À vrai dire : Le Conservateur des antiquités, de Youri Dombrovski

Titanoboa

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Le Conservateur des antiquités, Youri Dombrovski, La Découverte, coll. « Culte Fictions », 2005 (Trad. Jean Cathala, Première éd. 1966, Première éd. originale 1964 ; titre original : Хранитель древностей)

J’ai déjà traité d’un autre roman de Dombrovski, Le singe vient réclamer son crâne, par le passé. Je crois même qu’il s’agissait de la toute dernière note critique avant la longue suspension du blog, entre 2010 et 2013 (pour l’anecdote, 138 notes – de qualité et de longueur variables – avaient été publiées entre août 2009 et mai 2010 ; 137 – de qualité toujours variable, mais d’une longueur plus affirmée – l’ont été depuis octobre 2013). Selon toute probabilité, cette note-ci se contentera d’être la dernière critique de l’année 2014.

« Il n’est pas de tyran au monde qui aime la vérité ; la vérité n’obéit pas. », Alain

« Qui contrôle le passé contrôle le futur ; qui contrôle le présent contrôle le passé ». C’est ainsi que George Orwell, dans sa célèbre dystopie 1984 résumait le sens du travail historique, et, plus largement, politique, dans un régime totalitaire. Aucune fonction n’est plus sensible : l’intuition remarquable d’Orwell, certes poussée à son paroxysme, offre un aperçu saisissant de ce que permet une lecture manipulatrice de l’histoire des faits, des hommes, des événements. Un système politique fondé sur le mensonge, le travestissement des faits présents et passés, leur relecture permanente à l’aune des impératifs stratégiques ou tactiques du jour, s’intéresse de très près à ce que peuvent dire, penser ou trouver les professionnels de l’histoire, archéologues, antiquaires, conservateurs. L’indifférence n’est pas permise. La matière du passé, loin d’être morte, émet encore des radiations qu’il s’agit tantôt de mettre au jour, tantôt d’enfouir. Le régime n’a bien sûr pas besoin d’un savoir précis, vrai, mais d’une pâte historique molle, interprétable, qu’il peut modeler à volonté. Lorsque ce système se prévaut, comme le Stalinisme, d’une lecture historiciste de la civilisation, d’obédience hégéliano-marxiste, il surveille avec d’autant plus de vigilance la fabrique du passé par le présent. Et pour un Conservateur des antiquités, comme le narrateur éponyme du roman de Dombrovski, vouloir à toute force, en pleine Terreur, se tenir à des impératifs scientifiques, historiques, philosophiques de vérité s’avère fort dangereux. Fallait-il invoquer le patronage presque encombrant d’Orwell pour introduire le roman de Dombrovski ? Ses lecteurs m’objecteront à raison qu’il n’y a guère de rapport, sinon le contexte totalitaire, entre la glaçante parabole politique de l’un et le récit allusif et satirique de l’autre. Le Soviétique, publiant en plein Dégel, sous Khrouchtchev, dans Novy Mir, n’a pas, de toute évidence, la dimension universelle atteinte par son confrère anglais. Si une inquiétude plane tout le long du livre, elle n’a rien de l’angoissante étreinte d’Oceania ; la Terreur y est moins maléfique qu’imbécile. Il est peu probable que l’on puisse extraire du livre du Russe les leçons que l’occident continue à chercher chez l’Anglais. Le contexte de publication a joué : Orwell pouvait être brutalement explicite, Dombrovski, non. Sa liberté de parole et de critique était restreinte. D’où cet étrange récit, organisé sur deux plans presque distincts : un récit, foisonnant et quelque peu satirique, de l’année 1937 vue par un conservateur d’Alma-Ata (Kazakhstan) ; un réseau de symboles, d’allusions, de notations discrètes, portant une lecture critique de la Terreur stalinienne.

Les lecteurs francophones intéressés par l’exploration sérieuse et factuelle des années 1937 et 1938 en URSS liront avec profit les textes de Nicolas Werth, dont l’excellent L’Ivrogne et la marchande de fleurs. Pour la gravité historique et littéraire, ils se dirigeront vers Soljenitsyne. S’ils devaient d’aventure se contenter d’une lecture littérale du Conservateur des antiquités, ils auraient de cette période une vision fort adoucie, presque rose. Je ne veux pas dire par là que Dombrovski manipule la matière historique pour exonérer le régime de ses crimes ; il est tout simplement contraint, pour être publié, en 1964, de livrer une critique fort partiale, enrobée dans une joie superficielle et un peu factice. Les Kolkhozes sont riches et florissants, on s’y enivre joyeusement, les Soviétiques apparaissent bien nourris, la vie, comme le disait Staline un peu plus tôt, « devient plus heureuse, plus gaie » (Je rappelle que ces mots furent prononcés entre les fosses communes de la Grande Famine et les tombeaux de la Grande Terreur, ce qui donne sa véritable perspective, cynique et criminelle, à la formule du Géorgien). De la société soviétique, Dombrovski dessine un portrait mesuré, acceptable pour le Parti de 1964, soit sous la forme d’une autocritique des errements passés. Exceptés quelques excès policiers et politiques, au fond, tout va bien en URSS. C’est la raison pour laquelle la surface littérale du récit ne peut manquer de décevoir par la prudence de ses positions ; et, ainsi, d’accuser son âge. Rien ne dépasse ce que permettait l’époque, cette brève respiration opérée entre le XXe Congrès et la réaction « bréjnevienne ». Confronté, comme Ismail Kadaré, par exemple, avant 1990, à la nécessité de dire sans dire, l’auteur opère par un réseau de suggestions, d’allusions, d’allégories ; au lecteur de faire le travail d’assemblage, de reconstitution générale. Et dans les silences – des personnages, mais aussi de l’intrigue – se tient toute la critique que Dombrosvski ne pouvait écrire. En cela, même lorsque le NKVD entre en scène, avec ses menaces, voilées ou non, sa brutalité et ses arrestations, le lecteur d’aujourd’hui ne se sentira guère oppressé. À lui de ne pas être inattentif de ce qui se dit, à l’arrière-plan du texte – les contemporains de Dombrovski, lecteurs de Novy Mir, ne devaient pas s’y tromper. Car il n’est pas douteux que l’écrivain, déporté au Kazakhstan sous Staline, victime lui aussi de la répression, traité comme un dissident dans les années 70, s’opposait en profondeur au régime qui l’a peut-être assassiné.

Le narrateur, un savant aussi neutre politiquement qu’imprudent, voit tomber sur lui une série de petites catastrophes qui font la matière scénaristique du livre, comédie de la Terreur. Son travail scientifique, toujours interrompu par des fâcheux, est en quelque sorte rattrapé par son époque, par les exigences absurdes de Staline et par leur transposition grotesque en province. Se superposent à ses recherches les lubies des uns et des autres, lubies dont on comprend peu à peu qu’elles sont commandées par le contexte politique. Le travail de cotation et d’évaluation des réserves archéologiques kazakhes n’a certes rien de particulièrement sensible ; en revanche, l’organisation d’expositions, l’établissement de catalogues, l’affichage de vieilles photographies devient rapidement un fardeau, entrecoupé de fouilles idiotes et d’une enquête zoologique sur laquelle je reviendrai. Expose-t-on une photographie d’un grand savant d’avant 1917 qu’une collègue, politiquement chatouilleuse, vient s’insurger qu’on y aperçoive telle décoration disparue ; expose-t-on avec le plus grand sérieux scientifique d’ennuyeux tessons anciens que le directeur du musée propose, à la place, un spectaculaire diorama, qui, lui, touchera les prolétaires ; évoque-t-on des collections de livres anciens mal répertoriés qu’une bibliothécaire acharnée vient hurler qu’elle se fiche bien de ces vieilleries et que son travail concerne le grand public ignorant et non les érudits vétillards. Le lecteur comprend que, loin d’être anodine, la conjonction de ces susceptibilités froissées pourrait être nuisible au narrateur ; il convient, en 1937, de ne pas avoir d’ennemis, pour ne pas en devenir un soi-même. Ce qu’un auteur américain n’avait pas encore appelé La conjuration des imbéciles s’était formée ; et sans quelques bienveillances, celles du directeur du musée par exemple, le sort du narrateur eût été scellé plus rapidement encore. La terreur est figurée ici non comme une tragédie historique sombre, mais, d’un point de vue satirique, comme l’alliance de tous ceux qui ne pensent pas – ou pour qui d’autres pensent – contre ceux qui essaient encore, modestement, de penser. Ainsi les affirmations, stupides mais dans la ligne politique, d’un cuistre ignorant (le chasseur de trésors) ont-elles plus de valeur que les réflexions informées d’un professionnel.

Conserver les antiquités, dans une société ivre de modernisation et d’avenir, est en soi une position latérale, décentrée, et donc, in fine, dangereuse. Jamais nommé autrement que par sa fonction, manière de lui dénier toute singularité individuelle et de le généraliser, le conservateur est par définition celui qui préserve, à une époque où l’on détruit. Quand lui, par exemple, s’intéresse au travail de l’architecte Zenkov – qui fit construire la gigantesque (et impressionnante) cathédrale en bois d’Alma-Ata au début du XXe siècle – son directeur, plus sensible à l’air du temps, réfléchit à une reconstruction complète de la ville – et à la destruction de ladite église, désaffectée. Le narrateur, physiquement retiré dans une des tours du musée, n’est pas à l’abri de son temps : jamais le passé n’a été aussi présent, jamais l’idée de conservation n’a été plus subversive, jamais l’antiquité n’a été moins antique. Et là se tient, à mon avis, le centre de la critique menée par Dombrovski. Le conservateur, par ses connaissances, sa capacité à les mettre en perspective, sa quête de vérité, est encombrant, sinon dangereux. Il ne faut pas conserver, mais manipuler ; et celui qui refuse de manipuler a nécessairement des raisons pour cela, des raisons qui dans la logique obsidionale et perverse du régime ne peuvent avoir de rapport avec la vérité, dont il est le seul détenteur. Comme le disait Orwell, contrôler le passé, c’est contrôler l’avenir. Et trop bien connaître le lointain empereur Aurélien, tyran oublié auquel s’intéresse le récit, c’est aussi trop bien dévoiler le proche et incontournable Staline. Dombrovski, en affublant cet Aurélien de moustaches noires, ne trompe personne ; c’est l’allusion la plus directe du livre, et il n’est pas neutre que le portrait, objectivement divisé en une liste de qualités et une liste de défauts, trouve plus des uns et moins des autres. Hitler, me direz-vous, portait aussi, magie de l’équivoque, une moustache ; il est évoqué par ailleurs, dans un portrait proche de l’Arturo Ui de Brecht, c’est-à-dire à un gangster ; c’est bien à Staline qu’Aurélien réfère.

Peut-être est-ce l’héritage du Gogol des Âmes mortes ? Le portrait de cette lointaine Alma-Ata, et de son Musée, n’est pas dénué d’humour. Autour du conservateur-narrateur, homme commun cherchant à faire son travail scientifique en paix, typique de l’intellectuel en sa tour d’ivoire, évidemment apolitique, s’animent des personnalités colorées, divertissantes : l’encombrant chasseur de trésors amateur, la féroce bibliothécaire, la militante obtuse, les journalistes incompétents, les joyeux kolkhoziens, le commissaire politique buté, le madré directeur, etc. On s’amusera de constater que cette société de censure écrit beaucoup… pour dénoncer. La malveillance n’est jamais poussée très loin, mais les Soviétiques d’alors savent que le NKVD n’avait pas besoin de grand chose pour incriminer les uns ou les autres. Les tchékistes sont porteurs de mauvais présages, qu’ils soient brutaux – lors de l’arrestation de l’économe du musée – ou qu’ils jouent aux conseillers bienveillants – vers la fin du roman. Il n’y a guère de psychologie dans cette galerie de personnages ; ce qui importe, ce ne sont pas les individus mais les types. S’anime la société nouvelle, telle que les années 20 et 30 en ont accouché ; opportuniste et arriviste, elle ne vaut guère mieux que la précédente, comme l’avait montré Boulgakov dans les premiers chapitres du Maître et Marguerite. Dombrovski croque, par le ridicule, les notables de la société soviétique provinciale. Son roman, un peu débraillé, passe d’un type à l’autre, sans guère suivre de fil conducteur, comme Tchitchikov passait, chez Gogol, d’un domaine à l’autre. Les défauts apparaissent être moins ceux du système que ceux des hommes et des femmes qui le forment. Les principes ne sont pas fondamentalement mauvais, mais mal appliqués, par des gens qui ne les comprennent pas suffisamment ; ainsi tout l’imbroglio avec la bibliothécaire vient-il d’une faute humaine, le remake du vieux quiproquo du Lieutenant Kijé (Youri Tynianov). Chaque mésaventure peut être rattachée à une incompréhension, comme si toute la société soviétique souffrait avant tout d’insuffisance – manière de critiquer l’homme sans s’attaquer trop ouvertement au système qui le fonde.

Derrière ce tableau d’incompétences appert cependant, discrètement, l’absurdité des exigences idéologiques moscovites, la violence du Stalinisme. Dombrovski se livre à un exercice délicat : il doit dénoncer les excès de Staline sans toucher au système économique et politique global de l’URSS. Il le fait en s’attaquant aux méthodes (oppression, arrestations sans but, paranoïa), mais non au principe (soviétisme, révolution, etc.). Le Kolkhoze est évidemment décrit comme prospère, mais l’auteur peut montrer son chef en train d’évoquer la disparition de son frère, purgé. Cette scène, forte, dévoile sans fard l’aspect mensonger des prétendus complots découverts par le NKVD sur ordre de Staline. Il faut bien avoir à l’esprit qu’en 1964, ce genre de dénonciations était encore neuf en littérature. Le récit gagne en gravité, d’ailleurs, lorsque la police commence à s’intéresser avec plus d’attention au kolkhozien et au narrateur ; l’épilogue un peu avorté, aveu d’optimisme malgré les incertitudes du lendemain, laisse au lecteur – averti – le soin d’imaginer ce qui a bien pu se produire pour eux. Le silence est alors le moyen le plus éloquent de dire sans dire, de suggérer la répression sans la montrer.

Peut-on évoquer le réseau d’allusions et de paraboles du récit sans réfléchir sur l’anecdote du serpent ? Jean Cathala, le traducteur, dans sa postface du livre, a donné une interprétation fort astucieuse que je ne voudrais pas reprendre à mon compte sans en citer l’auteur. Dans le roman, ce fil narratif, le plus absurde et dont le narrateur peine à se dépêtrer, est né d’une rumeur. Le kolkhozien Potapov assure, auprès de journalistes, avoir tiré sur un boa, qui erre dans les lointains faubourgs d’Alma-Ata. L’histoire du serpent est une légende urbaine soviétique ; un boa se serait échappé d’un cirque et survivrait, depuis et contre toute logique zoologique, aux rigueurs insurmontables de l’hiver russe (ou kazakh). L’affaire ressort de temps à autres dans la presse, elle a tout de la rumeur non fondée. Pourtant Potapov l’affirme bien haut, le répète, il a tiré sur le boa, il en est certain. Le conservateur des antiquités cherche, sans trop d’entrain, à faire la lumière sur une histoire qu’il juge, à juste titre, idiote. Seulement, en haut lieu, on s’interroge. Si l’affaire est fausse, à qui profite-t-elle ? La mécanique de la psychose est en marche. Et voilà Potapov, dont les antécédents politiques ne sont pas parfaitement rouges, suspecté, pris dans une nasse, contraint d’attraper le serpent pour prouver son innocence. Le récit touche alors au mythe (presque biblique), comme le souligne justement Jean Cathala : Potapov et le conservateur descendent dans un gouffre (l’Enfer ?) et en ramènent … une immense couleuvre. Car, s’il n’y avait pas de boa, comme tout le laissait supposer, il y avait bien une couleuvre qui, dans un moment de panique, fut prise pour autre chose. Il n’y avait pas de malveillance, simplement, une nouvelle fois, une insuffisance, une confusion. La couleuvre prise pour un boa constrictor, serpent qui étouffe pour tuer, est-elle, comme le pense Cathala, une manifestation allégorique du despotisme, de Staline lui-même ? N’a-t-on pas cru le dictateur plus grand qu’il n’était ? N’a-t-on pas cédé à l’effroi au lieu de se battre ? En fuyant le serpent, l’homme prend le risque de le laisser prospérer, de vivre sous son éternelle menace ; en l’affrontant, il se rend compte, en revanche, que ce n’est rien d’autre qu’une couleuvre, un animal inoffensif, dont le pouvoir de suggestion tient tout entier à la peur instinctive, et non rationnelle, qu’il provoque. Staline, alors, n’est rien ; céder à la panique équivaut à se soumettre au despote ; lui qui règne par la peur doit disparaître dans la violence. La nature profonde de la tyrannie n’est pas autre chose qu’un gangstérisme travesti en vertu et prospérant sur le mensonge et l’effroi ; le despotisme c’est une couleuvre se faisant passer pour un boa, et obtenant, par là, la possibilité d’étrangler d’une société. Et ce basculement-là naît moins de la violence d’un seul – insuffisante – que d’une adhésion servile d’une petite multitude à un système mensonger – on revient à la leçon classique de La Boétie. Quelle porte de sortie s’offre à l’homme alors ? Empêcher le triomphe du faux, affronter le serpent, affronter la vérité du serpent, et surtout dire la vérité du serpent, opposer le souci de vérité au basculement général dans le mensonge.

Que penser, alors, du roman de Dombrovski ? Récit foisonnant, assez négligé, mêlant considérations autobiographiques – l’auteur a été relégué à Alma-Ata – et allusions mythologiques ou historiques, Le Conservateur des antiquités dévoile non la nature maléfique d’une tyrannie, mais son caractère profondément dérisoire et faux. La Fontaine en eût tiré une fable : La Couleuvre qu’on prit pour un boa. La petite société des notabilités communistes semble tirée de Gogol, avec ses médiocres, ses alcooliques, ses arrivistes et ses incapables. Elle n’est pas dangereuse par désir de nuire mais par bêtise, par ambition, par peur. Il suffit à un pouvoir lointain, astucieux, reptilien, de manipuler les uns et les autres pour s’assurer leur plein et imbécile assentiment à un monde de servitude. La bêtise, massive, délatrice, envieuse, menace de l’emporter ; la Terreur s’attaque aux corps pour briser les derniers esprits épris de vérité. Contre cette perspective, Dombrovski désigne une force d’espérance (relative), la même qui a fondé, sous une autre forme, l’effort de George Orwell, la même qui doit nous permettre de tenir contre tous les enrégimentements, la quête de vérité. Elle pousse, dans une parabole audacieuse, le kolkhozien Potapov à aller, malgré sa peur, chasser et tuer le serpent pour vérifier. Elle conduit le conservateur à se battre intellectuellement, malgré les risques, contre le règne du faux, de l’imposture et du mensonge. Conserver les antiquités, ce n’est pas tenir à jour le répertoire de la poussière, c’est maintenir le passé hors des griffes du présent, la vérité hors de celles du mensonge, l’intelligence hors de celles de la bêtise. À sa mesure, et dans les limites imposées par son époque, Dombrovski a répondu à l’exigence première de l’écriture, opposer au règne du faux une forme, incoercible, de vérité.

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Autour de Staline VI : comparaison de deux lectures biographiques, Beria, de Françoise Thom et Beria, de Jean-Jacques Marie

Mikoïan, Khrouchtchev, Staline, Malenkov, Beria et Molotov

Mikoïan, Khrouchtchev, Staline, Malenkov, Beria et Molotov

Beria, Françoise Thom, Cerf, 2013

&

Beria, Jean-Jacques Marie, Tallandier, 2013

Cette note prend corps dans ma série « Autour de Staline ». Je suis conscient de ses limites, car pour être autre chose qu’une esquisse critique, elle aurait dû faire dix fois sa taille, tant il y aurait à dire de ces deux livres, dont l’un, c’est peu de le dire, m’a profondément agacé à sa (longue) lecture. Il faudrait être historien pour pouvoir reprendre l’enquête ; ma légitimité est celle d’un lecteur modestement cultivé, interpellé par ce qu’il lit.

Vingt-cinq ans après la fin de l’expérience soviétique, il est utile qu’une personnalité historique comme Lavrenti Beria, hiérarque soviétique de l’ère stalinienne, longtemps patron du NKVD, organisateur du projet atomique soviétique et réformateur avant l’heure de l’Empire rouge, fasse l’objet d’une publication biographique. Depuis le travail refondateur d’Amy Knight, paru en 1992, les meilleurs chercheurs n’avaient plus proposé de relecture complète de l’action d’un des dirigeants les plus énigmatiques de l’histoire de l’Union Soviétique. Par une heureuse coïncidence que je suppose non concertée, les éditions du Cerf et Tallandier ont proposé, à l’automne dernier, deux épais ouvrages consacrés à ce même personnage. Leur parution presque simultanée a justifié leur traitement critique contigu, hélas plutôt superficiel, dans la presse généraliste et spécialisée. Ce n’est pas cette conjonction éditoriale temporelle qui justifie que ma note de lecture réunisse ces deux livres, mais plutôt le constat de leur phénoménale hétérogénéité : ils s’apparentent, pour l’un à un plaidoyer, pour l’autre à un réquisitoire. Françoise Thom, historienne à la Sorbonne, en livrant une brique de près de mille pages, nourrie de dizaines de fonds d’archives différents, largement abreuvée par les souvenirs, problématiques, du fils de Beria, Sergo, a, selon Alain Besançon dans la dernière livraison de Commentaire, produit un « chef-d’œuvre » d’analyse politique et historique. Je serai beaucoup plus réservé sur ce gros livre partiel et partial, souvent confus, qui déborde de tant de détails que le fil général de la réflexion échappe trop souvent au lecteur. N’étant pas historien professionnel, je ne peux réfuter le travail de Mme Thom ; je me limiterai à exprimer mes interrogations de simple lecteur modérément cultivé et à partager mes étonnements quant à un livre qui souffre de plusieurs défauts à mon sens majeurs. L’ouvrage de Jean-Jacques Marie se présente sous une forme plus conventionnelle, avec son demi-millier de pages, panorama équilibré et complet, largement fondé sur des sources de seconde main. L’historien ne cache pas son trotskisme, et mêle, à une critique pertinente et puissante des sources, un ton mi-agressif, mi-sarcastique (« la génération descendante… et descendue du Politburo stalinien ») qui tranche beaucoup avec le style terne et confus de sa « rivale ». La lecture historique de Jean-Jacques Marie découle aussi, largement, de ce que l’historien perçoit, en théorie, de l’expérience stalinienne. Ces postulats, qui divergent pour partie de ceux de Mme Thom, orientent une partie de ses conclusions. Cette note, consacrée à près de 1 500 pages denses et touffues ne prétend bien évidemment pas à l’exhaustivité. Je me bornerai à soulever quelques points de divergence et de convergence entre deux travaux complémentaires et opposés.

Je dois revenir brièvement, avant d’explorer un peu ces deux travaux, à Beria lui-même. En quelques mots, qui fut-il ? Géorgien, comme Staline, issu d’un milieu modeste, Beria entre à la Tcheka (police politique) géorgienne fin 1920. Ses premières années sont assez troubles et il joue, en pleine guerre civile, auprès des nationalistes azéris, un rôle d’agent double que ses ennemis sauront rappeler aux moments opportuns. Il monte rapidement dans la hiérarchie policière du Caucase pour occuper à des postes enviables et stratégiques : chef du GPU (qui a succédé à la Tcheka) géorgien en 1926, secrétaire du PC géorgien en 1931, secrétaire du PC transcaucasien en 1932, membre du comité central en 1934, chef adjoint du NKVD en 1938, son ascension est impressionnante. Staline, pour mettre fin à la Grande Terreur, orchestrée par Iejov, le chef du NKVD, se sert de Beria, qu’il nomme à sa place pour nettoyer l’appareil policier. Pendant sept ans, Beria sera le chef incontesté de tout l’appareil répressif soviétique, dont le redoutable Goulag. En plus de nouvelles purges (dans les milieux artistiques notamment), il orchestre la déportation de peuples entiers, coupables ou seulement soupçonnés de collaboration avec l’Allemagne, vers l’Asie Centrale et la Sibérie. Après guerre, son étoile pâlit. Son alliance avec l’apparatchik Malenkov le protège de l’ascension de rivaux mais Staline rogne ses pouvoirs, les divise et place des ennemis, comme Abakoumov et Ignatiev, sur son chemin. La réussite du projet atomique, qu’il parvint à obtenir grâce à son sens certain de l’organisation, lui offre un répit mais ses jours semblent comptés lorsque Staline décède, à son grand et manifeste soulagement – les témoignages sur ce point concordent. Beria remet en cause rapidement la politique stalinienne : libération de prisonniers du goulag, volonté de négocier sur la question allemande, initiatives économiques, etc. Il effraie, par son libéralisme comme par sa brutalité, les autres hiérarques ; son action menace à la fois la mainmise militaire de l’URSS sur l’Europe de l’Est et la domination du Parti Communiste sur l’État. Les collègues de Beria s’en débarrassent, avec l’appui des militaires, peu après les émeutes ouvrières de Berlin, qu’il a en partie causées en déstabilisant la direction politique du SED (le Parti socialiste unifié d’Allemagne de l’Est). Jugé pour haute-trahison, condamné avec ses collaborateurs les plus proches, il est fusillé à une date incertaine ; il disparaît peu après, victime de damnatio memoriae, de l’Encyclopédie Soviétique et des archives. Orwell eût tiré d’intéressantes conclusions de cette vie-là.

L’expérience de la lecture successive de ces deux livres permet, en mettant de côté toute appréciation qualitative, de toucher du doigt le relativisme de toute démarche historique. Les lacunes de la connaissance historique, la disparition ou l’inaccessibilité de certaines archives, la nature partiale des témoignages à notre disposition font de l’écriture d’une biographie d’un personnage comme Lavrenti Beria une mission impossible. Les archives, triées, corrigées, mutilées, n’offrent que de bien partielles échappées sur la substance historique du stalinisme. Une part du gouvernement de l’URSS se fit, informel, au sein du premier cercle autour de Staline ; il est impossible, encore aujourd’hui, d’approcher la vérité historique de trop près. Beria suscite encore des interprétations contradictoires. Sa jeunesse en Géorgie et son ascension dans les partis locaux échappent en partie à l’historien, même quand celui-ci, comme Françoise Thom, a eu accès à des archives géorgiennes très peu exploitées avant elle. De même, l’homme privé ne tient guère que par le regard bienveillant de son fils et par celui, malveillant, des minutes de son procès ou des principaux mémorialistes du premier cercle, Khrouchtchev, Joukov ou Mikoïan. Hélas, ces témoignages varient avec le temps et le contexte politique ; tout ce qu’ils disent doit être pris avec de grandes précautions ; précautions que ne prend pas assez, à mon sens, Mme Thom. Quand on sait le nombre incalculable de complots imaginaires dont s’accusèrent, sous la torture, les victimes de Staline, on peine parfois à la suivre sur certaines conclusions ; sa lecture des sources est par trop littérale. Dans ses travaux sur Staline, Simon Sebag Montefiore, lui-même loin d’être irréprochable à cet égard, avertissait déjà ses confrères : il est presque impossible de faire la part du vrai et du faux dans les souvenirs historiques soviétiques. Ainsi Sergo Beria, qui nourrit de nombreuses analyses de Mme Thom, n’est peut-être pas aussi fiable que celle-ci le prétend. Malgré quelques épisodiques précautions méthodologiques, l’historienne se contente souvent de citer, sans les critiquer, des déclarations obtenues sous la torture, des pièces judiciaires incertaines ou des passages des souvenirs du fils Beria, lui-même mû par un compréhensible désir de réhabilitation de son père. Jean-Jacques Marie se livre à une lecture bien plus sourcilleuse des sources, mais n’a malheureusement pas poussé aussi loin que sa concurrente la recherche archivistique. L’une réalise un formidable travail d’exploration quand l’autre se livre à une démarche critique très poussée, d’où cette impression de complémentarité de deux ouvrages pourtant largement opposés.

Lavrenti Beria, que Françoise Thom, même si elle n’en voit qu’un côté, qualifie de Janus, nous échappe. Longtemps, il passa entre les mailles du filtre historique. Les historiens le considéraient comme Iejov, l’exécuteur des basses œuvres de Staline. La réputation de Beria devait beaucoup au mot sinistre du « Petit Père des Peuples » qui l’avait présenté aux diplomates américains, selon la légende, comme « son Himmler ». Chef de la police, patron de l’Archipel du Goulag, entouré d’un halo sulfureux de pervers sexuel, Beria ne rejaillissait guère, dans les études historiques, du terne premier cercle d’apparatchiks staliniens que par ses traits sanglants. Et puis les historiens se sont intéressés à la courte période de dégel qui suivit la mort de Staline, début mars 1953, jusqu’aux émeutes ouvrières de Berlin-Est, trois mois et demi plus tard. Il apparut que la fin de Staline fut suivie d’un premier et brutal mouvement de déstalinisation, bien avant que le XXe Congrès n’ébranle véritablement les fondations du culte. En trois mois, l’administration soviétique libéra une partie des détenus du Goulag, arrêta ses investigations sur le « Complot des Blouses Blanches », la dernière purge née du cerveau du tyran défunt, ordonna aux partis frères d’Europe centrale de réviser leur politique étroitement stalinienne. Les troubles berlinois de la mi-juin mirent fin à ce bref dégel. Les pages de Mme Thom sur les dissensions internes du SED sont, pour une fois, passionnantes. Lorsqu’ils s’y intéressèrent plus étroitement, les historiens comprirent que Beria y avait joué un rôle décisif. Ici, Mme Thom et M. Marie, si souvent d’un avis opposé, se rejoignent : le premier flic d’URSS, le Ministre de l’Intérieur redoutable et redouté était bien l’initiateur, trente ans avant la Perestroïka, d’une immense tentative de remise à plat du fonctionnement soviétique, économique, politique et diplomatique. Même le rôle directeur du PCUS sur l’État semblait devoir faire l’objet d’une réévaluation ! C’est la raison principale pour laquelle, aiguillés en ce sens par Khrouchtchev, patron du Parti, les membres du Premier cercle se débarrassèrent brutalement de Beria. Il ne fut pas seulement la première victime de l’ascension de Khrouchtchev, mais celui qui menaça le plus profondément les acquis de la guerre, de l’ère stalinienne et, peut-être, de la Révolution. Emprisonné, interrogé, jugé, il finit fusillé, à une date qui suscite encore quelques controverses historiques : les deux historiens sont en désaccord sur ce point, Mme Thom accorde, avec sa confiance habituelle, une crédibilité aux thèses sur le remplacement de Beria par un sosie lors de son procès, cinq mois après son arrestation, quand M. Marie, avec sa méfiance coutumière, dénonce une légende montée de toutes pièces. Il faut tout de même reconnaître à Mme Thom le mérite d’avoir reconstruit de manière satisfaisante, en s’appuyant sur les archives est-allemandes, les tortueux détours de l’affaire berlinoise et le rôle qu’y joua Beria. Jean-Jacques Marie, très critique envers elle, ne dit pas autre chose, mais sans le soutien des riches ressources explorées par l’historienne. Que Beria, longtemps envisagé comme une réplique rouge du sinistre Heinrich Himmler, ait préfiguré Nagy, Dubcek ou Gorbatchev, voilà ce qui constitue, de toute évidence, un saut historiographique majeur.

Et c’est bien là le problème du travail de Mme Thom. De cette fin « libérale » de Beria, elle tire la conclusion qu’il y a, dans le passé du patron du NKVD et du Goulag, une série de fils, que je n’ose qualifier de « rouges », qui préfigurent ce tournant, autrement incompréhensible. Elle se livre donc à un travail révisionniste – au sens le plus neutre du terme. Il vise à reconstruire la figure historique de Beria en faisant primer le libéralisme, le nationalisme géorgien, le non-communisme, l’opposition à Staline, bref, tout ce qui ferait pour un lecteur actuel de Beria une forme de personnage d’avant-garde, dont la fin tragique confirme qu’il était, pour le dire comme Lermontov, un héros de notre temps (et non du sien). Son travail élague tout ce qui pourrait ne pas correspondre à ce Beria nouveau. Un passage me semble particulièrement éclairant de cette démarche, qui n’est jamais annoncée aussi explicitement ailleurs (p. 283) : « Nous continuerons ici à nous borner à aborder les aspects de l’activité de Beria dans lesquels il a pu faire preuve d’initiative. C’est pourquoi les occupations « habituelles » du NKVD – répressions, déportations, Goulag -, qui ont fait l’objet de nombreuses études exhaustives, ne sont évoquées que dans la mesure où elles permettent de préciser le portrait politique de Beria ». En quoi le travail habituel du NKVD, dont Beria a la responsabilité, ne précise-t-il pas son portrait politique ? En quoi n’a-t-il pas vocation à figurer dans ce qui se prétend être une somme biographique ? Imagine-t-on une biographie de Joukov ne traitant pas de son action militaire ? Imagine-t-on un historien évoquer l’action d’Ernst Kaltenbrunner à la tête de la Gestapo ou d’Heinrich Himmler à la tête de la SS sans parler du travail « habituel » et respectif de la Gestapo et de la SS ? Ce passage me semble particulièrement révélateur du défaut majeur du livre de Mme Thom. Il ne s’agit pas d’une biographie, mais d’une relecture téléologique, cherchant dans la vie du hiérarque ce qui justifie son retournement libéral et sa fin tragique. Et si, pour cela, il faut passer sous silence les tortures et les exécutions (Babel ou Meyerhold entre autres) ou, pire, la déportation meurtrière d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants, en pleine guerre, Mme Thom n’hésite pas. C’est un moyen fort commode de le dédouaner de ses responsabilités ! Or, Beria, jusque fin 1945, est bel et bien à la tête du NKVD et toutes les actions de celui-ci se font sous sa responsabilité. Le fonctionnement très particulier du gouvernement stalinien ne laisse aucun doute à cet égard : lorsque Staline commença de vouloir se débarrasser de son encombrant compatriote géorgien, il n’hésita pas à constituer des dossiers, synthétisant les erreurs et les fautes des subordonnés de Beria et les lui attribuant.

Je considère cette lacune comme une véritable faute intellectuelle, qui rend d’ailleurs difficilement compréhensible la terreur qu’est supposé faire régner Beria sur ses collègues du Politburo. À la place de ce que l’histoire retint comme les déportations des nationalités (qu’elle liquide en quelques lignes p. 282), Mme Thom nous livre des articles pointus sur l’armée Anders, le Comité Antifasciste Juif ou l’émigration géorgienne à Paris. Même écrits dans un style assez pénible, monotone, sans guère de fil directeur, ceux-ci constituent d’intéressantes quoique longuettes, monographies dont, hélas, le lecteur moyen perçoit mal le rapport réel avec Beria. En réalité, Mme Thom cherche à démontrer que Beria, par ses réseaux géorgiens à l’étranger, a joué un double-jeu, un trouble-jeu, aux dépens même de la sécurité soviétique. Comme les moyens de prouver tout cela manquent parfois, elle se lance dans de longues parenthèses sans rapport. Il est dommage que ses conclusions les plus percutantes soient noyées dans des pages filandreuses, parfois absconses, et qui n’osent pas aller au bout de leur révisionnisme. Elle collationne des faits étranges, étonnants, tous disposés un peu au hasard de ce texte obèse, pour instiller, dans l’esprit du lecteur, un doute que je ne peux faire que résumer (trop hâtivement) ainsi : Beria n’était pas communiste, c’était un nationaliste géorgien, un peu opportuniste, qui a trafiqué avec toute une série de personnages peu recommandables et s’est probablement rendu coupable de haute-trahison envers l’URSS ; il était l’opposant n°1 de Staline, du vivant de celui-ci qui voulut le détruire – d’où le travail de sape d’un Abakoumov – et n’y parvint pas ; ses « cent jours » libéraux sont parfaitement cohérents avec son parcours antérieur. Cette thèse, Mme Thom la résume en guise de conclusion lorsqu’elle explique que les hiérarques soviétiques se sont rapidement débarrassés de Beria quand ils comprirent que les motifs de l’arrestation pour trahison, en principe factices, se vérifiaient. La masse gigantesque d’informations que contient ce travail démontre son sérieux, sa méticulosité ; hélas, il est desservi par sa composition autant que par son style, par sa lecture littérale des sources et, plus profondément, par la volonté de prouver, coûte que coûte, le libéralisme et le non-communisme de Beria. En définitive, l’absence de hiérarchisation des informations, le manque de structure, la monotonie de l’ensemble, sa partialité et son manque de recul critique découragent les plus motivés de ses lecteurs.

De son côté, Jean-Jacques Marie adopte une position beaucoup plus attendue : critique, bien hiérarchisée et, malgré tout, exhaustive. Je serai plus court à son propos. Ses pages sur le procès sont très équilibrées, bien sourcées. Le travail du policier et bourreau en chef est retracé, chiffres à l’appui, avec une distance critique estimable. Il est peu de sources que cite l’historien qui ne soient interrogées. Même si son trotskisme le conduit parfois à quelques échappées hors du continuum historique, M. Marie en reste à son sujet. Les chapitres sur le nettoyage du NKVD d’Iejov, comme celles sur la déportation des « peuples-traîtres » sont à la fois synthétiques et informatives. Ils complètent fort bien les lacunes du travail de Mme Thom, lui offrant un indispensable contrepoint. Le panorama que l’historien dresse de l’action de Beria est à peu près complet. Sa lecture théorique de 1953 comme d’un moment de tension au sommet entre le Parti et l’État me semble défendable. Certes, les liens – réels – du chef du NKVD avec les milieux géorgiens mencheviks en exil sont évacués ; certes, le rôle de Beria dans l’affaire de l’armée Anders est  à peine survolé. En contrepartie, il n’hésite pas à tordre le cou à certaines rumeurs, colportées avec complaisance par le fils de Beria… et qui diffèrent entre la version russe et la version française (ainsi l’opposition de Beria à l’assassinat de Trotski) ! Du sous-marin venu donner à Beria les secrets de guerre nazis au séjour d’Oppenheimer chez les Beria en passant par la préparation de la troisième guerre mondiale par Staline, Jean-Jacques Marie dénonce les invraisemblances des mémoires de Sergo Beria. Dommage que Mme Thom, qui en a assuré la traduction en français, n’ait pas, à tout le moins, la même démarche critique. Tout le problème, pour le lecteur non spécialiste est là : à qui faire confiance ? À l’historien qui n’hésite pas à critiquer les sources, quitte parfois à pousser des cris d’indignation, peu en rapport avec l’exigence de tenue scientifique ou à l’historienne qui collationne tout, jusqu’au trop-plein sans jamais, ou presque prendre de recul sur ce que disent ses sources ? Bourreau ou traître ? Exécutant opportuniste ou infiltré crypto-libéral ? Qui était vraiment Beria ? Au lecteur, à la fin de ces centaines de pages, de se prononcer, comme il peut. Janus n’a décidément pas livré ses mystères.

Autour de Staline V, Père et Tyran : Le Divan de Staline de Jean-Daniel Baltassat

Likhani

Cet article me permet de renouer avec le cycle Autour de Staline, dont les articles sont disponibles sous l’onglet « Tout le blog en une page ». Les quatre précédents volets traitaient du Premier Cercle d’Oleg Khlevniouk, des travaux de Nicolas Werth, de l’étude Pour l’amour de Staline de Jean-Michel Goulemot et du roman La Lanterne verte de Jerome Charyn.

Nous vivons, sans sentir sous nos pieds le pays.

A dix pas, nos voix ne sont plus audibles.

Mais un demi-mot suffit

Pour évoquer le montagnard du Kremlin.

Le montagnard du Kremlin,

Le corrupteur des âmes, l’équarrisseur des paysans.

Ses doigts épais sont gras comme des vers,

Il assène ses mots comme des poids de cent kilos.

Il rit dans sa moustache de gros cafard,

Et ses bottes étincellent.

Un ramassis de chefs au cou mince l’entoure,

Il s’amuse des services des demi-humains.

L’un siffle, l’autre miaule, un troisième geint,

Lui seul frappe du poing, tutoie et tonne.

Il forge oukase sur oukase, en forgeron,

Atteignant tel à l’aine, tel à l’œil, tel au front ou au sourcil.

Chaque exécution est un régal,

Dont se pourlèche l’Ossète au large poitrail.

 

Le montagnard du Kremlin, Ossip Mandelstam (1933)

 

Le divan de Staline, Jean-Daniel Baltassat, Le Seuil, 2013

À mesure que s’éloigne l’expérience sensible, directe, des grandes dictatures du XXe siècle, naît et prospère une littérature que je qualifierais, faute de mieux, de « totalitaire », un genre de plus en plus couru qui, de Jonathan Littell à Pierre Jourde en passant par Jean-Daniel Baltassat, met en scène, de l’intérieur, l’exercice de la dictature. Bien sûr, les grands sud-américains (Asturias, Carpentier, Vargas Llosa, Fuentes) ont tous livré leur portrait, en pied, du dictateur. Bien sûr, la peinture littéraire du tyran n’est pas neuve, elle remonte à l’Antiquité grecque. Néanmoins, il s’agit désormais moins de montrer une tyrannie en actes que d’en peindre la manifestation la plus outrée, la plus exagérée, la plus absolue, pour reprendre l’épithète utilisée par Pierre Jourde dans son roman de l’an dernier. Je distinguerais donc volontiers, si mes lecteurs me le permettent, deux sous-genres : le classique roman du tyran (militaire, démagogique, etc) et le roman du dictateur totalitaire (qui peut remonter jusqu’à Jünger ou Broch, Kadaré ou Soljenitsyne). Ce dernier sous-genre prend ses racines dans l’expérience concrète du siècle dernier, qu’il utilise comme un répertoire de situations susceptibles d’éclairer notre compréhension de l’incompréhensible, de ce non-sens sur lequel plane encore l’interdit d’Adorno, de ce basculement de la civilisation dans la barbarie, dans l’industrialisation de la destruction de la vie humaine, pour des motifs idéologiques et politiques. Depuis Le Premier cercle, où Soljenitsyne le mettait en scène, dans son bureau du Kremlin « coryphée des sciences », durant la composition de son grand traité sur la linguistique, Staline s’est imposé comme une des figures les plus utilisées, les plus riches et les plus denses de la littérature « totalitaire ». Sa personnalité et sa notoriété en font, par nature, un personnage riche, suffisamment riche pour justifier une exploitation artistique et philosophique. Staline est devenu un archétype, une concentration de traits autoritaires qui, au-delà de l’expérience historique, synthétisent un aspect particulier de l’exercice du pouvoir. Il figure une manière de gouverner exacerbée, radicale : brutal, méfiant, implacable, imprévisible, manipulateur, il est bien l’effrayant « Ossète au large poitrail » du terrible poème de Mandelstam.

Très visiblement, Jean-Daniel Baltassat, pour son Divan de Staline, paru cet automne dans une relative indifférence, s’est abreuvé aux meilleures sources historiques : Nicolas Werth, qu’il cite en remerciements, mais aussi Sebag Montefiore, dont le portrait intimiste du dictateur est probablement le plus complet et le plus fouillé à ce jour (À la cour du Tsar rouge, titre racoleur, mais contenu magistral). Comme Sebag Montefiore, c’est l’homme Staline qui intéresse Baltassat. Il le saisit en 1950, vieilli, vainqueur incontesté de la dernière guerre, mais toujours dangereux, à la veille de nouvelles exécutions, de nouvelles purges. Staline vient prendre quelques jours de repos dans une villa géorgienne, où il retrouve sa maîtresse ; celle-ci veut lui présenter un jeune peintre brillant, Danilov, qui doit lui présenter l’œuvre qu’il désire faire installer sur la Place Rouge, hommage délirant et flagorneur au « Petit Père des Peuples ». Comme le titre le laisse à penser, avec ses réminiscences freudiennes assumées, ce roman livre une esquisse psychanalytique de Staline. Trois fils narratifs tissent autour de Staline une toile intimiste : sa relation avec sa maîtresse ; sa « psychanalyse »; sa rencontre avec le peintre Danilov. Le Staline de Baltassat est figuré mezzo voce, entre deux décisions historiques, au repos. Le lecteur l’observe pendant un temps mort, à l’automne 1950, alors que l’affaire de Leningrad est terminée, que le Politburo vient d’être une nouvelle fois purgé (Voznessenski et Kuznetsov principalement) et que l’URSS se refuse à intervenir dans la guerre de Corée.

Si la littérature historique se limitait à illustrer, avec fidélité, un personnage, une situation ou une époque historique, le livre de Jean-Daniel Baltassat proposerait un portrait assez crédible de Staline : grisonnant, l’œil jaune, le bras paralysé, le regard scrutateur, les remarques blessantes, il répand, même dans l’intimité, par sa méfiance, une crainte, une terreur même, qui irrigue toutes les scènes, surtout celles dont il est absent. Du premier regard jusqu’au dernier, ce Staline est vraisemblable, même s’il n’est ni le monstre grotesque des Hauts de Moscou, ni tyran pathologique du Premier Cercle. M.Baltassat évite de prendre parti contre son personnage, qu’il semble laisser agir à sa guise, durant tout le roman. Son comportement envers Danilov représente même une étonnante lecture de la complexité stalinienne : entre l’âpre refus des honneurs et le désir forcené d’adoration, entre le goût de la manipulation et l’obsession de la vérité, il se livre à un féroce jeu de destruction, loin de la simpliste manifestation paranoïaque attendue. Jouant des sentiments et des peurs de ses proches, c’est un despote virtuose de la psychologie qui agit devant nous. A l’arrière plan, le fidèle secrétaire Poskrebychev et le garde du corps Vlassik apparaissent comme l’histoire les a décrits, l’un comme l’autre obstinément fidèles, aussi méfiants que leur maître et bientôt liquidés par lui. L’illustration historique ne suffit pas pour autant à écrire de la bonne littérature : l’écrivain doit trouver un axe autour duquel gravite son récit, penser son sujet, le mettre en scène jusqu’à son épuisement. Cet axe, c’est la lecture de Staline par le père.

Sans être un chef-d’œuvre, le roman de M.Baltassat mérite, à mon sens, l’attention. Bien écrit, organisé autour d’une alternance de scènes très théâtrales, il dépasse bien la simple illustration de faits historiques. Le divan de Staline n’est d’ailleurs pas une peinture de genre et décevra peut-être les plus historiens de ses lecteurs ; il évite les pirouettes imposées pour mieux mettre en scène, en creux, la réalité concrète du premier cercle du tyran, flagorneur, hypocrite et terrifié. Nul besoin d’être un aboyeur fou ou un monstre machiavélique pour effrayer. Ce Staline-là peut parcourir toute la gamme des comportements, de l’affection à la haine. Jouant un ton en dessous, Jean-Daniel Baltassat a tout loisir de ménager une fin stupéfiante. La lente montée en puissance du texte, peut-être exécutée avec trop de précautions, ne prépare pas, en effet, le lecteur à sa chute, à la fois pétrifiante et (un peu trop) pressée. Parmi les moindres réussites du livre, la présentation d’un Staline désirant, sinon amoureux (difficile d’utiliser cette épithète ici), ne m’a pas totalement convaincu : le récit prend alors longuement ses aises pour montrer un Staline à nu dont l’intérêt littéraire reste à démontrer. Certes, la nudité psychologique que supposait la « psychanalyse » de Staline pouvait appeler, en parallèle, une nudité sensuelle, l’expression d’un désir sexuel ; hélas, comme Staline s’explique mal, pour M.Baltassat, par ses pulsions sexuelles, tout cet aspect du roman convainc moins. La maîtresse de Staline apparaît surtout comme un faire-valoir du désir du dictateur d’expérimenter la méthode freudienne, qu’elle parasite. L’auteur montre Staline enfonçant, impitoyable, un coin dans une relation amicale et amoureuse de plus de vingt ans avec une économie de moyens presque regrettable. Staline joue à pas feutrés ; le destin de la maîtresse n’est pas connu ; tout se dit à demi-mot. Était-ce le meilleur moyen de saisir la singularité de Staline ? N’y avait-il pas plus de risques explicites, pour la maîtresse, à s’être livrée à la psychanalyse du dictateur ? Au regard de la révélation finale, la relation de Staline et de Lidia parasite quelque peu la ligne narrative du livre ; pour qu’elle soit pleinement nécessaire, peut-être aurait-il fallu étoffer le roman ?

La lecture psychanalytique de Staline, en revanche, comme son jeu avec le peintre, est plutôt réussie. C’est moins la séance psychanalytique, à laquelle le dictateur, rétif, met rapidement fin, qui intéressera le lecteur que la mise en scène de thématiques freudiennes. Par les rêves de Staline, M.Baltassat soulève un questionnement central : le rapport au père – au père politique, Lénine, ainsi qu’au père biologique. Cette relation père-fils, qui tient une certaine place dans mon analyse, je la tiens du livre, lorsque Staline, notamment s’écrie « Mon Petit Père Lénine » (p. 192) – bien d’autres exemples parsèment le texte. À peine arrivé dans la villa, Staline se livre à une célébration publique des mérites de Lénine ; ses hommes ont installé, dans le grand salon de la villa, le masque mortuaire du révolutionnaire ; Staline le regarde, l’approche en silence, touche le haut du visage, le caresse, respectueux, sans jamais, indice révélateur, approcher les lèvres, sources de la trahison et du silence. Ces marques de respect, données avec une componction outrée, ne détonnent pas encore pour le lecteur. Ce qu’il découvrira plus loin, l’opinion de Staline sur Lénine, éclairera sous un autre jour cette manifestation superficielle de piété. Si Lénine est véritablement ce que Staline en dit, pourquoi ce respect, ce cérémonial intime ? C’est le respect du fils dû au père. C’est aussi un des éléments complexes de notre compréhension de Staline, qui perpétue et trahit l’héritage léniniste dans un seul mouvement historique. Même si le personnage ne semble pas s’en rendre compte, c’est un conflit avec le père qui le hante, avec la trahison des pères, avec leur dédain des fils : il est l’héritier hanté d’un « père » qui l’a rejeté – le passage célèbre du testament de Lénine, dirigé contre Staline, est explicitement cité un peu plus loin. Staline répète, après ses aveux, cette cérémonie de dévotion, dont le caractère problématique apparaît alors très distinctement au lecteur.

Sur le divan, Staline explique à sa maîtresse un de ses rêves, dans lequel Lénine joue le rôle du père aveugle, du père traître, du père privé de visage, privé de parole, qui abandonne Staline au milieu de la taïga, le piétinant avec son cheval et l’éventrant. Face à sa maîtresse, qui lui explique qu’il doit, s’il veut suivre les préceptes freudiens, interpréter lui-même son rêve, Staline explicite, liquide Lénine, la légende de Lénine, la parole de Lénine. Peut-être n’y a-t-il plus dès lors, d’équivoque possible pour Lidia, prise dans la ruse stalinienne ? Avoir entendu Staline briser l’icône la condamne à terme. Ce jeu de la vérité, joué par un dictateur, signe la proscription de son faire-valoir. Staline a, au fond, rompu avec l’ordre du père, l’ordre de son père biologique, le cordonnier ivrogne de Géorgie, comme celui de son père politique, Lénine. Peu après, se définissant comme un homme d’action, Staline établit la nature de son opposition à l’homme de parole (fausse), l’homme qui écrit (faux), l’intellectuel assis (bourgeois) qu’était Lénine. L’obsession de vérité du paranoïaque Staline, que tous doivent regarder au fond des yeux lorsqu’il parle, répond au mensonge du père ; la trahison se fait dans le silence mais la parole est mensongère ; pour obtenir la vérité, il faut donc fouiller au plus profond des silences, pénétrer l’épaisseur des discours, pour faire advenir une trace de vérité, sanglante… La perversion de Staline est là : parole et silence sont deux trahisons ; le complot, la traîtrise, le mensonge étant certains, tout usage de la force, de la contrainte permet donc de faire dialectiquement naître la vérité ; c’est cette fouille psychique qui brusque ses victimes, et en toute logique, les conduit à avouer des crimes qu’elles n’ont pas commis et donc à mentir. Cercle vicieux, cercle fermé, cercle stalinien. La quête de la parole d’autrui se substitue à l’impossible parole du père ; son père biologique ? un taiseux qui le battait ; son père politique ? un bavard qui l’abandonna. Entre le mensonge et le silence, entre la violence et l’abandon, Staline est saisi en quête d’une vérité impossible. La défiance, cette défiance qui caractérise plus que tout l’ère stalinienne, cette défiance maladive, folle, pathologique qui la rend si incompréhensible au regard de ce qui la précède et la suit, est lue par M. Baltassat, comme la conséquence d’une aporie, le rapport impossible de Staline au père, à la paternité, à l’héritage. La confiance n’existe pas. On le sait, également, Staline qualifia un jour ses collaborateurs de « chatons aveugles » : ce géniteur sans visage, sans yeux, sans regard n’annonce-t-il pas, par contraste, la double-vue de Staline, qui, croyant voir clair dans le jeu des proches de Lénine, les liquidera presque tous ? À l’aveuglement du père succède l’éblouissement du fils.

Staline s’imagine alors non comme un être confronté à l’imperfection de la parole humaine, mais comme le devin, rationnel et clairvoyant, du monde des ténèbres, son regard perçant l’ombre neigeuse pour trouver, au fond des âmes, les racines de la trahison.

Le jeune peintre Danilov, orphelin adopté par une femme seule, est lui-même un homme en quête de père, qu’il pense avoir trouvé dans « le Petit Père des Peuples » : l’œuvre qu’il envisage de présenter sur la Place Rouge représente un condensé de toutes les formes de l’idolâtrie flagorneuse des pays de l’Est. Persuadé, tout comme l’est Lidia, que son projet plaira au dictateur, il ne peut s’attendre à la révélation que ce dernier, père de parole, père de vérité, lui fera, quitte à le briser absolument. Le dictateur joue le rôle paternel qu’il s’est assigné dans un sens très différent de ce que Danilov attendait de lui. Il n’est pas possible de dévoiler ici cette révélation abominable, et hélas, historiquement fondée ; son caractère inattendu et odieux, la férocité de cette vérité soudainement révélée, sans nécessité, témoignent aussi du machiavélisme de Staline, qui brise le jeune peintre flagorneur et assume, ainsi, contre les pères mensongers et silencieux, le rôle du père sévère et châtieur, auquel nul n’échappe. La fin du livre rattrape ses hésitations antérieures : le climat paisible, quoique inquiétant, du roman n’y préparait pas, ménageant ainsi un effet maximal au dénouement. Les motivations de Staline resteront obscures, livrées à la sagacité du lecteur : jalousie ? vengeance ? refus de la flagornerie ? doutes artistiques ? guerre du père au fils ? Comme toute œuvre respectable, Le Divan de Staline permet différentes explorations, différents questionnements.

Autre tentative d’esquisse psychologique menée par M.Baltassat : l’homme Iossif Vissarionovitch Djougachvili existe sous le regard et sous la pression de sa propre construction, de sa création sans cesse corrigée, d’une création presque indépendante de lui, « Staline ». Lorsqu’un homme occupe trop longtemps une fonction, il lui devient consubstantiel, perd la trace consciente de son identité, de ses identités, de ce « chapelet d’êtres-moi reliés par un fil de mémoire » comme disait Pessoa. C’est ainsi, je pense qu’il faut comprendre les échos du projet pictural de Danilov dans les rêves de Staline. Danilov veut utiliser, pour son chef d’œuvre, des centaines de portraits officiels de Staline. Il les a réunis dans le hangar où est stocké son matériel. Le dictateur les examine et, la nuit suivante, rêve qu’il fait face à ces centaines de têtes, les siennes, sur des piques, piaillant et saignant, privées de corps. Elles lui parlent, l’appellent, de tous ses diminutifs et surnoms, fragments de sa jeunesse clandestine. Elles désirent, elles aussi, figurer sur le monument. Le rêve s’interrompt alors que le personnage du « père » réapparaît. Si l’homme Staline est multiple, son unicité d’homme d’État ne doit pas être remise en cause. Lui qui apparaît, ubiquiste redoutable, dans toute l’URSS, dans toutes les places et dans tous les foyers, ne peut concentrer une série de représentations de lui, divergentes, puisque non contemporaines, sur un mur, comme le voudrait Danilov : se diffracter en une série de lui-mêmes tous différents serait peut-être, alors attenter à l’unicité de son œuvre ?

En s’emparant d’un personnage historique aussi connu, M.Baltassat prenait deux risques : celui du chromo sans intérêt, celui de l’absurdité historique. Par une lecture intimiste et psychanalytique plutôt réussie, il parvient à éviter ces deux écueils. Sa lecture de la folie de Staline par son rapport problématique au père, à l’héritage et à l’autorité, se tient, même si elle obère trop, à mon sens, les aspects proprement religieux du Stalinisme (adoration sous forme d’icône, sainteté des textes fondateurs, piété envers le chef, confessions, aveux, quête de vérité révélée). Quelques défauts, en outre, affaiblissent un peu l’intrigue : longueur de la mise en place, fadeur des faire-valoir (que compense certes le jeu, presque comique, du duo Vlassik – Poskrebychev), exploitation parfois hasardeuse de la relation de Staline avec sa maîtresse. Ce récit historique, théâtral, articulé par des confrontations fortes, plutôt bien menées, montre, malgré ses faiblesses, de grandes qualités d’écriture et d’organisation qu’un sens peut-être plus dostoïevskien de la folie stalinienne aurait néanmoins pu enrichir. Ces réserves mises à part, Le divan de Staline apparaît comme une des bonnes surprises de cet automne 2013.

Autour de Staline IV : le cénacle du Kremlin (2), le Premier cercle, d’Oleg Khlevniouk

Même personnages que dans la précédente note, mais Iejov a été liquidé et effacé.

Le cercle du Kremlin, Oleg Khlevniouk, Le Seuil, 1995

Avertissement : cette note suit celle du 26 février. La séparation entre les deux parties est totalement arbitraire et la lecture de la précédente note est nécessaire à la bonne compréhension de celle-ci.

Nous sommes en 1935, Kirov a été assassiné, Ordjonikidze est mort dans des circonstances inexpliquées. La Terreur se profile à l’horizon.

Le déchaînement de terreur qui suit l’assassinat de Kirov permet à Staline et ses alliés de reprendre la main. Malgré le relâchement de la pression politique, l’URSS du milieu de la décennie ne va pas mieux : productivité en baisse – notamment par l’imbécile initiative du Stakhanovisme, lubie perturbatrice de première importance -, autonomie trop grande des structures locales, agitation et délinquance dans les villes, liée à l’insuffisante absorption des masses paysannes de l’exode rural. Contre la baisse de la productivité, Staline exige du NKVD la tête des saboteurs, car l’inefficacité économique ne peut évidemment pas être endogène au système soviétique, contrainte structurelle accrue par un roulement trop important des cadres et un télescopage des directives. Non, l’inefficacité est la conséquence de sabotages. C’est le socle mental de la terreur stalinienne. Le NKVD traquera d’illusoires saboteurs, bouc-émissaires des problèmes économiques et sociaux du pays.

Contre l’installation de trop nombreux paysans, désocialisés et donc turbulents, dans les villes, le pouvoir instaure de dures contraintes à l’installation, à Moscou et Léningrad surtout. Contre la délinquance juvénile, il fait sauter les contraintes du Code Pénal protégeant les mineurs et la peine de mort s’appliquera dès douze ans! La nomination d’Iejov au NKVD en 1937 entraîne une épuration sans précédent. Agissant sur ordre de Staline, le « nain sanglant » va pousser dans trois directions : démasquer des quotas de saboteurs dont le chiffrage est déterminé par le Politburo (700 000 exécutions, plus d’un million de déportés ; chiffres depuis revus légèrement à la hausse par Nicolas Werth) ; incriminer l’ensemble des anciens compagnons de Lénine (quasi tous les membres du Politburo de 1918 sont éliminés) ; supprimer quelques seconds couteaux du Premier cercle (Eikhe, Postychev, Tchoubar), et attaquer l’entourage proche des premiers lieutenants de Staline. Ce programme démentiel, qui le mènera à sa perte, Iejov le réalise en un an et demi. L’erreur serait d’imaginer que ce déchaînement est illogique, lié aux seuls traits de caractère de Staline, à sa paranoïa. Au contraire, la politique d’épuration sociale permet de briser une nouvelle fois les strates sociales dont le soutien au régime paraît douteux. Elle doit effrayer les potentats locaux et renforcer le pouvoir du centre moscovite. Elle supprime les témoins gênants de l’ascension de Staline et limite les pouvoirs de lieutenants trop bien installés. Les familles de Molotov et Kaganovitch sont décimées, Mikoian est menacé. Staline, qui a élevé ses hommes aux dépens des compagnons d’octobre, les place sous la menace du NKVD et de son agent dans l’organisation, Iejov. Pour accroître sa mainmise sur le système, Staline a besoin d’hommes fidèles mais inquiets, qui lui doivent leur ascension, mais savent que leur disgrâce est toujours possible. Une fois sa tâche accomplie, Iejov, que Staline a bruyamment récompensé, fera partie de la dernière charrette de condamnés. Stratagème brillant et cynique : Iejov a été en première ligne durant la terreur, l’URSS lui a décerné toutes les récompenses imaginables, une presse aux ordres l’a encensé des mois durant. On imagine alors Staline en retrait, peut-être menacé, alors qu’en sous-main il commandite dans les détails l’action de son subordonné, qu’il a mis en avant pour mieux l’accabler quand il faudra changer de politique.

Le récit de Khlevniouk s’arrête sur l’arrivée d’une nouvelle génération qui rivalisera avec la vieille garde, ces suiveurs sans saveur que Staline éleva sur les tombeaux des proches de Lénine. Après la Grande Terreur, le pouvoir de Staline est absolu. Les hésitations des années 20 sont révolues. Staline est au sommet et il ne vacillera qu’un instant, dans la panique de l’été 1941. L’immense continent historique stalinien brillamment cartographié, de nouveaux historiens peuvent, depuis Khlevniouk, s’aventurer dans l’URSS des années 30 sans craindre les chausse-trappes qui ont englouti l’historiographie des cinquante dernières années. Werth et Figes, explorateurs des tréfonds de la société soviétique, Montefiore, peintre de la Cour du Tsar Rouge et de la jeunesse de Staline doivent beaucoup à Khlevniouk. Un historien devra un jour s’intéresser aux hiérarques staliniens : une étude des suiveurs, des lieutenants, des hommes de main, les Kaganovitch, Molotov, Mikoian, Vorochilov, Jdanov, de leurs relations, de leurs conflits, constituerait la suite logique et passionnante du travail magistral, mais un peu daté, de Khlevniouk, à qui on laissera, sans l’ombre d’un doute, le beau titre de précurseur.

Pour la survie du système, Staline l’avait compris, ce qu’on nommera plus tard la Nomenklatura ne devait pas être un cercle fermé, verrouillé. Si rien ne menace plus les dirigeants, leur enthousiasme s’émousse, leur rigueur s’affadit et l’efficacité du gouvernement s’affaiblit. Staline a élevé plusieurs générations de communistes vers les plus hautes sphères de l’État. Par une politique brutale, terroriste, il oxygénait les premiers rangs de l’Union Soviétique. Ses compagnons de 1917, Trotski, Rykov, Boukharine, Zinoviev, Kamenev ? Tous exécutés. Ses lieutenants des années 30 ? les seconds sont éliminés, les premiers placés sous une menace permanente. Politiquement, ils disparaîtront peu après le tyran. Ses nouveaux protégés des années 40 ? certains finiront mal (Voznessenski, Beria), les autres gouverneront (Malenkov brièvement puis Khrouchtchev, Kossyguine). Quand aux derniers hommes élevés par Staline, Brejnev et Gromyko, ils dirigeront l’Empire jusqu’à sa dernière décennie. Après 1953, les cercles dirigeants de l’URSS ne se renouvelleront plus assez, donnant peu à peu cette impression de gouvernement gérontocratique que les images grises des années de stagnation figèrent pour l’éternité.

Autour de Staline IV : le cénacle du Kremlin (1), le Premier cercle, d’Oleg Khlevniouk

Vorochilov, Molotov, Staline, Iejov

Le cercle du Kremlin, Oleg Khlevniouk, Le Seuil, 1995

Avertissement : cette note, un peu longue, a été très artificiellement coupée en deux parties. La première est publiée aujourd’hui, la seconde le sera dans deux jours. Ce double article relève de ma série « Autour de Staline », dont les trois premiers volets couvraient respectivement : le roman La lanterne verte, de Jerome Charyn ; deux ouvrages de Nicolas Werth, Les procès de Moscou et L’ivrogne et la marchande de fleurs ; l’étude Pour l’amour de Staline de Jean-Marie Goulemot. Je n’exclus évidemment pas d’ajouter d’autres articles à cette série que mon bienveillant lecteur voudra bien considérer comme éminemment fragmentaire.

A tous les lecteurs réguliers des excellents Nicolas Werth, Orlando Figes, Rudolf Pikhoia et Simon Sebag Montefiore, le travail d’Oleg Khlevniouk fera figure de retour aux sources. Notre connaissance de l’Union Soviétique, longtemps médiocre, s’est accrue, depuis vingt ans, de nombre de travaux grâce à l’ouverture, malheureusement partielle, de ses archives. Khlevniouk fut un précurseur. Grâce à lui, et à quelques autres, les mauvaises interprétations et les extrapolations hasardeuses, dont était riche notre littérature historique, ont été réduites au silence. Alors que le titre du Cercle du Kremlin laisse imaginer une étude approfondie des rouages du pouvoir soviétique sous Staline, des relations étranges que le géorgien entretenait avec ses lieutenants, et plus généralement, de tout ce qui fit la spécificité du règne de Staline, vu du sommet de la hiérarchie étatique, le livre est en réalité une analyse synthétique du fonctionnement du Politburo soviétique. Elle n’apprendra que peu de chose au spécialiste, pour qui, c’est entendu, Kirov ne fut pas assassiné sur ordre de Staline, pour qui la faction « modérée » du Politburo n’exista que dans l’imagination débordante des kremlinologues, pour qui les altérations sordides du caractère du tyran n’ont qu’un caractère finalement secondaire et exagéré dans l’histoire russe des années trente. Néanmoins, ces fondations devaient être posées pour donner aux historiens du fait soviétique les moyens d’approfondir leurs démarches sur des voies fécondes. Khlevniouk a, dans des fonds d’archives incomplets, tracé la perspective la plus honnête qui puisse être envisagée : certaines lacunes ne peuvent, en l’état des documents à notre disposition, pas être comblées – les dernières heures de Sergo Ordjonikidze par exemple -.

Le cercle du Kremlin commence avec l’expulsion, en 1930, de Rykov, Président du Conseil des commissaires du peuple, et dernier témoin du premier cercle léninien, liquidé par Staline au fil des années vingt. Il s’achève avec les nominations, peu avant l’invasion allemande, de Malenkov, Voznessenski et Chterbakov, troisième générations de bolcheviks, apparatchiks qui doivent à Staline leur formidable élévation dans l’appareil soviétique. Entre les deux ? Le développement létal de la campagne de collectivisation de l’agriculture, qui fit périr de la famine tant de soviétiques ; son ralentissement et l’apaisement progressif de la politique de terreur politique et économique ; l’assassinat de Kirov en 1934 et la lente montée en puissance d’une seconde vague de Terreur – majuscule cette fois-ci – dont le déchaînement en 37-38 ébranla l’URSS toute entière ; la liquidation des maîtres d’oeuvre des crimes et déportations de l’Iejovchtchina et la montée en puissance de nouveaux dirigeants. Le Staline des années 30 n’est ni le dictateur faible, hésitant, que d’aucuns ont rêvé, ni le tyran omniscient et pathologique, que d’autres ont cauchemardé – il ne l’est pas encore en tout cas, la situation sera toute autre après 1945 – . Son pouvoir, suite à la mise en place des kolkhozes, pourrait bien vaciller. Rykov, et d’autres, encore implantés dans le premier cercle, ont la capacité de le menacer. Alors, appuyé sur une équipe de seconds couteaux d’octobre 17, élevés aux premiers rangs sur l’intervention de Staline, fidèles jusqu’à l’aveuglement, les Molotov, Kaganovitch, Vorochilov, Ordjonikidze, Andreiev, ce fameux « Premier cercle », il va expulser ses derniers adversaires potentiels. Après cette liquidation séminale, la faction « modérée » du régime n’existera plus que dans l’imagination des occidentaux. Rykov exclu, le pays, lancé dans la tourmente d’un Premier plan quinquennal trop ambitieux, ne va pas mieux. La collectivisation agricole a engendré la famine, les révoltes, les objectifs trop élevés de l’industrialisation ont entraîné de sévères dysfonctionnements économiques.

Staline, avec le talent stratégique qui est le sien, va reculer. Ses camarades font d’amicales pressions sur lui. Kaganovitch, son principal lieutenant, et d’autres, tentent d’améliorer l’efficacité du système économique. Les erreurs du premier Plan Quinquennal, que Staline reconnaît à demi-mot, seront corrigées. Une détente, tant économique que politique se fait jour. Les années 33-35 sont celles de l’apaisement. On va même jusqu’à réintégrer les adversaires d’hier, Boukharine en tête. La normalisation du cours historique de l’Union Soviétique entraîne plusieurs conséquences : diminution des prérogatives de la Guépéou – devenue NKVD – ; libéralisation éphémère du système de censure ; diminution des contraintes pesant sur les paysans. Pour sauver un système au bord de l’implosion, le Cercle du Kremlin aménage une pause. Celle-ci s’arrête à la mort de Kirov, responsable du parti à Léningrad et membre du Politburo. Les historiens ont beaucoup glosé sur l’assassinat du hiérarque. Certains ont même vu en lui le dernier barrage qui retenait le torrent terroriste stalinien. Kirov, premier rival de Staline et donc, logiquement, assassiné sur l’ordre du géorgien ? Faux, répond Oleg Khlevniouk, à la suite d’Anna Kirilina, auteur d’une contre-enquête fouillée et instructive sur les conditions de la disparition de Kirov. Stalinien bon teint, soucieux de son influence à Léningrad, jeune membre du Politburo, apparatchik fade, Kirov n’a jamais été le rival de Staline. Sa mort fut une opportunité dont le Petit Père des Peuples profita progressivement.

Autre cas historique intrigant, celui de la disparition du Commissaire au Peuple à l’Industrie Lourde, Sergo Ordjonikidze. Chef d’une des plus puissantes branches de l’administration soviétique, potentiel obstacle à Staline, Sergo meurt brutalement, et fort opportunément, peu après avoir fêté ses cinquante ans. Dans leurs mémoires, Khrouchtchev et Mikoian évoquent la possibilité que Staline ait éliminé l’encombrant Sergo. Convaincu qu’il n’existe nul saboteur et que les heurts du système économique sont en fait liés à l’incurie des personnels, Sergo ne voulait pas suivre la politique stalinienne de « liquidation des saboteurs », qu’il jugeait contre-productive. Khlevniouk retrace sa dernière journée, mais s’arrête là où les archives ne disent plus rien, ces six dernières heures mystérieuses : en l’état de nos connaissances, la disparition de Sergo laisse subsister le doute. A-t-il été empoisonné, s’est-il suicidé, est-il mort naturellement – il avait une santé fragile – ? Aussi stalinien que ses autres comparses, Sergo n’aurait probablement pas été un rival pour Staline. Il aurait, par contre, pu ralentir le durcissement du régime. Cette hypothèque est levée dans le courant de l’année 1935.

Réuni de plus en plus rarement, l’organe collectif du Politburo n’a plus l’occasion de faire valoir ses intérêts. Chaque dirigeant est consulté individuellement, et, fort logiquement, rendu plus vulnérable aux exigences de Staline.

A suivre…

Autour de Staline III : pratiques médiatiques ou Pour l’amour de Staline, de Jean-Marie Goulemot

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Pour l’amour de Staline, Jean-Marie Goulemot, 2009

Cet article prend corps dans une série consacrée au Petit Père des Peuples : I) La lanterne verte de Jerome Charyn ; II) L’ivrogne et la marchande de fleurs et Les procès de Moscou de Nicolas Werth.

Le culte de la personnalité au Parti Communiste Français : analyse des cas Staline et Thorez à travers trois instantanés.

L’ouvrage de Jean-Marie Goulemot, spécialiste français des Lumières, est une réédition approfondie du Clairon de Staline, une étude publiée à la fin des années 70 et depuis longtemps introuvable. Elle reprend trois moments collectifs centraux dans l’histoire du PCF de l’immédiat après-guerre : le 70e anniversaire de Staline, le 50e anniversaire de Maurice Thorez et la mort de Staline (soit 1949, 1950 et 1953). Goulemot retrace avec précision le délire absurde et l’hystérie commémorative des communistes français de l’époque. Qu’en URSS, où régnaient le  Parti unique et le NKVD – la police politique -, où la Pravda annonçait chaque jour la Seule et Unique Vérité du Parti, les dithyrambes aient pu sombrer dans l’outrance la plus absurde, personne n’en contestera la logique. La peur et l’étrange syndrome de Stockholm qui entoure toute tyrannie débouche sur le culte de la personnalité. Que cette monstrueuse dévotion ait pu franchir les frontières du monde communiste, voilà un mécanisme bien plus intrigant. Entre la reddition du Maréchal Paulus et de sa VIe armée dans les ruines de Stalingrad en 1943 à la dénonciation des excès du stalinisme par Khrouchtchev en 1956, le communisme soviétoïde connut son apogée. Le rôle – avéré et décisif – joué par l’URSS dans la victoire sur le nazisme, l’espoir porté par l’idéal marxiste-léniniste dans des sociétés brisées par la guerre, expliquent en partie l’appétence occidentale pour Staline. Les militants, comme les intellectuels qui les encadraient et les compagnons de route qui les suivaient, se prosternèrent devant les bottes ensanglantées du géorgien. Le PCF, instrument caporalisé, orchestra cette idolâtrie sectaire qu’analyse ici Jean-Marie Goulemot.

Quelques réflexions sur l’approche tronçonnée du temps rapprochent la façade médiatique du communisme – l’Humanité, les Lettres françaises, les écrivains et journalistes Pierre Daix, André Wurmser, Laurent Casanova – des journaux de la dystopie d’Orwell, 1984. A grand renfort de unes, la direction du parti crée un sujet d’actualité de manière artificielle. Quotidiennement et pendant des semaines entières,  le Parti ne parle plus que de ça, développe le thème à l’infini et, évidemment, manipule son public dans un but politique précis. Une fois les effets politiques atteints ou dissipés, il cesse  brutalement toute propagande à ce sujet. La question n’est plus abordée, elle n’a peut-être même jamais existé. Par ces campagnes, la direction communiste mobilise le militant en permanence et donne ainsi un rythme à son engagement. Le parti ne se gêne pas pour mélanger des références présentes et passées. Sans le dire,  juste par la force de la mise en parallèle de situations en réalité sans grand rapport, le Parti pousse le militant ou le sympathisant à tracer un lien entre Staline (ou Thorez) d’un côté et les grandes légendes du passé national  et révolutionnaire de l’autre.  Le PCF parvient à brouiller la perception du présent au regard du passé, à perturber la mémoire du militant, et in fine, à lui faire accepter toutes les volte-faces.

Le Petit Père des Peuples illustre cette théorie : lorsque Staline approcha de 70 ans, le monde communiste vécut, durant plusieurs semaines, une hallucinante agitation. En France, chaque cellule du PCF était encouragée à offrir des présents à Staline, de la lettre du déporté aux objets spéciaux manufacturés pour l’occasion par les ouvriers, des mèches de cheveux aux photographies des fusillés durant l’occupation allemande, des documents historiques aux spécialités culinaires. Cette démesure en faveur du tyran donnera même lieu à l’envoi de trains bondés de victuailles et de cadeaux à destination du Kremlin, après qu’une exposition publique en ait révélé l’ampleur au grand public. Le destin de ces présents n’est d’ailleurs pas connu. Une fois l’évènement passé, il ne sera plus évoqué par la presse communiste. L’opération a atteint ses buts : elle a mobilisé les militants et  les compagnons de route. Elle ne fait donc plus l’objet de commentaires ultérieurs. Une nouvelle histoire, un nouveau sujet accapareront l’attention du militant, le mobiliseront un temps jusqu’à ce que les comités centraux, voire les chefs eux-mêmes ne décident d’autres campagnes.

Le PCF relancera d’ailleurs l’opération, cette fois en faveur de Maurice Thorez, sur des tonalités légèrement divergentes. Présenter Thorez comme Staline aurait constitué une erreur politique,  voire un sacrilège. Le PCF évite ce genre de campagnes, qui auraient pu porter ombrage au Grand Staline et provoquer la disgrâce de Thorez. Les communistes célèbrent plus en Thorez la figure du Camarade que celle du Chef. L’hystérie dépassera tout ce qui était humainement envisageable à la mort de Staline. Il faut relire les odes d’Aragon et d’Eluard à Staline, les insultes lancées par Daix, Casanova ou Wurmser à ceux qui ne pleuraient pas Staline pour prendre la mesure de l’abjection dans laquelle s’est vautrée l’intelligentsia communiste française avant 1956.

Staline dans le coeur des hommes
Sous sa forme mortelle avec des cheveux gris
Brûlant d’un feu sanguin dans la vigne des hommes
Staline récompense les meilleurs des hommes
Et rend à leurs travaux la vertu du plaisir
Car travailler pour vivre est agir sur la vie
Car la vie et les hommes ont élu Staline
Pour figurer sur terre leurs espoirs sans bornes.

Et Staline pour nous est présent pour demain
Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur
La confiance est le fruit de son cerveau d’amour
La grappe raisonnable tant elle est parfaite.

Paul Eluard, 1950

Budapest sera un premier déssillement. La forteresse communiste ne retrouvera jamais cette force première, ce stalinisme brut et orwellien.

L’étude de Goulemot reprend les archives des quotidiens et hebdomadaires communistes, nationaux ou locaux, pour retracer cet avilissement d’une partie de l’intelligence française – qui s’en est rarement repentie, c’est pourtant dans l’air du temps – . L’ensemble est convaincant. A la suite de ce court essai en partie réécrit, l’auteur associe d’intéressantes considérations sur l’approche temporelle du PCF et sur sa pratique de la commémoration ainsi qu’un petit dictionnaire biographique de l’intelligentsia communiste pré-Budapest – et de son devenir au sein du Parti.

Ce livre est une étude ciblée, cohérente et intéressante sur le PCF de l’après-guerre et sa communication dans le cadre de trois « évènements » organisés au sommet de la pyramide communiste. Quelques décennies plus tard, la mécanique sectaire aura tourné en farce : Georges Marchais, clown sinistre, viendra publiquement défendre l’intervention en Afghanistan des armées d’un politburo grabataire au nom de la libération de la femme.  La parodie misérable des dernières années du communisme français ne doit pourtant pas en effacer les terrifiantes origines.

Autour de Staline II : la stupeur et l’écrasement, Les Procès de Moscou, de Nicolas Werth

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Deuxième partie d’un cycle de lectures sur Staline et l’URSS.

Les procès de Moscou, Nicolas Werth, 2006

L’ivrogne et la marchande de fleurs, Nicolas Werth, 2009

Deux points de vue complémentaires de l’épisode le plus sanglant de l’histoire soviétique.

 

Loin de l’ironie romanesque de Jerome Charyn, Nicolas Werth révèle, livre après livre, la réalité noire du régime stalinien. L’historiographie européenne n’eut longtemps accès, en guise de source documentaire, qu’aux souvenirs, nécessairement partiaux, de quelques transfuges. La disparition de l’URSS en 1991, permit à quelques audacieux de s’immerger dans les archives soviétiques au rythme, parfois erratique, de leur déclassification. Simon Sebag Montefiore est descendu au plus profond des entrailles du Premier cercle dans son magistral dyptique sur Staline ; Rudolf Pikhoia a reconstruit l’itinéraire de l’URSS et de sa nomenklatura entre 1945 et 1991 ; Nicolas Werth, lui, tente à chaque livre d’approfondir notre connaissance de la société soviétique et des répressions qui l’ont bouleversée. Il articule ainsi l’étude de la structure sociale et celle des décisions politiques.

Les procès menés contre Zinoviev, Kamenev, Boukharine et d’autres vieux bolcheviks représentent la face émergée de l’iceberg des répressions politiques de la fin des années 30.  Une veine particulièrement fertile de l’historiographie (Souvarine, Conquest, Amis) attribue la majeure partie de la Terreur stalinienne aux traits psychologiques, voire psychiatriques, du tyran (paranoïa, mégalomanie, etc…). Werth, comme Rudolf Pikhoia, ne suit pas une pente personnaliste : certes, la psychologie de Staline explique une partie des modalités de la Terreur, mais les deux historiens relient aussi celle-ci à un état économique et social de l’URSS.

En l’occurence, quand s’ouvre la deuxième partie des années 30, la société soviétique a été soumise à de très hautes pressions avec l’industrialisation et la collectivisation des terres, toutes deux réalisées à marche forcée. Les malfaçons, les incohérences de l’offre et de la demande, les accidents du travail, suites logiques de l’accélération impulsée par Staline,  augmentaient d’année en année. La campagne stakhanoviste, du nom du célèbre ouvrier du Dombass, accélère encore ce processus de désorganisation. Les chiffres du plan ne sont pas réellement atteints, et ils ne peuvent l’être sans malfaçons et falsifications. Les clans locaux, par le biais desquels les cadres économiques se couvrent mutuellement, paralysent l’action de la direction centrale.

Les premières tentatives maladroites de Iagoda et de Staline ne parviennent pas à améliorer une situation que les campagnes stakhanovistes rendent plus crisogène encore. Le grands travaux forcés du Belomorkanal et les déportations massives ne fonctionnent pas. Le politburo veut reprendre le contrôle et s’attaque à quelques personnalités, bouc-émissaires, Zinoviev et Kamenev notamment. Leur procès est un échec : les accusés ont été jugés coupables, mais leur condamnation ne permet pas de démasquer les saboteurs qui doivent, obligatoirement, dans l’esprit des organisateurs des procès, empêcher le système de tourner efficacement.Une série « d’âmes mortes » et de capitulards peuvent bien avouer être des terroristes, 15 personnes ne suffisent pas à justifier les problèmes traversés par l’URSS.

Iagoda, responsable de l’échec des déportations massives puis du procès de 36 est remplacé par Iejov. Ce dernier intègre des hommes nouveaux au sommet du NKVD et dans les régions. En lien avec Molotov, Vorochilov et Staline, il lance deux actions : un deuxième grand procès, principalement contre des « saboteurs » cadres supérieurs des industries ; une purge de la société civile. Le second procès et la vaste purge ordonnée par Staline sont la clé de voute de la Grande Terreur. Des cadres sont supprimés au plus haut niveau, et, en parallèle, le pouvoir se livre à une chasse effrénée des « gens du passé » (anciens fonctionnaires tsaristes, gardes blancs, prêtres, koulaks, etc…) et des « nationalités » rendues suspectes par les évolutions de la politique internationale (finlandais, allemands, lettons, grecs).

L’économie soviétique ne tourne pas comme espéré. Le pouvoir impute cet échec à des cadres criminels, anticommunistes et saboteurs, assistés de nostalgiques de l’Ancien régime et d’éléments non russes, tous intéressés par l’effondrement de l’URSS. Cette idée schématique et paranoïaque permet au NKVD de mettre en place, à l’été 37, des procédures simplifiées de répression. Les NKVD locaux reçoivent des consignes précises : pour éviter le dérapage, des objectifs chiffrés (arrestations, éliminations, déportations) sont assignés sur le terrain et il est interdit de les dépasser sans l’accord de Staline.

stalin_statueAu début, le NKVD s’attaque opportunément à tous les marginaux du système soviétique : repris de justice, vagabonds, prêtres, anciens mencheviks. Seulement au bout d’un an, le pouvoir s’inquiète de voir que la productivité n’a pas été améliorée : il faut chercher des cas concrets de sabotages, dévoiler de vrais complots, démasquer de vrais réseaux de traîtres. Bien sûr, ceux-ci n’existent pas. L’économie soviétique n’est pas la proie d’un immense complot. Elle ne fonctionne pas, ou mal. Mais l’admettre serait remettre en cause les postulats marxistes d’octobre et les développements qu’a impulsés Staline. Ce révisionnisme, l’URSS ne peut s’y livrer sans s’auto-détruire, comme la suite de son histoire le prouvera.

Les purges, elles, ont dérapé. Lors de l’année 1938, une fraction très nette des arrestations et des exécutions résultent de l’imagination sans bornes des agents du NKVD qui inventent des complots, torturent des « saboteurs », rédigent eux-mêmes les témoignages à charge. Quand ils atteignent les chiffres prévus par le Centre, ils demandent des autorisations de dépassement et passent pour de « bons élèves ». Les chiffres sont éloquents : 800 000 morts, 1,5 million de déportés au goulag. Peu en reviendront.

L’ivrogne et la marchande de fleurs s’ouvre et se termine sur deux cas terrifiants, illustrant par l’absurde l’action du NKVD sur le terrain : un ivrogne casse le sous-verre du portrait du président Kalinine ; une marchande de fleurs souffle à des clients qu’on « enterre des gens de nuit ». Werth reprend les pièces d’archive telles quelles et montre comment le système passe, en quelques de jours, de ces faits anodins à une mise en accusation politique. Le NKVD « démasque », juge puis exécute ces accusés pour complot contre le pouvoir soviétique. Ensuite, il arrête et déporte leurs familles.

Nicolas Werth plonge tête baissée dans les archives, insére des extraits de procès verbaux. Ses ouvrages paraissent arides. Fausse impression : son oeuvre est authentiquement passionnante. Les procès de Moscou décortiquent surtout les procès-spectacles, cette incroyable diversion qui détourna les yeux des russes et de l’opinion internationale des purges menées au coeur de la société civile. L’ivrogne et la marchande de fleurs examine le lancement de la Terreur de 36-38, en retrace les objectifs, son emballement sur le terrain (les minutes des enquêtes en Ouzbékistan sont à ce titre ahurissantes). Les purges stoppèrent quand Iejov et ses hommes commencèrent à mettre en danger le politburo lui-même.  La purge finale sera  celle des exécutants de la grande Terreur. Une épée de Damoclès planera ensuite au-dessus de tous les nomenklaturistes. Et, quand certains, quelques années plus tard, l’oublieront, Staline se chargera de leur rappeler.

Autour de Staline I, la sotie de l’Iejovchina : La Lanterne verte, de Jerome Charyn

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Première partie d’un cycle de lectures sur Staline et l’URSS.

La lanterne verte, Jerome Charyn, 2004

Des saltimbanques s’agitent pour distraire le Coryphée du Meurtre durant l’hapax sanguinaire de la Grande Terreur.

Affronter Staline, pour un historien ou pour un romancier, exige de le connaître, de le pratiquer des années durant par l’intermédiaire du papier, des romans et des biographies, et notamment les plus célèbres : Conquest, Montefiore, Souvarine, Deutscher, Figes, Soljénitsyne,… Puis de savoir que faire de la masse documentaire, quasi psychiatrique, que représente l’histoire de l’illustre sanguinaire et de son premier cercle, Si Jerome Charyn a incontestablement exploré les côtes les plus connues du continent « Staline », il n’a visiblement pas pris la mesure de son exceptionnalité macabre.

Même sans datation précise, La lanterne verte s’ouvre selon toute probabilité en 1935 ou 1936 alors que les premiers signaux d’une nouvelle étape de terreur, appelée postérieurement iejovchina, commencent à se manifester. A Moscou, un acteur amateur, issu d’une compagnie théâtrale miteuse, interprète, par hasard, le Roi Lear de Shakespeare. Miracle pour lui et sa troupe, son jeu magistral dépasse tout ce qui a été vu auparavant. Il devient, en peu de temps, un phénomène de société, une idole que toute la société moscovite s’arrache.  Le parallèle est évident entre la pièce et l’histoire soviétique : l’histoire d’un tyran vieillissant, veuf, et de sa fille unique, comme symbolisation du règne du géorgien. L’attention du dictateur finit d’ailleurs par se porter sur la pièce, sur la troupe, et bien évidemment sur Lear. La confrontation attendue par le lecteur entre Shakespeare et l’URSS, entre le Lear improvisé et le monstre au visage grêlé ne se produira malheureusement pas.

La compagnie s’est trouvée son protecteur, un écrivain géorgien, tchékiste et arriviste, symbole des capitulations de son temps, fournisseur en poisons de l’infâme Yagoda. La troupe est maintenant prise dans le tourbillon terrifiant des années 35-42. Charyn figure, au fil du roman, le réalisateur Sergueï Eisenstein, le Grand Écrivain Soviétique Maxime Gorki, le compagnon de route et condamné en sursis, Nikolaï Boukharine, les trois chefs successifs du NKVD, Genrikh Yagoda, Nikolaï Iejov et Lavrenti Beria, Molotov, le « premier ministre » et bien sûr le tyran lui-même, Staline. La collection d’images se veut réaliste. Charyn connaît bien ses classiques. Staline, que Soljénitsyne avait déjà si bien dépeint dans le Premier cercle, est une réussite : imprévisible, dangereux, inquiétant, même et surtout lorsqu’il est détendu.

Quant à La lanterne verte, elle brille au Kremlin, tard le soir, dans le bureau du tyran, annonce les purges sans fin et les procès sans justice. Elle apparaît d’ailleurs dans le roman comme le titre d’une nouvelle écrite par le romancier tchékiste, qui dans un acte de dérisoire rébellion enclenche finalement la simili-tragédie.

Simili-tragédie car, si la peinture des personnages est bien exécutée, l’histoire, elle, se languit et se disperse entre les apparitions des « Grands Hommes ». Elle n’est qu’un alibi à la mise en scène de personnages célèbres. L’intrigue est factice, sans profondeur. Le détour par la Loubianka, l’immeuble du NKVD puis par son inévitable corollaire, le goulag, promettaient une descente dans les caves du soviétisme. Les ténèbres un moment anticipées par le lecteur se dissipent peu à peu, laissent la place à des espiègleries et à une suite de rebondissements plus ou moins attendus. Le scénario global, prétexte, cède au spectaculaire : accumulation de péripéties invraisemblables, mise en scène complaisante de la seule et unique société qui semble concerner le roman contemporain, celle du spectacle (acteurs, écrivains, cinéastes).

Peut-être était-ce la condition nécessaire à l’ascension et à la chute des personnages, à leur proximité inconsciente du pouvoir : leur dangereux butinage passe totalement à côté des aspects proprement politiques et sociaux du régime.  Le Stalinisme n’est ici qu’une pièce de théâtre absurde, cruelle et superficielle. L’abjection des grandes purges ne saurait pourtant se résumer à une collection de vignettes historiques, dans lesquels se promènent des ahuris égocentriques. La vision du pouvoir et de la politique chez Charyn est primitive, sinon enfantine. Au lieu de narrer la dimension parfaitement tragique de l‘Iejovchina, qui aboutira à 800 000 exécutions, à la déportation d’un million de soviétiques et à la destruction d’une partie de la société russe, le récit de Charyn prend un pli ludique et s’amuse avec des personnages célèbres et inquiétants.

Si encore ce ludisme assumé se tenait…

Là où Boulgakov se moquait de la société soviétique, de l’imbécilité des fonctionnaires et des écrivains, de la prétention mégalomane de ses dirigeants à transformer l’humanité,  dans son chef d’oeuvre Le maître et Marguerite, Charyn ne se moque ici que des apparences de l’histoire, en prenant la contrefaçon issue  de notre mémoire collective  pour un ensemble de faits avérés. Comme cet Elvis Stalin qui illustre mon propos.

Stylistiquement sans grande ampleur – ce sont surtout des dialogues – , scénaristiquement chaotique, ce texte est pourtant suffisamment ironique, astucieux et référencé pour séduire l’amateur. Car malgré mes critiques de fond, la lanterne verte est un roman contemporain somme toute plaisant, qui sait jouer ironiquement avec les codes de notre mémoire collective du stalinisme.