
Alfred Döblin, Wallenstein, Agone, 2012 (éd. originale 1920, traduction Michel Vanoosthuyse)
« Einmal kommt – ich habe Zeichen – / Sterbesturm aus fernem Norden. / Überall, stinkt es nach Leichen / Es beginnt das grosse Morden. »
Alfred Liechtenstein, Prophezeiung
« Voici que vient – j’en connais les augures – / Un ouragan de mort du lointain nord / Partout des cadavres en pourriture. / L’énorme massacre prend son essor »
traduction (en vers donc infidèle) J.-P.Lefebvre
Je présente aujourd’hui une note (trop) longue, je m’en excuse par avance auprès de mon hypothétique lecteur, sur le roman d’Alfred Döblin, Wallenstein, enfin traduit en français l’an dernier, dans l’indifférence paresseuse du public dit cultivé. Ce roman ardu, à bien des égards critiquable, représente pourtant une étape majeure, à mon sens, de la littérature du XXe siècle. La thématique, assez mal connue en France, de la guerre de Trente Ans rendait sa traduction difficile. Le contenu du roman, son style, ses audaces, sa taille, sa démesure même, s’ajoutaient à cet écueil thématique originel pour rendre sa réception française presque impossible. Tout devait donc contribuer à ce que le livre coule sur les rayons des librairies dans un lourd silence et je ne crois pas qu’il ait failli à son destin, un échec prévisible.
Est-il encore permis d’espérer qu’un jour les journalistes littéraires, au lieu de se copier les uns sur les autres à propos d’une poignée de romans « importants », « définitifs » ou « incontournables » et bientôt oubliés, feront leur travail, liront et commenteront les œuvres essentielles plutôt que les fictionnettes éphémères ? Quelle tristesse, en cette fin de mois d’octobre que de se retourner sur l’autoproclamée « rentrée littéraire » ! Comme l’ordre à Varsovie, la paresse règne à Paris. Les journalistes interchangeables des médias populaires, comme Le Monde, Le Nouvel Obs ou France-Culture ont été aussi décevants que de coutume. Qui, l’an dernier, a pu lire Wallenstein et en parler ? Personne.
« L’âme cultivée, c’est celle où le vacarme des vivants n’étouffe pas la musique des morts. » disait Nicolas Gomez Dávila. Que cesse le vacarme des vivants, chut, silence. Écoutons les notes de la discordante musique döblinienne.
I.
La destinée du condottiere Albrecht von Wallenstein, principal chef et entrepreneur militaire des armées catholiques pendant la première moitié de la Guerre de Trente Ans (1618-1648), presque inconnu en France, a profondément inspiré les écrivains germaniques : Schiller, dans son chef-d’œuvre théâtral, déjà évoqué dans une autre note, s’interrogeait sur la nature du héros historique et de sa destinée ; Leo Perutz, dans La nuit sous le pont de pierre, ressuscitait avec Wallenstein le monde englouti de la Prague du XVIIe siècle ; Döblin, lui, met ici en scène, de manière expressionniste, l’hydre de la guerre et du pouvoir dans toute sa crudité.
Je ne résumerai pas ici le roman, c’est une tâche impossible et passablement inutile puisqu’il suit assez fidèlement la trame historique. Il couvre la première partie de la guerre de Trente Ans, de la défaite des protestants à la bataille de la Montagne Blanche (1619) jusqu’à la fin de Wallenstein et de l’Empereur Ferdinand (1634-35). Toutes les péripéties historiques et diplomatiques y sont, articulées par plusieurs semblants de fils narratifs : les relations difficiles entre l’Empereur Ferdinand et ses conseillers et princes ; l’ascension financière puis militaire de Wallenstein ; les interventions étrangères ; les campagnes militaires des scandinaves ; le jeu à quatre entre Ferdinand, Wallenstein, Maximilien de Bavière et Gustave-Adolphe ; les intrigues de Richelieu et du Père Joseph ; les horreurs de la guerre, sièges, victoires, défaites, etc., vues à tous les échelons de la société.
Autant le dire tout de suite, Agone, le courageux éditeur qui a publié cet invendable monument d’un millier de pages a eu la très bonne idée de lui adjoindre une chronologie et un copieux dictionnaire des personnages historiques. Un lecteur modérément averti du déroulement de la guerre de Trente Ans aura ainsi, à l’appui de sa lecture, de quoi resituer les scènes et leurs protagonistes dans leur temporalité.
La présence de ces ressources documentaires s’imposait car Wallenstein n’est pas, loin de là, un roman facile d’accès. Le lecteur d’aujourd’hui, que je suppose paresseux et peu au courant des subtilités de l’histoire de l’Europe centrale à l’Âge Baroque, en sera peut-être découragé. Je l’ai été aussi parfois. Le roman accumule les personnages et les situations historiques, les juxtapose, les entasse au point de rendre, à dessein, la lecture malaisée. Roman global d’une guerre globale, il donne l’impression d’être un fatras monstrueux, sans ordre, anarchique, pareil à un volcan en éruption qui expulserait une lave littéraire incandescente. Le récit saute, sans transitions, de Jacques d’Angleterre à Gustave-Adolphe, du Père Joseph à Ferdinand de Habsbourg, de Pappenheim à Christian du Danemark (je pourrais faire tenir l’énumération très longtemps), etc. En outre, Alfred Döblin a cherché, j’y reviendrai un peu plus loin, à rendre par ses procédés formels, dans son insondable et incompréhensible globalité, le chaos que fut cette guerre interminable, cette catastrophe démographique et économique sans égale dans l’histoire de l’Allemagne. Aucune facilité romanesque n’est concédée au lecteur : tous les personnages sont historiquement avérés, même si leurs aventures peuvent s’éloigner, par l’effet de l’art, de la vérité historique ; aucun héros fictif, aucun jeune premier naïf, ne permet l’identification ; aucun fil narratif convenu, histoire d’amour, d’espionnage ou d’aventures, ne fait tenir ensemble le roman. Ce massif contient de puissantes forces centrifuges, tellement centrifuges d’ailleurs que, je ne le cache pas, je me suis souvent senti expulsé du récit au cours de ma lecture. Ce roman s’est voulu novateur – et l’a sûrement été, à un moment de l’histoire littéraire où ne suffisaient plus les vieilles recettes classiques, réalistes et académiques et où n’étaient pas encore fixées les recettes nouvelles. Avant les innovations de la trilogie U.S.A. de Dos Passos, avant le stream of consciousness de William Faulkner, avant les immenses et complexes échafaudages littéraires de Joyce ou ceux, plus intimes et plus subtils, de Virginia Woolf, Döblin invente le roman moderne, en partie.
En partie seulement car, hélas, Döblin n’est pas encore parvenu, lors de l’écriture de Wallenstein, à la plénitude de son art, à son chef-d’œuvre, Berlin Alexanderplatz. Ses procédés littéraires, les plus avant-gardistes de l’époque (suppression des virgules pendant les énumérations, jeu sur la ponctuation, appositions, suppression des connecteurs logiques, tourbillon d’actions et de personnages, écrasement de la langue allemande, etc.) paraissent au lecteur contemporain un peu éventés, fatigués, presque inutiles dans ce texte ; ils contribuent à le rendre plus complexe, sans pour autant l’approfondir. Le lecteur oublieux de l’âge du roman pourra trouver cette démarche bien timide, à mi-chemin entre la littérature d’avant-guerre et celle des années 20 et 30. Aujourd’hui vieillis, ces procédés finissent par agacer.
II.
En quoi, alors, ce roman historique, aux situations et aux personnages réels, diffère-t-il de l’histoire ? En tout, même si les fils narratifs suivent le déroulement des campagnes, et leurs théories de revers et de succès. Ce n’est pas un livre d’histoire, il n’en a pas la froideur, le sérieux, l’équilibre ; quelques fantaisies de l’écrivain assurent le lecteur de la distance fictionnelle de l’ouvrage. Ce n’est pas un roman de Dumas, ce n’est pas un roman de Tolstoï. Il n’y a ici ni la pure joie de l’aventure ni la profondeur subtile de la réflexion philosophique et psychologique. Döblin a vu les ravages du feu et des tranchées. Il a aussi compris l’inhumanité des chefs, des généraux, des princes qui conduisent le conflit, l’enrichissement des profiteurs. Contrairement à Genevoix, Barbusse ou Jünger, il n’évoque pas cette expérience-là, 1916 ou 1917, mais choisit de peindre la guerre nue, dans toute sa nudité, dans toute son atroce et ineffable nudité, en prenant ses distances temporelles. Il ne traitera pas, à chaud, de ses manifestations les plus récentes. Il se plonge au contraire dans le passé de l’Allemagne, dans le passé de l’Europe. Il trouve dans l’Âge baroque, ce meurtrier XVIIe siècle, des similitudes avec la Grande guerre : l’excès, la longueur et la barbarie du conflit mais aussi les scandaleux enrichissements des entrepreneurs, la médiocrité des princes régnants et des généraux infatués d’eux-mêmes, et ces centaines de batailles qui ne donnent jamais la victoire. Le lien entre les époques sous-tend le roman sans jamais explicitement émerger. L’homme Döblin assiste à la dislocation d’une civilisation et l’écrivain Döblin montre une civilisation qui se disloque, le parallèle est là.
La guerre est un monstre, un chaos infernal et brutal. De son expérience de médecin militaire pendant la Première guerre mondiale, Döblin tire un constat simple et définitif : écrire la guerre revient à écrire une tératologie. Vingt-cinq ans avant Kaputt de Malaparte, trente-cinq ans avant La route des Flandres, Döblin trace le portrait d’une monstruosité globale, économique, sociale, humaine et politique. Döblin ne s’embarrasse pas, délibérément, avec la présentation neutre de tous les enchaînements de causes et de conséquences chers à l’historien. Il accumule, colle, adjoint des scènes toutes autonomes, toutes signifiantes. Il supprime les connecteurs logiques, adopte une syntaxe heurtée, une ponctuation presque simonienne, et met en scène la guerre et la politique dans tous leurs excès : avide, sinistre, grotesque, meurtrière, atroce, par une peinture très visuelle du pouvoir et de la guerre, du fanatisme et de l’ambition. Aucun idéalisme ici, les personnages sont saisis dans leurs traits les plus extrêmes, les plus exagérés – d’où la teinte « baroque » de l’ensemble.
Döblin utilise à de multiples reprises un même schéma narratif, qui tient de la description de peintures : scène in media res, description du lieu, de l’ambiance lumineuse, puis, très visuelle, très détaillée, des personnages, de leur tenue, de la situation et de leurs actions. De nombreuses scènes s’apparentent ainsi à des tableaux, saisis sur le vif par l’écrivain, mis en scène en pleine action, sans contextualisation. Le lecteur visite un hypothétique « Musée de la Peinture de la Guerre de Trente Ans » : pour la lumière des toiles, De la Tour ou van Honthorst, pour la vigueur et le clair-obscur, Le Caravage, pour les crimes les plus atroces, Jérôme Bosch, pour les intérieurs et le peuple, les frères Le Nain, pour la complexité des visages et des portraits, Velasquez. S’enchaîne une série de scènes, sans connections explicites, chacune d’entre elles représentant un moment précis de la guerre. Le lecteur-visiteur examine des centaines de peintures : Le banquet du soir de la victoire, Le bûcher, L’arrivée navale de Gustave-Adolphe, Ferdinand et ses démons, La fuite du condottiere, La libération de Prague par les Saxons, L’espion de Richelieu, Les juifs, La mort de Tilly, Le nain de l’empereur, etc. Cette modalité d’organisation littéraire du récit ne facilite pas, à mon sens, sa compréhension pour le lecteur non averti. Il vaut mieux, contrairement à moi, avoir lu une petite synthèse sur le sujet (l’ouvrage sans ambition de Henry Bogdan en collection « Tempus » par exemple) avant de se lancer qu’après.
Attention, néanmoins, à ne pas assimiler Wallenstein à une simple mise en image, à la peinture d’histoire académique du XIXe siècle. Döblin ne produit pas une belle œuvre nationaliste, classique et didactique. Pas de pose. Pas de grandeur. Tout est démesuré. La bataille de Breitenfeld, de Johann Walter (1632) est loin. Les tableaux n’ont rien des « vignettes » historiques, « d’images d’Épinal » élogieuses ; au contraire, leur représentation les vide de leur substance héroïque, grandiose, épique en les réarrangeant à la mode expressionniste, glaçante, monstrueuse (on pense à Velasquez revu par Schiele, au baroque revu par Otto Dix). Les excès déforment les proportions ; l’homme d’État, le puissant capitaine, le pieux souverain sont traités comme Innocent X le sera bientôt par Francis Bacon.
Quelques scènes figurent parmi les plus puissantes que nous ait données la littérature allemande, du niveau des grands génies de ce siècle, Broch, Mann ou Canetti. Le roman s’ouvre sur un banquet fastueux et gargantuesque, donné par Ferdinand à la suite de la victoire des catholiques à la bataille de la montagne Blanche. Le ton est donné, Wallenstein est, contre l’équilibre classique de Schiller, un roman de l’excès, un roman-monde qui déborde de toutes ses jointures, chargé de sang, de passion et d’excréments, cherchant à rendre par l’excès expressionniste le caractère proprement abominable du pouvoir, de la guerre et de l’ambition. D’autres scènes restent gravés dans la mémoire du lecteur : les navires de Gustave-Adolphe, les rêves étranges de l’Empereur, les morts de Wallenstein et de Ferdinand et, surtout, la plus saisissante de toutes, terrifiante lorsque l’on songe qu’elle est écrite entre 1917 et 1920, l’exécution, sur un bûcher, de juifs. Le récit tutoie alors brillamment l’insoutenable. Je crois que cette scène, à elle seule, justifiait la traduction du livre.

III.
Pour dépasser quelque peu ces insignifiantes remarques de forme, je voudrais revenir sur un point crucial, un point qui m’intéresse particulièrement, la figuration du pouvoir et de l’autorité par la littérature. Quatre personnages principaux, parmi cent autres, marquent à mon sens le récit de Döblin : le condottiere Wallenstein, l’Empereur Ferdinand, le duc de Bavière Maximilien et le roi de Suède Gustave-Adolphe. Ils sont cruciaux pour saisir le monstre romanesque, car ils sont les vecteurs profonds, à mon sens, de la diversité de la réflexion döblinienne sur l’essence du pouvoir. D’autres axes de lecture seraient possibles, autour de la riche figure du nain (que de nains dans la littérature du début du XXe siècle, chez Lagerkvist bien sûr, mais aussi dans la partie centrale du chef-d’œuvre d’Elias Canetti, Auto-Da-Fé), de la fin grotesque de Ferdinand ou de la représentation picturale du récit.
Les quatre princes représentent, à mon sens, quatre doubles lectures du pouvoir : Wallenstein, la richesse et la raison ; Ferdinand, le désir et la mort ; Maximilien, la foi et sa démesure ; Gustave-Adolphe, la force et la fortuna. Wallenstein veut s’élever, Ferdinand veut posséder, Maximilien veut dominer et Gustave-Adolphe veut vaincre. Ce sont là quatre motifs d’une seule et même ambition, puissance de vie et de mort qui agite les spectres du roman. Ces manifestations s’accompagnent de quatre ambiguïtés : Wallenstein oscille entre raison et déraison ; Ferdinand entre eros et thanatos ; Maximilien entre l’extase et la fustigation ; Gustave-Adolphe entre la fuite en avant et la chute. La complexité du pouvoir est rendue par la mise en scène de ces quatre figures de la folie politique de domination, de ses motifs et de ses pratiques.
Wallenstein, c’est le prince capitalistique moderne, l’homme qui s’élève seul, le self-made-man qui utilise la raison pour s’enrichir et la richesse pour s’élever. Il vend, achète, manipule, agiote. L’échelle sociale n’est jamais assez haute pour lui. Il s’allie en fonction de ses intérêts, acquiert d’immenses terres et bâtit des forteresses. Son lustre militaire est celui d’un homme riche, qui peut s’acheter une armée et placer à sa tête de brillants généraux. Sa raison est sa force : la victoire se conquiert par le papier, l’or et la logique. Calculateur, il pèse et compte. Il grandit prodigieusement au-dessus de sa condition, par ses manipulations financières, capitalistiques et militaires, jusqu’à devenir le chef des armées impériales, au grand dam des princes autrichiens et bavarois qui se passeraient bien de cet encombrant quoique incontournable général. Alliances, contre-alliances, trahisons, batailles, faveurs, disgrâces, fuites, sièges, marquent les quinze ans de présence du condottiere au sommet de l’Empire, jusqu’à son assassinat final. Sa rationalité, sa logique sont tempérées par les aspects les plus obscurantistes de sa conscience, par les errances de la raison dix-septiémiste, pas encore émancipée des fausses sciences et des fausses croyances. Ainsi s’expliquent ses penchants irrationnels, son attirance pour l’astrologie, sa fidélité à la cause impériale, ses prises de risques. Comme Schiller, quoique pour d’autres motifs, Döblin dépeint un Wallenstein ambigu : l’entrepreneur rationnel n’a pas encore émergé des temps obscurs et sa logique mêle encore la raison et la déraison.
Ferdinand, l’Empereur, c’est l’être désirant, le goinfre avide, puissance de vie et de mort, qui veut le pouvoir pour en jouir. Il est présenté par le romancier comme un être faible, avide et fanatique, inconstant et fourbe. Il est manipulé par ses instincts animaux autant que par ses alliés, dominé par les princes autant que par ses subordonnés. L’Empereur Ferdinand n’est pas un guerrier, c’est un jouisseur, il ne veut la guerre que parce qu’elle lui apporte le pouvoir, qu’elle l’étend continûment et que ce pouvoir signifie du plaisir, des plaisirs, tous les plaisirs, les plus simples comme les plus troubles. Son appétit gargantuesque, souligné à de multiples reprises, témoigne de son avidité excessive. Sa relation étrange avec le nain, dont il partage l’abjecte ivrognerie, montre la bassesse presque animale de l’être désirant. L’Empereur est la figure suprême d’une immense et subtile machinerie politique tout en étant, en tant qu’individu, sa figure la plus basse, un goinfre, un animal peureux et avide. Une série de rêves symboliques et étranges mettent en scène avec habileté sa relation trouble, presque sadomasochiste avec Wallenstein, qu’il manipule et qu’il craint. Ferdinand est avant tout la part sexuelle, animale, inconsciente du pouvoir. Sa fin, très différente de la réalité historique, permet à Döblin de montrer quel désir profond d’anéantissement peut accompagner l’avidité sensuelle et physique la plus excessive. Ferdinand, lui aussi, est ambigu.
Maximilien est un monstre froid, moins férocement rabelaisien que ses homologues d’Autriche et de Suède, mais autrement plus sombre : figure noire du pouvoir, ambitieux forcené, malade de ne pas être lui-même Empereur, il est la figure la plus complexe de la domination politique chez Döblin. Il incarne le pouvoir sous son apparence la plus hobbésienne : celle du « plus froid des monstres froids ». Il passe pour un calculateur dominant et lucide pendant toute la première partie du roman. Quelques fausses notes grinçantes altèrent néanmoins son portrait. Malgré ses calculs et sa froideur, Maximilien est un être d’excès. Sa foi n’est qu’un fanatisme. Le Bavarois est un ambitieux déçu, plus brillant que Ferdinand, mais joué par ses propres manipulations, affaibli par ses propres projets politiques si machiavéliques qu’ils finissent par le mettre en péril. Catholique fanatique, prince autoritaire, il dissimule comme il le peut ses faiblesses, qui n’apparaîtront au grand jour qu’avec l’offensive suédoise. Son père, qu’il a détrôné, mais qu’il a gardé comme confident, lui sert d’exutoire. Peu à peu, le lecteur comprend que le masque de fermeté du partisan le plus convaincu de la Contre-réforme est trop artificiel pour l’homme Maximilien. Ses effondrements, physiques et psychiques, de plus en plus fréquents, marquent la seconde partie du roman et débouchent sur une apathie entrecoupée de dures pénitences. Le soutien français ne sert à rien, le sort des armes ne reviendra pas à l’avantage d’une Bavière ravagée, occupée par les troupes protestantes puis par les Suédois. Maximilien abandonne progressivement, lucide, donc désespéré, ses projets ambitieux et se replie sur sa foi, sur l’expiation du flagellé. Maximilien, c’est aussi la nécessaire part d’échec de l’ambition politique. Des quatre, il est le seul à survivre au roman… mais c’est la survie physique d’un mort politique.
Enfin Gustave-Adolphe est Mars, le dieu de la guerre en action, impavide, brutal, gigantesque et terrible, qui débarque en Allemagne dans une scène navale proprement homérique et, en quelques mois, menace jusqu’à la survie de l’Empire. Gustave-Adolphe est un soldat, un général mais aussi un appétit monstrueux. Il veut tout, physiquement, militairement, spirituellement, matériellement. Mais au fond, il ne veut qu’une chose, dominer par la force. L’argent ne lui est rien, sinon qu’il finance la guerre. La religion ne lui est rien, sinon qu’elle justifie la guerre. La diplomatie ne lui est rien, sinon qu’elle l’aide à mener la guerre. Gustave-Adolphe est épique, il ne fait pas la guerre, il est la guerre, sa quintessence, ne vit et n’existe que pour elle, elle qui justifie son pouvoir et son existence. La paix signifie sa mort même si sa mort ne signifie pas la paix. Il entre dans le roman tardivement, dans un passage inspiré des plus grands récits poético-militaires. Bien sûr, Döblin, médecin, écrivain pacifiste, ne met en scène cet aspect épique que pour le désamorcer, en montrer toute l’inhumanité, toute la petitesse aussi. Il écrit ce texte au sortir de 14-18. Verdun, cet enfer industriel et guerrier, rend toute poésie épique impossible. Il n’y a pas de grandeur de la guerre ; il y a, malgré les ors des palais et les illusions des songe-creux, du sang, des viols, des pillages, de la merde et de la mort, et c’est tout. Döblin reprend donc l’un des thèmes littéraires les plus fertiles de l’histoire de la littérature occidentale et le déconstruit, le montre dans toute son anormalité. Gustave-Adolphe est la guerre dans tout ce qu’elle a de plus sinistre, de plus brutal, de plus meurtrier. À force d’avancer et de vaincre, il perd l’équilibre et chute. Gustave-Adolphe, c’est Achille, c’est Mars, mais c’est aussi l’hybris. La faiblesse de cette force brute dans la bataille ? l’extrême ténuité de la vie, une balle.
Résumons. Le riche et rationnel administrateur, Wallenstein, n’est qu’un profiteur de guerre cupide, un agioteur qui bâtit sa fortune sur la ruine des autres. Le sensuel et avide empereur, Ferdinand, n’est qu’un pauvre hère pulsionnel oscillant entre éros et thanatos et dont le destin s’achève de manière grotesque. Le pieux et froid duc, Maximilien, n’est qu’un fanatique obsessionnel, aussi fragile intérieurement qu’il semble fort extérieurement. Le courageux et glorieux roi, Gustave-Adolphe, n’est qu’un fou monstrueux sacrifiant, jusqu’à sa propre chute, l’humanité à son goût de victoire et de domination. Quatre portraits, quatre « grands hommes », quatre charges d’une violence inouïe, quatre monstres désirants saisis sur le vif, dans l’expression parfaitement visuelle de leur pathologie.
Contre toutes les littératures épiques de l’ère bismarckienne, contre tous les éloges nationalistes de la grandeur germanique, contre tous les sacres de la geste guerrière, Döblin montre, dans une gyre baroque et infinie, la monstruosité première, absolue et indépassable de la guerre, du pouvoir et de l’ambition. Brillant de mille feux infernaux, ce roman est, peut-être, l’un des plus ténébreux, des plus obscurs, des plus sombres que j’ai jamais lus sur notre condition.
Non, ce roman n’est pas pour le vieil homme…
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