, car ils donnent un large aperçu du travail effectif de l’historien, de la première condition de son sérieux, l’examen critique des sources. En suivant des traces, même minimes, présentes dans les archives, et en leur appliquant un principe général d’économie et de vraisemblance (le fameux rasoir d’Occam), les membres de cette école historique bâtissent une autre forme de récit du passé, attentive aux plus infimes pulsations du temps. Ici, l’historien n’hésite plus à prendre la parole, à descendre de sa chaire de savant et à désigner les obstacles sur son chemin, tout en expliquant le sens et la direction de sa démarche. Le professeur Vidal entrelace ainsi ses parties de segments plus réflexifs et méthodologiques, aux frontières de l’essai. Il opère aux confluents du certain, du vraisemblable et du possible – et il en a conscience. Un tel travail exige donc, pour être lu avec profit, la parfaite transparence de son auteur. Il n’adopte jamais entièrement le ton doctoral de celui qui sait. L’historien doit partager ses hésitations, ses incertitudes pour que le lecteur puisse apprécier la plausibilité du récit.

Peut-être est-ce banal de le rappeler, mais chercher, en histoire, c’est éclairer quelques instants une minuscule portion d’une fresque plongée dans le noir, et que l’on ne peut jamais contempler en pleine lumière. Comment la connaître ? Comment la comprendre ? Que penser de ces fragments ? Comment les raccorder ? Il faut savoir juger les sources, les confronter, les analyser jusqu’à toucher au plus profond possible de la réalité évanouie. L’historien doit bâtir des ponts entre des îlots de savoir. Il entre une part assumée de reconstitution et d’extrapolation dans la démarche du micro-historien. Car les phénomènes auxquels il s’attache constituent une écume de petits faits souvent trop anodins pour avoir intéressé la grande Histoire. Rien de tout cela ne figure dans les manuels. Les archives elles-mêmes sont lacunaires. Et pourtant, ce matériau constitue bien la texture du passé ; il offre sur lui des aperçus nouveaux, des échappées instructives, plus à notre mesure, plus démocratiques, peut-être. Loin des reconstitutions pompières et des macro-changements millénaires, le micro-historien nous donne à voir des hommes vivants et souffrants, des êtres de chair, confrontés, à leur petite échelle, aux épreuves de leur époque. Ils ont rêvé d’un autre monde participe de ce genre, avec ses ouvriers, ses émigrés, ses professeurs d’espérance, ses exécutants du rêve, tous plongés dans le flux incertain et rapide qui les mène vers un horizon informulé. L’historien, alors que toute l’affaire est terminée, peut s’emparer de cette matière brute et la mettre en forme, la mettre en récit. Il s’agit d’admettre et d’éclairer les limites incertaines du savoir. De cette aventure collective ne subsistent plus que quelques traces – le mot est très apprécié de M. Ginzburg – indices que l’historien doit assembler, par une démarche aussi fragile que délicate. Pour le dire d’un point de vue littéraire, le « il » du narrateur historique omniscient est devenu, par le biais de la micro-histoire, le « je » précaire du chercheur circonspect. L’histoire, étymologiquement, est une enquête. Et c’est bien à une enquête, faite d’indices et de déductions, que nous convie le spécialiste de la micro-histoire : l’aspect exaltant de la méthode rattrape (et dépasse) le seul intérêt historique du récit, souvent anecdotique. Un grand texte historique peut exister, comme les romans rêvés par Gustave Flaubert, sur presque rien. Cette démarche a de quoi passionner ceux qui s’intéressent autant à l’histoire qu’à la littérature ; à la base des deux, se tient, selon moi, le récit. Il n’appartient pas à cette courte note d’explorer les relations complexes que peuvent entretenir littérature de fiction et récit historique vraisemblable. M. Vidal, par ses citations littéraires (Broch, Proust, Mallarmé, etc.) suggère néanmoins le rapprochement : il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, de bâtir un récit, de le structurer, de dévoiler un pan de l’existence concrète et symbolique de l’homme, par le biais d’une narration.

Vidal part ici de sa propre expérience archivistique et d’un article découvert par hasard, dans un journal brésilien de 1841. Il y était expliqué qu’une communauté d’ouvriers français s’était présentée devant le jeune Empereur du Brésil, Pedro II, le remerciant de bien avoir voulu leur permettre de bâtir, au sud du pays, une communauté idéale selon les préceptes du fouriérisme, alors à la mode. De ce petit indice, de ce micro-récit inaugural, l’historien est parvenu à retracer toute l’histoire, vers l’amont comme vers l’aval. Singulière aventure que celle-ci ! Bien sûr, l’installation d’une petite colonie, même inspirée de préceptes utopistes singuliers, n’a pas laissé de grandes traces dans les archives françaises et brésiliennes. L’historien, pour reconstituer le parcours de ces Français (et de la colonie de Sahy), est parti des maigres indices de cet article, et du principal de ceux-ci, le fouriérisme. Il a exploré les archives et les sources françaises, en quête d’échos. Les années 1830 ont vu l’émergence, sur des motifs saint-simoniens et, de manière moins notable, fouriéristes, d’une nouvelle vague de radicalisme ouvrier. Les épisodes les plus connus en sont, évidemment, les deux révoltes des Canuts, à Lyon, en 1831 et 1834. Autour de penseurs et d’agitateurs se réunissent des ouvriers spécialisés, souvent dotés d’un certain capital culturel, capables de se projeter dans leur activité et dans leur devenir (pas de lumpenprolétariat ici). Ces hommes veulent faire advenir un temps nouveau, une ère sous laquelle ils ne seraient pas victimes, mais acteurs, pas objets, mais sujets. On rêve, derrière des philosophes autodidactes, de communautés parfaites, d’harmonie et d’équilibre. Ils ne sont ni anarchistes ni révolutionnaires : leur objet est un ordre juste, démocratique, partagé, libérateur. Ils espèrent vivre la translation dans la réalité d’idéaux couchés par écrits (par Saint-Simon ou Fourier). Comme le dit le professeur Vidal, il s’agit alors de passer de la poésie du désirable à la prose du possible. Notre point de vue blasé d’hommes du XXIe siècle occidental considère avec tout le mépris permis par une longue et tragique expérience ceux qui veulent réaliser leurs rêves dans le tissu de l’histoire politique et économique. Ne nous parlez plus de vos espérances, nous avons vu ce que cela donnait – et ce que cela donne encore, merci bien ! S’ensuit la litanie trop bien connue des tristes sires qui ont violé et détruit le concept même d’espérance à nos yeux. Mais replaçons-nous à un point antérieur de l’expérience humaine. Autour des fouriéristes des années 1830, alors que le règne conservateur et bourgeois de Louis-Philippe paraît plus solide que jamais, passent de vieux témoins de 1793 et de 1796, de Robespierre et de Babeuf. Certains ont vu, de leurs yeux, l’impossible se produire : la chute du monde ancien. Pourquoi ne pas imaginer une récidive ? L’éventail des possibles est grand ouvert alors que la Révolution industrielle commence à produire ses effets en France. Une organisation politique et sociale rationnelle du travail est envisageable ; une organisation dans laquelle le travailleur décide plutôt que de subir, agit plutôt que d’être agi. Des rêves fermentent. Ceux qu’on appelle alors les réalisateurs s’opposent aux purs théoriciens, partisans de l’attente et du songe théorique et philosophique. Sous l’impulsion de quelques esprits décidés, assemblés dans les milieux fouriéristes lyonnais et parisiens, on se décide à réaliser l’utopie, à distance du vieux continent épuisé, au Brésil, dans ce lointain nimbé d’un brouillard d’espérance. Un monde nouveau naîtra au nouveau monde…croient-ils.

Les hommes discutent, réfléchissent, se convainquent. Cette histoire est, par principe, démocratique ; elle est l’affaire d’une collectivité délibérante. Mais pour mener et inspirer ces hommes, néanmoins, émergent quelques personnages fascinants. L’historien découvre alors, au gré de ses recherches, l’homme clé de l’entreprise, celui qui s’adressa à Pedro II lors de la cérémonie de 1841, un individu extravagant, dont je ne suis pas loin de penser qu’il pourrait être tiré d’un roman de M. Vargas Llosa, de Carpentier ou de Garcia Marquez : le docteur Benoît Mure (1809-1858). Par Mure se concrétisera le projet ; par Mure, également, il échouera. Tout mouvement radical meut autour de lui des personnages insatisfaits, équivoques ou extrêmes, des êtres non-conformistes, en décalage avec leur environnement, des marginaux (au sens le plus neutre du terme). Parce que le monde ne les satisfait pas, ils quêtent, dans l’espérance politique et sociale, un moyen de se réaliser et de faire advenir un temps à leur mesure. Il faut admettre que M. Vidal est un habile conteur – et cela ne remet pas en cause ses qualités d’historien – car il délivre du protagoniste principal de cette affaire un portrait progressif, et de petites touches en petites touches, offre un exemple des plus saisissants d’une idiosyncrasie radicale, contestataire et utopiste, qu’on verrait bien dans un roman de Joseph Conrad. La force littéraire d’Ils ont rêvé d’un autre monde lui doit beaucoup. Parce qu’il a laissé bien des traces dans les archives – lettres, rapports, articles – le Dr Mure offre le fil conducteur qui manquait à l’affaire de l’historien. Benoît Mure est un tuberculeux, issu d’un milieu industrieux et aisé, condamné par la médecine de son temps, et sauvé, selon ses dires, par une cure suivie en Sicile. Depuis lors, l’homme s’est découvert une passion : l’apostolat homéopathique. À une époque où la médecine allopathe peine à soigner efficacement les gens, l’hypothèse de la médecine douce s’avère puissamment convaincante. L’homme est un zélateur inlassable, jamais découragé, qui vole d’échecs en défaites en croyant toujours à l’inéluctabilité de la victoire. S’improvisant docteur – il ne suivra qu’une année de médecine universitaire – Benoît Mure s’agite entre la France et l’Italie, crée ici un institut de soin, là une école de formation. Bientôt, il découvre le fouriérisme, dont les visions puissantes ne sont pas longues à le convaincre. Il sera l’homme de la société nouvelle, le fondateur du phalanstère brésilien. Envoyé par les fouriéristes au Brésil préparer l’installation de la colonie, il parvient, en un an, à force d’agitation et de discours, à convaincre les milieux gouvernementaux de Rio. Un contrat est signé ; la colonie sera subventionnée par le budget national ; les fouriéristes parisiens et lyonnais peuvent recruter des volontaires ; demain, la colonie de Sahy sera bien le terreau attendu de la société nouvelle. Une intense propagande est menée en France, dont quelques traces subsistent dans les archives nationales. Au Brésil, M. Vidal trouve dans les archives diplomatiques du consul de Russie, témoin de l’affaire, une abondante matière. Ses dépêches sont parfois narquoises, mais suffisamment lucides sur le fond de l’accord entre Mure et le gouvernement : personne ne croit vraiment en ce phalanstère mais les Brésiliens, en mal de personnel industriel qualifié, estiment que quelques centaines d’ouvriers spécialisés de plus pourraient bien lui servir. Leur intérêt bien compris est d’encourager le développement de l’affaire.

Le premier convoi d’une centaine de fouriéristes remonte la Seine jusqu’au Havre puis prend la mer vers Rio de Janeiro. Les pages qu’offre le professeur Vidal sur ce voyage sont marquées par l’extrême ténuité des archives ; alors il reconstruit, par d’habiles touches, ce qu’a pu être un voyage d’émigration comme celui-là, sur un voilier de la première moitié du XIXe siècle. Les esprits les plus arides jugeront certaines de ses extrapolations assez incertaines. À s’en tenir à l’extrême aux sources, ils ont raison. Mais jamais, je crois, le professeur Vidal ne tente de tromper son lecteur : cette traversée, première mise en épreuves concrètes des rêves d’ailleurs, ne peut être tue ; elle appartient, en propre, à l’histoire de ces hommes ; il faut bien lui donner un arrière-plan et une matière, tout en précisant que cette partie du texte se développe à la limite du plausible et du probable. Les émigrants débarquent enfin à Rio, après six semaines de navigation, nécessairement éprouvante. Benoît Mure les attend et les présente à l’Empereur. Juridiquement, tout est prêt. Le Docteur a signé un contrat, ai-je dit plus haut. Et c’est bien le problème, vite soulevé par ses partenaires nouvellement débarqués. En effet, Mure a conclu un contrat colonial standard, à son nom ; il est propulsé « directeur » de la colonie ; or les fouriéristes sont venus sous l’étendard d’une société fondée pour l’occasion, l’Union industrielle, avec des statuts éminemment démocratiques (et aussi utopiques qu’inopérants aux premiers temps d’une colonie dans la jungle). De cet hiatus découlera la catastrophe. Le temps de l’espérance s’achève dès l’instant du débarquement au Brésil, qui aggrave les tensions déjà nées lors du long voyage depuis Paris. Les administrateurs de la société découvrent que Benoît Mure, qu’ils n’ont pas pris la peine de nommer administrateur (fait troublant), est en réalité, pour les Brésiliens, le seul « Directeur » de la colonie. Les fouriéristes n’acceptent pas de se plier au bon vouloir d’un homme qu’ils n’ont pas vraiment choisi ; ils n’ont pas quitté l’Europe des tyrans pour passer sous le contrôle d’un colonial aux méthodes de Cacique. Ni les uns ni les autres ne veulent transiger et la situation se dégrade rapidement. La communauté se scinde. Les épisodes rocambolesques s’enchaînent. Les uns et les autres se disputent, on se trompe, on s’évite, on se bat. Le beau rêve sombre. Quelques-uns, déjà, s’égaillent dans le paysage de la capitale. Il faut pourtant partir vers Sahy en bateau, mais, pour cela, un accord entre les parties doit être trouvé. Le docteur Mure finira par passer outre et par piéger ses rivaux ; il s’enfuit sans eux, avec les quelques dizaines de fouriéristes qui croient encore en lui. Au débarquement dans le Rio Grande do Sul (alors en pleine guerre des Farrapos), nouvelle déception. Rien n’est prévu pour eux dans la zone, sauvage, dans laquelle le Docteur Mure les a emmenés. Les voilà piégés, à des dizaines de milles de Rio. Il s’agit de tout bâtir, à partir de zéro, ou presque. Il faut défricher, planter, bâtir. Et déjà surgissent, amenés par bateau gouvernemental, les adversaires de Mure, venus régler leurs comptes avec lui. Tout accord est impossible. Les tensions s’aggravent. Mure est accusé d’avoir prostitué une jeune fille à un cacique local ; le corps de la femme de Jamain (un de ses principaux rivaux) est retrouvé, et il s’avère qu’elle a été assassinée, peut-être par son mari. Aucune enquête n’aboutira. Puisque le consensus est impossible, se fondent deux colonies, l’une aux ordres du Docteur Mure, l’autre suivant les préceptes de l’Union industrielle.

Les sources se tarissent alors pour l’historien. Les journaux de Rio se désintéressent du feuilleton, le consul de Russie également. À Paris, les fouriéristes s’inquiètent, mais maintiennent pour quelques mois encore leurs efforts de recrutement. Deux colonies existent, tentant de survivre sur un terrain passablement hostile, chacune avec le soutien d’un cacique. Elles ont leurs filières de recrutement séparées, leurs propres modes de fonctionnement, etc. Bien sûr, elles apprennent, dans un tel milieu, à coopérer ; mais, au moins jusqu’au départ, en 1843, du Docteur Mure, elles ne peuvent s’accorder vraiment. Très vite, néanmoins, il apparaît que le projet est voué à l’échec. La plupart des cinq cents personnes venues au Brésil en plusieurs convois pour peupler les colonies fouriéristes ne les atteindront jamais ; ils vivront à Rio ou repartiront en France. Mure lui-même plie bagage, un départ provisoire qui s’avérera définitif. Pour quelles raisons la colonie a-t-elle échoué ? Bien sûr, la désunion entre l’ambitieux et instable Docteur Mure et les fidèles doctrinaires de la pensée fouriériste a joué. L’apôtre de l’homéopathie semble avoir eu une pratique assez peu démocratique et consultative, peu en rapport avec l’harmonie fouriériste. Ses associés parisiens ont commis l’erreur de ne pas suffisamment prendre en compte ses efforts. Pour des raisons contingentes, leurs désaccords ont mal tourné. Sans eux, néanmoins, la colonie aurait probablement connu le même sort que toutes les sociétés industrielles utopiques de l’époque : un rapide effondrement. Daniel Boorstin, dans Histoire des Américains, avait narré un semblable échec avec la colonisation « rationnelle » de la Géorgie au début du XVIIIe siècle – échec considérable de la Raison dans l’administration du réel. Un projet dont le carburant est l’espérance, quand celle-ci s’épuise, ne peut franchir certains obstacles. Même les plus acharnés, les plus naïfs peut-être, de ses partisans finissent par renoncer devant une existence de misère sans issue. Ces travailleurs industriels s’installaient dans une zone trop sauvage, qui avait avant tout besoin de mise en valeur agricole pour les nourrir. Elle était trop isolée, trop reculée pour offrir des débouchés rentables à l’activité industrielle envisagée (allant de la facture de piano à la confection de chapeaux à fleurs). Il aurait fallu, en l’espèce, au moins, une première mise en valeur agricole, et la proximité d’une ville raisonnablement importante. Plus largement, c’est toute la conception du socialisme utopique pré-marxiste qui était en cause. Le fouriérisme préférait l’harmonie aux lois de l’offre et de la demande ; ce défaut de science lui aura été fatal. Le monde harmonieux rêvé par les théoriciens, et par Charles Fourier au premier chef, est inapplicable, tant il se méprend sur l’homme et sur la société, sur la production et sur la satisfaction des besoins. Le rêve ne pouvait se réaliser sans se corrompre, se gauchir, et apparaître, in fine, comme un mauvais rêve (et, pour ses victimes, un cauchemar). Cette interprétation historique – qui est la mienne, moi qui tends plutôt vers le pessimisme hobbésien – n’intéresse pas le professeur Vidal. Son livre n’est pas un remake de Sa Majesté des mouches. Selon lui, il n’y a pas de « message » à chercher dans cette histoire de naufrage (je me garderai de complètement le suivre sur ce point). L’échec de l’utopie à prendre forme n’a pas, au fond, selon lui grande importance ; elle était tellement prévisible et inéluctable qu’elle ne mérite pas qu’on en tire de leçons. Ce qui compte, par cette sorte d’impossible archéologie des espérances, c’est, surtout, de voir par quoi ont été mus ces hommes, la manière dont ils ont essayé de réaliser leur rêve… et la façon dont ils ont survécu à son échec.

Quelques années plus tard, en effet, il ne reste rien de la double colonie de Sahy (qui disparaît autour de 1848). Pour l’historien s’ouvre un nouveau chapitre : essayer, dans la mesure permise par une documentation lacunaire, de suivre les traces des différents protagonistes de l’affaire. À l’étonnement de l’historien, Mure et Derrion, un des administrateurs fouriéristes, se sont finalement réconciliés puisqu’on retrouve trace commune d’eux dans un institut homéopathique de Rio de Janeiro, quelques années plus tard. Le Docteur Mure, toujours à l’affût de nouveaux moyens pour répandre sa foi en l’homéopathie, a en effet connu, après son départ de la colonie, un bref succès dans la bonne société brésilienne, bref succès qu’il gâchera par un discours public fort maladroit sur la mort nécessaire du jeune prince impérial, âgé de deux ans au moment de son trépas. Il quitte alors le Brésil pour l’Égypte. Inspiré, comme De Quincey l’est à la même époque, par le cannabis et ses effets curatifs ( !), le Docteur rêve avec emphase d’une nouvelle communauté, à sa mesure, débarrassée des frusques fouriéristes, sur les berges du Nil. Là encore l’entreprenant homéopathe échouera, et, entre deux expéditions égyptiennes, finira ses jours enfin terrassé par la tuberculose qui l’avait depuis longtemps condamné. Hors de ce destin romanesque, les quelques autres ouvriers fouriéristes retrouvés par l’historien auront des existences plus communes : certains recommenceront certes, au Texas, une expérience utopique et socialiste du même genre (pour le même résultat) ; la plupart se bâtiront une vie au Brésil. En effet, par leurs compétences spécialisées, rares dans cette ancienne colonie portugaise sous-peuplée, ils trouveront bien vite à s’employer et à construire cette nouvelle existence dont ils rêvaient, au départ du Havre, en 1841. Elle ne ressemble guère à ce qu’ils avaient rêvé, et pourtant, en quelque sorte, ils ont su, mus par l’espérance, changer de vie et construire, ailleurs, un autre monde, le leur.

La force du texte de M. Vidal réside, à mon sens, au-delà de ses évidentes qualités littéraires et historiques, dans le fait de ne pas s’être arrêté à l’échec prévisible et désastreux de la mise en actes de l’utopie. L’auteur montre plus qu’il ne démontre. Le professeur Vidal est parti, avec la modestie du défricheur d’archives, à la recherche, à tous les instants d’un même geste historique, de la matérialisation concrète de l’espérance. Qu’importe si celle-ci n’était pas fondée (c’est là constat de moraliste ou de penseur politique, ce que M. Vidal n’est pas). L’essentiel est moins de constater que ces hommes et ces femmes ont été déçus par l’histoire, frustrés de leurs songes, privés de leur perspective d’harmonie collective, que d’observer, avec eux, au plus près d’eux, ce que cela a été, de rêver, d’espérer, d’être déçu, et de recommencer, bref, ce que cela a été pour eux, individus parmi d’autres, à une époque parmi d’autres, dans un lieu parmi d’autres, de vivre.

Esclaves et maîtres : Les Mamelouks, de Julien Loiseau

Madrasa d'Al-Nasir Muhammad, sultan Mamelouk, Le Caire

Madrasa d’Al-Nasir Muhammad, sultan mamelouk, Le Caire

Les Mamelouks, Julien Loiseau, Le Seuil, coll. « Univers Historique », 2014

1250. La septième Croisade, menée par Saint-Louis en personne, vient d’échouer, enlisée dans le delta du Nil. Les armées franques se sont rendues, le roi est prisonnier. Les Égyptiens, gouvernés par les descendants du glorieux Saladin, les Ayyubides, viennent de repousser une des plus importantes (et des dernières) offensives des forces chrétiennes croisées. Ce triomphe signe paradoxalement la sortie des Ayyubides de l’histoire. En effet, leurs armées comptent à cette époque, parmi leurs régiments d’élite, des troupes montées dont le nom est demeuré bien connu, les fameux Mamelouks. Qui sont-ils ? Des esclaves païens ou chrétiens, raflés enfants par des trafiquants, au Nord, dans le Caucase et en Anatolie, vendus par des marchands spécialisés aux sultans d’Égypte. Convertis à l’islam, formés pour combattre à cheval dans les troupes Ayyubides, les Mamelouks sont rapidement devenus des auxiliaires indispensables, tellement indispensables qu’ils ont décidé, cette même année 1250, de se débarrasser des descendants de Saladin et de gouverner eux-mêmes l’Égypte. De ce coup de force originel naît un régime singulier et durable puisqu’il ne s’effondre qu’en 1517 face aux Ottomans. Pendant près de trois siècles, l’Égypte, la Palestine et la Syrie seront gouvernées par des esclaves affranchis, convertis et turcophones, caste militaire fermée et viagère, en partie étrangère au monde qu’elle gouverne, renouvelée chaque année sur les marchés du Caire et de Damas. Ce régime très particulier a fasciné les historiens et les sociologues du monde arabe et, parmi eux, en tout premier, leur précurseur, Ibn Khaldûn. Avant de lire l’intéressant ouvrage du professeur Loiseau, je ne m’étais jamais encore rendu compte à quel point les théories d’Ibn Khaldûn avaient été influencées par son expérience égyptienne ; le fait de pouvoir observer, en actes, la radicale originalité du régime mamelouk a peut-être donné au fameux penseur tunisien les moyens intellectuels et la profondeur de champ suffisante pour méditer conceptuellement la structuration historique du pouvoir en terre d’islam. Les spécificités fondatrices du régime, qui confirment à leur manière, un peu tangente, les pratiques islamiques de compétition dynastique et clanique pour le pouvoir (la fameuse théorie du renouvellement des asabiya), intéressent en premier lieu le professeur Loiseau, qui donne ici un portrait très documenté de la société élitaire mamelouk.

Je voudrais d’entrée évacuer un aspect critique de ce livre : il ne s’agit pas d’un récit linéaire, chronologique et factuel du régime Mamelouk, bien qu’il soit fermement borné entre deux dates, 1250 et 1517. L’événement y est ramené à sa place accessoire, au profit d’une lecture plus structurée des grandes tendances historiques de l’ère mamelouk. L’auteur l’annonce, explicite, à la fin de son chapitre introductif. De fait, le lecteur intéressé par la seule trame diplomatico-militaire de l’histoire sera peut-être déçu par ce traitement thématique et passablement anti-chronologique. S’il ne peut être question de contester au professeur Loiseau l’angle de composition choisi pour traiter son sujet – le Mamelouk, de la naissance à la mort –, je me permettrai néanmoins de regretter qu’en appendice ou dans un complément au chapitre introductif ne figurent ni chronologie, ni rapide résumé de l’histoire factuelle des Mamelouks. Sans remettre en cause la structure du livre, un tel complément aurait pu aider quelque peu le lecteur à mieux se repérer dans des exposés économiques, sociologiques et administratifs passionnants quoique pointus. Certes, je sais bien que le lectorat d’un ouvrage d’histoire et de sciences humaines comme celui-ci a nécessairement quelques idées, au moins vagues, sur l’histoire des Mamelouks d’Égypte. Certes, les noms de Baybars, des Qalahunides ou des Barjites ne peuvent lui être totalement inconnus. Certes, la bataille d’Aïn Jalut, les tensions entre l’Ilkhanat et la Horde d’Or ou l’ascension des Ottomans sont trop célèbres pour ne pas suggérer bien des faits, bien des ouvrages et bien des développements à l’esprit d’un lecteur commun, même médiocrement cultivé comme je le suis. Néanmoins, il eût certainement été utile de rappeler sur quelques pages les grandes données de l’histoire mamelouk afin de rendre plus lisible les intéressants développements thématiques qui s’ensuivent. Que je sache, les éditions du Seuil ne sont pas des presses universitaires ! Cette légère déception exprimée, je dois reconnaître que le livre de M. Loiseau constitue une excellente synthèse sur le pouvoir et la société mamelouks. La bibliographie est dense, l’organisation des chapitres bien pensée, les exposés détaillés et les notes très fouillées (près de cent pages) – même si leur rejet en fin de volume, pratique assez regrettable (et pour tout dire navrante et infantilisante) de l’édition française, rend la lecture intégrale de l’ouvrage un peu inconfortable. Les points les plus saillants du régime mamelouk, comme l’organisation économique et géographique du circuit d’esclaves, la question de la transmission du pouvoir politique, les spécificités d’un système d’exploitation foncière sans vassalisation ni aliénation des terres, l’étrange obsession des guerriers pour les fondations pieuses et mémorielles (waqf), sont très bien expliqués, avec une louable clarté et une volonté de couvrir l’ensemble de la question mamelouk.

Les Mamelouks ont donc gouverné un territoire important, des Cataractes du Nil aux contreforts de l’Anatolie, pendant 267 ans, durée longue pour ce monde islamique médiéval dans lequel les dynasties régnantes connaissent de rapides ascensions, suivies de non moins rapides décadences. Le plus remarquable est que, malgré certaines mutations, le mécanisme d’élévation sociale et militaire qui a produit cette caste de cavaliers a perduré, au moins dans ses grands traits, à travers ces trois siècles d’histoire. S’appuyant symboliquement sur les Califes, rapatriés au Caire dans les années 1260 et privés de tous leurs pouvoirs politiques, les sultans mamelouks ont donc constitué la principale force de l’islam arabe oriental des XIIIe, XIVe et XVe siècles. L’ère mamelouk peut être partagée, en suivant les règles de l’historiographie traditionnelle en deux époques, celle des « Bahrites » et celle des « Burjites ». Les Bahrites étaient en majorité des Turcs Coumans, achetés dans le Caucase, en Crimée et dans les grandes plaines autour de la Caspienne. Ils ont gouverné l’État Mamelouk de 1250 à 1382. Les Burjites étaient des Circassiens, venus du Caucase et d’Anatolie. Ils ont pris le pouvoir aux premiers en 1382 et l’ont gardé jusque 1517. Cette partition interne de l’histoire mamelouk ne doit pas tromper : le passage des uns aux autres constitue moins une rupture qu’une continuation, sous des formes légèrement dissemblables, d’une même pratique du pouvoir. Le professeur Loiseau, par son approche thématique, contribue à souligner les points de ressemblance et de convergence des deux ères successives. Élite militaire, continuellement renouvelée par de jeunes esclaves achetés dans des zones périphériques et peu civilisées, les Mamelouks ont su garder le pouvoir sans renoncer à leur caractère premier, celui d’une caste de carrière, où le pouvoir se détient à titre viager. Il n’y a pas, malgré quelques transmissions héréditaires du pouvoir du sultan ou de ses émirs vers leurs descendances, de véritable « succession mamelouk ». C’est-à-dire qu’un chef militaire se voit accorder par le sultan des fonctions et des revenus – par le biais d’exploitations foncières dispersées – mais uniquement à titre viager. À sa mort, une partie de sa fortune fiduciaire va à ses enfants, ou à des fondations pieuses, mais le pouvoir, ainsi que l’essentiel des revenus fiscaux, sont, eux, remis à d’autres Mamelouks.

De ce fait, les Mamelouks ont trouvé, sans le savoir, une formule permettant de lutter contre ce qu’Ibn Khaldûn identifie comme la tendance première du pouvoir en terre d’islam, ce cycle continuel de conquêtes puis d’épuisement interne et rapide des dynasties, dévirilisées par leur assimilation dans le monde urbain. Les descendants des conquérants mamelouks ne peuvent gâcher les conquêtes de leurs aïeux, puisqu’elles ne leur sont jamais confiées. Le pouvoir est donc, en principe, attribué par décision collégiale des principaux émirs à celui qui présente le plus de garanties pour maintenir l’État (en termes plus directs : au plus fort). Fréquemment renouvelée, la strate dirigeante vit à part dans des quartiers cairotes bien délimités, et ne peut donc, comme les élites conquérantes traditionnelles que dépeint Khaldûn, s’amollir au contact prolongé de la civilisation urbaine. En réalité, comme le montre le professeur Loiseau, des successions dynastiques se sont bien produites à de multiples reprises, comme l’illustrent les soixante et onze années consécutives de règne des sultans Qalahunides au XIVe siècle. Toutefois, n’étant ni systématiques, ni légitimes par principe, elles n’ont pu déboucher que sur des luttes récurrentes et violentes pour le pouvoir. La plupart du temps, dans des cas de transmission familiale du pouvoir d’État, l’héritier dynastique n’était qu’un jeune prête-nom, sans pouvoir effectif, contrôlé par un puissant émir (gouverneur de Syrie, Atabeg des troupes mamelouks, etc.) et supprimé s’il cherchait à s’émanciper – sauf à montrer, comme Al-Nasîr Muhammad, qui régna quarante et un ans et fut chassé deux fois, une constance, une patience et un opportunisme hors du commun. En règle générale, le fils pouvait hériter du père, à la condition de demeurer le sujet fidèle des chefs militaires qui l’avaient fait sultan ; dans la plupart des cas, il était liquidé quelques mois plus tard, remplacé par un frère ou un cousin, quand un de ses vieux chefs Mamelouks ne prenait pas, pour lui-même, le pouvoir.

Les avantages d’un tel système de renouvellement sont nombreux : l’élite, composée d’étrangers nés ailleurs, pratiquant mal l’arabe, ne peut jamais s’assimiler culturellement et se dissoudre dans l’émolliente urbanité cairote, elle reste donc très cohérente, à moitié extérieure à la société qu’elle domine par la force, ce qui garantit son esprit de corps ; étant néanmoins convertie et musulmane, elle se plie au droit coranique, dont elle respecte l’essentiel des préconisations, garantie de paix sociale et civile ; le pouvoir va, dans une forme de compétition presque méritocratique, au meilleur (ou en tout cas au plus fort, au plus puissant, à celui qui peut le mieux maintenir l’État en état, si je puis dire) ; le pouvoir est, de ce fait, toujours détenu par des soldats, sans qu’aucune aristocratie ne puisse émerger (ce qui facilite la survie internationale de l’État – l’hérédité n’étant pas toujours une garantie sûre de transmission de qualités personnelles). Ne nous y trompons pas, l’histoire mamelouk, c’est l’histoire d’une garde prétorienne, l’histoire d’une caste de cavaliers, l’histoire d’une troupe extrêmement cohérente et puissante, renouvelée de l’intérieur en permanence. C’est la valeur militaire des Mamelouks qui a permis leur ascension ; c’est elle qui les a maintenus au pouvoir ; et c’est son érosion qui le leur a fait perdre. Ce sont les Mamelouks qui ont arrêté l’invasion mongole à Aïn Jalut en 1260, alors que le vieux Califat de Bagdad avait été détruit définitivement deux ans plus tôt par les envahisseurs asiates et que rien ne semblait devoir endiguer leur avancée vers l’ouest ; ce sont les Mamelouks qui ont vaincu Saint-Louis et jeté hors de Terre Sainte les derniers Croisés un demi-siècle plus tard ; ce sont les Mamelouks qui ont maintenu la Syrie et la Palestine en ordre alors que le reste du monde islamique vivait dans la terreur de nouvelles invasions, Timourides cette fois.

Les défauts, cependant, d’un tel système de compétition militaire permanente pour le pouvoir sont nombreux. Le professeur Loiseau rappelle que, pendant les 257 ans de l’ère mamelouk, cinquante et un sultans se sont succédé. Les Plantagenêts, pour une durée similaire (1154-1399), ne furent que neuf à régner sur l’Angleterre, et les Capétiens, en France, entre 1137 et 1422, furent quatorze. C’est dire l’instabilité du sultanat mamelouk. N’étant pas sujet à un principe de transmission dynastique clair, l’État tombait périodiquement dans une série de coups de force, de révoltes et d’exécutions qui l’affaiblissaient. Des phases de stabilité relative (dépassant rarement les quinze ans) alternaient avec des années d’anarchie. Le jeu de la concurrence pouvait même déboucher sur des impasses dangereuses pour le régime. Né d’un coup d’État sanglant contre les Ayyubides, l’État mamelouk a vécu de coups d’État. Un des meilleurs exemples, les plus connus, est le meurtre du glorieux vainqueur des Mongols, le sultan Qutuz, deux mois à peine après son triomphe d’Aïn Jalut, par un de ses émirs mamelouks, Baybars. La plupart des sultans ont fini renversés, vaincus, assassinés par leurs propres émirs, leurs propres troupes. La dureté du pouvoir mamelouk, sa brutalité, sa violence, découlent aussi des origines de ces hommes. Le livre rappelle leur parcours : coupés, enfants, de leurs familles et de leurs parents, vendus par des marchands génois, byzantins ou arabes sur les marchés du Caire, convertis de force, formés durant quelques années pour être soldats par des hommes ayant connu les mêmes épreuves qu’eux, les Mamelouks ne peuvent développer d’autre éthique que celle de la lutte permanente, du combat viril et guerrier. Si leur islamisation, souvent jugée superficielle par les chroniqueurs arabes, peut canaliser leur violence, leur passé les conduit néanmoins à se comporter avec les autres comme on s’est comporté avec eux. Leur affranchissement, par exemple, n’est en aucun cas une libération ; ils demeurent au service de leur émir, dont ils prennent même le nom de famille. Leur cursus honorum ne les délivre jamais de leurs fonctions militaires. Le professeur Loiseau montre que certains Mamelouks de rang élevé ont pu néanmoins, à l’occasion, renouer avec leurs familles de sang en les conviant en Égypte ; le cas ne semble pas s’être produit très souvent, tant l’acculturation subie était forte.

Le Mamelouk est avant tout un homme arraché et transplanté. Quelle que soit sa réussite, son islamisation ou sa maîtrise de l’arabe, cette rupture première le marque à vie (excellent chapitre, d’ailleurs, sur les réseaux d’esclavage mamelouks). Le livre s’étend sur les conséquences implicites de cet exil de soi, de son enfance, de son monde, qu’ont subi enfants les Mamelouks : l’esprit de corps (marqué par une expérience et des goûts communs, la pratique du polo par exemple), l’obsession des tombeaux et des prières post-mortem, la vogue des lectures les plus hétérodoxes de l’islam. Les Mamelouks portaient un grand intérêt aux expériences mystiques des soufis, aux pratiques coraniques marginales, qui entraient peut-être en résonance avec leur propre sentiment d’insuffisante intégration à l’islam arabe le plus pur. Il n’était pas envisageable, pour eux, pas plus que pour leurs descendants, d’intégrer les rangs des plus éminents imams, des plus doctes jurisconsultes, des plus habiles lettrés. Non seulement, la connaissance de l’arabe classique exigée dans ces professions dépassait nécessairement leurs propres compétences, mais les milieux cultivés n’auraient pu admettre pareille transplantation d’éléments étrangers, à qui étaient déjà réservées les fonctions politiques du guerrier. Transposés dans une société étrangère, qu’ils dominaient par la force sans pouvoir la gouverner par l’esprit, les Mamelouks, privés de continuité générationnelle, se voyaient maintenus dans une étrange et définitive position de sujétion intellectuelle et spirituelle, d’une part, et de domination physique et politique d’autre part. De là vient probablement leur décalage permanent avec la société égyptienne, et, plus largement, arabe – ainsi que leur relative détestation par l’historiographie locale ultérieure.

Leurs positions politiques n’étaient en outre jamais certaines : ainsi ces émirs partis pieusement en pèlerinage à La Mecque étaient-ils, pendant leur absence, dépouillés par le sultan, leurs pairs, ou leurs subordonnés, de leurs pouvoirs et de leurs prérogatives. Comment, dans ces conditions, se livrer à la pratique la plus rigoureuse de la foi ? Comment oublier que, même affranchis, ces hommes étaient esclaves de leur caste et de leur destin ? La plupart des Mamelouks, privés d’ascendance par leur enlèvement puéril, privés de postérité politique par le caractère viager de leur pouvoir, isolés dans des quartiers de palais-casernes, se trouvaient désincarnés, extérieurs à la société qu’ils gouvernaient ou dominaient. Comme pour rétablir une forme d’équilibre psychologique, ils prêtèrent donc une attention immense à leurs propres tombeaux, dont ils finançaient par donation ante-mortem l’entretien physique (ravalements, etc.) et spirituel (prières, écoles coraniques, etc.). Par les waqf, fondations pieuses dont M. Loiseau décrit très précisément le fonctionnement, les Mamelouks pouvaient dévier une part de leurs revenus vers l’entretien pérenne et post-mortem de l’unique espace mémoriel qu’il leur restât dans la société : leur tombe. C’était le seul véritable moyen pour eux, ces fils de personne, privés de tout droit de se continuer par leur descendance, de s’ancrer dans le continuum de la société arabe, en agrégeant, autour de leurs restes, une mémoire pieusement préservée dans un bâtiment prestigieux, construit spécialement pour l’occasion. Économiquement, dans les phases de déclin que connut une Égypte victime des épidémies de peste, ces waqf perpétuelles finirent par peser sur les capacités de survie de l’État, en distrayant des ressources importantes du circuit économico-militaire vers des institutions religieuses et spirituelles certes légitimes, mais privées de tout objet politique contemporain. Celles-ci étaient néanmoins, pour les Mamelouks, le seul moyen de laisser une trace, d’exister dans la trame du réel, à laquelle ils avaient si difficilement et si confusément accès.

Néanmoins, si la vie spirituelle et la postérité se refusaient aux Mamelouks, le pouvoir politique leur était réservé. Un jeune enfant couman ou circassien, vendu par un marchand, devenu esclave d’un émir pouvait donc, s’il était valeureux, fort et aussi habile que chanceux, s’élever jusqu’au trône du sultanat – d’où, peut-être, un de ses compagnons d’esclavage, le combattrait et le chasserait. Si le pouvoir était, au départ, exercé collégialement par une pyramide d’émirats en nombre défini, il s’est peu à peu restreint, à mesure que les Sultans se constituaient un pouvoir propre, personnel, susceptible de leur donner des moyens supérieurs à ceux de leurs subordonnés et rivaux potentiels. Ce pouvoir, assis sur de larges propriétés foncières, s’est accompagné, au XVe siècle notamment, d’une tentative de limiter le pouvoir des émirs – déjà, par principe, non-territorialisé – et, à défaut, leur nombre. On a longtemps cru que les émirs mamelouks étaient des « vassaux », comme les ducs et les barons d’occident. Ce n’est pas vrai : leurs revenus fonciers dépendaient de terres généralement non contiguës, dispersées, et sur lesquelles, sauf exception, ils ne se rendaient jamais. Leur place était au Caire, dans les quartiers de l’élite dirigeante, immenses palais, à la fois écuries et casernements, dont l’emplacement urbain signait la proximité (ou l’éloignement) avec le pouvoir du Sultan. Le chapitre du professeur Loiseau consacré à l’urbanisme cairote et aux habitats mamelouks est à ce titre particulièrement instructif, même si, par nature, plutôt spécialisé. Pour se prémunir des visées des émirs, tous installés avec leurs hommes dans la capitale, les Sultans ont fini par nourrir, dans leurs propres maisons, des troupes plus nombreuses et donc potentiellement dangereuses en cas de défaite ou d’affaissement économique brutal. Excepté les gouverneurs de provinces, les Mamelouks demeuraient à la capitale et se contentaient des revenus fiscaux, sans porter le moindre intérêt à l’amélioration de l’exploitation des terres. Comme partout ailleurs dans le monde médiéval, ils manifestaient, par leur prédation fiscale, une complète incompréhension devant des baisses de revenus subites, conséquences de moindres rendements, de dépopulations lente ou rapide ou encore de sécheresses. M. Loiseau souligne d’ailleurs que le déclin et la disparition des Mamelouks ont probablement des raisons structurelles plus économiques que politiques. Tenant un pays éprouvé fréquemment par la peste, affaibli par la lutte perpétuelle entre les émirs et le sultan, fragilisé par les révoltes des jeunes affranchis mal rétribués, rendu moins indispensable par l’effacement des menaces païenne (les Mongols se sont islamisés) et chrétienne (il n’y a plus de Croisades), le pouvoir mamelouk s’effondra en quelques années sous les coups d’une force plus moderne, plus jeune, plus puissante, au fond plus adaptée : les Ottomans.

Si le livre du professeur Loiseau ne se présente pas, d’emblée, comme une synthèse chronologique classique de l’État mamelouk, il n’en reste pas moins un passionnant ouvrage d’histoire économique, sociale et politique. Chaque thème est abordé avec le degré de précision nécessaire, éclairant les caractéristiques les plus déconcertantes d’une expérience politique unique. Son objet, fascinant par nature, est disséqué, exposé et expliqué dans tous ses aspects, de l’histoire urbaine à l’administration fiscale, en passant par le droit coranique et la sociologie du pouvoir, offrant ainsi, à l’arrière plan des théories désormais bien connues d’Ibn Khaldûn, un exposé complet d’une modalité spécifique de la pratique et de la transmission du pouvoir dans le monde islamique médiéval.

Un chapelet d’Allemagnes, reliées par un fil de mémoire : Mémoires allemandes, d’Étienne François et Hagen Schulze (dir.)

Le Chevalier de Bamberg

Le Chevalier de Bamberg

Mémoires allemandes, Étienne François et Hagen Schulze (dir.), Gallimard, 2007

 

Peu de concepts historiques ont connu une vogue similaire à celle des « lieux de mémoire », dont le triomphe a exprimé concrètement, dans le champ de la discipline, le passage d’une réflexion matérialiste à une recherche axée sur les enjeux symboliques et mémoriels. Les temps de la domination du matérialisme, notamment économique, sur l’intelligence historique, sous-tendue par celle, défunte, du marxisme sur l’intelligence philosophique, sont (provisoirement ?) achevés. Imaginés par l’historien français Pierre Nora, les « lieux de mémoire » se sont imposés depuis vingt-cinq ans comme une sorte de lieu commun de l’analyse historiographique. Leur définition est assez souple pour autoriser bien des transpositions, ajouts ou approfondissements. Ils constituent des espaces, artefacts, abstractions, événements, personnages, œuvres, structures, institutions, etc. dont la représentation mémorielle est durablement investie d’une valeur singulière, périodiquement actualisée, par tout ou partie de la collectivité. Le « lieu de mémoire » cristallise et exprime une forme temporaire de la conscience collective, qu’elle soit unanime ou contradictoire, consensuelle ou heurtée. Il incarne une facette de ce que partagent a minima les parties d’un ensemble plus vaste, la mémoire. Objet de l’attention collective et nationale, sous la forme d’une reconnaissance symbolique fréquemment commémorative, le « lieu de mémoire » présente nécessairement une double histoire, la sienne, propre, et celle de sa représentation (ou de ses représentations) culturelles communes. S’inventent et se réinventent ainsi, en permanence, des concepts mobilisateurs, à l’échelle de la nation, dont la dynamique mémorielle ne connaît jamais de fin. Peu importe que ces représentations du passé soient fausses ou biaisées ; leur existence même a un sens profond que l’historien se doit d’appréhender, dans toute sa mutabilité.

Le « lieu de mémoire » a une vie, plus ou moins longue, liée à son importance dans la figuration de soi de la collectivité qui lui porte de l’intérêt. Des lieux de mémoire peuvent naître ; d’autres peuvent disparaître. Le 11 septembre est devenu, en quelques heures, un lieu complexe et traumatique de la mémoire américaine ; la révolte des princes de la Ligue du Bien Public, en 1465, a cessé depuis longtemps de jouer un rôle dans la mémoire française. L’analyse des « lieux de mémoire » se situe donc à deux niveaux : à celui, factuel, du « lieu » lui-même ; à celui, conceptuel et problématique, de sa représentation, collective et fluctuante. Ce second stade d’analyse exige de larges recherches et pose, évidemment, un problème de sources. Car la fixation de l’imaginaire collectif sur un objet historique peut prendre des formes multiples dont une bonne partie n’est pas fixée dans les cadres documentaires classiques de l’historien : archives publiques, collections de médias, livres, recueils de témoignages, actes juridiques, etc. L’historien des « lieux de mémoire », parmi d’autres écueils méthodologiques, doit à la fois délimiter son objet, en saisir la portée historique, et parvenir à retracer son évolution dans les représentations successives que s’en fait la collectivité. Pierre Nora, lors de la conception de son ouvrage sur le sujet, sélectionna un large panel de « lieux de mémoire » français, de la bataille de Verdun à Descartes, de l’État au patrimoine culturel et du drapeau tricolore aux obsèques de Victor Hugo. Cette hétérogénéité fondatrice des « lieux » entraîne, corrélativement, une hétérogénéité des sources et des traitements. Elle donne aussi à tout recueil sur les « lieux de mémoire » un aspect de catalogue ouvert, aux choix parfois critiquables ou, à tout le moins, révisables.

La méthode est suffisamment souple pour permettre des transpositions internationales de ces recherches. Fleurissent depuis une quinzaine d’années, à travers le monde, des ouvrages collectifs équivalents aux Lieux de Mémoire français, trilogie dirigée par Pierre Nora et publiée dans la collection « Quarto » des éditions Gallimard. C’est le cas de Mémoires allemandes, publié en 2007 par cette même maison, à un tarif élevé (65€). Traduction partielle de la version allemande, en trois volumes, des Lieux de mémoire, cet ouvrage, dirigé par les professeurs François et Schulze, offre au lecteur français l’occasion de plonger dans la mémoire collective heurtée de son voisin d’outre-Rhin. Le projet présente un intérêt évident au regard du concept mis en œuvre. La sensibilité mémorielle extrême de l’Allemagne appelait un tel travail. Il exige en effet de confronter des mémoires extrêmement hétérogènes et opposées, conséquences de la multiplicité des formes prises par l’Allemagne depuis deux siècles : principautés éclatées, Empire allemand unifié, République de Weimar, Reich Nazi, R.D.A., démocratie bourgeoise moderne. Chacun de ces régimes a réinvesti les symboles de l’histoire et de la présence au monde allemandes d’une manière qui lui est propre, généralement en contradiction avec celles des autres. L’histoire de l’Allemagne a, en elle-même, une importance internationale et continentale suffisante pour justifier l’intérêt du public français. Il faut le noter dès maintenant : pour un travail collectif sur un thème aussi sujet à l’hétérogénéité, Mémoires allemandes présente une remarquable harmonie de styles, de méthodes et de principes d’analyse. Les directeurs de l’ouvrage ont probablement su établir et faire respecter un cahier des charges rigoureux : taille, style, structure se répondent, article après article. Le lecteur a ainsi le plaisir de découvrir un travail dont la première impression d’ensemble est la cohérence, vertu cardinale quand tant d’ouvrages collectifs savants compilent des contributions foisonnantes et centrifuges. Certes, le chapitre sur le « Palais de la République » (construit par la R.D.A. d’Honecker sur l’espace laissé vide par la destruction du château de Berlin dans les années 50), rédigé par une journaliste, se laisse parfois aller au persiflage et à la partialité. Certes, le chapitre sur la « Bundesliga » (le championnat allemand de football), rédigé par un philosophe en des termes parfois nébuleux laisse une impression assez contradictoire de conceptualisation outrancière et de plate banalité (celui sur « le calme et l’ordre » n’est guère plus éclairant). Certes, l’article sur les « contes de Grimm » laisse percer une certaine animosité de son auteur envers les deux écrivains allemands. Ces trois ou quatre exemples mis à part – et encore suis-je sévère en les désignant comme fautifs – le reste de l’ouvrage se lit avec intérêt, curiosité et même plaisir.

Les « lieux de mémoire » allemands ont été choisis de manière à couvrir le plus de thématiques possibles. La plupart des chapitres ne surprendront pas le lecteur. Y sont étudiés des lieux (Weimar, Dresde, la Wartburg, Neuschwanstein), des personnalités (Luther, Bach et même Napoléon), des institutions (le Reichstag, Auschwitz), des gestes (« Heil »), des œuvres (celle, très célèbre en Allemagne, de Karl May, le Jules Verne allemand), des objets pratiques (le casque à pointe) ou économiques (les articles sur le mark, sur le made in Germany et sur la Volkswagen dans la représentation collective sont remarquables) ou encore des événements (le complot du 20 juillet par exemple, un des meilleurs articles du livre à n’en pas douter). Les lieux les plus ambigus sont aussi les plus intéressants. Ainsi Napoléon est-il, depuis deux siècles, régulièrement réinvesti par la mémoire collective allemande pour signifier de multiples réalités : le refus de la désunion nationale – qui a mené aux invasions françaises, l’hostilité envers la France, la détestation de la tyrannie, mais aussi l’admiration pour l’homme d’État puissamment réformateur que l’Allemagne ne sut engendrer avant Bismarck. Le 20 juillet 1944 a incarné pêle-mêle, dans les mémoires collectives, la Résistance élitaire au Nazisme, le sursaut d’honneur tardif d’une minorité moins aveuglée ou les manipulations sordides et cyniques de membres de la classe des Junkers. Luther est apparu comme le réformateur religieux qu’il fut, mais aussi comme celui qui scinda la communauté religieuse primitive, comme un héros national, un refondateur de la langue allemande ou un symbole des connivences entre institutions religieuses et ordre féodal réactionnaire. Le lecteur notera qu’à l’exception des lieux les moins anciens, la plupart des analyses se concentrent sur les variations mémorielles survenues entre 1910 et 1960, au moment, précisément, où la mémoire nationale allemande a émergé comme un enjeu problématique, au fil des crises historiques du pays. Même s’il manque probablement une conclusion unitaire, Mémoires allemandes parvient à présenter dans un regroupement d’articles moins éclaté qu’il n’y paraît, un panorama assez complet des principaux « lieux de mémoire » de l’histoire allemande. Le choix, assumé dès l’introduction par le professeur François, de privilégier les « lieux de mémoire » récents, au détriment des plus anciens, déséquilibre quelque peu cet ouvrage en faveur du XXe siècle. Si cette décision est dommageable, elle n’est pas complètement incompréhensible, surtout qu’une partie des chapitres du début est réservée aux « lieux de mémoire » antiques, médiévaux et modernes.

Il est appréciable, néanmoins, que certains articles touchent à des réalités plus mal connues en France. Ici, le risque de confusion mémorielle – auquel on ne peut échapper en étudiant les lieux de mémoire mieux connus – est réduit au maximum ; vierge d’idées préconçues, le lecteur observe la mémoire naître, prospérer ou disparaître, au gré des évolutions rapides et heurtées de l’histoire allemande. Trois chapitres se distinguent particulièrement. Ils se consacrent au statuaire de la cathédrale de Bamberg, aux Jeux décennaux de la Passion à Oberammergau et aux jardins Schreber. Les statues de Bamberg sont deux figures de pierre ayant connu, au temps des premières reproductions photographiques de l’art national, une vogue très importante, jusqu’à incarner, pour un temps historique assez court, l’image idéalisée que l’Allemagne se faisait de son propre passé médiéval. Longtemps restées dans l’ombre, ces deux statues sont devenues, en quelques publications marquantes, à une époque où s’inventait le tourisme, le symbole de l’art germanique, de l’amour courtois, de la beauté simple et primitive de l’Allemagne, etc. Cet article permet de toucher à « l’invention de la mémoire », c’est-à-dire à l’irruption subite et inattendue, au premier plan, d’un « lieu de mémoire », sous la forme d’une mode contingente se faisant passer pour une constante nécessaire. Les Jeux de la passion, forts connus dans les mondes germanique et anglo-saxon, sont quant à eux, des représentations théâtrales de la Passion du Christ, interprétées tous les dix ans par des amateurs, habitants d’Oberammergau. Ils incarnent une sorte d’idéalisation, exploitée économiquement, des convictions religieuses bavaroises et du conservatisme moral et historique qui les sous-tend. Les jardins dits « Schreber », enfin, sont des jardins familiaux, inventés à Leipzig au XIXe siècle et dotés d’institutions collectives et de règles de fonctionnement d’une rigueur et d’une application tout allemandes, typiques de ce que l’Allemagne perçoit d’elle-même en s’examinant. Même s’ils touchent à des réalités plus confidentielles, ces trois chapitres ne sont pas les moins intéressants de l’ouvrage. Les meilleurs articles montrent non seulement les variations mémorielles mais mettent en scène les efforts d’institutions ou de personnalités pour influencer les mémoires collectives. Le lecteur apprend, entre autres, que, dans les années 50, Volkswagen a conçu, avec l’aide d’un cabinet juif américain, une communication internationale délibérément humoristique et décalée, afin de ne pas souffrir de la représentation internationale sanguinaire de l’Allemagne, née des deux conflits mondiaux. Il découvre aussi que le Made in Germany incarnait, en 1880, en Angleterre, ce que le Made in China représentait, jusqu’aux dernières années, en Europe : une camelote plagiée et vendue à des prix déloyaux. Le patronat allemand chercha délibérément à contrer cette image et de ses efforts, naquit « notre » Made in Germany, signe de sérieux, de robustesse et de qualité. Je cesse là l’inventaire des richesses de l’ouvrage.

Ses faiblesses, à deux ou trois articles d’un moindre intérêt près, tiennent aux faiblesses conceptuelles et méthodologiques du « lieu de mémoire ». Mémoires allemandes oublie parfois de citer ses sources ; il se limite aussi, beaucoup, aux sources respectables, à savoir officielles ou élitaires. Pourtant, l’article sur l’icône kitsch et somme des chimères que meut en nous le concept du Moyen Âge qu’est Neuschwanstein le suggère : la mémoire collective dans un espace national donné ne dépend pas seulement des commémorations officielles ou des révérences obligées et savantes du professorat, des artistes ou des hommes politiques. Le « lieu de mémoire » n’est pas seulement l’endroit où les personnes autorisées et dominantes de la collectivité s’agenouillent pieusement mais un espace conceptuel mouvant, flou, labile. Et, malgré ses grandes qualités, Mémoires allemandes ne capture pas grand chose des substrats collectifs non institutionnels. Il les frôle dans quelques articles – à propos du « Palais de la République », malgré les défauts formels du texte – mais passe de temps à autre à côté du sujet. L’article sur la Bundesliga, qui se confine dans des considérations oiseuses sur le style de jeu de la Mannschaft (et les récents succès de cette équipe contredisent les conclusions de l’auteur, vieilles de quinze ans), évite ce qu’un phénomène populaire comme le football peut charrier comme mémoire, comme représentations collectives de soi ou comme investissements émotionnels et symboliques populaires. Et cet échec d’un article à saisir la mémoire d’un phénomène à la fois trivial et central dans la vie de la nation, montre bien, en filigrane, les difficultés de ces « lieux de mémoire » à sortir d’une conception administrative et politique de l’histoire. Enfin, plus largement, on peut se demander si, au fond, tout ne fait pas, à sa mesure, mémoire : la liste des « lieux » paraît sans fin dès lors que l’on considère que pour l’être, il suffit d’occuper une partie de l’esprit collectif, qui, en retour, lui voue une forme de culte commémoratif. Dans cette quête sans fin, aux frontières poreuses et fluctuantes, transparaît une forme d’identité nationale imprécise qui n’a, pour seule fondation, que le passé, la mémoire commune, le souvenir de soi, relus au prisme d’une illusoire narration collective de soi.

 

L’arriviste arrivé : Benjamin Disraeli, de James McCearney

Caricature de Benjamin Disraeli dans Vanity Fair, le 13 janvier 1869.

Caricature de Benjamin Disraeli dans Vanity Fair, le 13 janvier 1869.

Benjamin Disraeli, James McCearney, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014

Imagine-t-on plus rébarbatif, sur le papier, que la vie d’un Premier ministre britannique conservateur à l’époque de la pudibonde Reine Victoria ? Excepté la connaissance historique pure, que peut-on espérer de la lecture de la biographie du « sphinx » de la politique anglaise, qui sévit aux décennies les plus ennuyeuses de l’histoire de notre grand voisin, ces années d’enrichissement et d’affermissement préludant à la dilatation subite de l’Empire ? Disraeli contre Gladstone, les tories contre les whigs, voilà bien un sujet de dissertation historique pour lycéens de l’entre-deux-guerres, thème que, du haut de ce siècle de quatorze années d’agitation, d’angoisses et de larmes, nous laissons bien volontiers aux érudits ! Et pourtant… pourtant… quelle vie ! Pour le dire en des comparaisons parlantes pour le public français, Disraeli est un Rubempré au destin de Rastignac ; rien ne le prédestinait à son élévation sociale et politique ; son ascension n’en est que plus impressionnante – peut-être plus, d’ailleurs, que le bilan politique d’un pouvoir exercé sept années seulement. Disraeli incarne une flamboyante exception aux lois d’airain de la reproduction sociale dans ce pays de castes que fut l’Angleterre impériale. Voilà un jeune homme autodidacte d’origine juive, fils d’un honorable homme de lettres, sans fortune, sans propriétés, sans titre et qui s’est trouvé diriger, aux Communes, puis dans le pays entier, le parti conservateur, le parti des terres et des nobles, des châtelains et de la gentry, de l’anglicanisme et de la fidélité à la cause stuart. Disraeli fut, contre toute logique de reproduction sociale, le successeur des héros du torysme, North, Pitt, Liverpool ou Wellington. La mémoire collective a retenu une statue ; que de temps il fallut pour la couler dans le bronze ! Car ce même homme, figé par la légende en sa dernière et altière métamorphose, fut aussi, en ses jeunes années, un dandy exalté et exubérant, un romancier à succès, un poète discutable, plus habile à faire financer l’édition de ses œuvres qu’à les écrire, un dissipateur prodigue de l’argent des autres, un impécunieux poursuivi par ses créanciers,  gigolo à ses heures, manipulateur et arrogant, exubérant et instable, mû par un désir forcené, presque pathologique, d’arriver. Tous ces défauts ne l’empêchèrent pas de franchir, étape après étape, avec une certaine lenteur, tous les obstacles qui le séparaient du pouvoir. Contrairement aux Pitt, Gladstone ou Palmerston, Disraeli fut ministre tardivement, Premier ministre plus tardivement encore ; c’est qu’il avait à exécuter, en une vie, une ascension de plusieurs générations. Et il le fit, paradoxalement, dans le camp politique qui, en toute logique, eût dû le plus s’opposer à sa réussite. À la fin de sa vie, après bien des batailles menées et perdues, il était devenu le chef incontesté des conservateurs, la seule figure d’envergure de son parti et le ministre favori de la reine Victoria, à qui il fit attribuer la couronne impériale des Indes. Disraeli, anobli, premier et dernier comte de Beaconsfield, incarnait, lui l’ancien dandy dissipé, la rigueur pudibonde du victorianisme. Dans les faits, il fut surtout le maître d’œuvre pragmatique d’un conservatisme rénové, moins arc-bouté qu’auparavant sur les grandes fortunes aristocratiques, capable d’ouvrir la droite, contre la bourgeoisie d’affaires, au peuple petit-bourgeois.

Le mérite de James McCearney, historien écossais enseignant en France, est de donner, dans une biographie récente parue, sans guère de publicité, aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, un portrait vivace, critique et informé de Disraeli. Le lecteur, qu’il n’ait qu’une vague idée de l’histoire britannique du XIXe siècle ou qu’il soit plus au fait des subtiles distinctions entre whigs, peelites, tories, conservateurs, libéraux et radicaux, trouvera dans l’ouvrage plaisamment écrit de M. McCearney de quoi satisfaire sa curiosité. L’historien, loin de composer un réquisitoire ou une hagiographie, tente de saisir toutes les facettes de ce miroir éclaté que fut Disraeli. De cette vie romanesque, le professeur McCearney tire une biographie divertissante et bien sentie, plaisante à lire même si elle se raidit peu à peu, à mesure que son sujet vieillit, s’embourgeoise ou plutôt se fige en la statue du Commandeur que l’histoire a retenue de lui. Issu d’une famille de juifs véronais, Disraeli est le fils d’un écrivain anglais assez réputé ; aujourd’hui oublié, Isaac D’Israeli (son fils fera disparaître la voyante apostrophe) se fit de son vivant une solide réputation de « gendelettre », composant des biographies et des textes critiques, souvent publiés par le très influent John Murray II, dont la maison d’édition existe encore de nos jours. Né et éduqué dans la bibliothèque paternelle, Disraeli ne connut ni private schools, ni Oxbridge. Confiné dans un milieu aimant, privé de contacts avec des pairs, le jeune Disraeli se fit des idées fausses sur l’univers. Quand il sortit dans le vaste monde, vers dix-neuf ans, la tête farcie des textes des grands romantiques – Lord Byron au premier chef – il crut en toute sincérité que le monde allait se soumettre, docile, à la révélation de son génie. D’abord tenté par les carrières juridiques, il les trouva trop lentes, trop fastidieuses ; elles exigeaient une application et une ténacité dont il était alors dépourvu. Le jeune Disraeli cherchait un coup d’éclat. En quelques mois, à vingt ans à peine, il profita du rush boursier sur les mines métallifères des jeunes républiques sud-américaines pour lancer une société financière destinée à lui assurer fortune. Il impliqua des connaissances de son père, l’éditeur Murray, et quelques autres personnalités ; sa société, victime de l’éclatement d’une bulle spéculative, fit faillite ; comme il était insolvable et mineur, donc irresponsable, il refusa de rembourser ses investisseurs. Les dettes nées de cette mésaventure devaient courir durant des décennies. Il eut le front de tirer de l’aventure un roman écrit d’une plume vengeresse et insolente, Vivian Grey. Vendu anonymement comme un roman à clefs sur les agissements turpides de la classe supérieure, écrit par un personnage haut placé, Vivian Grey eut un grand succès, à peine entamé par la révélation que son auteur n’était en réalité qu’un petit paltoquet juif assez malhonnête. Cette aventure, si elle lui offrit un début de réputation, montrait assez bien l’absence de scrupules moraux du jeune homme, comme elle illustrait la haute idée que se faisait de lui-même Benjamin Disraeli. Il connut, dans sa jeunesse, bien d’autres échecs, dans lesquels sa responsabilité fut chaque fois engagée : le journal qu’il lança pour concurrencer The Times – et qui lui fit se fâcher avec le clan de Sir Walter Scott – ne dura pas six mois ; ses nouveaux livres ne trouvèrent pas toujours de public ; ses premières candidatures électorales furent toutes des défaites. Disraeli fit un apprentissage douloureux de l’existence, traversant des phases de dépression sévères, dont, selon M. McCearney, il joua pour obtenir la sollicitude, la sympathie et le pardon de ses proches. Entre redoutable dissimulation et naïveté désarmante, le jeune Disraeli, tel qu’il émane de cette biographie, est un homme de paradoxes, personnage aussi antipathique qu’il est attachant.

Entre mélodrames et vaudevilles, la vie du jeune ambitieux, parfois grotesque, souvent agitée, se lit dans ses romans de l’époque – les derniers avant longtemps, car la politique bientôt l’absorbera. Son sujet préféré ? Lui-même ? Son objet de prédilection ? Sa vie ! Entre l’âge des nobles et l’âge des masses, il y eut un âge des héros auto-proclamés et des ascensions sociales, un âge des génies sublimes, placé sous l’égide des grandes figures de Bonaparte et de Byron. Même privée de toute issue tragique, la vie de Disraeli ne jure pas dans cette ère. Le romancier fit de sa vie un roman tout en tirant de sa plume le roman de sa vie. Son œuvre littéraire, qui vaut surtout, selon M. McCearney, comme témoignage historique, ne sortira jamais du romantisme de sa jeunesse ; les révolutions littéraires successives portées par Thackeray, Dickens, Tennyson, ne l’en feront pas dévier. L’artiste se figea à mesure que le politique se développa en lui ; sa position lui rendait tout projet d’écriture difficile à exécuter, et ce même si huit de ses vingt-six livres parurent durant sa carrière politique. Revenons à ces années décisives. À force de passer de salons en salons, en dandy exubérant et volubile, Disraeli finit par trouver des femmes mariées esseulées à séduire et à aimer. Parmi elles, la baronne Henrietta Sykes joua un rôle crucial. Épouse volage d’un riche aristocrate proche de Lord Lyndhurst, ministre de la justice tory, elle offrit à Disraeli les ressources financières et sociales de sa position. Mieux conseillé, mieux informé, proche d’une fraction influente des tories, Disraeli parvint à réunir les sommes nécessaires pour gagner une élection – le suffrage censitaire de l’époque laissait une large place à ce type de malversations. Une campagne a toujours coûté cher, d’autant plus quand on est, comme Disraeli, déjà endetté et pourchassé par des usuriers. Élu en 1837 à Maidstone, en 1841 à Shrewsbury, il ne fut au départ qu’un parlementaire fantasque, un orateur impertinent et fracassant, utilisé pour les basses œuvres du parti d’opposition. Malgré son isolement, il était persuadé de devenir ministre rapidement, dès que les tories reviendraient au pouvoir. Cette quête effrénée d’un portefeuille avait un double intérêt, social et financier. Endetté, il avait apprécié que l’élection à la Chambre des Communes lui apportât l’immunité parlementaire, lui donnant le droit de sortir de jour, l’été, à Londres – la période la plus dangereuse pour un débiteur poursuivi par ses créanciers, la seule où il risquait réellement d’être arrêté et envoyé en prison pour dettes. Néanmoins, le siège de MP ne donnait lieu au versement d’aucune indemnité ; devenu ministre, il assurerait mieux sa position financière et rembourserait quelques dettes. Sa situation s’était quelque peu améliorée, néanmoins, depuis son mariage, en 1839 avec l’excentrique Mary-Ann Lewis, de quinze ans plus âgée que lui, veuve d’un de ses protecteurs aisés, artisan de son élection à Maidstone en 1837 ; Disraeli n’en demeurait pas moins dans une situation financière inextricable qui le poursuivrait longtemps encore. Alors que les tories, vainqueurs de l’élection de 1841, reprenaient le pouvoir, Disraeli fut mortifié par la découverte de la composition du nouveau gouvernement : il n’était pas appelé ! Le nouveau Premier ministre, Sir Robert Peel, l’avait ignoré, malgré les efforts politiques de Disraeli, efforts qu’il jugeait décisifs. Il adressa à Peel une lettre indignée d’une rare arrogance. La décision du chef du gouvernement était politiquement logique tant le jeune parlementaire pesait peu ; Disraeli en conçut pourtant une grande amertume ; il sut prendre sa revanche de cette humiliation.

Quelques années plus tard, en effet, le Parlement se déchira à propos des Corn Laws, ces lois protégeant par des tarifs douaniers élevés la production agricole anglaise contre les importations du continent. Les Whigs, à gauche, étaient convaincus qu’il fallait les abroger ; les Tories, à droite, étaient de plus en plus divisés. Autour du Premier ministre, un clan se persuada que les Whigs avaient raison. Contre eux, la vieille aristocratie foncière, menée par Lord Bentinck, haussa le ton. Elle trouva en Benjamin Disraeli un puissant relais à la Chambre des communes, le seul orateur qui sut défendre vigoureusement ses positions. Dénué de scrupules, rejeté par Peel, Disraeli se fit le chantre bruyant du maintien des Corn Laws. Après une bataille de plusieurs mois, alors qu’une famine terrible faisait rage en Irlande, et que la nécessité d’abaisser les prix agricoles apparaissait de plus en plus urgente, les abolitionnistes l’emportèrent. Les Corn Laws furent supprimées. Le corollaire ? Le parti Tory éclata en deux parties d’inégale importance. D’un côté, autour de Sir Robert Peel, se réunirent ceux qu’on appela bientôt les Peelites, alliés désormais aux Whigs ; de l’autre, autour de Lord Bentinck, de Lord Stanley (futur Lord Derby) et de Benjamin Disraeli, se réunirent les débris protectionnistes du vieux parti défunt. Par son talent oratoire, sa puissance de travail, son ambition, Disraeli venait de s’offrir une notoriété et, peut-être, un destin national. Le MP anonyme était devenu, par les seuls éclats de sa voix, une figure ; hélas, pour lui, c’était celle du destructeur ; sa victoire semblait inutile : les tories ancienne manière se trouvaient rejetés à droite de l’échiquier politique, minoritaires pour longtemps, peut-être pour toujours. Le Royaume-Uni aurait-il longtemps besoin de ce vieux parti féodal ? Vainqueur chez les vaincus, homme de talent dans un parti de médiocrités, Disraeli était condamné à une très longue opposition. L’alliance entre Peelites et Whigs, fondus en un seul parti « Libéral », sous l’égide de Peel, puis de Palmerston et de Gladstone, devait durer, malgré quelques brefs déchirements, de 1847 à 1874 !

C’est dire si la figuration historique d’un Disraeli central dans l’histoire britannique, Premier ministre topique de Victoria, incarnation générale d’une époque, est fausse. Disraeli fut avant tout un éternel opposant, qui profitait à l’occasion des tensions entre libéraux pour toucher brièvement le pouvoir. Comme il n’avait guère de rivaux parmi les féodaux qui représentaient les tories aux Communes, il en devint le chef incontesté et l’orateur majeur. Même s’il ne l’appréciait guère, Lord Derby, qui dirigea les Conservateurs à la Chambre des Lords pendant les années 1850 et 1860, finit par s’accommoder de l’encombrant « petit juif » (comme il l’appelait, non sans mépris). Il en vint à l’estimer assez pour lui proposer le prestigieux Échiquier (les Finances), à chacun de ses brefs passages au pouvoir, lorsque les libéraux, trop déchirés, laissèrent la place à une instable majorité conservatrice. Disraeli devint ministre trois fois entre 1847 et 1868 : neuf mois et demi en 1852, quinze mois et demi en 1858-59 et vingt mois en 1866-68. Pour un homme aussi ambitieux, qui fêta ses cinquante ans en 1854 et ses soixante en 1864, c’était un bien maigre bilan : vingt-deux ans à la tête d’un parti pour seulement trois ans de pouvoir… Le professeur McCearney montre bien en quel mépris les ténors libéraux – persuadés d’être appelés à demeurer majoritaires – tenaient les tories de l’époque, y compris Disraeli, en qui ils voyaient un personnage assez douteux et peu fiable. Ses deux premières apparitions au gouvernement se firent sans soutien clair de la chambre, sans garantie de durer. Le tournant eut lieu en 1867. Une nouvelle fois, le gouvernement conservateur était là pour expédier les affaires courantes en attendant que les libéraux parvinssent à s’entendre entre eux. Depuis trente ans qu’il durait, l’arrangement censitaire du système électoral était de plus en plus contesté. Contre les franges les plus réactionnaires de son propre camp, Disraeli obtint, par ses discours et sa capacité de persuasion, le vote du Reform Act de 1867. Il faisait doubler l’électorat d’un à deux millions de personnes. Cette brillante victoire, couronnement de sa carrière d’orateur, lui offrit, quelques mois plus tard, la place de Premier ministre. Malade, Lord Derby dut en effet renoncer au pouvoir en février 1868. À soixante-quatre ans, après trente ans de présence ininterrompue à la Chambre, Disraeli accédait enfin au pouvoir – dont il peina à faire quoi que ce soit, tant ses efforts pour faire passer la loi électorale l’avaient épuisé. Une élection, la première depuis la réforme électorale, devait avoir lieu fin décembre 1868. Convaincu que les électeurs lui sauraient gré de leur avoir donné le droit de vote, Disraeli était confiant : les conservateurs pourraient enfin regagner la majorité, pour la première fois depuis la scission d’avec les Peelites.

Las ! Les Libéraux l’emportèrent largement et dix mois à peine après avoir emménagé à Downing Street, Disraeli était contraint de redevenir, pour plusieurs années, le chef de l’opposition. Tant d’efforts pour si peu de résultats ! Malgré son âge, Disraeli tint fermement sa position. Convaincu que les Libéraux, sous l’égide de l’impulsif et autoritaire Gladstone, finiraient par se rendre impopulaires, il garda le contrôle de son parti. Englué dans la question irlandaise, Gladstone décida de dissoudre la Chambre en 1874. Cette fois-ci, les conservateurs l’emportèrent et Disraeli redevint Premier ministre, disposant enfin d’une large majorité. N’était-il pas déjà trop vieux ? Il allait sur ses soixante-dix ans, ses capacités d’orateurs s’affaiblissaient, la maladie lui laissait de moins en moins de répit et, un peu sourd, il se réfugia, dès 1876, à la Chambre des Lords où les séances, plus feutrées, lui étaient moins difficiles à supporter. Néanmoins, malgré ce déclin évident, il resta au pouvoir six ans. Il appliqua un programme assez pragmatique et réformiste, censé apporter aux conservateurs l’appui des classes nouvelles de la population : lois sur l’éducation, la santé, la protection du consommateur, etc. Il est intéressant d’observer que celui qui construisit sa carrière en prenant la tête de l’aile conservatrice du clan conservateur finit par se recentrer et passer au-dessus de la tête des libéraux pour offrir aux radicaux de gauche plusieurs avancées législatives majeures. Comme le suppose James McCearney, malgré sa posture de conservateur « dur » et son attachement aux traditions, Disraeli était un pragmatique, dont l’objectif, si longtemps poursuivi, était l’exercice du pouvoir. Selon Disraeli, les classes populaires étaient plus conservatrices que les élites ; toute l’erreur des partis conservateurs au XIXe avait été de s’accrocher à un corps électoral extrêmement restreint, trop susceptible de trouver son intérêt financier aux propositions des Libéraux. Disraeli fut l’artisan de la mutation populaire (mais pas encore populiste) des mouvements conservateurs – dont le continent n’eut l’idée que bien plus tard. Le recours au peuple sert souvent mieux le conservatisme que le progressisme. Devenu Premier ministre d’un état impérialiste, Disraeli devait aussi s’intéresser de plus près au grand jeu international de ces années troublées, avec des fortunes diverses : création du titre impérial des Indes, initiative assez discutable qui fit beaucoup pour sa réputation auprès de Victoria, achat inutile d’une partie des actions du Canal de Suez, tentatives réussies d’empêcher la Russie de mettre la main sur les Détroits et participation subséquente à la célèbre Conférence de Berlin (où il impressionna Bismarck par son sang-froid et par sa détermination, proche du bluff ; matières dans lesquelles le Chancelier allemand était expert). Le bilan positif de Berlin fut annulé par les initiatives malheureuses des agents britanniques aux Indes et en Afrique du Sud : les Anglais furent pris, un peu malgré eux, dans l’engrenage de l’invasion meurtrière de l’Afghanistan ; les Zoulous les écrasèrent au fond de l’Afrique, à Isandhlwana ; les Anglais ne se vengèrent à Ulindi qu’au prix d’une coûteuse expédition, qui annonçait déjà le style impérial nouveau des années 1880-1900. Les gouvernements britanniques continuaient de courir après leur propre construction politique et internationale, cet Empire britannique, ce « reluctant empire » dont Disraeli fut le dernier représentant ; après lui, Gladstone et Salisbury hésitèrent moins à prendre l’initiative et à étendre par la force la mainmise anglaise.

En 1880, les conservateurs perdirent les élections ; Disraeli, malade, se retira et mourut quelques mois plus tard, admiré et respecté. James McCearney souligne, avec raison, que le parcours singulier de Disraeli s’explique en grande partie par des pesanteurs sociologiques : pour qu’un juif converti parvînt à s’installer à la Chambre, à prendre le commandement d’un parti d’opposition, qui plus est conservateur, anglican et féodal, et à le mener à la victoire, il lui fallait avoir une ambition démesurée, un talent exceptionnel et un sens politique à toute épreuve, à savoir du pragmatisme, un don pour la manipulation, et une résistance particulière à l’échec et aux nombreuses déconvenues qu’un monde hostile lui infligea. Il brilla d’autant mieux qu’il avait choisi le parti le moins riche en talents, le plus dense en nullités. C’est ainsi qu’un écrivain dandy fit de ses rêves byroniens la matière de la réalité ; plutôt que de projeter ses aspirations et sa personnalité dans une œuvre d’art, il les orienta dans l’action politique ; en lui, le politique tua l’apolitique, le ministre l’écrivain, l’homme de parti l’homme de sensibilité. Ses romans et ses poèmes ne furent que la manifestation imparfaite de son désir de puissance et de renommée ; en lui Rastignac étouffa Rubempré ; pourtant, de tous les hommes qui dirigèrent une grande nation dans les deux derniers siècles, Disraeli est le seul à avoir laissé un tel éclairage, littéraire et, partant, inconscient, sur sa propre personnalité. Le mérite de l’ouvrage de M. McCearney n’est pas mince : il a réussi ce que Gladstone jugeait impossible, faire le récit de la vie de Benjamin Disraeli, roman trop invraisemblable pour avoir été une fiction.

Le prophète et la supercherie

pilori

Un petit aparté historique dans le cycle « Jeanne d’Arc au théâtre ».

Dans son Jeanne d’Arc (Perrin, « Tempus », 2009) l’historienne Colette Beaune retrace, avec minutie, l’environnement médiéval du « mystère » Jeanne d’Arc. Elle montre que la plupart des aspects extraordinaires de l’expérience johannique se retrouvent, sous des formes proches, dans l’histoire du temps : prophétesses venues des marges sociales et géographiques, provoquant des « miracles », se disant inspirées par Dieu, etc. Dans ce livre, véritable coupe géologique dans la société médiévale du XVe siècle, d’une rigueur qui le dispute à l’exhaustivité, au risque parfois du pointillisme, le lecteur est convié à apprécier Jeanne d’Arc dans sa véritable spécificité – moindre que ce qu’en feront les dramaturges qui écriront sur elle passé 1850. Mme Beaune montre aussi, dans son chapitre final, que Jeanne inspira bien des marginaux, qui se prétendirent, eux aussi, à son exemple, missionnés par des Voix divines pour sauver le royaume de France. J’ai trouvé l’anecdote de Guillaume le Berger très intéressante, pour ce qu’elle montre d’une certaine forme de cynisme dans l’exploitation du mythe johannique par les cours médiévales, en l’occurrence ici par Renaud de Chartres, le chancelier du roi Charles VII. Je ne crois pas cet épisode très connu ; je trouvais qu’il pouvait avoir sa place ici. J’espère que mes lecteurs m’excuseront de cet aparté.

« La première réincarnation [de Jeanne] est un peu particulière. Quand Jeanne d’Arc fut capturée à Compiègne en mai 1430, le chancelier Renaud de Chartres eut immédiatement l’idée d’effectuer une sorte d’échange standard pour maintenir le moral des troupes royales. Guillaume le Berger, qu’il sortit alors de sa manche, correspond à l’idée que Renaud se faisait de Jeanne (ce qu’elle aurait dû être et n’avait pas été). Comme Jeanne, c’est un adolescent pauvre. Il a des révélations de Dieu et « agit sur commandement divin pour déconfire Anglais et Bourguignons ». Sa présence est un gage de victoire. Lui aussi est un envoyé choisi par Dieu derrière son troupeau dans les montagnes du Gévaudan, son corps est stigmatisé et il chevauche de côté (comme une femme) pour montrer de fois en autre ses mains, pieds et côté tachés de sang. À la différence de Jeanne peu manœuvrable, il n’envisageait aucun rôle politique ou militaire actif, à la grande satisfaction de son mentor. Il expliquait aussi pourquoi l’élection de Jeanne s’était interrompue à son profit : « la Pucelle s’était constituée en orgueil, elle faisait à sa volonté et ne voulait prendre conseil. » Soucieux d’éviter au maximum toute difficulté théologique, Renaud avait prudemment choisi un garçon qui n’était doté d’aucun étendard programmatique ou arme céleste. Autrement dit, Guillaume était ce que Renaud pouvait accepter de Jeanne.

La mascotte fut approuvée par La Hire ou Poton mais dénoncée illico par les Bourguignons comme une manipulation et une folle créance. Le succès en fut modeste et bref. Le 12 août 1431, alors que Jeanne était morte depuis moins de trois mois, le Berger fut capturé aux côtés de Poton de Xaintrailles dans une escarmouche près de Beauvais et tomba aux mains des Anglo-Bourguignons. Pierre Cauchon le réclama puisqu’il avait été capturé dans son diocèse. Il fut lui aussi suspecté d’hérésie. Ses révélations pouvaient venir du diable et il « se faisait idolâtrer par autrui ». Peut-être l’évêque croyait-il aussi qu’il faisait enchantements pour faire venir la victoire sur les gens du roi. Toujours est-il qu’il passa quatre mois en prison à Rouen, sans avoir le droit à un procès d’inquisition. Probablement reconnu comme simulateur, le Berger fut remis aux Anglais qui le ramenèrent à Paris pour qu’il figurât au sacre d’Henry VI, le 16 décembre 1431. Le malheureux défila lors de l’entrée, lié et garrotté, comme un larron, parodiquement placé entre les neuf preux et le jeune roi sois le dais. Autrefois, Vercingétorix avait ainsi participé au triomphe de César avant d’être mis à mort. Le soir même, Guillaume fut mis dans un sac et noyé dans la Seine. Le procédé fut abandonné. Les chroniqueurs bourguignons en rirent « Les Anglais en eurent grand honneur, triomphe et gloire… Icelle folie avait été expérimentée à la charge, déshonneur et perte du royaume. » Un peu embarrassé, le chroniqueur officiel de Charles VII, Jean Chartier, réduit l’épisode à l’initiative personnelle d’un illuminé. »

Jeanne d’Arc, Colette Beaune, Perrin, « Tempus », pp. 442-443

D’autres cas sont également intéressants, comme cette Pucelle du Mans, qui, en 1460-1461, accumula en quelques mois guérisons inexpliquées et prophéties politiques et publiques, et ce tout en prétendant dialoguer avec des puissances supérieures. Celles-ci lui inspiraient d’ailleurs un programme de revendications assez précis. Ses suppliques politiques tournaient en effet autour de la nécessité, maintenant que l’Anglais avait été vaincu et chassé du continent, de baisser les impôts royaux. L’écho de son apparition déborda rapidement les limites du diocèse du Mans, jusqu’à interpeller les prélats de la Cour. L’expérience tourna court lorsque l’Archevêque de Tours l’examina, au printemps 1461, et conclut à la supercherie. Pour lui, la Pucelle du Mans, sorte d’icône de la propagande anti-fiscale de l’époque, avait été manipulée, pour de peu honorables motifs, par l’évêque du Mans, Martin Berruyer, et par son entourage. On la condamna au pilori – où elle porta au cou une mention infamante – ; elle purgea une peine de prison et, à sa sortie, paraît-il, devint tenancière de bordel.

D’autres Pucelles visionnaires, dénonciatrices des excès fiscaux du roi, devaient apparaître périodiquement dans ces années-là, manipulées par quelques autorités bourgeoises locales qui trouvaient là un porte-voix efficace et frappant à leurs propres visées politiques. J’ai toujours été fasciné par ces anecdotes historiques qui, plus que les grands mythes usés jusqu’à la corde par des relectures successives et contradictoires, donnent à saisir la grumelure d’une époque, sa texture complexe, bref, ce qui lui donne sa profondeur de champ.

 

« Jeanne d’Arc au théâtre I », Pucelle ou bien Putain : La Première Partie d’Henry VI, de William Shakespeare

henry1-13

La Première Partie d’Henry VI, William Shakespeare, Gallimard, Collection « Bibliothèque de la Pléiade », Histoires, tome I, Gallimard, 2008 (trad. Line Cottegnies) (Première éd. originale 1623)

De l’ensemble des pièces de Shakespeare, la trilogie d’Henry VI ne figure pas, c’est le moins que l’on puisse dire à son sujet, parmi les plus connues et les plus jouées. Lue et envisagée comme un long prélude à Richard III, qui la conclut, Henry VI est rarement présentée en intégralité : les metteurs en scène y piochent tel ou tel épisode, à mesure de leur projet scénique. La trilogie retrace la lente désagrégation du royaume d’Angleterre entre 1422 et 1471, sous le médiocre Henry VI, victime des affrontements et des ambitions de ses oncles et cousins (Winchester, Suffolk, Somerset, Richard d’York et ses fils). De ce conte de fureur et de fracas, il n’est pas toujours nécessaire de tout reprendre : les batailles se multiplient, non sans répétitions, jusqu’à l’effondrement final, sanctionné par la tyrannie du maléfique duc de Gloucester, l’emblématique Richard III. Henry VI contient quelques bonnes scènes – toute l’insurrection de John Cade, dans la Deuxième Partie, par exemple – mais n’est jamais qu’une pièce de jeunesse, écrite, selon toute probabilité, en collaboration. Des trois parties de cette pièce mineure, la Première Partie est probablement la moins bonne, celle dont l’attribution au grand dramaturge élisabéthain est la moins certaine. Les spécialistes les plus experts ne voient sa main que dans quelques scènes seulement, ainsi que dans le redressement d’une structure scénaristique originelle assez faible (et dont reste bien des étais). Si la Première Partie m’intéresse, c’est qu’elle présente, sur scène, Jeanne d’Arc, pour la première fois (à ma connaissance) dans l’histoire du théâtre. Cette pièce, composée au début des années 1590 est donc postérieure de cent soixante années des évènements qu’elle traite ; l’histoire de la pucelle d’Orléans est alors une légende de chroniques anglaises, éloignée de la vérité historique. Jeanne est vue par Shakespeare, cas rare dans l’histoire de ses représentations théâtrales, comme un personnage à la fois secondaire et hostile. De toutes les pièces qui la présentent, c’est, sans conteste, la plus dure à son égard. Néanmoins, et c’est tout de même l’intérêt de son emploi dans la pièce, le dramaturge – j’utiliserai cette appellation par facilité même s’il est probable qu’ils furent plusieurs – la représente comme un personnage moins absurdement simpliste qu’il n’y paraît. Jeanne n’est pas seulement la mascotte d’une bande de brigands, menés par un seigneur félon et illégitime – le Dauphin – elle possède un charisme, une force de conviction, une parole qui menacent l’Angleterre plus que ses talents militaires. Entre pureté et vice, entre pucelle et putain, Jeanne incarne un personnage étonnant, qui n’est pas sans influence sur le déclin continental de l’Angleterre. Néanmoins, ce qui vainc en premier lieu les Anglais de Bedford – le Régent, oncle d’Henry VI – et de Talbot – leur grand général – ce ne sont pas les armes françaises, ce sont, avant tout, les divisions d’une caste féodale mal tenue par un roi trop jeune (et qui n’apparaît que tardivement dans la pièce).

Écrite à l’âge élisabéthain, à destination d’une opinion publique férocement hostile aux nations catholiques du continent, La Première Partie constitue une relecture théâtrale assez étroite des derniers temps de la guerre de Cent Ans, envisagée comme un échec historique de la monarchie anglaise. La pièce condense des années d’histoire en un seul mouvement, en s’éloignant parfois considérablement de la trame véridique des événements. Le lecteur y trouve quelques anachronismes comme le tableau sans nuances de la profonde hostilité qui sourd entre le Protecteur du royaume, Humphrey de Gloucester, et son oncle (et grand-oncle du roi), le Cardinal de Winchester. Celui-ci figure une parfaite représentation du « papiste » arriviste, corrompu et criminel, tel que le public protestant anglais pouvait le concevoir à la fin du XVIe siècle. D’ailleurs, les scènes avec Winchester ne sont pas, et de loin, les plus réussies de la pièce, comme si ce personnage sonnait faux très en profondeur. L’Histoire est quoi qu’il en soit malmenée au profit d’un mécanisme théâtral composé d’une succession de désastres extrêmes, que compensent des retournements imprévus. Le véritable adversaire de la dynastie n’est pas en France, il est à la Cour, et réside dans le jeu de deux systèmes d’ambitions contraires : Gloucester contre Winchester (l’État contre l’Église) ; Richard, bientôt duc d’York, contre le duc de Somerset (les York contre les Lancastre). Ce double conflit empêche tout gouvernement efficace du domaine des Lancastre, surtout pendant la minorité d’un jeune roi. Chacun a des droits à la couronne ; chacun cherche, sinon à se l’approprier, tout du moins à la gouverner. En montrant ces Grands tout préoccupés de leur pouvoir personnel et tout pénétrés de la légitimité de leurs ambitions, le dramaturge désigne un ferment de dissolution dont il va observer les effets centrifuges jusqu’à la consommation totale de la dynastie. Dès la première scène, alors qu’Henry V vient d’être enterré, le message est clairement énoncé par un messager, venu apprendre aux Grands que les possessions de France sont presque toutes perdues (la pièce se sert de l’histoire sans trop de respect pour la véracité des faits) ; pour ce simple héraut, ces terres sont perdues non « par la traîtrise, mais par manque d’hommes et d’argent / Parmi les soldats voici ce qu’on murmure : / Que vous entretenez ici des factions rivales, / Et qu’au lieu de vous préparer à mener bataille, / Vous vous querellez pour le choix de vos généraux » (I, 1, l. 69-73).

Le programme de la pièce (et même de la trilogie) est énoncé. Henry VI a trop d’oncles et de cousins, sa légitimité, née du coup de force de son grand-père Henry IV Bolingbroke contre le roi légitime Richard II, est trop sujette à contestation, et lui-même est trop jeune, trop passif, trop éloigné de l’action pour contraindre l’implacable mécanique de dissolution. La Première Partie présente les prodromes de la guerre des Deux-Roses, en en soulignant toute l’absurdité. En se battant entre eux, les Anglais ont en effet fini par perdre la France, dont ils étaient les maîtres incontestés – Shakespeare met çà et là quelques saillies francophobes destinées à plaire au public anglais patriote. Les premières tensions qui enflamment l’hostilité latente de Richard envers Henry VI et ses oncles, naissent pour un motif juridique obscur – que le dramaturge ne dévoile même pas. Richard et Somerset s’accusent l’un l’autre, à l’acte II, 4 devant un tribunal de Grands, sans que celui-ci ne parvienne à trancher. À la fin, ils demandent à chacun de se prononcer en arborant la rose que l’un et l’autre ont choisie pour rallier leurs partisans : la Rose Rouge pour les Lancastre, la Rose Blanche pour les York. La scène représente, avec une certaine efficacité dramaturgique et poétique, les prémices du conflit des Deux-Roses – le metteur en scène saura faire en sorte de jouer sur ces roses pendant la représentation. À la scène suivante, Richard apprend de son oncle maternel qu’il détient des droits plus légitimes à la couronne que le roi en place : la rébellion à venir de Richard est entendue, même si elle ne se dévoile réellement qu’à la Deuxième Partie. Dans la Première Partie, les grandes oppositions ne font que naître ; si elles finissent par entraîner la défaite anglaise sur le continent (Somerset, pour affaiblir York, n’envoie pas à Talbot les renforts promis pendant la bataille décisive de l’Acte IV), elles ne constituent pas encore le tissu même de la pièce.

Cette lecture partiale de la défaite historique de l’Angleterre oriente nécessairement celle du personnage de Jeanne d’Arc. Une conception ultérieure (et française) de l’histoire de la guerre de Cent Ans fit de son intervention le moment décisif, qui inversa définitivement le rapport de force entre Lancastre et Valois. Or, pour Shakespeare, la Pucelle n’est pas vraiment décisive. Certes, elle renforce le camp Valois, elle provoque les Grands d’Angleterre, joue sur leurs dissensions, les conduit à la faute, ranime les énergies du parti du Dauphin. Si elle profite de la situation, elle ne la crée pourtant pas. L’Angleterre se vainc elle-même. De fait, Jeanne n’est pas le sujet de la pièce, ni même son personnage principal – la pièce n’en a pas, même si Talbot, York, Gloucester ou Somerset jouent chacun un rôle éminent, dans un trop-plein de grandes figures, très représentatif du problème que posera le règne d’Henry VI. Jeanne est toujours flanquée des Valois, présentés comme une bande de brigands sans mérite, inférieurs militairement et qui s’emparent des forteresses à la faveur de la ruse. Aucun d’eux n’est réellement individualisé : le volubile Charles est toujours flanqué de ses trois interchangeables lieutenants, ses cousins René d’Anjou, le duc d’Alençon et le Bâtard d’Orléans, Dunois. Le dramaturge n’est pas tendre avec eux : malgré leurs prétentions et leur faconde très française, ils accumulent des victoires sans lendemain, suivies immanquablement de lourdes défaites. Leur confiance en Jeanne, qui apparaît à l’Acte I à la cour du Dauphin, n’est pas même entamée par les revers qu’infligent les Anglais aux troupes françaises – le dramaturge rejoue la défaite anglaise d’une scène dès la scène suivante, de manière à ce que les Français ne l’emportent jamais vraiment. Charles et ses hommes sont de parfaites nullités, qui n’obtiennent que par l’épuisement intérieur des énergies anglaises et par la montée du dissentiment des Grands ce qu’ils ne parviennent à prendre par la force sur le champ de bataille. Leur chance réside dans les querelles des Plantagenêts. On est déçu de ces personnages historiques sans épaisseur, ne fonctionnant qu’en groupe, sans caractéristique, répétant toujours les mêmes erreurs et les mêmes fanfaronnades – comme le feraient des personnages comiques. Bergson disait du rire qu’il était « du mécanique plaqué sur du vivant » ; on aurait envie d’extraire cette phrase des raisonnements bergsoniens pour l’employer à l’égard de Charles et de ses hommes, qui n’inspirent guère, par leur raideur absurde, leur jactance et leurs défaites répétées, que la moquerie. Il n’y a pas de respect possible pour de tels vainqueurs. L’auteur de La Première Partie (je peine à dire Shakespeare), ne voit bien qu’une chose à leur propos : leur manque absolu de reconnaissance envers leur bienfaitrice. La bande des Valois, qui réclame les plus grands honneurs pour Jeanne, jusqu’à vouloir en faire la sainte du royaume (« Joan la Pucelle shall be France’s saint », I,6, v .29), l’abandonne absolument à l’Acte V. À la scène 5, York, accompagné de Warwick, la juge et la condamne au bûcher, puis reçoit, à la scène 6, Charles et ses sicaires, qui n’ont alors pas un seul mot pour Jeanne ! Ce qui pourrait constituer une omission particulièrement fautive du dramaturge (signe d’une couture scénaristique mal faite) apparaît à qui connaît l’histoire comme un coup de génie. Les Valois ont utilisé Jeanne, l’ont célébrée, l’ont vantée. Quand ils obtiennent de leurs ennemis une trêve aux allures de victoire, qu’importe ce que devient la Pucelle, qui, littéralement, sort de leur univers mental. La voix qui leur offrait la trahison en leur faveur du Duc de Bourgogne, la voix qui ranimait les énergies françaises et dissolvait les anglaises, la voix peut-être maléfique de la prophétesse est rayée d’un trait de l’univers mental de Charles et de ses sbires. Par leur silence, les Valois anéantissent Jeanne mieux que les flammes. Les Grands peuvent reprendre le cours de leurs arrangements diplomatiques, Jeanne ne fut qu’un épiphénomène, à peine morte, déjà oubliée.

La Première Partie ne présente pas une Jeanne d’Arc, mais deux : d’un côté, la Pucelle, prophétesse inspirée qui, par la seule vertu de sa parole, enflamme les énergies, réveille les cœurs et altère le sort de la guerre ; de l’autre, la Putain, sorcière infernale, que l’acte final présente dans toute l’étendue de sa lâcheté et de son ignominie. Shakespeare et ses collaborateurs ne sont pas avares en sous-entendus sexuels envers la Pucelle, tout au long de la pièce, mais ne la disqualifient vraiment qu’à la toute fin, lorsqu’ils la présentent devant son juge, Richard d’York. Avant ceci, ses propos étaient assez équivoques pour laisser le public dans l’expectative ; certes Talbot, le héros anglais, lui est constamment hostile ; cependant, Jeanne est un membre brillant et mystérieux du camp Valois, un personnage dont les discours ne sont pas sans beauté poétique, ni sans éloquence. Ainsi, lors de la première rencontre entre la bande du Dauphin et de Jeanne, ceux-ci se méprennent sur elle : Charles lui propose le mariage (montrant là son peu d’élévation – comment peut-il envisager de se marier avec une vachère ?), René et d’Alençon n’y comprennent pas grand chose, Dunois, qui l’a introduite à la cour, ne dit rien pour l’aider. Il a raison car les discours de Jeanne finissent par emporter l’adhésion. « La gloire est comme un cercle dans l’eau / Qui ne cesse de s’agrandir pour / à force de s’étendre, s’évanouir dans le néant / Avec la mort d’Henry [V], le cercle anglais s’efface, / Dispersées sont toutes les gloires qu’il portait en lui. / Je suis désormais comme ce fier et insolent vaisseau / Qui portait à la fois César et son destin. » (I, 2, 132-139). Celle qui prononce ses belles paroles, prophétesse inspirée, sera désormais tout à la fois la flamme des batailles et la proclamatrice des victoires françaises. Comme l’armée française perd très vite ce qu’elle emporte, Jeanne est contrainte de raviver plusieurs fois l’énergie des Valois (II, I ; III, 3). Son langage n’est pas celui d’une femme du peuple ; elle n’hésite pas à utiliser des métaphores (« the happy wedding-torch that joineth Rouen unto her countrymen », pour parler d’un flambeau qui donnera le signal de l’assaut des Français sur Rouen, III, 2, 25-26 ; Talbot comparé à un paon, III, 3 ; 5-6, etc.), et s’exprime en vers (tandis que les personnages populaires d’Henry VI, comme les partisans de John Cade, et John Cade lui-même, ne s’expriment qu’en prose). Plus que ses prouesses militaires, dont j’ai dit qu’elles étaient immédiatement effacées par l’Anglais Talbot, ce sont ses prouesses d’éloquence qui frappent les lecteurs et spectateurs de la pièce.

Son meilleur morceau, excepté le passage poétique sur le « cercle de gloire », se déroule au mitan de la pièce, à la 3e scène du IIIe Acte, lorsqu’elle emporte le revirement en faveur des Valois du duc de Bourgogne, pourtant allié des Anglais. La Pucelle brille ici presque trop fort pour un adversaire ; on comprend d’autant mieux, peut-être, que le dramaturge l’ait dépeinte en Putain maléfique dans le dernier acte, comme pour effacer l’impression touchante qu’elle avait dégagée en renversant la fidélité du duc de Bourgogne. Elle lui rappelle d’abord les horreurs de la guerre (« cités défigurées », personnification de la France, comparée à un enfant agonisant, « monstrueuses plaies »), horreurs dont il est responsable (« plaies que tu infliges toi-même à son sein douloureux ») avant de rappeler qu’il s’agit bien des blessures de son pays (« Une seule goutte de sang tirée du flanc de ton pays / devrait t’affliger plus que des torrents de sang étranger »). Logiquement, elle lui demande : « Frappe qui la blesse et ne blesse pas qui la secourt ». Comme le revirement du duc n’est pas encore certain à cet instant, elle se reprend et dresse, avec un certain sens politique, « l’état de service » du duc, dont la responsabilité historique dans la victoire anglaise n’est pas mince : puisqu’il a trahi sa nation [et non son suzerain, la logique de Jeanne est déjà post-féodale], quel sera le comportement des Anglais à son égard au lendemain de leur victoire ? Puisqu’il est lui-même un Valois, descendant de Jean II, quelle place lui sera réservée sous le règne d’une dynastie étrangère, avec laquelle il n’a pas de liens familiaux [toujours la logique post-féodale] ? N’a-t-il pas déjà été trahi par les Anglais lors de la libération gratuite (et fictive historiquement) du duc d’Orléans, son ennemi ? Ces deux discours emportent le revirement (qui historiquement n’a rien à voir avec Jeanne) du duc de Bourgogne. Il faut observer la grande finesse de Jeanne, qui se conforme aux canons topiques de l’éloquence : appel inaugural à l’émotion ; rappel de la responsabilité de l’interlocuteur dans la situation présente ; évocation de sa proximité dynastique avec ses ennemis du jour ; prédiction de l’ingratitude à venir de ses alliés ; critique de l’irresponsabilité politique qui conditionne le maintien du duc dans le camp anglais. Bourgogne, bouleversé par ces paroles, change de camp aussitôt. Il faut noter, aussi, que les Anglais n’ont fait subir, durant les premiers actes, aucune rebuffade au duc de Bourgogne, qu’ils considèrent comme un des leurs, sans jamais remettre en cause son honnêteté ou son dévouement. C’est donc Jeanne, et elle seule, qui émeut le duc, et le ramène au camp Valois, sans jamais insister sur un lien vassalique dont on pressent déjà qu’il ne signifie plus rien. Cette grandeur rhétorique de la Pucelle ne pouvait être tenue jusqu’à la fin de la pièce. Le dramaturge exécute donc son personnage, à l’Acte V, en la montrant comme une Putain infernale.

À l’Acte IV, le héros guerrier Talbot meurt, trahi par le duc de Somerset. Son agonie est l’occasion d’une débauche de poignante éloquence, qui devait arracher des larmes aux spectateurs de l’époque. Talbot personnifie le héros tragique : martial, sublime et vaincu. Jeanne, qui désormais n’est plus la Pucelle mais la Putain infernale commente avec un cynisme lapidaire cette mort : « [il] est ici à nos pieds, puant et couvert de mouches. » (IV, 7, 75-76). Le manque de respect envers le héros adverse signe le retournement du personnage, devenu Bouche de l’Enfer, prédisant (à l’Acte V, 3) la ruine, l’effroi, la « lamentation du monde ». Immédiatement après, comme pour rendre plus sensible le retournement de l’émouvante Pucelle en une effroyable Sorcière, Shakespeare la montre en commerce avec ses voix, qu’elle invoque comme des « substitutes under the lordly monarch of the north » (V, 3, 5-6), c’est-à-dire, explicitement, comme des serviteurs de Lucifer ! L’ambiguïté est levée, le voile de la Pucelle arraché, c’est à une sorcière que nous avions affaire ! Toute la scène confronte l’invocatrice Jeanne au jeu et au mime silencieux des démons, qui, par leur silence absolu, montrent qu’ils abandonnent Jeanne à son propre sort. Elle offre son âme, son corps, tout ce qu’elle a, pour le salut de la France – même comme sorcière maléfique, elle combat tout de même pour une cause élevée, sa patrie. Malgré cela, les démons se refusent à elle et se retirent. York capture Jeanne, abandonnée par les soldats français, à la scène suivante. Toute la scène du procès (V, 5) n’aura comme objet que de salir et de souiller Jeanne, dont le jeu se limitera désormais à de sinistres éructations et à une litanie de malédictions (dont n’est pas même exempt le Dauphin, à la grande stupéfaction de Richard d’York).

Le procès de Jeanne ne se ressemble pas. On l’observera dans ce cycle, plus les pièces sont écrites près de nous, plus le procès devient leur obsession. À l’inverse, pour les dramaturges les plus anciens, l’affaire de Jeanne est celle d’une guerrière ou d’une sorcière, pas d’une accusée, qu’elle soit coupable ou victime. Shakespeare, comme Schiller après lui, ne respecte pas l’histoire et se débarrasse de Jeanne sans lui faire connaître les tourments, désormais très bien connus, du procès rouennais, de l’abjuration, de la rétractation et du bûcher. Il y a là une raison logique assez simple, les sources judiciaires ne furent compilées et mises à disposition du public cultivé qu’au milieu du XIXe. Pour ceux qui écrivirent sur la Geste de Jeanne sans les avoir consultées, le procès ne devait pas constituer un épisode important, ni même révélateur. La lecture du mythe se concentrera sur le procès à mesure que le thème de l’individu solitaire, écrasé par une mécanique judiciaire et félonne prendra l’ascendant sur celui de l’illuminée portant sur ses épaules le destin d’une dynastie parmi d’autres. Ici, la grandeur de la Pucelle est dissipée par le dévoilement de son commerce avec le Diable et par sa défense, lamentable, lors de son procès : elle renie son père, venu témoigner en sa faveur, maudit les Anglais, nie toute entente avec le démon – si Richard, son juge ne le sait pas, le spectateur, lui, sait qu’elle ment – puis, pour se sauver à tout prix, après avoir proclamé sa virginité annonce qu’elle est enceinte (on ne brûle pas une femme enceinte) ! Elle-même ne sait pas trop de qui elle est enceinte – Charles ? d’Alençon ? René d’Anjou ? – comme pour confirmer la légende de Putain, que les Anglais lui ont tressé par dépit. York la condamne et elle, au moment d’être emportée, l’invective : « Je vous maudis / Puisse le glorieux soleil ne jamais resplendir / Au pays où vous avez votre demeure ; / Que les ténèbres et l’ombre funeste de la mort / Vous entourent, et qu’accablés par le crime et le désespoir, / Vous finissiez par vous rompre le cou ou par vous pendre ». Je note que les deux personnages à qui s’adresse directement Jeanne, Richard d’York et le duc de Warwick connaîtront un destin tragique dans la Troisième Partie d’Henry VI, comme si l’Enfer avait voulu réaliser le souhait ultime de son agent sur la terre. Peu après, les Valois, venus conclure une trêve avec l’Angleterre, n’auront pas un mot pour Jeanne, comme je l’ai souligné plus haut.

Bien sûr, La Première Partie d’Henry VI est une pièce mineure, je n’ai que trop souligné les défauts qui la rendent bien pâle, même aux côtés des deux pièces suivantes de la trilogie, pourtant elles-mêmes inférieures à l’immense Richard III. La main de Shakespeare n’est peut-être pas pour grand chose dans cette pièce dans laquelle Jeanne compte moins que les dissensions internes entre les Grands de la Cour d’Angleterre. Néanmoins, si l’Acte V la condamne comme une sorcière maléfique, bouche infernale et corrompue, il ne doit pas obérer les scènes antérieures dans lesquelles la Pucelle a montré tout à la fois vivacité, éloquence et force de conviction, au service d’une coterie qui ne la méritait même pas, tant elle paraît médiocre. Cette pièce, la plus dure du corpus à l’encontre de Jeanne, ne parvient pas, néanmoins, à faire l’économie de la singularité historique que constitue la vierge de Domrémy. Même à charge, son portrait la montre séduisante et puissante, au service d’une cause nationale et patriotique, que favorise involontairement l’anarchie régnant au sommet de l’État anglais. Les deux parties suivantes de la trilogie ne reviendront plus sur Jeanne, mettant l’accent, pour la Deuxième Partie, sur la chute du duc Humphrey de Gloucester et sur l’ascension de Richard d’York, bien servi par le savoureux John Cade et pour la Troisième Partie, sur la chute de Richard d’York et les derniers heurts entre les fils de ce dernier et Henry VI.

À suivre : « Jeanne d’Arc au théâtre II » : Friedrich Schiller, La Pucelle d’Orléans