Sur l’approbation venue du mauvais côté, par Hans-Magnus Enzensberger

Même si ses exemples sont un peu datés, ce passage d’un vieil article de M. Enzensberger – auteur dont je goûte assez, sans toujours la partager, l’hétérodoxie vivifiante – rappelle quelques règles fondamentales dans l’exercice de ses facultés critiques, trop souvent oubliées pour des motifs tactiques à la petite semaine.

Les éclatantes contradictions internes que notre civilisation offre au premier regard sont communément, et non toujours à tort, ressenties comme autant de menaces. Mais, en même temps, elles garantissent les libertés qui nous restent. Tant que ces contradictions peuvent se manifester, il est possible de modifier la société sans la détruire. C’est seulement lorsque, par la violence, on les étouffe, lorsque la communauté nie ses antagonismes et se donne pour monolithique, que disparaît la possibilité d’une révision. Le seul monde qui soit d’accord avec lui-même est le monde totalitaire.

La critique suppose les contradictions du réel, elle y trouve son point de départ et ne peut être elle-même exempte de contradictions. L’attention est appelée là-dessus par le reproche qu’on lui fait de susciter « l’approbation venue du mauvais côté ». Quiconque s’exprime publiquement entend une fois ou l’autre ce reproche ; rares sont ceux qui ne sont pas une fois ou l’autre tentés d’éviter cette approbation, d’en tenir compte, ainsi que de tous ceux qui leur imputent ce dont ils ne peuvent répondre : l’opinion de leur public.

Il est aisé de voir que la critique, dans les conditions actuelles, doit user de tactique ou se taire ; mais cette règle cesse d’être vraie et devient une échappatoire si on la détache de ce qui la fonde. Prise abstraitement et absolument, elle prive la critique des conditions nécessaires de son existence. Il faut marquer ici une limite à l’attitude tactique, esquisser la forme que doivent prendre tous les calculs où l’un tient compte de « l’approbation du mauvais côté ».

D’abord ces calculs supposent que le critique a pris parti avant même de se mettre au travail ; ce qu’il voudrait tout d’abord démêler, on le lui met dans la bouche et on lui trouve tout de suite les mots pour le dire. Aucun doute non plus, dès l’abord, sur le nombre de façons qu’il peut y avoir de voir la réalité. On n’a le droit de compter que jusqu’à deux… Le terme de « fausse approbation » se rapporte à un monde rigoureusement symétrique, d’où les nuances sont bannies ; il tente de tirer le critique toujours vers le même camp, le blanc. Là il peut parler aussi longtemps qu’il veut. Les membres de son parti n’ont pas le temps de l’écouter. Ils sont trop occupés à épier les signes d’approbation dans le camp noir, le camp ennemi. De cette façon, ils font de leurs ennemis les arbitres de leurs propres discours. Peu importe ce qui, dans les propos de leur porte-parole, est vrai ou n’est pas vrai ; une critique qui, par tactique, s’engage dans de telles règles de jeu et s’incline devant elles, devient parfaitement fongible.

Ce qui est utile à l’adversaire doit être soigneusement évité. Le sens de cette phrase apparaît clairement si on la retourne : ce qui est utile aux gens de notre bord doit se faire ou se dire. La forme de ces deux propositions est totalitaire.

Cette façon de parler de l’approbation venue du mauvais côté et le fait d’exiger du critique qu’il ait à s’en garder montrent combien, à la suite de la guerre froide, les schémas totalitaires ont envahi nos façons de penser. En Allemagne, pays coupé en deux [l’article de Hans-Magnus Enzenseberger a été écrit en 1957], on les rencontre quotidiennement. Que quelqu’un (a), en République Fédérale (A), exprime une critique contre un dirigeant (X) de son propre pays, on déduit des applaudissements qui accueillent ses paroles en République démocratique allemande (B) qu’il apprécie (B) outre mesure. Si (a) a quelque chose à reprocher à un dirigeant nommé (Y) qui exerce dans (B) : il a en (A) un certain succès et on le tient automatiquement pour un partisan de (X). Celui qui raisonne ainsi ne remarque pas, la plupart du temps, qu’il traite (A) et (B) comme deux paramètres tout à fait équivalents.

Mais ce n’est pas tout. Même des personnes qui savent faire la différence entre (a) et (A) et entre (A) et (X) adoptent souvent un schéma semblable. Rangent-elles, disons (X) et (Y), l’un et l’autre du « mauvais côté », il en résulte qu’on ne peut plus du tout parler isolément de ces deux hommes. Tout propos tenu contre (X) pourrait en effet compter sur l’approbation de (Y) est inversement ; il est donc selon la logique totalitaire du schéma, à rejeter. À quel point sont vivants – et mortels – ces formalismes en Allemagne, tout regard jeté sur la presse d’aujourd’hui nous l’apprend. Naturellement ces symboles peuvent représenter n’importe quelles oppositions (patrons / syndicats ; « Bonn » / opposition contre « Bonn », etc.)

La peur d’être « approuvé par le mauvais côté » n’est pas seulement oiseuse. C’est une caractéristique de la pensée totalitaire. Une critique qui lui fait des concessions ne saurait se justifier par aucune considération de tactique : c’est une critique débile.

H.-M.Enzensberger, Second supplément au « Langage du Spiegel »Culture ou mise en condition ?, Les Belles Lettres, coll. « Le goût des idées », 2012, pp. 96-98 (Trad. Bernard Lortholary)

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L’errance et le pardon : Rentrez chez vous, Bogner ! de Heinrich Böll

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Rentrez chez vous, Bogner !, Heinrich Böll, Le Seuil, coll. « Points », 2014 (Trad. André Starcky, Première éd. 1954, Première éd. originale 1953 ; titre original : Und sagte kein einziges Wort)

Je suis de retour, après une semaine de festivités et de silence. Cette note me permet d’aborder sur ce blog un douzième Prix Nobel de Littérature, après Bjørnsøn, Faulkner, Lewis, Naipaul, Kenzabûro Ôe, Pirandello, Séféris, Steinbeck, Walcott, White et Yeats. Vous trouverez, comme d’habitude, les notes consacrées à ces onze-là via l’onglet « Tout le blog en une page » ci-dessus. Mon objectif, dont je n’ai jamais caché qu’il était un peu bêta, demeure de traiter, à un horizon indéterminé, une œuvre de chacun des Prix Nobel : j’en suis encore très loin.

1950. L’Allemagne se relève progressivement des destructions de la guerre. En Rhénanie, à Hambourg ou Berlin, où les bombardements furent à la mesure du formidable potentiel industriel et sidérurgique local, les villes ne sont encore que gravats, murs abattus, poussière de plâtre, toits éventrés, habitations provisoires. Aux milliers de sans-abri, qu’il faut loger en urgence, se mêlent les populations réfugiées, qui affluent de l’Est dont elles ont été chassées. Les âmes ne sont pas en meilleur état que les corps ; l’étendue des violences et des crimes commis est telle que le traumatisme historique aura des effets profonds sur tout le continent, pendant un temps encore de nos jours indéterminé. Cette catastrophe totale, dont l’Allemagne fut à la fois coupable, responsable et (aussi) victime, se reflète dans l’éphémère « Trümmerliteratur », ou, littéralement, « littérature des ruines », prenant acte textuellement du délitement physique, spirituel et social d’une société brisée. La France n’en connut, dans les années 50, que quelques reflets : Borchert, Eich, Schnurre ou Kolbenhoff, quatre de ses principaux représentants, n’ont presque pas été traduits – et, quand ils le furent, des décennies plus tard, leurs textes relevaient plus du genre du témoignage historique que de la littérature contemporaine. Nul n’en tiendra rigueur au public français de l’époque, peut-être assez peu disposé à s’intéresser aux souffrances allemandes, envisagées comme le châtiment de fautes et de crimes, et donc comme une expiation somme toute méritée. Même les difficiles Paul Celan ou Arno Schmidt, qui peuvent être plus ou moins rattachés à ce mouvement, envisagé largement, ne furent vraiment découverts, traduits et reconnus en France qu’après leur mort (dans les années 70-80 pour Celan, 2000 pour Schmidt, après quelques maigres tentatives dans les années 60). Les textes de Heinrich Böll, en revanche, traversèrent rapidement le Rhin. Und sagte kein einziges Wort, traduit bizarrement en Rentrez chez vous, Bogner ! – avec un point d’exclamation qui trahit quelque peu le sens du livre – a paru ici dès 1954, porté par son succès en Allemagne (une quinzaine de milliers d’exemplaires vendus en quelques mois). Le succès de Böll ne se démentit pas jusqu’au Nobel (1972) et après ; depuis sa mort, en 1985, sa postérité est néanmoins devenue quelque peu incertaine. Le Seuil semble ces derniers temps disposé à le rééditer en poche – où je l’ai trouvé.

Pour mieux comprendre ce livre, il faut, je m’en excuse d’avance, pouvoir situer Böll. Ce livre n’exige certes pas de connaître en détail la vie de son auteur pour être apprécié, mais il se comprend d’autant mieux qu’il est un minimum remis en contexte. Né en 1917, catholique de Cologne, opposant silencieux au régime nazi, pacifiste, Böll est cependant un ancien combattant, qui a passé la guerre soldat dans la Wehrmacht, stationnant ici ou là, se battant à l’est puis à l’ouest, sans dévier de ses propres convictions anti-militaristes (ses lettres de guerre sont à cet égard, en tenant compte des limites d’un genre soumis à la censure, assez explicites). Il se situe donc dans ces marges mal définies entre participation à l’effort de guerre et opposition intérieure silencieuse, entre adhésion contrainte et peur, entre complicité et innocence. Cette ambiguïté, commune à des milliers d’Allemands, n’est pas seulement un « biographème » ; elle fonde une partie du roman, à l’arrière-plan psychique des relations difficiles qu’entretiennent les deux narrateurs alternés, Fred Bogner et son épouse Käte. C’est à la vie d’après, pour le commun, ni vraiment coupable, ni complètement innocent, que s’intéresse ce livre. L’histoire de ce couple est banale, et de là découle peut-être le rapide succès d’un livre dans lequel tant d’Allemands pouvaient se reconnaître. Un mariage usé, la pauvreté, un emploi incertain, un logement indigne, des enfants mal nourris, des deuils, de l’alcool, une séparation, voici déjà une texture littéraire et humaine trop bien connue. Fred a combattu, son foyer a été détruit par des bombardements, deux de ses enfants sont morts, par défaut de soins, pendant le conflit. De retour à la vie civile, il n’a trouvé qu’un petit emploi au service de l’évêché ; son revenu est insuffisant pour faire vivre cinq personnes. Les logements habitables étant rares à Cologne, le toit apparaît comme le principal problème des personnages : où vivre ? comment ? avec quoi ? Relogés par une antipathique et conformiste dame patronnesse dans une pièce de sa maison, les Bogner, avec leurs trois enfants restants, survivent tant bien que mal, dans des difficultés que l’alcoolisme de Fred rend plus sensibles encore. Le père, ne supportant plus la promiscuité, dort ici ou là, loin de cet invivable foyer que Käte essaie de tenir comme elle le peut. Ce scénario, énoncé ainsi, sent sa misère lépreuse, sa mendicité, sa tuberculose. Il ne faut pas complètement s’y laisser prendre ; mon résumé accentue la noirceur des traits ; ce n’est pas un roman comique, certes, mais l’auteur évite en réalité le misérabilisme et la complaisance. Böll capture, en un long dimanche de retrouvailles manquées, les difficultés d’un couple. Fred et Käte vaquent chacun de leur côté à leurs occupations, doivent se retrouver à l’hôtel, se disputent, se quittent, et le lecteur ne saura jamais s’ils se retrouvent – ou non – à la fin. Est-ce un petit roman de rupture comme il en existe tant d’autres ? Superficiellement, peut-être. Je pourrais le traiter comme tel, m’intéressant à sa conception désenchantée du mariage, ou à sa lecture réaliste de la dégradation des liens affectifs.

Pourtant, il m’est rigoureusement impossible de ne lire ce roman que sous l’angle, réducteur, des difficultés traversées par un couple marié, pareil à tant d’autres. Je ne veux pas imposer une lecture historiciste, mais ne pas tenir compte de l’arrière-plan d’époque conduirait à une lecture faussée de l’ouvrage. Les mœurs ont, de surcroît, beaucoup changé depuis et la critique, assez conventionnelle, de l’usure conjugale, de la sujétion féminine ou de l’hypocrisie bourgeoise et catholique, n’aurait plus guère de portée aujourd’hui. L’intéressant du livre ne tient pas dans ce qu’il avait de plus actuel en matière de critique sociale ; tout cela a fort vieilli. Pour la simple étude psychologique du couple, il existe mieux, plus juste, plus récent, plus adapté… En revanche, une lecture plus centrée sur le traumatisme historique et sur les voies de sortie de celui-ci peut encore soutenir le livre. Le décor extérieur, ruines, murs écroulés, maisons affaissées, immeubles éventrés, saleté, reflète ici un paysage intérieur à peine moins dévasté. Fred et Käte sont les produits d’une époque dont ils charrient, inconsciemment, bien des traits. Ils n’ont pas adhéré au nazisme, Fred n’a combattu qu’à regret – il le répète plusieurs fois –, Käte n’éprouve de nostalgie qu’envers sa jeunesse et l’innocence qu’elle suppose – et sûrement pas envers ce Führer invisible, mort, et dont l’ombre est malgré tout omniprésente. Pourtant, au plus profond d’eux, le nazisme a produit des effets peut-être irréversibles. Böll ne les souligne pas, mais le lecteur averti les remarque. Ainsi, dans le premier tiers du roman, Käte décide-t-elle de laver la chambre qu’elle occupe avec ses trois enfants. Ce ménage, assez banal en principe, se mêle, dans le récit de la narratrice, de considérations obsessionnelles sur la pauvreté, la crasse, la vermine, cette vermine qui a causé la mort de ses deux premiers enfants, cette vermine omniprésente et cachée, cette vermine qu’il faut éliminer, supprimer, anéantir. La douce mère de famille, préoccupée par la santé de ses enfants, menant sa « guerre » (p.55) contre les poux, les puces, les moustiques et les punaises, use soudain d’un type de vocable analogue à celui qui a servi, douze ans durant, à étayer tous les crimes nazis. Les ennemis supposés du régime, soupçonnés, comme ces insectes, d’agir en secret, étaient ainsi déshumanisés, dans les discours des dirigeants nationaux-socialistes. La fameuse LTI dénoncée par Klemperer, en conformant le langage commun, a structuré très en profondeur les mécanismes réflexifs et verbaux des individus. Même l’innocente Käte, qui apparaît tout au long du roman comme une victime, des circonstances, des hommes, de l’hypocrisie sociale, peut, sans s’en rendre compte, subitement appréhender le monde avec les catégories sinistres de la Weltanschauung nationale-socialiste.

Fred opère plusieurs fois ce genre de raccourcis inconscients, manifestation de la pensée automatique des nazis. Ainsi quand il observe le jeune garçon idiot qui accompagne une jolie jeune fille, sur laquelle je reviendrai plus tard, lui vient-il immédiatement une gêne, un dégoût, un refus de l’existence de ce pauvre innocent, envisagé comme une forme d’obstacle à un futur bonheur possible. L’existence de l’attardé suscite chez Bogner un rejet mal maîtrisé qui ne s’estompera pas du livre. Plus explicitement, revient à de multiples reprises le thème de la violence familiale. Fred Bogner, catholique et antimilitariste, refuse d’exercer la contrainte ou la violence ; le lecteur est plutôt invité à le croire par le ton et la structure du récit. Or, Fred rappelle plusieurs fois qu’il a frappé ses enfants, sans savoir pourquoi, sans se l’expliquer. La « brutalisation » de la société, pour reprendre le concept de l’historien américain d’origine allemande George L. Mosse, la violence que les épreuves historiques ont insufflée dans les cadres mentaux et collectifs, ces phénomènes se manifestent jusque dans les profondeurs les plus instinctives de l’humanité souffrante. Böll dépeint, par des narrations à la première personne, l’intériorité de deux Allemands communs pour lesquels le lecteur est appelé à avoir de l’empathie et manifester de la compréhension ; et au creux de ces confessions un peu banales se manifestent, dans toute leur hideur inconsciente et automatique, des gestes et des réflexions auxquels ces opposants silencieux auraient dû échapper. Le mal s’est insinué au fond des psychismes ; il est devenu un réflexe contre lequel la conscience, soutenue (pour Käte) ou non (pour Fred) par la foi, doit mener une lutte permanente. L’errance des personnages a peut-être à voir avec leur désir de fuir, de se fuir, de fuir ce collectif en eux dont ils sentent, sans les verbaliser, les effets délétères. L’individu écrasé par la société cherche une voie de sortie qui soit en même temps une voie de pardon : contre la nation, la ville, la communauté, et pour soi, soi et ses proches. En cela, Rentrez chez vous, Bogner ! relève bien d’une forme de littérature née de la catastrophe, dont elle prend acte et dont elle observe, en essayant de les faire céder, les manifestations traumatiques et circulaires. La tristesse des décors, de cette Cologne ruinée, appauvrie, malmenée par l’histoire, n’est rien en comparaison de l’état, sinistré, des psychismes, de cette intériorité corrompue, en quête instinctive de pardon. Malgré son style réaliste et son ton parfois caustique, ce livre n’évite donc pas, comme on pourrait le croire à le lire trop vite, les interrogations métaphysiques.

Ce couple dont l’existence a été littéralement viciée par les années qui viennent de s’écouler tourne, sans s’en rendre compte, autour de son pardon. À mon sens, la possibilité de celui-ci est incarnée par la jeune crémière et son frère handicapé. Personnage secondaire, vu de l’extérieur par les deux personnages principaux, la crémière incarne une forme d’innocence maintenue malgré tout au cœur de la société allemande. Le mal ne l’a pas entièrement emporté. L’existence, en 1950, du frère attardé forme à elle seule un indice très fort : contre l’inhumanité et le darwinisme social d’une société nazifiée, la famille de la crémière (on croise son père) a constitué un rempart suffisamment solide pour sortir de la guerre immaculé. Catholiques pratiquants – ils sont les seuls à l’église quand Fred les rencontre de bon matin – la sœur et le frère incarnent, sans vanité, le maintien de l’humanité décente dans un monde en ruines. Böll joue d’évidence des résonances entre le blanc des produits, de la crémerie, de la peau de la jeune fille et la pureté de son univers mental. D’elle émane une bonté et une générosité peu communes – en net décalage avec le reste de la société, souvent dépeinte de manière satirique, comme dans la scène de la procession, au centre du livre. Croyante – dans le bon sens, celui de la sincérité et du don de soi – miséricordieuse, réconfortante, douce, éloignée de toute contrainte prosélyte, elle éclaire de sa personnalité simple et claire la journée de Fred et de Käte, qui la rencontrent chacun de leur côté. L’un comme l’autre voient en elle quelque chose qu’ils ne nomment pas, mais dont ils ont besoin, cette possibilité de rédemption que cherche obscurément leur psychisme brutalisé, vaincu, violenté. L’espérance ne se résume certes pas à la seule jeune crémière ; d’autres sont généreux, bienveillants, notamment dans le giron de l’Église ; pourtant, par sa nature virginale et son influence bienfaisante, la jeune fille concentre sur elle la plupart des traits lumineux du livre. Böll peut bien dépeindre méchamment les générosités bourgeoises, contraignantes ; il peut bien moquer les hypocrisies ecclésiastiques, obscènes ; il peut bien montrer la dérive d’un couple, à la fois victime et bourreau ; son roman tourne, d’évidence, autour de l’espérance, malgré les ruines, malgré la violence, malgré la catastrophe.

Un espoir subsiste, contre la souillure et le morne des jours. Même la rupture de Käte et de Fred, auquel le lecteur croit assister, ne peut être envisagée comme définitive. Böll dessine autant une déchirure qu’une réconciliation. Quelque chose, dans un paysage de pêchés, de fautes et de crimes, peut encore être rédimé. Le titre français ne rend pas justice au titre allemand. L’ouvrage traduit est en effet chapeauté d’un ordre (« Rentrez chez vous, Bogner ! »), une de ces injonctions auxquelles ont été trop habitués les Allemands, inexcusable même si prononcée dans un sursaut de ferme bonté. Dans le roman, elle prend d’ailleurs la forme d’un conseil amical, et non d’un Befehl de plus. Or, le retour de Bogner, incertain, ne peut découler d’une bête obéissance ; ce temps de l’enrégimentement doit s’achever, les femmes et les hommes ont le devoir de chercher l’autonomie et la liberté ; Fred peut retrouver seul (ou ne pas retrouver) le chemin de la conjugalité, et ce choix sera le sien, non celui d’un autre – il sera aussi, évidemment, celui de sa femme. Le titre allemand dit (littéralement) « Et plus aucun mot ne fut prononcé ». La perspective de Böll se tient dans ce silence, qui rend possible le pardon, qui laisse ouvert, aussi, l’éventail des destinées. Fred peut rentrer, illuminé par ses retrouvailles impromptues avec sa femme à la fin du livre, ou ne pas rentrer, par sentiment, justifié, de culpabilité. Käte peut l’accepter ou le refuser. La liberté de pardonner à autrui et de se pardonner est redevenue possible ; aux personnages, touchés ou non par la grâce, d’en prendre acte dans le silence du texte. Comme le disait, dans son éloge du livre, Gottfried Benn, il y a là quelque chose de « très catholique », qui pourra frapper par son côté un peu démodé, mais qui, replacé sur une perspective historique et humaine plus large, donne toute sa force à l’écriture de Böll. Dans le silence final, après la catastrophe, dans les ruines, brûle encore, fragile, une flamme d’espérance et donc, malgré tout, une perspective de rédemption. Bogner peut conclure d’un timide « je rentre chez moi » ; avec ce roman, contre la « widening gyre » (Yeats), la spirale de noire réitération qui emporte les hommes vers les abysses, c’est la possibilité du « chez soi » qui vient d’être restaurée.

Un Goethe fantaisiste : Le Triomphe de la sensibilité

Fragonard, La Déclaration d'amour (1771)

Fragonard, La Déclaration d’amour (1771)

 

Le Triomphe de la sensibilité, Johann Wolfgang von Goethe, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988 (trad. Jacques Decour) (première représentation 1778)

Les reliures des volumes de la « Pléiade » sont, chacun le sait, colorées par siècle. Le XVIIe est rouge vénitien, le XVIIIe bleu, le XIXe vert émeraude. Pour la plupart des auteurs, cette classification séculaire est aisée. Racine et La Fontaine sont publiés vêtus de rouge, Diderot et Voltaire de bleu, Hugo et Baudelaire de vert, chaque siècle a ses auteurs, chaque auteur son siècle. Ce principe clair et intangible souffre néanmoins quelque peu lorsque des auteurs – ils sont assez rares – franchissent la césure du siècle et s’étendent à parts plus ou moins égales des deux côtés de celle-ci. Gallimard opère alors des choix, parfois étonnants. Que le dernier tome des Nouvelles complètes de Henry James figure sous reliure verte, alors que la majorité des textes qui y figurent date du XXe siècle n’est pas sans logique. James est un écrivain d’avant la naissance réelle du siècle, d’avant 1914. Et puis un auteur n’est jamais publié sous deux couleurs différentes, même quand son œuvre dépasse le terme de son siècle de naissance. On s’étonne plus, peut-être que Jane Austen, dont les six romans ont été publiés entre 1811 et 1820, soit publiée comme un auteur du XVIIIe. Goethe, à l’inverse, est considéré comme un auteur du XIXe, lui qui a vécu 51 ans au XVIIIe et 32 au XIXe. Si Faust, peut-être, emporte ce classement, je rappellerai que Werther et Wilhelm Meister, comme une partie des poésies et presque tout son théâtre datent d’avant 1800. Les pièces de Goethe – Faust, inclassable, excepté – ont bien des attraits du XVIIIe : l’ambiance, l’élégance, l’humour, la sécheresse désinvolte. Les cinq grandes pièces (Goetz de Berlichingen, Iphigénie en Tauride, Egmont, Torquato Tasso, Faust) apparaissent certes moins dépendantes que les autres de l’air du temps sous l’influence duquel elles furent composées. Elles ont l’intemporalité des chefs-d’œuvre. Les petites pièces de circonstance, écrites en quelques jours ou en quelques semaines dans les années 1770 ou 1780, présentent en revanche une légèreté et une gaieté remarquables ; elles se saisissent des modes et des habitudes de leur époque ; elles sont l’expression, souvent moqueuse, d’un temps. Sont-elles datées ? Oui. Présentent-elles un intérêt ? Pas toutes (mais c’est le cas des pièces mineures de presque tous les grands créateurs, de Corneille à Pirandello). Néanmoins leur lecture anime la vieille statue de Goethe d’une vie et d’une joie insoupçonnables à qui ne se fie qu’aux réputations vagues et aux définitions des dictionnaires.

Le Triomphe de la sensibilité relève parfaitement, à mon sens, de cette gaieté dix-huitiémiste malicieuse. Un autre Goethe s’y fait jour, assez éloigné de sa légende, qu’elle soit née du pinceau de Winckelmann ou de la plume fidèle d’Eckermann. Le lecteur y découvre là l’écrivain de trente ans, un peu courtisan, déjà célèbre mais pas encore statufié, pas encore transformé par l’Italie, pas encore « schillérisé » (l’influence de Schiller sur Goethe se limite aux années 1793-1805 ; on sait toute l’importance que ses conseils eurent dans la longue composition du Wilhelm Meister). Écrite en quelques semaines, pour être jouée par Goethe et ses amis à la cour de Weimar, cette pièce se livre à une plaisante et étonnante critique de son époque. Goethe caricaturiste saisit avec beaucoup de justesse les défauts de son temps, les modes qui rythment et articulent le style de vie aristocratique, même dans la provinciale Weimar. Le poète se moque en effet du sentimentalisme rousseauiste autant que du werthérisme, son propre enfant, né dans les milieux cultivés de la parution, quelques années plus tôt, des Souffrances du jeune Werther (1774). Le Triomphe de la sensibilité est une comédie de fantaisie, excellente dans son genre, la tendre raillerie des travers de ses contemporains. Dans un royaume imaginaire, le souverain Andrason craint de perdre l’amour de sa jeune épouse, Mandandane. Celle-ci s’est en effet entichée d’un jeune et beau prince, Oronaro, dont l’attrait tient précisément à son werthérisme, à sa sensibilité exaltée et larmoyante, à son sentimentalisme de « promeneur solitaire », à ses lectures de jeune homme éploré, bref, à ce qu’il est à la mode. Il séduit la jeune femme en incarnant à ses yeux l’esprit d’une époque. L’exotisme apparent de ce royaume de fiction ne dissimulait pas, en effet, son actualité, revendiquée par de multiples clins d’œil. Ainsi, dans une très jolie scène, les personnages secondaires de la pièce vident-ils la bibliothèque de voyage du prince. Qu’y trouvent-ils ? Les auteurs à la mode, de Rousseau à Goethe lui-même ; les commentaires amusés d’Andrason et de ses comparses n’épargnent pas même leur créateur, qui s’adresse là un gentil coup de griffe autocritique. Oronaro, en jeune homme bien né, fort au courant des modes intellectuelles, fait mine d’exprimer les mêmes sentiments que ses héros de papier préférés ; ce qui était, dans les livres, restitution artistique et sensible des émois du cœur et de l’âme est calcifié par l’interprétation qu’en tire le jeune prince, émule sans autonomie, disciple sans liberté. Les fins connaisseurs de Goethe lisent là un portrait de Lenz, dont les outrances personnelles et absurdes amusaient alors la cour de Saxe-Weimar – ce n’était pas encore le Lenz immortalisé par le texte romantique de Büchner en 1835.

D’incompréhensibles prophéties ouvrent et animent l’intrigue ; elles annoncent, sur un ton de faux mystère, la caricature à venir. Au-delà de l’ambiance légère et amusée, le personnage d’Oronaro constitue probablement le principal intérêt de la pièce. Il incarne tous les défauts d’une certaine posture affectée, composée avec une immense complaisance, celle du jeune homme souffrant et sentimental, ce sensible triomphant qu’annonce, non sans ironie, le titre de l’œuvre. Byron n’est pas encore que la jeunesse se berce déjà du mythe troublant des destinées tragiques. Les tourments du prince sont comiques parce qu’ils ne sont pas sincères et que nul, sinon lui, n’en est dupe ; outrés, ils sont tirés d’une littérature de fiction qui perd toute sa force d’être transposée telle quelle dans la vie. Comme Don Quichotte s’imaginant revivre un âge de chevalerie qui n’a jamais eu lieu, puisque littéraire, Oronaro pense éprouver au fond de lui des sentiments réels et insolites, quand ils ne sont qu’artifices et duperies. Toute la tâche du personnage d’Andrason consistera à montrer à Mandandane qu’elle se trompe sur ses propres doutes et sentiments. Énoncés, en harmonie avec l’affectation d’Oronaro, par le beau et surprenant jeu poétique du quatrième acte, ils entrent en conflit avec la matière comique de la pièce. Cet épisode discordant et lyrique montre au roi la gravité de la situation, la disponibilité mentale de son épouse à la séduction du jeune homme. Il lui faut dévoiler la fausseté fondamentale du prince, dissiper sa charge de fascination. Il y parviendra. Oronaro figure un personnage trop fondamentalement insincère, même dans son amour du vrai, pour l’en empêcher. Aime-t-il la nature ? Oui, affirme son chambellan, Merculo, il l’aime tellement qu’il préfère ne pas la voir vivante et putrescible, il la veut parfaite, fictionnelle, figée. Il voyage donc entouré de massives reproductions artistiques, illustrant toutes avec exactitude son idée de la nature. Ainsi le panorama qui s’offre à lui en voyage et au repos, planté autour de lui par ses serviteurs, est-il une nature parfaite et non la nature réelle, malsonnante, malodorante, désagréable. Son amour de la nature, délicat et étudié, ne souffre aucun défaut, aucune incertitude. Il préfère s’extasier devant un artifice parfait que d’accepter les incohérences, les lacunes et les tares du monde réel. Ce décor, monté par les serviteurs du prince devant les regards amusés d’Andrason ou des spectateurs, Merculo insiste pour l’appeler plutôt, amusant oxymore, « nature artificielle ». C’est là une « nature de voyage », avec sa petite tonnelle et ses toiles arborées. Le dramaturge exprime (entre autres) les ambiguïtés d’époque d’une sensibilité nobiliaire déchirée entre son désir d’authenticité et l’artificialité fondamentale de son environnement – on songe à Marie-Antoinette jouant à la bergère dans le décor du Hameau de la Reine (construit quelques années après la pièce). Goethe a parfaitement saisi la tendance profonde de son temps – le désir de retour à la nature – et son contrepoint hypocrite – la nature doit être telle que l’imagination bucolique la dépeint, telle que Fragonard la représente, un délicat assemblage de couleurs où se divertir et folâtrer.

Cette fuite en avant amuse d’autant plus quand se révèle l’argument principal de la pièce, habilement annoncé par une énigmatique et poétique prophétie, l’amour que le prince porte à une poupée de paille, pieusement transportée dans sa caisse, déballée à chaque station et adorée avec force révérences par son maître. Quand la belle Mandandane prendra sa place, dans un de ces jeux déguisés chers au théâtre d’époque, quiproquo savoureux dont l’issue conclura la pièce, le prince sentira en lui s’estomper son affection et son amour. Le spectateur saisit, aussi vite que la reine, le grotesque de la situation. À la vraie figure, vivante, Oronaro préfère l’incarnation figée et morte, son cher mannequin bourré de paille, qu’il retrouve à la fin de sa pièce, tout heureux, épanoui par le simple compagnonnage de son immobile épouvantail. Tout finit bien : le roi retrouve sa reine et le prince sa poupée. Oronaro n’aime pas la vie, il aime sa représentation, ce figement que l’art, proclamant son désir de vraisemblance, impose à la réalité. Ses discours sur la nature ne sont qu’artifice. Intoxiqué de mots, de subtilités décoratives et d’objets factices, coupé de ses propres sentiments à force de les composer, il vit dans un monde virtuel, un décorum à sa mesure, un fantasme. Cet art de la forme figée suffit à son bonheur, malgré le dessèchement de la sensibilité qu’il impose ; ce « triomphe » s’apparente donc plutôt à une défaite ; ce n’est en effet pas un mince paradoxe pour un fanatique de la vie naturelle que de ne révérer que l’artifice. Peut-être est-il possible de lire dans cet aimable divertissement de 1778 quelque chose de très actuel, cette lutte que se livrent réel et virtuel, et, derrière eux, le monde et sa représentation. Combien d’Oronaros préfèrent l’univers ouaté de leurs rêves évasifs à l’amère âpreté du monde ? Si le Quichotte, auquel j’ai comparé le prince, avait pour lui sa sincérité touchante et drolatique, Oronaro frôle en revanche la bouffonnerie. Ainsi quand, en bon werthérien, il réclame à Merculo, avant de se retirer pour la nuit, ses pistolets chargés, Merculo lui répond qu’ils sont prêts mais l’implore de ne pas se tuer, ce à quoi le Prince répond d’un « Sois tranquille ! » qui révèle, en deux mots, l’étendue de sa fausseté. Sa fuite dans l’artifice n’est-elle pas au fond qu’un aimable jeu de plus, une juvénile affectation ? Tout ceci ne serait alors qu’un rôle de plus, une pantomime destinée à impressionner le monde et à construire une image d’homme à la page, très averti de l’état précis de la sensibilité aristocratique européenne.

La pièce comporte, en dehors de ces deux principaux points, bien d’autres détails plaisants, comme ce dialogue, à la fin du cinquième acte entre Andrason et une des servantes. Les deux personnages débattent de la possibilité de proposer au public un sixième acte, brisant là le mur en principe infranchissable entre la scène et le parterre. Ce public n’ira-t-il pas croire qu’on se moque de lui ? demande en substance le roi. C’est déjà le cas, répond Sara, ne sommes-nous pas en train de le caricaturer ? Et les deux personnages de s’accorder tant sur le sens de la pièce que sur le principe d’interpréter cet acte supplémentaire et final. Ces pièces, jouées devant la cour de Weimar, pouvaient, par leur audience limitée, présenter ces petites transgressions, tant le public et les acteurs nourrissaient de connivences mutuelles. À d’autres endroits, Goethe, qui ne prenait pas son texte tout à fait au sérieux, offre à sa troupe bien des libertés. Il n’hésite pas, en effet, à laisser des plages entières d’improvisation à ses acteurs – dont il faisait alors partie – par des didascalies spécifiques. Cette pièce, maintenant immortalisée sur un papier bible, figée sur son piédestal, « empléiadisée » est avant tout un divertissement d’époque sans prétention (mais non sans profondeur), un jeu dix-huitiémiste, plaisant à lire, à mettre en scène et à interpréter. Le quatrième acte, pièce dans la pièce d’un tout autre ton, donne même une profondeur poétique particulière à l’ensemble. À une époque où les frontières entre les genres étaient plus rigides, cette faute de ton avait déçu. À la nôtre, elle surprend positivement par sa liberté et son astuce. De Goethe, la postérité a retenu bien des traits : dramaturge néo-classique d’Iphigénie et refondateur génial du mythe de Faust ; père des deux géants du roman allemand d’avant 1850, Werther et Wilhelm Meister ; causeur brillant ; poète immense et fécond ; esprit universel. Elle n’a en revanche, et à tort, guère retenu son indéniable vivacité, son humour, sa fantaisie, qui percent, avec plus ou moins d’efficacité dans la plupart de ses pièces de jeunesse jusqu’à atteindre dans Le Triomphe de la sensibilité leur plénitude capricieuse et baroquisante.

De marbre ou de stuc : Ernst Jünger, de Julien Hervier

Ernst Jünger, Arno Breker, 1982

Ernst Jünger, Arno Breker, 1982

Ernst Jünger, Julien Hervier, Fayard, 2014

Des écrivains allemands du XXe siècle, Jünger est celui dont la gloire, de ce côté du Rhin, ne semble jamais avoir pâli. Ses livres sont presque tous disponibles, la bibliothèque de la Pléiade lui a récemment construit un magnifique cénotaphe en deux volumes, et le centenaire de la guerre de 14-18 s’accompagne de larges rééditions de ses écrits militaires, Orages d’acier, Le Boqueteau 125 ou La guerre comme expérience intérieure. Les grands maîtres de la littérature germanique sont moins lus que lui. Döblin peut bien avoir été plus baroque ; Mann, plus lucide ; Broch et Musil, plus profonds, c’est encore et toujours Jünger qui paraît occuper les premiers rangs de la littérature d’outre-rhin du siècle dernier. Ses admirateurs, ils sont nombreux, s’en félicitent ; ses contempteurs s’en désolent. Une grande biographie de lui en français manquait pourtant. Divers livres lui étaient consacrés, amicaux  – je pense à celui de Dominique Venner – ou hostiles – celui, récent, de Michel Vanoosthuyse, au demeurant le meilleur spécialiste français de Döblin. Julien Hervier, qui passe, à juste titre, pour le plus expert des jüngeriens français, nous livre une biographie de référence, chez Fayard, dans la collection dédiée aux vies des grands écrivains. M.Hervier a connu Jünger, il a correspondu avec lui, il l’a rencontré. Il est aussi l’architecte des deux volumes Pléiade, publiés en 2008. Il était le mieux placé pour écrire une biographie de l’écrivain allemand. Sans dissimuler sa sympathie envers l’auteur, il parvient à explorer, entre l’ombre et la lumière, le parcours de Jünger. On lui reprochera, ici ou là, une neutralité un peu trop bienveillante ; on notera, également, avec justice, les réserves que lui inspirent certains des travaux les plus ésotériques de son sujet.

J’éprouve, quant à moi, des sentiments très contrastés à l’égard de Jünger l’écrivain – j’aborderai des questions plus historiques et politiques dans la deuxième partie de la note. J’admire son classicisme un peu vain, cette prose minérale, lointaine, froide, des bons jours. Bien servi par ses traducteurs, Jünger brille devant un paysage, une plante, une pierre. La chaleur qu’il ne peut mettre dans l’analyse des passions humaines, qui ne l’intéressent guère, il la met dans la peinture du monde qui l’entoure. Jünger, même centenaire, reste un petit garçon ébloui par la lumière, la vie, les choses, rêvant de batailles et de mondes inaccessibles. Le début d’Heliopolis, par exemple, est un poème en prose, hautain et précis, rêverie de pierre qui contraste avec les flammes et les passions – politiques – qui s’agitent dans le reste du livre. Même s’il est un peu trop lisse, car trop travaillé, ce morceau-là est digne des plus grands. J’aime aussi son concept d’anarque, sa distance intérieure au monde ; elle convient bien à ma nature. Je goûte moins ses excès : son goût de la fantaisie dérive trop souvent sur de fumeuses notations ésotériques ; ses paraboles manquent de vie, leur aridité humaine les rend schématiques ; son écriture hésite entre le marbre et le stuc, la noble grandeur et l’excès kitsch. Quand il se veut romancier, mais Jünger est écrivain plutôt que romancier, l’adresse psychologique et humaine lui fait vite défaut ; il en revient à ses amours éternelles, la nature et les objets, l’être et le temps. Jünger perçoit et restitue merveilleusement la réalité des choses ; face aux humains, le voilà moins à l’aise. La fin d’Heliopolis se noie dans des histoires d’ascension, de soucoupes volantes, de régénération. Parabole de la mort et de la résurrection ? Tentative d’appréhender la face cachée, mystérieuse du monde ? La fameuse vision « stéréoscopique » de Jünger tente de concilier les apparences rationnelles des phénomènes et leur essence incertaine, leur profondeur magique. La description précise de la réalité, insaisissable, ou plutôt, inépuisable, sent son phénoménologue. Elle se double d’une tension mystique, celle qui agite les objets, au-delà du visible. Des forces obscures agissent, inconnaissables. Il est de la même génération que Heidegger, certains de ses textes s’en ressentent. M.Hervier doute néanmoins qu’il l’ait lu avec beaucoup d’application. Question de génération et de milieu alors ? Il faudrait bien plus qu’une insignifiante note de blog pour explorer cette question.

Tout lecteur un peu appliqué de Jünger aura noté sa dualité : d’un côté, une écriture attachée au réel, une poétique ferme, précise, évitant les nébulosités et les épithètes gratuites ; de l’autre, des personnages paraboles, des considérations hermétiques, une attirance pour la magie, les horoscopes, le paranormal. C’est, pour caricaturer, L’Histoire naturelle de Buffon mâtinée du Matin des magiciens, de Pauwels. Quand il expérimente les drogues, dans les années 50, il ne le fait pas par dépit, par dégoût, ou par quête d’un ailleurs où s’égarer. Non, il s’entoure de spécialistes et essaie chaque drogue en notant, après coup, le plus précisément possible, leurs effets. Le dilettante, en lui, marie la démarche du savant et les rêves du poète. C’est un homme universel, tout droit débarqué des âges précédents et égaré dans le monde contemporain. Je l’imagine, alchimiste et soldat, personnage des Wallenstein de Schiller ou de Döblin ; je le conçois aussi, correspondant de Voltaire et de d’Alembert, protégé de Frédéric II, retiré dans ses expériences, mêlant le sérieux et le farfelu, l’ésotérique et l’exotérique. M.Hervier note que d’aucuns l’accusèrent de dilettantisme. Je suis tenté de les suivre : son esprit mêle, au gré de ses lectures et de ses convictions personnelles, science et irrationnel comme on le faisait encore avant l’ère moderne. Les entomologistes reconnurent son talent en baptisant des insectes nouvellement découverts à son nom. Son approche du monde n’aurait pas dû laisser de place à l’irrationnel. Pourtant, convaincu que quelque chose se cache derrière les phénomènes, Jünger le savant n’hésite pas à verser dans l’appréhension magique du monde. Ses paraboles, heureusement irréelles, y perdent en force brute ce qu’elles gagnent en rêverie. Né protestant, il finira catholique, preuve peut-être, que sa pente ésotérique l’avait emporté.

La vie de Jünger fut longue. Né en 1895 – Guillaume II règne sur l’Allemagne depuis 7 ans – il décède en 1998 – peu avant l’arrivée de M.Schröder à la Chancellerie. Il a vu deux guerres, presque trois siècles, l’effondrement de deux Reichs, la division de l’Allemagne et sa réunification. Il fut en 1918 le dernier et le plus jeune récipiendaire du prestigieux ordre prussien « Pour le Mérite » ; il en fut le dernier titulaire, et le plus vieux, à sa mort, quatre-vingts ans plus tard. Il commença en littérature à la tête de nationalistes brumeux et antidémocratiques, prônant, avant la lettre la mobilisation totale et la revanche de l’Allemagne. Il s’en retira, vieil homme couvert d’honneur, écologiste convaincu et partisan de la réconciliation franco-allemande. Il fut un jeune homme aventureux, assez dissipé, qui s’engagea, sur un coup de tête dans la Légion Étrangère en 1913. Il y resta trois mois avant d’être rappelé par ses parents. Il fut un vieil homme voyageur, qui continuait à arpenter l’Europe à 90 ans passés, et à relever, pour ses collections, les curiosités entomologiques des endroits où il séjournait. Exista-t-il plusieurs Jünger ? M.Hervier ne le pense pas. Si certaines croyances politiques s’effacèrent chez lui avec le temps, Jünger demeura tel qu’il était, jusqu’à la fin : un officier d’élite, conscient de sa valeur et de son courage, passionné d’insectes et de littérature, à la fois hiérarque et anarque, dominateur et insoumis, présent sans l’être, révolutionnaire et conservateur. Encore une fois, Jünger apparaît double. Il combat avec l’armée allemande mais réserve son jugement. Il sert avec discipline, mais déserte intérieurement. L’antisémitisme des nazis, tout comme leur aventurisme plébéien le révulsent. Quand la réalité lui déplaît, son apparence continue à servir, mais son essence, loin en lui-même, déserte. On l’accusera pour cela d’hypocrisie. L’exil intérieur, fut-ce la seule manière de garder son honneur sous Hitler ? ou une justification, après coup, du suivisme et des reniements ? M.Hervier penche pour la première hypothèse. Alors que tous les grands écrivains allemands s’étaient exilés en France, en Angleterre ou aux États-Unis, interdits de publication, leurs livres consumés sur les bûchers de Goebbels, Jünger faisait paraître, en 1939, Sur les falaises de marbre, vendu bientôt à 60 000 exemplaires. On sait la fortune, méritée, de ce grand livre : il fut le bréviaire des êtres justes et raisonnables sous le règne de l’alliance terrifiante de la rationalisation bureaucratique (Eichmann) et de la névrose irrationnelle (Hitler). Jünger s’essaie à la parabole : le Grand Forestier, c’est Hitler, les frères de la Marina, ce sont les frères Jünger, la lutte s’achève sur la guerre et l’exil, allégorie, peut-être, de la mort. Ces paraboles, ce sont, vingt ans après le réalisme lyrique d’Orages d’Acier, la deuxième manière de Jünger : la fantaisie, la brume, les correspondances incertaines servent une réflexion littéraire et philosophique. Les critiques auront raison de rappeler que le roman de Jünger n’a pas été interdit, sur ordre exprès, de Hitler lui-même, qui avait trop besoin de son grand héros nationaliste et pouvait lui passer un tel ouvrage.

Car Jünger, tout lecteur d’Orages d’Acier le sait, fut un nationaliste qui aima les prestiges de la guerre et de l’épreuve du feu, ce qui gêne nos pacifiques consciences contemporaines. Engagé volontaire, il fut blessé quatorze fois en quatre ans et demi d’engagement. Cela marque un homme. Jünger choqua, dans les années 70, en déclarant que ce qu’il regrettait le plus de la guerre 14-18 était que l’Allemagne ait fini par la perdre. Il n’avait rien oublié de ses passions de jeune homme. Officier lyrique et froid, il avait aligné dans son premier livre des scènes très visuelles, avec une grande aisance, sans jamais contester le principe de la guerre ; le jeune Jünger prétendait qu’il lisait dans la tranchée, montait à l’assaut, reprenait sa lecture (et c’était ce chef-d’œuvre de drôlerie de Tristram Shandy !) et que son principal souvenir, plus tard, serait non l’assaut, mais le livre (il y a un peu de pose narquoise chez Jünger) ; cet homme n’a jamais rien eu du pacifiste de principe qui condamne toute les guerres.

Les articles des années 20, dont M. Hervier ne cache rien, sont éloquents : Jünger avait tout pour devenir le grand écrivain du Nazisme. Oui, Jünger a écrit dans le Völkischer Beobachter. Il attaquait à l’occasion, dans la presse de Hugenberg, le NSDAP qu’il trouvait trop tiède, trop incertain, vendu aux capitalistes, prêt à capituler et à ramper pour attraper les hochets du pouvoir. Hitler voulait le rencontrer, pour se l’attacher ; Goebbels cherchait à le séduire. Jünger prônait alors un nationalisme total un peu brumeux (Jünger, tout précis qu’il est pour dépeindre les faits, a les idées floues, les concepts vagues) et, surtout, extrémiste. Ses idées sur la mobilisation totale, le travailleur, la guerre, en firent le plus fort écrivain – attention, je ne dis pas « penseur » – de l’Allemagne nationaliste, plus que Heidegger, trop occupé à démêler le Dasein dans sa prose obscure, plus que Schmitt, son ami, qui n’est jamais qu’un juriste doué. Et je n’évoque même pas ce clown de Rosenberg. Méfiant, Jünger commença, dès l’ascension du NSDAP, à éviter les positions fracassantes. À la fin des années 20, avant la prise de pouvoir nazie, il prit ses distances. Il n’adhéra jamais au Nazisme qui pourtant, à la lecture de ses articles de journaux des années 20, semblait fait pour lui. Il y a du dilettante, chez lui, du brasseur d’idées, très engagé sur le papier, dégagé dans le monde réel. Le Travailleur, son magnum opus philosophico-sociologique essaie d’exprimer les tendances du monde moderne. S’il ne les approuve pas – la suite tend à le laisser penser – il ne s’en écarte pas expressément. Il est le penseur de l’âge des masses, du règne de la technique sur le monde, de la communauté. Si Heidegger écrit un volume entier sur cet ouvrage, et que Jünger continue de charrier autour de son nom des nationalistes (Venner en était), c’est bien qu’il y a chez lui un penseur de la droite nationale, de la révolution conservatrice, la même matrice dont, quoi qu’il en soit, et même si Jünger n’y est pour rien, naquit le nazisme.

Quant aux postures des années 20, le lecteur ne peut s’empêcher de penser, influencé par les sous-entendus de M.Hervier, que l’extrémisme littéraire suffisait à Jünger, qu’il n’y avait pas, réellement, de désir de domination à l’arrière-plan. Jouer avec le feu en 1926, ce n’était pas allumer les bûchers de 1936. Jünger occupe ainsi la confortable place que  ses critiques lui reprochent tant : adversaire intérieur, mais soutien extérieur (prudent). Est-ce de la noblesse ou de l’hypocrisie ? de l’intelligence stratégique ou de la veulerie ? M.Hervier pousse son lecteur à donner raison à Jünger : difficile de ne pas approuver la prudence et de ne pas admirer la subtilité de l’opposition. Dans tous les cas, c’est au lecteur de Jünger de juger. Rétrospectivement, cet aspect nationaliste, völkisch, Jünger essaiera tout de même de le gommer. Il réécrit certains passages d’Orages d’Acier en fonction des circonstances. Après avoir tenté, dans sa deuxième édition, dans les années 20, de théoriser, il revient vite au ras des évènements. C’est là que réside sa force d’écrivain, de maître d’un lyrisme à froid qui, s’il ne séduit pas, nous en dit beaucoup sur la guerre, sur l’Allemagne et sur le monde moderne, technique. Pendant l’autre guerre, il sert à Paris, dîne avec Drieu, côtoie les cercles de Stauffenberg, profite de la vie parisienne. À l’occasion, il raconte comment Céline parvint à horrifier les officiers de la Werhmacht par ses folles protestations d’antisémitisme ( !). Il entend aussi parler des méthodes orientales des Einsatzgruppen. Si le principe le choque, en pleine guerre, son éthique lui interdit la désertion. Alors, il s’enfonce dans les mondanités. L’attentat du 20 juillet 44 met en cause de nombreux amis… Il a suivi ça de loin, sans s’engager, à son habitude. Jünger fascine aussi parce qu’il n’est pas facile à juger, ni dans ses œuvres, ni dans ses actes. La prudence, le retrait intérieur figureront, pour les intellectuels engagés autant de compromissions, de concessions, et, finalement, de complicités. On comprend mieux, alors, que Jünger suscite toujours des réactions hostiles. Et puis la défaite survient. Son fils aîné est tué, peut-être dans un guet-apens, près des falaises de marbre de Carrare, sur le front italien. Jünger note la correspondance, presque irréelle, entre le titre de son livre et le lieu où meurt son fils. L’Allemagne est vaincue, il disparaît quelques années de la scène.

Sa longévité exceptionnelle l’y ramène. Il parvient, peu à peu, à passer pour un ancien adversaire des Nazis, un patriote sincère, un officier courageux et un héros inattaquable. Tout cela, il l’est, bien sûr, mais à des degrés divers, que notre conscience morale, confortablement installée en régime démocratique, peine à admettre. Sans l’avouer, sans le vouloir, Jünger devient une sorte conscience morale. Lui-même ne s’y laisse pas prendre et continue de mener son chemin solitaire. Jünger se mue en une étrange et définitive contraction d’anarchie et d’hiérarque : l’anarque, tourné vers lui-même, obéissant à une discipline intérieure qui n’oublie pas plus les enthousiasmes juvéniles que le désir des découvertes. Il expérimente les drogues, écrit des romans paraboles à moitié réussis, Heliopolis ou Eumeswil, passe les décennies. Sa femme meurt. Soixante-dix s’efface, bientôt quatre-vingt, puis quatre-vingt dix, puis cent… Ses livres paraissent à un rythme régulier, autobiographiques (Jeux Africains, Les Ciseaux) ou fantaisistes (Eumeswil). Il ne s’arrête pas d’écrire avant cent ans, inaltérable. Il devient même, un temps, le témoin nécessaire des cérémonies de réconciliation et de commémoration. Mitterrand et Kohl lui rendent visite, comme à un sage. On savait Mitterrand attiré par les écrivains de droite, amateur de Chardonne, il ne se déjuge pas et convie Jünger à l’Élysée. Ce dernier perd son autre fils, qui se suicide. Lorsqu’il s’éteint, en 1998, il apparaît, pour une fraction de la gauche allemande, comme le témoin un peu honteux, toujours fascisant, d’un passé nationaliste désormais renié et combattu. Pour le lecteur d’aujourd’hui, l’œuvre de Jünger constitue un massif très hétérogène. Tout n’y survivra pas. Le témoignage halluciné des violences de 14-18, le Journal mondain et littéraire de l’Occupation et les superbes Falaises de marbre ne disparaîtront pas. L’œuvre de théoricien paraît déjà plus menacée. Le reste, par sa fermeté hiératique et descriptive, son lyrisme d’une préciosité virile, à distance des goûts actuels, me semble voué à l’oubli. La biographie de M.Hervier, parce que son auteur éprouve une sympathie réelle (et estimable) pour son sujet, est une lecture passionnante. Elle permet à l’amateur de Jünger, comme à son critique, de juger les œuvres de l’écrivain sur pièces, en fonction de sa sensibilité.

Un ouragan de mort : Wallenstein, d’Alfred Döblin

Flammes

Alfred Döblin, Wallenstein, Agone, 2012 (éd. originale 1920, traduction Michel Vanoosthuyse)

 
« Einmal kommt – ich habe Zeichen – / Sterbesturm aus fernem Norden. / Überall, stinkt es nach Leichen / Es beginnt das grosse Morden. »
Alfred Liechtenstein, Prophezeiung
« Voici que vient – j’en connais les augures – / Un ouragan de mort du lointain nord / Partout des cadavres en pourriture. / L’énorme massacre prend son essor »
traduction (en vers donc infidèle) J.-P.Lefebvre

 

Je présente aujourd’hui une note (trop) longue, je m’en excuse par avance auprès de mon hypothétique lecteur, sur le roman d’Alfred Döblin, Wallenstein, enfin traduit en français l’an dernier, dans l’indifférence paresseuse du public dit cultivé. Ce roman ardu, à bien des égards critiquable, représente pourtant une étape majeure, à mon sens, de la littérature du XXe siècle. La thématique, assez mal connue en France, de la guerre de Trente Ans rendait sa traduction difficile. Le contenu du roman, son style, ses audaces, sa taille, sa démesure même, s’ajoutaient à cet écueil thématique originel pour rendre sa réception française presque impossible. Tout devait donc contribuer à ce que le livre coule sur les rayons des librairies dans un lourd silence et je ne crois pas qu’il ait failli à son destin, un échec prévisible.

Est-il encore permis d’espérer qu’un jour les journalistes littéraires, au lieu de se copier les uns sur les autres à propos d’une poignée de romans « importants », « définitifs » ou « incontournables » et bientôt oubliés, feront leur travail, liront et commenteront les œuvres essentielles plutôt que les fictionnettes éphémères ? Quelle tristesse, en cette fin de mois d’octobre que de se retourner sur l’autoproclamée « rentrée littéraire » ! Comme l’ordre à Varsovie, la paresse règne à Paris. Les journalistes interchangeables des médias populaires, comme Le Monde, Le Nouvel Obs ou France-Culture ont été aussi décevants que de coutume. Qui, l’an dernier, a pu lire Wallenstein et en parler ? Personne.

« L’âme cultivée, c’est celle où le vacarme des vivants n’étouffe pas la musique des morts. » disait Nicolas Gomez Dávila. Que cesse le vacarme des vivants, chut, silence. Écoutons les notes de la discordante musique döblinienne.

I.

La destinée du condottiere Albrecht von Wallenstein, principal chef et entrepreneur militaire des armées catholiques pendant la première moitié de la Guerre de Trente Ans (1618-1648), presque inconnu en France, a profondément inspiré les écrivains germaniques : Schiller, dans son chef-d’œuvre théâtral, déjà évoqué dans une autre note, s’interrogeait sur la nature du héros historique et de sa destinée ; Leo Perutz, dans La nuit sous le pont de pierre, ressuscitait avec Wallenstein le monde englouti de la Prague du XVIIe siècle ; Döblin, lui, met ici en scène, de manière expressionniste, l’hydre de la guerre et du pouvoir dans toute sa crudité.

Je ne résumerai pas ici le roman, c’est une tâche impossible et passablement inutile puisqu’il suit assez fidèlement la trame historique. Il couvre la première partie de la guerre de Trente Ans, de la défaite des protestants à la bataille de la Montagne Blanche (1619) jusqu’à la fin de Wallenstein et de l’Empereur Ferdinand (1634-35). Toutes les péripéties historiques et diplomatiques y sont, articulées par plusieurs semblants de fils narratifs : les relations difficiles entre l’Empereur Ferdinand et ses conseillers et princes ; l’ascension financière puis militaire de Wallenstein ; les interventions étrangères ; les campagnes militaires des scandinaves ; le jeu à quatre entre Ferdinand, Wallenstein, Maximilien de Bavière et Gustave-Adolphe ; les intrigues de Richelieu et du Père Joseph ; les horreurs de la guerre, sièges, victoires, défaites, etc., vues à tous les échelons de la société.

Autant le dire tout de suite, Agone, le courageux éditeur qui a publié cet invendable monument d’un millier de pages a eu la très bonne idée de lui adjoindre une chronologie et un copieux dictionnaire des personnages historiques. Un lecteur modérément averti du déroulement de la guerre de Trente Ans aura ainsi, à l’appui de sa lecture, de quoi resituer les scènes et leurs protagonistes dans leur temporalité.

La présence de ces ressources documentaires s’imposait car Wallenstein n’est pas, loin de là, un roman facile d’accès. Le lecteur d’aujourd’hui, que je suppose paresseux et peu au courant des subtilités de l’histoire de l’Europe centrale à l’Âge Baroque, en sera peut-être découragé. Je l’ai été aussi parfois. Le roman accumule les personnages et les situations historiques, les juxtapose, les entasse au point de rendre, à dessein, la lecture malaisée. Roman global d’une guerre globale, il donne l’impression d’être un fatras monstrueux, sans ordre, anarchique, pareil à un volcan en éruption qui expulserait une lave littéraire incandescente. Le récit saute, sans transitions, de Jacques d’Angleterre à Gustave-Adolphe, du Père Joseph à Ferdinand de Habsbourg, de Pappenheim à Christian du Danemark (je pourrais faire tenir l’énumération très longtemps), etc. En outre, Alfred Döblin a cherché, j’y reviendrai un peu plus loin, à rendre par ses procédés formels, dans son insondable et incompréhensible globalité, le chaos que fut cette guerre interminable, cette catastrophe démographique et économique sans égale dans l’histoire de l’Allemagne. Aucune facilité romanesque n’est concédée au lecteur : tous les personnages sont historiquement avérés, même si leurs aventures peuvent s’éloigner, par l’effet de l’art, de la vérité historique ; aucun héros fictif, aucun jeune premier naïf, ne permet l’identification ; aucun fil narratif convenu, histoire d’amour, d’espionnage ou d’aventures, ne fait tenir ensemble le roman. Ce massif contient de puissantes forces centrifuges, tellement centrifuges d’ailleurs que, je ne le cache pas, je me suis souvent senti expulsé du récit au cours de ma lecture. Ce roman s’est voulu novateur – et l’a sûrement été, à un moment de l’histoire littéraire où ne suffisaient plus les vieilles recettes classiques, réalistes et académiques et où n’étaient pas encore fixées les recettes nouvelles. Avant les innovations de la trilogie U.S.A. de Dos Passos, avant le stream of consciousness de William Faulkner, avant les immenses et complexes échafaudages littéraires de Joyce ou ceux, plus intimes et plus subtils, de Virginia Woolf, Döblin invente le roman moderne, en partie.

En partie seulement car, hélas, Döblin n’est pas encore parvenu, lors de l’écriture de Wallenstein, à la plénitude de son art, à son chef-d’œuvre, Berlin Alexanderplatz. Ses procédés littéraires, les plus avant-gardistes de l’époque (suppression des virgules pendant les énumérations, jeu sur la ponctuation, appositions, suppression des connecteurs logiques, tourbillon d’actions et de personnages, écrasement de la langue allemande, etc.) paraissent au lecteur contemporain un peu éventés, fatigués, presque inutiles dans ce texte ; ils contribuent à le rendre plus complexe, sans pour autant l’approfondir. Le lecteur oublieux de l’âge du roman pourra trouver cette démarche bien timide, à mi-chemin entre la littérature d’avant-guerre et celle des années 20 et 30. Aujourd’hui vieillis, ces procédés finissent par agacer.

II.

En quoi, alors, ce roman historique, aux situations et aux personnages réels, diffère-t-il de l’histoire ? En tout, même si les fils narratifs suivent le déroulement des campagnes, et leurs théories de revers et de succès. Ce n’est pas un livre d’histoire, il n’en a pas la froideur, le sérieux, l’équilibre ; quelques fantaisies de l’écrivain assurent le lecteur de la distance fictionnelle de l’ouvrage. Ce n’est pas un roman de Dumas, ce n’est pas un roman de Tolstoï. Il n’y a ici ni la pure joie de l’aventure ni la profondeur subtile de la réflexion philosophique et psychologique. Döblin a vu les ravages du feu et des tranchées. Il a aussi compris l’inhumanité des chefs, des généraux, des princes qui conduisent le conflit, l’enrichissement des profiteurs. Contrairement à Genevoix, Barbusse ou Jünger, il n’évoque pas cette expérience-là, 1916 ou 1917, mais choisit de peindre la guerre nue, dans toute sa nudité, dans toute son atroce et ineffable nudité, en prenant ses distances temporelles. Il ne traitera pas, à chaud, de ses manifestations les plus récentes. Il se plonge au contraire dans le passé de l’Allemagne, dans le passé de l’Europe. Il trouve dans l’Âge baroque, ce meurtrier XVIIe siècle, des similitudes avec la Grande guerre : l’excès, la longueur et la barbarie du conflit mais aussi les scandaleux enrichissements des entrepreneurs, la médiocrité des princes régnants et des généraux infatués d’eux-mêmes, et ces centaines de batailles qui ne donnent jamais la victoire. Le lien entre les époques sous-tend le roman sans jamais explicitement émerger. L’homme Döblin assiste à la dislocation d’une civilisation et l’écrivain Döblin montre une civilisation qui se disloque, le parallèle est là.

La guerre est un monstre, un chaos infernal et brutal. De son expérience de médecin militaire pendant la Première guerre mondiale, Döblin tire un constat simple et définitif : écrire la guerre revient à écrire une tératologie. Vingt-cinq ans avant Kaputt de Malaparte, trente-cinq ans avant La route des Flandres, Döblin trace le portrait d’une monstruosité globale, économique, sociale, humaine et politique. Döblin ne s’embarrasse pas, délibérément, avec la présentation neutre de tous les enchaînements de causes et de conséquences chers à l’historien. Il accumule, colle, adjoint des scènes toutes autonomes, toutes signifiantes. Il supprime les connecteurs logiques, adopte une syntaxe heurtée, une ponctuation presque simonienne, et met en scène la guerre et la politique dans tous leurs excès : avide, sinistre, grotesque, meurtrière, atroce, par une peinture très visuelle du pouvoir et de la guerre, du fanatisme et de l’ambition. Aucun idéalisme ici, les personnages sont saisis dans leurs traits les plus extrêmes, les plus exagérés – d’où la teinte « baroque » de l’ensemble.

Döblin utilise à de multiples reprises un même schéma narratif, qui tient de la description de peintures : scène in media res, description du lieu, de l’ambiance lumineuse, puis, très visuelle, très détaillée, des personnages, de leur tenue, de la situation et de leurs actions. De nombreuses scènes s’apparentent ainsi à des tableaux, saisis sur le vif par l’écrivain, mis en scène en pleine action, sans contextualisation. Le lecteur visite un hypothétique « Musée de la Peinture de la Guerre de Trente Ans » : pour la lumière des toiles, De la Tour ou van Honthorst, pour la vigueur et le clair-obscur, Le Caravage, pour les crimes les plus atroces, Jérôme Bosch, pour les intérieurs et le peuple, les frères Le Nain, pour la complexité des visages et des portraits, Velasquez. S’enchaîne une série de scènes, sans connections explicites, chacune d’entre elles représentant un moment précis de la guerre. Le lecteur-visiteur examine des centaines de peintures : Le banquet du soir de la victoire, Le bûcher, L’arrivée navale de Gustave-Adolphe, Ferdinand et ses démons, La fuite du condottiere, La libération de Prague par les Saxons, L’espion de Richelieu, Les juifs, La mort de Tilly, Le nain de l’empereur, etc. Cette modalité d’organisation littéraire du récit ne facilite pas, à mon sens, sa compréhension pour le lecteur non averti. Il vaut mieux, contrairement à moi, avoir lu une petite synthèse sur le sujet (l’ouvrage sans ambition de Henry Bogdan en collection « Tempus » par exemple) avant de se lancer qu’après.

Attention, néanmoins, à ne pas assimiler Wallenstein à une simple mise en image, à la peinture d’histoire académique du XIXe siècle. Döblin ne produit pas une belle œuvre nationaliste, classique et didactique. Pas de pose. Pas de grandeur. Tout est démesuré. La bataille de Breitenfeld, de Johann Walter (1632) est loin. Les tableaux n’ont rien des « vignettes » historiques, « d’images d’Épinal » élogieuses ; au contraire, leur représentation les vide de leur substance héroïque, grandiose, épique en les réarrangeant à la mode expressionniste, glaçante, monstrueuse (on pense à Velasquez revu par Schiele, au baroque revu par Otto Dix). Les excès déforment les proportions ; l’homme d’État, le puissant capitaine, le pieux souverain sont traités comme Innocent X le sera bientôt par Francis Bacon.

Quelques scènes figurent parmi les plus puissantes que nous ait données la littérature allemande, du niveau des grands génies de ce siècle, Broch, Mann ou Canetti. Le roman s’ouvre sur un banquet fastueux et gargantuesque, donné par Ferdinand à la suite de la victoire des catholiques à la bataille de la montagne Blanche. Le ton est donné, Wallenstein est, contre l’équilibre classique de Schiller, un roman de l’excès, un roman-monde qui déborde de toutes ses jointures, chargé de sang, de passion et d’excréments, cherchant à rendre par l’excès expressionniste le caractère proprement abominable du pouvoir, de la guerre et de l’ambition. D’autres scènes restent gravés dans la mémoire du lecteur : les navires de Gustave-Adolphe, les rêves étranges de l’Empereur, les morts de Wallenstein et de Ferdinand et, surtout, la plus saisissante de toutes, terrifiante lorsque l’on songe qu’elle est écrite entre 1917 et 1920, l’exécution, sur un bûcher, de juifs. Le récit tutoie alors brillamment l’insoutenable. Je crois que cette scène, à elle seule, justifiait la traduction du livre.

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III.

Pour dépasser quelque peu ces insignifiantes remarques de forme, je voudrais revenir sur un point crucial, un point qui m’intéresse particulièrement, la figuration du pouvoir et de l’autorité par la littérature. Quatre personnages principaux, parmi cent autres, marquent à mon sens le récit de Döblin : le condottiere Wallenstein, l’Empereur Ferdinand, le duc de Bavière Maximilien et le roi de Suède Gustave-Adolphe. Ils sont cruciaux pour saisir le monstre romanesque, car ils sont les vecteurs profonds, à mon sens, de la diversité de la réflexion döblinienne sur l’essence du pouvoir. D’autres axes de lecture seraient possibles, autour de la riche figure du nain (que de nains dans la littérature du début du XXe siècle, chez Lagerkvist bien sûr, mais aussi dans la partie centrale du chef-d’œuvre d’Elias Canetti, Auto-Da-Fé), de la fin grotesque de Ferdinand ou de la représentation picturale du récit.

Les quatre princes représentent, à mon sens, quatre doubles lectures du pouvoir : Wallenstein, la richesse et la raison ; Ferdinand, le désir et la mort ; Maximilien, la foi et sa démesure ; Gustave-Adolphe, la force et la fortuna. Wallenstein veut s’élever, Ferdinand veut posséder, Maximilien veut dominer et Gustave-Adolphe veut vaincre. Ce sont là quatre motifs d’une seule et même ambition, puissance de vie et de mort qui agite les spectres du roman. Ces manifestations s’accompagnent de quatre ambiguïtés : Wallenstein oscille entre raison et déraison ; Ferdinand entre eros et thanatos ; Maximilien entre l’extase et la fustigation ; Gustave-Adolphe entre la fuite en avant et la chute. La complexité du pouvoir est rendue par la mise en scène de ces quatre figures de la folie politique de domination, de ses motifs et de ses pratiques.

Wallenstein, c’est le prince capitalistique moderne, l’homme qui s’élève seul, le self-made-man qui utilise la raison pour s’enrichir et la richesse pour s’élever. Il vend, achète, manipule, agiote. L’échelle sociale n’est jamais assez haute pour lui. Il s’allie en fonction de ses intérêts, acquiert d’immenses terres et bâtit des forteresses. Son lustre militaire est celui d’un homme riche, qui peut s’acheter une armée et placer à sa tête de brillants généraux. Sa raison est sa force : la victoire se conquiert par le papier, l’or et la logique. Calculateur, il pèse et compte. Il grandit prodigieusement au-dessus de sa condition, par ses manipulations financières, capitalistiques et militaires, jusqu’à devenir le chef des armées impériales, au grand dam des princes autrichiens et bavarois qui se passeraient bien de cet encombrant quoique incontournable général. Alliances, contre-alliances, trahisons, batailles, faveurs, disgrâces, fuites, sièges, marquent les quinze ans de présence du condottiere au sommet de l’Empire, jusqu’à son assassinat final. Sa rationalité, sa logique sont tempérées par les aspects les plus obscurantistes de sa conscience, par les errances de la raison dix-septiémiste, pas encore émancipée des fausses sciences et des fausses croyances. Ainsi s’expliquent ses penchants irrationnels, son attirance pour l’astrologie, sa fidélité à la cause impériale, ses prises de risques. Comme Schiller, quoique pour d’autres motifs, Döblin dépeint un Wallenstein ambigu : l’entrepreneur rationnel n’a pas encore émergé des temps obscurs et sa logique mêle encore la raison et la déraison.

Ferdinand, l’Empereur, c’est l’être désirant, le goinfre avide, puissance de vie et de mort, qui veut le pouvoir pour en jouir. Il est présenté par le romancier comme un être faible, avide et fanatique, inconstant et fourbe. Il est manipulé par ses instincts animaux autant que par ses alliés, dominé par les princes autant que par ses subordonnés. L’Empereur Ferdinand n’est pas un guerrier, c’est un jouisseur, il ne veut la guerre que parce qu’elle lui apporte le pouvoir, qu’elle l’étend continûment et que ce pouvoir signifie du plaisir, des plaisirs, tous les plaisirs, les plus simples comme les plus troubles. Son appétit gargantuesque, souligné à de multiples reprises, témoigne de son avidité excessive. Sa relation étrange avec le nain, dont il partage l’abjecte ivrognerie, montre la bassesse presque animale de l’être désirant. L’Empereur est la figure suprême d’une immense et subtile machinerie politique tout en étant, en tant qu’individu, sa figure la plus basse, un goinfre, un animal peureux et avide. Une série de rêves symboliques et étranges mettent en scène avec habileté sa relation trouble, presque sadomasochiste avec Wallenstein, qu’il manipule et qu’il craint. Ferdinand est avant tout la part sexuelle, animale, inconsciente du pouvoir. Sa fin, très différente de la réalité historique, permet à Döblin de montrer quel désir profond d’anéantissement peut accompagner l’avidité sensuelle et physique la plus excessive. Ferdinand, lui aussi, est ambigu.

Maximilien est un monstre froid, moins férocement rabelaisien que ses homologues d’Autriche et de Suède, mais autrement plus sombre : figure noire du pouvoir, ambitieux forcené, malade de ne pas être lui-même Empereur, il est la figure la plus complexe de la domination politique chez Döblin. Il incarne le pouvoir sous son apparence la plus hobbésienne : celle du « plus froid des monstres froids ». Il passe pour un calculateur dominant et lucide pendant toute la première partie du roman. Quelques fausses notes grinçantes altèrent néanmoins son portrait. Malgré ses calculs et sa froideur, Maximilien est un être d’excès. Sa foi n’est qu’un fanatisme. Le Bavarois est un ambitieux déçu, plus brillant que Ferdinand, mais joué par ses propres manipulations, affaibli par ses propres projets politiques si machiavéliques qu’ils finissent par le mettre en péril. Catholique fanatique, prince autoritaire, il dissimule comme il le peut ses faiblesses, qui n’apparaîtront au grand jour qu’avec l’offensive suédoise. Son père, qu’il a détrôné, mais qu’il a gardé comme confident, lui sert d’exutoire. Peu à peu, le lecteur comprend que le masque de fermeté du partisan le plus convaincu de la Contre-réforme est trop artificiel pour l’homme Maximilien. Ses effondrements, physiques et psychiques, de plus en plus fréquents, marquent la seconde partie du roman et débouchent sur une apathie entrecoupée de dures pénitences. Le soutien français ne sert à rien, le sort des armes ne reviendra pas à l’avantage d’une Bavière ravagée, occupée par les troupes protestantes puis par les Suédois. Maximilien abandonne progressivement, lucide, donc désespéré, ses projets ambitieux et se replie sur sa foi, sur l’expiation du flagellé. Maximilien, c’est aussi la nécessaire part d’échec de l’ambition politique. Des quatre, il est le seul à survivre au roman… mais c’est la survie physique d’un mort politique.

Enfin Gustave-Adolphe est Mars, le dieu de la guerre en action, impavide, brutal, gigantesque et terrible, qui débarque en Allemagne dans une scène navale proprement homérique et, en quelques mois, menace jusqu’à la survie de l’Empire. Gustave-Adolphe est un soldat, un général mais aussi un appétit monstrueux. Il veut tout, physiquement, militairement, spirituellement, matériellement. Mais au fond, il ne veut qu’une chose, dominer par la force. L’argent ne lui est rien, sinon qu’il finance la guerre. La religion ne lui est rien, sinon qu’elle justifie la guerre. La diplomatie ne lui est rien, sinon qu’elle l’aide à mener la guerre. Gustave-Adolphe est épique, il ne fait pas la guerre, il est la guerre, sa quintessence, ne vit et n’existe que pour elle, elle qui justifie son pouvoir et son existence. La paix signifie sa mort même si sa mort ne signifie pas la paix. Il entre dans le roman tardivement, dans un passage inspiré des plus grands récits poético-militaires. Bien sûr, Döblin, médecin, écrivain pacifiste, ne met en scène cet aspect épique que pour le désamorcer, en montrer toute l’inhumanité, toute la petitesse aussi. Il écrit ce texte au sortir de 14-18. Verdun, cet enfer industriel et guerrier, rend toute poésie épique impossible. Il n’y a pas de grandeur de la guerre ; il y a, malgré les ors des palais et les illusions des songe-creux, du sang, des viols, des pillages, de la merde et de la mort, et c’est tout. Döblin reprend donc l’un des thèmes littéraires les plus fertiles de l’histoire de la littérature occidentale et le déconstruit, le montre dans toute son anormalité. Gustave-Adolphe est la guerre dans tout ce qu’elle a de plus sinistre, de plus brutal, de plus meurtrier. À force d’avancer et de vaincre, il perd l’équilibre et chute. Gustave-Adolphe, c’est Achille, c’est Mars, mais c’est aussi l’hybris. La faiblesse de cette force brute dans la bataille ? l’extrême ténuité de la vie, une balle.

Résumons. Le riche et rationnel administrateur, Wallenstein, n’est qu’un profiteur de guerre cupide, un agioteur qui bâtit sa fortune sur la ruine des autres. Le sensuel et avide empereur, Ferdinand, n’est qu’un pauvre hère pulsionnel oscillant entre éros et thanatos et dont le destin s’achève de manière grotesque. Le pieux et froid duc, Maximilien, n’est qu’un fanatique obsessionnel, aussi fragile intérieurement qu’il semble fort extérieurement. Le courageux et glorieux roi, Gustave-Adolphe, n’est qu’un fou monstrueux sacrifiant, jusqu’à sa propre chute, l’humanité à son goût de victoire et de domination. Quatre portraits, quatre « grands hommes », quatre charges d’une violence inouïe, quatre monstres désirants saisis sur le vif, dans l’expression parfaitement visuelle de leur pathologie.

Contre toutes les littératures épiques de l’ère bismarckienne, contre tous les éloges nationalistes de la grandeur germanique, contre tous les sacres de la geste guerrière, Döblin montre, dans une gyre baroque et infinie, la monstruosité première, absolue et indépassable de la guerre, du pouvoir et de l’ambition. Brillant de mille feux infernaux, ce roman est, peut-être, l’un des plus ténébreux, des plus obscurs, des plus sombres que j’ai jamais lus sur notre condition.

Non, ce roman n’est pas pour le vieil homme…

Variations autour d’un poème de Schiller

Caspar David Friedrich, Meeresufer im Mondschein (1838)

Avertissement : les diverses traductions, toutes réalisées au XIXe, diffèrent. Ce sont ces variations qui m’intéressaient au-delà du poème lui-même. J’aurais aimé proposer parmi ces traductions quelque chose de plus littéral, mais je n’ai pas trouvé et je ne suis pas suffisamment certain de mon allemand pour en proposer une.

Die Größe der Welt

Die der schaffende Geist einst aus dem Chaos schlug,
Durch die schwebende Welt flieg ich des Windes Flug,
Bis am Strande
Ihrer Wogen ich lande,
Anker werf, wo kein Hauch mehr weht
Und der Markstein der Schöpfung steht.

Sterne sah ich bereits jugendlich auferstehn,
Tausendjährigen Gangs durchs Firmament zu gehn,
Sah sie spielen
Nach den lockenden Zielen,
Irrend suchte mein Blick umher,
Sah die Räume schon – sternenleer.

Anzufeuren den Flug weiter zum Reich des Nichts,
Steur ich mutiger f ort, nehme den Flug des Lichts,
Neblicht trüber
Himmel an mir vorüber,
Weltsysteme, Fluten im Bach,
Strudeln dem Sonnenwanderer nach.

Sieh, den einsamen Pfad wandelt ein Pilger mir
Rasch entgegen – « Halt an! Waller, was suchst du hier? »
«  »Zum Gestade
Seiner Welt meine Pfade!
Segle hin wo kein Hauch mehr weht
Und der Markstein der Schöpfung steht. » »

« Steh! du segelst umsonst – vor dir Unendlichkeit! »
«  »Steh! du segelst umsonst – Pilger, auch hinter mir! –
Senke nieder
Adlergedank dein Gefieder,
Kühne Seglerin, Phantasie,
Wirf ein mutloses Anker hie.

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LA GRANDEUR DU MONDE (trad. G. de Nerval)

Je veux parcourir avec l’aile des vents tout ce que l’Éternel a tiré du chaos ; jusqu’à ce que j’atteigne aux limites de cette mer immense et que je jette l’ancre là où l’on cesse de respirer, où Dieu a posé les bornes de la création !

Je vois déjà de près les étoiles dans tout l’éclat de leur jeunesse, je les vois poursuivre leur course millénaire à travers le firmament, pour atteindre au but qui leur est assigné ; je m’élance plus haut… Il n’y a plus d’étoiles !

Je me jette courageusement dans l’empire immense du vide, mon vol est rapide comme la lumière… Voici que m’apparaissent de nouveaux nuages, un nouvel univers et des terres et des fleuves…

Tout à coup, dans un chemin solitaire, un pèlerin vient à moi : — « Arrête, voyageur, où vas-tu ? — Je marche aux limites du monde, là où l’on cesse de respirer, où Dieu a posé les bornes de la création ! »

— « Arrête ! tu marcherais en vain : l’infini est devant toi ! — Ô ma pensée, replie donc tes ailes d’aigle ! et toi audacieuse imagination, c’est ici, hélas ! ici qu’il faut jeter l’ancre ! »

—————————-

LA GRANDEUR DU MONDE (trad. X.Marmier)

À travers l’espace du globe que le Créateur fit sortir du chaos,je fuis avec la rapidité du vent jusqu’aux bords de l’Océan. Je jette l’ancre là où nul être ne respire, là où est placée la limite de la création.

J’ai vu les étoiles se lever et accomplir pendant des milliers d’années leur cours à travers le firmament ; je les ai vues courir, flotter vers leur but. Je promène mes regards errants autour de moi, et je vois l’espace vide d’étoiles ;

Je veux continuer mon vol dans l’empire de la nuit, je vais hardiment avec la rapidité de la lumière. Le ciel, de plus en plus sombre, disparaît derrière moi, et les globes et les ondes tourbillonnent à la suite du soleil. Par ce sentier solitaire un pèlerin s’avance vers moi : « Arrête, me dit-il, que cherches-tu ici ? ― Je veux aller jusqu’aux dernières rives du monde : là où nul être ne respire, là où est posée la limite de la création.

― Arrête : tu cherches en vain… devant toi est l’infini… Arrête : tu cherches en vain : replie tes ailes d’aigle, ardente pensée ; jette ici, téméraire imagination, l’ancre du découragement. »

—————————-

LA GRANDEUR DU MONDE (trad. A.Régnier)

A travers ce monde flottant que l’Esprit créateur fit autrefois jaillir du chaos, je vole, rapide comme le vent, jusqu’à ce que j’aborde le rivage où expirent ses vagues, et que je jette l’ancre là où ne souffle plus aucune haleine, où se dresse la borne de la création.
.
Déjà, j’ai vu des astres naître, pleins de jeunesse, pour accomplir leur course, des milliers d’années, à travers le firmament ; je les ai vus courir, se jouant, au but qui les attire ; puis, mon œil errant chercha autour de moi et vit les espaces déjà … vides d’étoiles.
.
Pour hâter et poursuivre mon vol vers l’empire du néant, je vogue en avant avec plus d’ardeur ; je prends la vitesse de la lumière ; et un ciel trouble et nébuleux passe devant moi  ; des systèmes de mondes, comme les flots dans un torrent, tourbillonnent derrière le voyageur des globes.
.
Voyez ! Sur le sentier solitaire, un pèlerin vient au-devant de moi d’une course rapide. « Arrête voyageur, que cherches-tu ici ? – Je cherche une route qui me mène à la rive de son vaste univers. Je vogue vers le lieu où ne souffle plus aucune haleine, où se dresse la borne de la création.
.
– Arrête ! en vain tu vogues ! … – Devant toi est l’infini. – Arrête ! en vain tu vogues ! … Pèlerin derrière moi est aussi l’infini… Replie tes ailes, pensée d’aigle ! Navigatrice hardie, imagination, jette ici l’ancre, et perds courage ! »

Orgueil et démesure : La conjuration de Fiesco à Gênes, de Friedrich Schiller

La Conjuration de Fiesco à Gênes, Friedrich Schiller, 1782

Goethe, dans la dernière partie de Faust, écrivit ces vers : « Celui qui, dans son constant effort, n’épargne pas sa peine, Celui-là nous pouvons le sauver » . A l’inverse de son contemporain, à qui on le rattache généralement, Schiller ne sauve pas ses héros. L’ambition démesurée, l’appétit de conquêtes, la soif de pouvoir, ne suffisent pas à remodeler le monde. Aucun démon ne vient faciliter la tâche de celui qui se croit appelé par ses qualités à exercer l’imperium sur la société de ses semblables. Wallenstein pense que la destinée lui réserve un avenir royal, il la sonde sans parvenir à délimiter ses propres possibilités. L’ambiguïté du présent le laisse espérer. Les indices se multiplient, pense-t-il, en faveur de son élévation. Pendant ce temps de réflexion, de prélude à la décision, qu’il croit immobile, des forces travaillent contre lui. Et quand elles émergent, le héros, pris de court, voit s’effondrer les chimères dont il s’est longtemps bercé. Dans La Conjuration de Fiesco à Gênes, tragédie de jeunesse du dramaturge allemand, ce thème de la confrontation du héros solitaire et du monde est déjà présent. Travaillé par des rêveries qui le dépassent, poussé au crime par quelques amis bien intentionnés, attentif aux circonstances historiques, Fiesco préfigure Wallenstein. La République de Gênes est alors gouvernée par Andrea Doria. Le vieux combattant n’est une menace pour personne, il n’apparaît guère dans la pièce. Le danger ? Son neveu, Giovanni, disposé à profiter de l’aura de son oncle pour accéder au pouvoir. Les républicains se cherchent un chef pour contrer les ambitions du sinistre Giovanni. Le seul capable de les mener à la victoire, c’est Fiesco. L’homme paraît superficiel, ignorant des conflits politiques qui agitent la cité ligure. Les conjurés le croient perdu pour leur cause et se lamentent de ne pouvoir mener l’action prophylactique qui sauvera la République.

Fiesco feint de ne pas s’occuper de politique pour mieux s’imposer. Il n’est pas dupe des manœuvres de Giovanni Doria. Dans les coulisses, à l’aide de son immense fortune, il a déjà suborné une partie de la garde et attend que les circonstances lui soient propices. Dissimulé, sournois, retors, Fiesco a prévu l’effondrement prochain du régime des Doria. Il attend en silence, laisse croire à ses amis qu’il ne s’occupe pas de politique pour mieux tromper le dangereux Giovanni. Il sait qu’il jouera le premier rôle des évènements qui s’annoncent. Les prépare dans la clandestinité. Il renversera le régime. Il n’hésite que sur un point : sera-t-il le restaurateur des institutions ou leur fossoyeur ? Monk ou César ? Même si le lecteur peut voir dans le machiavélique Fiesco un tyran en puissance, le déroulement de la pièce est suffisamment ambivalent pour que Schiller, face à son insuccès, ait pu, dans un second temps, et sans retoucher le reste de la pièce, inverser le choix de Fiesco lors du dernier acte. Le héros ne maîtrise qu’une partie du déroulement de sa destinée. Il achète les loyautés de ceux qu’il peut corrompre, joue sur la naïveté de ceux qu’il peut tromper, circonvient ceux qu’il ne peut s’attacher. Le génie de la conjuration ne suffira pas. Il ne combat pas seulement le maître de Gênes, il en combat les institutions, au risque de s’aliéner de précieux soutiens. S’appuyer sur un coup d’État républicain pour, peut-être, instaurer le pouvoir personnel requiert des qualités et des circonstances. Il dispose des premières, les secondes joueront contre lui. Au vu des capacités de dissimulation de Fiesco dans le premier acte, un des conjurés ne peut croire que l’homme ait pour seul but la restauration de la liberté municipale et l’élimination du dangereux Giovanni. Un homme ne peut maîtriser toutes les éventualités. Surtout lorsque celles-ci s’appuient sur le loyalisme républicain et l’amour des libertés politiques. L’austère Verrina sacrifiera son amitié pour Fiesco  à ses convictions morales.

A la démesure de l’homme, Schiller oppose un univers incontrôlable. Fiesco aspire à la grandeur mais il lui faudrait pour cela un monde consentant. Il ne sera pas le maître de sa destinée. Malgré son machiavélisme, son intelligence, son audace, en résumé, ses qualités de héros, l’individu ne pourra s’élever au-delà de ce que permettront les circonstances. Fiesco renverse le vieux condottiere, tue son neveu, mais n’accède au pouvoir suprême que quelques instants. Le vieux monde refuse les débordements. Le désir de puissance exige la soumission du hasard. Il croit dompter les énergies humaines, les attacher à sa propre réalisation. Fiesco se voit deus ex machina, se coupe de toutes les exigences morales, effleure l’objet de son ardeur quelques instants puis s’effondre, cadavre disloqué par sa propre outrance. En trahissant la cause de la liberté qu’il feignait d’embrasser, Fiesco s’est condamné. Et a empêché la restauration républicaine.

Il n’est pourtant pas l’objet d’une passion unique, dominatrice, dévorante. Cohabitent en lui le souci de la collectivité et l’appétit individuel. Fracture intime que les évènements élargissent. La soif de briller et l’orgueil ne prédomineront qu’après un long combat. Seul le spectateur pourra observer les doutes qui assaillent le héros. Le monde le verra présomptueux et le jugera comme tel. Pourtant, comme Wallenstein, il aura hésité. Les deux apartés du conjuré sont sublimes : combattent en lui le désir de liberté et la volonté de domination. La modestie le gagne quelques instants, se faire le sauveur de la communauté, et in fine « son plus heureux citoyen » le tente. Il s’attendrit sur la grandeur possible de son geste, repousse le démon de l’orgueil avant de lui céder quelques scènes plus loin. Être le héros qui sait discerner ses humaines limites ou le demi-Dieu qui transforme le monde mais ne différencie plus le crime de la vertu ? Rétablir les institutions ou les dominer ? Se faire l’agent de la morale historique, au risque de ne gagner qu’une sage satisfaction personnelle, ou tenter de briser ses chaînes pour remodeler son coin d’univers ? « N’être prince qu’un seul instant a dévoré la moelle de toute l’existence. Ce n’est point l’arène de la vie mais son contenu qui en fait la valeur. Réduis le tonnerre à ses seules syllabes, et tu berceras les enfants avec lui ; fonds-les dans un seul cri brusque, et le son du monarque fera trembler le ciel éternel ». Résolu, Fiesco affrontera le monde, sans mesure. Il y perdra l’existence. Sa présomption ne trouvera nulle Marguerite pour intercéder en sa faveur auprès du juge suprême. Le Faust de Goethe n’a pas encore délivré sa morale équivoque : à l’orgueil de l’individu aspirant à la divinité répond la brutalité d’un univers qui la lui refuse.

Effritement de la civilisation : Le Dernier civil, d’Ernst Glaeser

Le dernier civil, Ernst Glaeser, 1936

Ernst Glaeser (1902-1963) est de nos jours bien oublié. Opposant de la première heure au nazisme, passé par le communisme, exilé en Suisse dès 1933, ses livres brûlés dans les autodafés du docteur Goebbels, il figurait parmi les grandes figures de l’opposition démocratique allemande. C’est dans ce contexte qu’il écrivit Le dernier civil, roman provincial retraçant la montée du nazisme dans une ville imaginaire d’Allemagne du sud, Siebenwasser, entre 1927 et 1933. Ce roman clôt, en quelque sorte, la partie émergée de la carrière de Glaeser, composée de deux autres romans, Classe 22 et La paix. En 1939, tiraillé par son patriotisme, sans guère de ressources pour financer son exil, il prit le chemin du retour et devint rédacteur des journaux de la Wehrmacht, puis du Gouvernement Général de Pologne. Ce revirement, assimilé à une trahison par tous les exilés (Döblin, les frères Mann,…), détruisit la carrière et la réputation de l’écrivain. Après-guerre, malgré ses tentatives de justification, il ne redevint jamais l’auteur écouté qu’il avait pu être pendant les années de l’entre-deux guerres. C’est la raison majeure de l’oubli dont il fait l’objet de nos jours. Néanmoins, son Dernier civil devrait figurer dans toute bonne anthologie des romans allemands de la période. Autour du thème de l’exilé qui revient dans sa patrie, il retrace avec une grande finesse la progressive montée en puissance de l’idéologie nazie dans les classes moyennes et populaires.

La famille du personnage central, Jean-Gaspard Bäuerle, a émigré en Amérique au début du XXe siècle en raison de l’opposition viscérale du père à l’autoritarisme impérial des Hohenzollern. De vieille tradition libérale, les Bäuerle quittent l’Allemagne wilhelmienne, invivable pour des démocrates. En 1927, le fils Bäuerle, riche industriel, père veuf d’une jeune fille, croit déceler à la lecture de la Constitution de Weimar l’existence d’une nouvelle Allemagne, désormais démocratique. Il décide alors de revenir. Le dernier civil, c’est, par le biais du retour de l’exilé, une plongée dans l’Allemagne de la fin des années 20 et du début des années 30. La construction du roman rappelle Dos Passos et sa trilogie U.S.A. : l’auteur suit une quinzaine de personnages, sautant de l’un à l’autre pour dresser un portrait choral de l’Allemagne de Weimar. Le procédé était fort à la mode à cette époque – Jules Romains l’a également utilisé dans ses Hommes de bonne volonté –. De Dos Passos, il ne reprend pas les éléments les plus innovants, qui ont fait la fortune du romancier, à savoir les flux d’actualité, les souvenirs sous forme de flux mémoriel et les portraits journalistiques des personnalités économiques, politiques et sociales marquantes. Comme chez Dos Passos, par contre, l’acte suffit à exprimer le personnage et l’homme est ce qu’il fait, non ce qu’il pense. La profondeur psychologique disparaît du panorama, de manière délibérée, l’intelligence personnelle mourant des coups du panurgisme intellectuel et de la polarisation idéologique à laquelle contraignait le nazisme ; la profondeur sociologique prend le relais dans la description des tendances provinciales allemandes des années 20.

Quand le roman s’ouvre avec la mort du libéral bourgmestre de Siebenwasser Prätorius, les nazis ne sont qu’un groupuscule violent et marginal. Quand il s’achève, en janvier 1933, avec la mise à mort symbolique de son successeur juif, Schafer, par une foule furieuse, les nazis l’ont emporté. Entre les deux, par de fréquents changements de personnages, Glaeser met en scène la conscience allemande progressivement rongée par les idéaux nazis : l’obéissance sied aux bourgeois, l’aspiration révolutionnaire mystique aux déclassés et peu à peu s’effondrent les barrières de la civilisation. La masse de Siebenwasser, consciencieusement noyautée par un propagandiste de talent – une caricature évidente de Goebbels – passe, au fil des tragiques évènements économiques de l’après 1929 de l’indifférence à l’adhésion.

Si la première partie, mise en scène du retour des Bäuerle et de l’état des forces à Siebenwasser, est un peu longue, la seconde rattrape amplement l’ensemble. Quelques scènes pourraient figurer, hors du roman, dans d’excellents recueils de nouvelles, pour ce que leur précision et leur acuité morale montrent de la société allemande d’avant-guerre. Les scènes du paysan endetté et du commerçant ruiné dépassent les frontières de l’appendice romanesque pour prendre une existence autonome : ces variations dans le décor de Siebenwasser enrichissent considérablement l’histoire des Bäuerle. Le lecteur comprend, de son emplacement historique, que cet exil échouera, que l’idéaliste germano-américain ne trouvera pas en 1928 la mise en application des principes de 1848. Cette Allemagne libérale qu’il croyait trouver va devenir un monstre, une société frustrée, aigrie, manipulée, dans laquelle l’humanisme simple de l’industriel devenu paysan – il a racheté un domaine à l’abandon – ne peut subsister. Le mécanisme de polarisation idéologique s’accélère avec la crise et l’échec du retour des Bäuerle se moire de couleurs tragiques. Glaeser montre une société allemande divisée, dans laquelle la manipulation nazie fonctionne : de vieux thèmes antisémites exacerbent les distinctions sociales, les échoués se rallient aux prédications apocalyptiques et révolutionnaires de la S.A., l’apolitisme n’est plus possible. Les totalitarismes ne tolèrent pas la neutralité.

En 1936, Glaeser affirme, dans un de ses meilleurs paragraphes, la nature profonde du nazisme en ascension électorale : une prédication apocalyptique. Le parallèle entre les récits de prédication et les réactions de la masse aux discours de Hitler est frappant. Bäuerle, en assistant à un discours nazi, assiste à une séance collective digne d’un Joseph Smith ou du Bon Conseiller de Vargas Llosa. Même rapport à l’exaltation des souffrances, même rapport à l’extase promise et conjuguée au futur, même délire collectif. Le récit de Glaeser frappe juste. Dans ses écrits, le penseur juif Jacob Täubes a tenté de démontrer la profonde analogie entre les discours apocalyptiques et les discours révolutionnaires, ces eschatologies qui promettent pêle-même le jugement dernier, la fin des temps anciens, le Bonheur, la Punition et la Justice. Le Hitler de Glaeser fait de même, il met la foule dans un état second en montrant ses blessures collectives, en jouant une partition mystico-politique qui répond à l’aspiration générale au renversement du monde. Le peuple allemand, nordique, peuple élu par lui-même, va donc se retourner contre son principal concurrent dans le domaine, le peuple juif, élu par Dieu. Glaeser, sans illusion, retrace la dernière et haletante ligne droite de l’effondrement collectif allemand. Bäuerle n’a plus rien à faire dans une telle société. Si l’apocalypse s’annonce sur l’Allemagne, il lui faut partir, retrouver l’Amérique et attendre l’inéluctable effondrement moral et social que promet le nazisme.

Le déchirement, car c’est un déchirement, que vivent les Bäuerle, est aussi celui de Glaeser. Le roman s’arrête où commence l’exil. Le romancier ne parviendra pas à tenir au même niveau son patriotisme et son antinazisme. Bäuerle, qui avait devant lui le nouveau monde, pouvait y retrouver son ancienne vie. Glaeser lui, est obligé de la construire. N’y parvenant pas, il retournera au pire moment dans un pays qu’il avait compris et sous un régime qu’il avait combattu. Cette faiblesse coupable, qui lui sera reprochée, mettra fin à sa carrière romanesque. Ce Dernier civil mérite pourtant de lui survivre comme témoignage lucide et brillant d’une rétractation de la civilisation.

Dans une sombre forêt

Caspar David Friedrich, l'arbre aux corbeaux (1822)

Erlkönig

Johann Wolfgang Goethe

Wer reitet so spät durch Nacht und Wind?
Es ist der Vater mit seinem Kind.
Er hat den Knaben wohl in dem Arm,
Er faßt ihn sicher, er hält ihn warm.

Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht? –
Siehst Vater, du den Erlkönig nicht!
Den Erlenkönig mit Kron’ und Schweif? –
Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif. –

„Du liebes Kind, komm geh’ mit mir!
Gar schöne Spiele, spiel ich mit dir,
Manch bunte Blumen sind an dem Strand,
Meine Mutter hat manch gülden Gewand.“

Mein Vater, mein Vater, und hörest du nicht,
Was Erlenkönig mir leise verspricht? –
Sei ruhig, bleibe ruhig, mein Kind,
In dürren Blättern säuselt der Wind. –

„Willst feiner Knabe du mit mir geh’n?
Meine Töchter sollen dich warten schön,
Meine Töchter führen den nächtlichen Reihn
Und wiegen und tanzen und singen dich ein.“

Mein Vater, mein Vater, und siehst du nicht dort
Erlkönigs Töchter am düsteren Ort? –
Mein Sohn, mein Sohn, ich seh’ es genau:
Es scheinen die alten Weiden so grau. –

„Ich liebe dich, mich reizt deine schöne Gestalt,
Und bist du nicht willig, so brauch ich Gewalt!“
Mein Vater, mein Vater, jetzt faßt er mich an,
Erlkönig hat mir ein Leids getan. –

Dem Vater grauset’s, er reitet geschwind,
Er hält in den Armen das ächzende Kind,
Erreicht den Hof mit Mühe und Not,
In seinen Armen das Kind war tot.

———————-

Le roi des aulnes

traduction de Charles Nodier

Quel est ce chevalier qui file si tard dans la nuit et le vent ?
C’est le père avec son enfant ;
Il serre le petit garçon dans son bras,
Il le serre bien, il lui tient chaud.

« Mon fils, pourquoi caches-tu avec tant d’effroi ton visage ?
— Père, ne vois-tu pas le Roi des Aulnes ?
Le Roi des Aulnes avec sa traîne et sa couronne ?
— Mon fils, c’est un banc de brouillard.

— Cher enfant, viens, pars avec moi !
Je jouerai à de très beaux jeux avec toi,
Il y a de nombreuses fleurs de toutes les couleurs sur le rivage,
Et ma mère possède de nombreux habits d’or.

— Mon père, mon père, et n’entends-tu pas,
Ce que le Roi des Aulnes me promet à voix basse ?
— Sois calme, reste calme, mon enfant !
C’est le vent qui murmure dans les feuilles mortes.

— Veux-tu, gentil garçon, venir avec moi ?
Mes filles s’occuperont bien de toi
Mes filles mèneront la ronde toute la nuit,
Elles te berceront de leurs chants et de leurs danses.

— Mon père, mon père, et ne vois-tu pas là-bas
Les filles du Roi des Aulnes dans ce lieu sombre ?
— Mon fils, mon fils, je vois bien :
Ce sont les vieux saules qui paraissent si gris.

— Je t’aime, ton joli visage me charme,
Et si tu ne veux pas, j’utiliserai la force.
— Mon père, mon père, maintenant il m’empoigne !
Le Roi des Aulnes m’a fait mal ! »

Le père frissonne d’horreur, il galope à vive allure,
Il tient dans ses bras l’enfant gémissant,
Il arrive à grand-peine à son port ;
Dans ses bras l’enfant était mort.

————

Le roi des aulnes

Traduction de Jean-Pierre Lefebvre

Anthologie bilingue de la poésie Allemande, bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1993

Quel est ce cavalier si tard dans la nuit et le vent ?
C’est le père avec son enfant ;
Il tient le petit garçon dans son bras,
Il le serre bien, il lui tient chaud.

« Pourquoi, mon fils, cacher si peureusement ton visage ?
— Père, ne vois-tu pas le Roi des aulnes ?
Le Roi des Aulnes avec sa traîne et sa couronne ?
— Mon fils, c’est un banc de brouillard.

— Cher enfant, viens donc avec moi !
Je jouerai à de très beaux jeux avec toi ;
Il y a sur la rive plein de fleurs de toutes les couleurs,
Et ma mère a beaucoup de vêtements dorés.

— Mon père, mon père, quoi ? tu n’entends donc pas
Ce que le Roi des aulnes me promet à voix basse ?
— Du calme, du calme, sois tranquille, mon enfant !
C’est le vent qui murmure dans les feuillages sec.

— Veux-tu, joli garçon, t’en venir avec moi ?
Mes filles s’occuperont  de toi bien comme il faut ;
Mes filles mèneront toute la nuit la ronde,
Elles vont te bercer, danser, chanter et t’endormir.

— Mon père, mon père, ne vois-tu donc là-bas
Les filles du Roi des aulnes dans cet endroit lugubre ?
— Mon fils, mon fils, je vois distinctement :
Ce sont les vieux saules qui nous semblent si gris.

— Je t’aime, et ta beauté me charme et me ravit,
Et si tu ne veux pas, je te prendrai de force.
— Mon père, mon père, maintenant il m’attrape !
Le Roi des Aulnes m’a fait du mal ! »

L’effroi saisit le père, il galope très vite,
Il tient dans ses deux bras l’enfant tout gémissant,
Il arrive à grand-peine au port ;
Dans ses bras l’enfant était mort.

Le poème de Goethe fait référence à une créature mythologique germanique, le roi des aulnes, qui s’empare des vivants – femmes ou enfants – dans les forêts profondes, une force de mort qui rôde dans les immensités arborées de Germanie.

Le crépuscule des héros : Wallenstein, de Friedrich Schiller

Pont charles

Wallenstein, Friedrich Schiller, 1798

La littérature allemande, quelle que soit la valeur de ses grands ancêtres du Moyen-Âge, connut la plus éclatante manifestation de son génie à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles : Kleist, Novalis, Jean-Paul, Schlegel mais surtout Goethe et Schiller lui donnèrent une audience à laquelle elle n’avait jamais pu prétendre auparavant – si l’on excepte les textes religieux de Martin Luther. Aux sujets intimes, métaphysiques de Goethe, Schiller préféra l’utilisation et la transmutation du matériau historique brut. Avec Wallenstein, triple pièce dense et ambitieuse, il importa la tragédie historique en vers au sein de la littérature allemande. Néanmoins réduire ce texte à sa seule fonction de jalon introductif serait une erreur colossale : Wallenstein brille de mille feux aux sommets du théâtre universel. Avant d’entrer dans le cœur de mon  trop fragmentaire commentaire, il paraît indispensable de rappeler qui était Albrecht von Wallenstein. Né en 1583 au sein d’une riche famille protestante de Bohême – l’actuelle République Tchèque, déjà très sensible aux prédications de Jean Hus au début du XVe siècle, devait jouer le rôle du baril de poudre dans l’explosion des heurts confessionnels du XVIIe siècle – Wallenstein s’était converti au catholicisme bien avant que les tensions entre catholiques et luthériens ne dégénèrent en conflit militaire. L’opposition entre l’Empereur – catholique et autrichien – et les Princes d’Allemagne du Nord – protestants et ligueurs – se transforma en guerre ouverte en 1618. La Guerre de Trente ans allait déchirer l’Allemagne toute entière jusqu’au mitan du siècle. Wallenstein utilisa alors sa richesse pour fournir une armée à l’Empereur. Après la mort de Tilly, Wallenstein devint le principal condottiere catholique. Sa victoire à Lützen (1632) face à l’envahisseur suédois – et à son immense chef de guerre, Gustave-Adolphe – lui conférèrent un prestige inégalé.

Obligé de faire vivre son armée de rapines sur les territoires protestants et catholiques, Wallenstein commença à indisposer le pouvoir impérial. Trop puissant, trop ambitieux. Bien mal accueilli par ses alliés, il se retira, avec sa troupe, dans sa Bohême natale en 1634. C’est à ce moment que s’ouvre la pièce de Friedrich Schiller. Le héros de guerre, dans l’expectative, hésite : doit-il se tourner contre l’Empereur? lui prendre par la force la couronne de Bohême? s’allier aux suédois? dissoudre son armée? se démettre? La tragédie de Schiller fonctionne autour de ce héros hésitant. Ici, la puissance ne plonge pas le combattant dans l’hybris : s’il rêve d’un pouvoir plus vaste, dont il a entrevu la possible vacance en vainquant et tuant le monarque suédois, sa position n’est pas arrêtée. Le héros tragique n’a des rêves démesurés qu’en raison des évènements de son temps. L’homme n’est pas fou. Il est superstitieux, un peu sentimental, c’est un tacticien militaire hors pair mais un stratège politique maladroit. Son ambition ne vient pas de sa nature : il n’est pas cette force malfaisante qu’est Richard III dans la tragédie éponyme de Shakespeare. Au contraire, Wallenstein agit au gré des hasards et des circonstances. Ses choix sont contraints par son environnement social et historique. Il hésite : faut-il trahir? L’Empereur n’attendait que cela. La question suppose déjà la réponse. Wallenstein a pris contact avec les suédois, et cette première ébauche de retournement suffit à le faire condamner. La posture ambigüe du héros suppose que les évènements historiques auraient pu prendre bien d’autres tournures. Le pouvoir impérial saisira les occasions que Wallenstein gaspillera.

La pièce est triple, sa première et courte partie, dans le camp de Wallenstein, plonge dans les entrailles de l’armée du duc, composée de soudards, de pilleurs, mais aussi de simples soldats, tous tiraillés entre leur fidélité à la foi catholique – sous-jacente à la fidélité à l’Empereur – et leur attachement au général en chef, qui a permis leur élévation et leur vie aventureuse. Dans le camp fermentent déjà les tensions qui se dénoueront à la fin de la tragédie. Cette partie positionne le décor historique. Et avec finesse, instille une autre approche théâtrale du pouvoir politique. Le spectateur et le lecteur pressentent déjà que dans l’univers de Schiller, le héros ne peut se contenter de clamer, d’affirmer, de vouloir, d’ordonner. Pour faire trahir une armée entière, il s’agit de la convaincre, de la charmer. Le peuple des soldats n’est pas qu’une masse obéissante, tout juste bonne à prendre ses ordres auprès de son charismatique général. Les mouvements d’opinion, affaiblissent déjà la structure hiérarchique : Wallenstein ne pourra conduire ces soldats qu’à l’endroit où ils sont prêts à se rendre. Et, en négligeant ce point fondamental, Wallenstein et ses proches perdront toute chance de voir leur plan se réaliser. La trahison, ici politique et religieuse, est condamnée dès ces premières discussions de soldats. Coupés de la masse, Wallenstein et ses lieutenants ne prendront jamais en compte cette variable dans leur équation.

La seconde partie confirme ce pressentiment. Passant au niveau supérieur, Schiller montre l’hésitation du condottiere à pousser jusqu’à sa logique conclusion sa prise de contact avec l’armée suédoise. Or, dans son camp, Ottavio Piccolomini – personnage réel -, et son fils, Max – personnage fictif – sont avertis des rumeurs de défection. Les débats entre le traître potentiel et ses lieutenants montrent bien qu’aucune décision finale n’a été prise. Les Piccolomini ne sont pas de simples officiers : Ottavio est le protégé de Wallenstein depuis des années ; Max et la fille de Wallenstein espèrent convoler. Ces espoirs juvéniles seront brisés car Ottavio se dévoile à son fils : il est l’agent de l’Empereur dans le camp. Piccolomini va alors réaliser ce que Wallenstein ne se décide pas à effectuer : il travaille au corps les officiers de la soldatesque, usant de tous les stratagèmes – menaces, serments de fidélité, charme – pour retourner certains chefs. Alors que Wallenstein se berce d’illusions et, même au moment où sa trahison est devenue inéluctable, continue de croire qu’il lui suffira d’ordonner pour que sa troupe le suive, Piccolomini s’assure la fidélité d’une partie non négligeable des lieutenants du condottiere. Deux conceptions de la hiérarchie, du fonctionnement social, s’opposent : et le plus machiavélique – au sens du meilleur stratège politique – n’est pas le traître présumé. Wallenstein, qui finit pourtant par s’aboucher avec les suédois, a fait confiance en ses officiers. Il n’a conçu que sa propre trahison. A aucun moment, et ce malgré les manoeuvres de certains lieutenants moins naïfs politiquement que leur chef, Wallenstein ne peut concevoir que Piccolomini s’apprête à le détruire. Ni hybris, ni paranoïa. Ce Wallenstein est décidément un héros de tragédie bien singulier. Son drame s’avance sans qu’il ne le fasse vraiment basculer : ce sont les autres et les évènements qui déclenchent la troisième partie.

Wallenstein a trahi l’Empereur ; Piccolomini a trahi Wallenstein. La troisième partie de la pièce voit le condottiere passer dans l’autre camp. Mais ses forces ne sont plus ce qu’elles devaient être. Traqué, il croit encore pouvoir s’en tirer : à aucun moment il ne soupçonne que son ancien protégé, dont il apprend bientôt la trahison, a beaucoup mieux joué que lui. Piccolomini a retourné une bonne partie de l’armée. Il a même laissé, dans le camp, un corps d’irlandais, mené par Butler, qui s’apprête à le faire assassiner pour assouvir une vengeance personnelle. Toute la troisième partie de la pièce est une course vers l’abîme. La marche des évènements ne peut plus être stoppée et pour avoir mal joué, pour ne pas avoir mesuré les efforts qu’exigeaient sa trahison, Wallenstein meurt, assassiné par les sicaires de Butler, donc de Piccolomini et de l’Empereur. Des deux traîtres, le héros mal conseillé qui fait défection à un Empereur ingrat et le général qui trahit son protecteur et ruine les espoirs de mariage de son fils unique, qui est donc le pire? Schiller laisse le spectateur libre de son jugement. Pour avoir mis fin à la vie de Wallenstein – qui aurait d’ailleurs pu être sauvé, l’ordre impérial interdisant l’exécution et préconisant l’arrestation arrive trop tard – Piccolomini est récompensé des plus hautes charges de l’Empire. L’italien l’a emporté. Mais au prix du sang de son fils, qui, son mariage avec Thekla Wallenstein devenu impossible, s’est suicidé dans une charge inutile contre l’armée suédoise.

Cette tragédie de l’ambiguité, dans laquelle les drames intimes et politiques ne se dénouent que par la force des choses, est moderne. Le libre-arbitre orienté du peuple des soldats, la force de la fidélité à la foi et à l’Empereur, balaient les vélléités humaines. Que peut un homme seul face au vacarme du temps? Wallenstein pose les équations que Bonaparte croira quelques années plus tard savoir résoudre. Le génie de Schiller est là : avoir perçu, en plein bouleversement, la nature profonde du changement d’époque. Si la pièce avait été écrite 20 ans plus tard, le lecteur chercherait Bonaparte derrière chaque officier, Napoléon derrière chaque chef. Or, à la première représentation de Wallenstein, Bonaparte n’était rien. Schiller a perçu dans les transformations de son temps que le ton de la tragédie historique devait changer. Le héros fou, démesuré, omniscient, laisse sa place à un homme raisonnable, jouet des forces du temps, victime des circonstances comme des ambitions de ses concurrents. Bonaparte peut devenir Napoléon, son Empire usurpé ne brisera pas plus le monde que le royaume chimérique de Wallenstein. La force ultime de Schiller est de ne pas s’arrêter à ce constat de renversement : il laisse planer un doute et ne fixe pas le point d’équilibre entre le libre-arbitre des individus et le jeu des puissances sous-jacentes à leurs actes. Deux siècles plus tard, revenus de toutes les dérives politiques, nous devrions écouter la leçon du dramaturge allemand : le héros est mort, sa couronne gît aux pieds du dieu « circonstances » (composé, tel un Janus Bifrons, du hasard et des grandes forces collectives).  A l’âge des héros surhumains a succédé celui des hommes. Wallenstein est fidèle à lui-même, Ottavio Piccolomini à la société, Max Piccolomini à son amour : entre ces vérités humaines et subjectives, chacun, en son for intérieur, tranchera.