Quelques extraits, divertissants, des écrits de Pontiggia sur la lecture, repris dans l’excellente revue Conférence, n°12, Printemps 2001, trad. Arlène Paradis, pp. 310-360. J’ai sélectionné quelques extraits sur les vingt-deux textes repris par la revue. J’ai abordé, par ailleurs, deux romans de Pontiggia cet hiver sur ce blog : La Comptabilité céleste et Vie des hommes non illustres.
L’orgueil de l’ignorance
Voici un fait nouveau. Le fait d’être étranger aux livres, vécu autrefois comme une humiliation sociale s’ajoutant à une discrimination culturelle, se transforme en un titre de gloire. « Qui n’a pas lu un livre dans l’année ? » est une question qui jadis aurait mis mal à l’aise. Aujourd’hui on se presse pour lever la main. Les visages confirment les choix, de façon aussi fiable que convaincante. S’il leur faut s’expliquer, ils peuvent commettre jusqu’à trois fautes en une seule phrase, bafouillée avec une obstination digne d’un meilleur sort. Mais ce n’est pas un problème d’instruction. J’ai entendu de jeunes et joyeux licenciés déclarer fièrement, lors d’une enquête par secteurs, qu’ils n’avaient jamais lu aucun classique d’aucune époque. Raison de plus pour enlever à la licence toute valeur légale et même idéale.
Attribuer toute la responsabilité à l’école fait partie de ces simplifications autoritaires qui favorisent deux tendances également fortes : la recherche de la cause première et celle du bouc émissaire. Or, le peu de gens qui lisent, il faut bien le reconnaître, ont généralement attrapé la maladie à l’école : par accointance inespérée avec un enseignant mythique ou par désaccord actif avec un enseignant stupide. Il est sûr de toute façon que les autres n’ont jamais fait l’expérience de la lecture comme plaisir. Le plaisir exige de se répéter. Nous le constatons à table et dans le domaine défini par aphorisme comme « le sexe ». Aussi couvent-ils une aversion obtuse à l’égard de la lecture, qui se manifeste finalement à l’âge propice, celui de la maturité.
Il y a aujourd’hui des auteurs définis comme « de cénacle ». Peut-être n’y aura-t-il à l’avenir qu’un cénacle, qui abritera les lecteurs survivants. Mais ce seront les meilleurs.
De la fureur d’avoir des livres et de les accumuler.
On a donné à la passion des livres des noms hyperboliques et des qualificatifs provocateurs. La glorieuse Encyclopédie, au milieu du XVIIIe siècle, avance une savante périphrase, où la compétence étymologique s’unit à une clairvoyance indéniable. La bibliomanie s’y trouve en effet définie en ces termes par la Raison assise sur le trône qu’occupait la Religion :
« Fureur d’avoir des livres et de les accumuler. »
La mania grecque est correctement traduite par le furor latin. Mais au délire de posséder des livres, l’auteur de la notice, D’Alembert, ajoute un verbe d’une précision éclairante : « et de les accumuler ». Pourquoi cet infinitif coordonné, qui fait éclater le statisme de la possession et lui imprime une poussée ascensionnelle ? Parce que — pourrait-on répondre — c’est là que se cache la clef de voûte de la bibliomanie qui, au lieu de soutenir sa propre construction rationnelle, la fait s’écrouler : le mirage d’un accroissement sans fin, d’une échelle qui s’élève jusqu’à la Bibliothèque du Paradis dont Bachelard rêvait pour l’au-delà des bibliophiles, projection finalement accomplie d’un en deçà insatiable.
Mais il y a quelque chose de plus fou que la bibliomanie ou folie d’avoir des livres : c’est la folie de ne pas en avoir.
Ce mystère est encore plus insondable. Aucun objet — pour prendre l’un des mots préférés du monde contemporain — n’est plus parfait qu’un livre, qui est tout ensemble cause et effet de tant d’expériences : voyages, aventures, rêveries, désirs, pensées, histoires, personnages, mondes.
Il ne s’agit pas de refuser à autrui le moyen de pouvoir offrir des informations précieuses et parfois irremplaçables. Mais il y a une chose que l’information ne peut remplacer : la formation. Et la formation, ce processus sans fin d’enrichissement et de plaisir, passe par les livres.
Aussi voudrais-je poser la question suivante : qui est fou ? Celui qui désire posséder toujours plus de livres, ou celui qui n’en a aucun chez lui, et dans sa tête pas davantage ?
Goûteurs de livres.
Je voudrais, toujours à propos du lecteur, dire un mot d’une déformation professionnelle affectant les lecteurs de métier, donc presque tous les lettrés contraints de lire un nombre de livres surnaturel eu égard au temps (et à l’espace mental) disponible : la lecture se réduit souvent à un « contrôle de qualité ».
Il n’est pas question de lecture partielle ou intégrale : c’est la lecture elle-même qui se met à changer en changeant de finalité : non plus une appropriation, mais un jugement. Le lecteur se transforme en un goûteur qui doit se prononcer sur les qualités gustatives et organoleptiques d’un vin. Le jugement peut être fiable, mais boire est tout autre chose. Pourtant on confond aujourd’hui l’expérience de goûteur et celle de convive.
Il y a trois ans, un restaurant d’ancienne et solide tradition régionale s’est converti aux fastes, ou plus exactement aux ascèses, de la Nouvelle Cuisine. Il a remplacé les plats robustes et tonifiants d’autrefois par des compositions chromatiques qui aspirent au ciel de l’esthétique.
Après un plat où une queue d’écrevisse, sur un disque de verre d’un froid glacial, désignait tristement trois rondelles de carotte, le garçon s’était penché pour murmurer : « Voulez-vous goûter d’autres plats ? ». « Voyez-vous », lui avais-je murmuré à mon tour, « goûter, c’est le rôle du cuisinier. Moi, je voudrais manger. »
Lecture « comme si »
L’association de temps libre et de livre exclut nécessairement celle entre temps professionnel et livre. Je veux parler de la lecture éditoriale, qui est à mes yeux la lecture comme si. À part d’heureuses exceptions, on lit les textes comme s’ils devaient plaire ou ne pas plaire au public. À la fin, on choisit le texte qui plaît comme s’il plaisait aux autres et non à celui qui le choisit. C’est ainsi que se publient des textes qui plaisent aux éditeurs comme s’ils plaisaient à un public auquel il est rare qu’ils plaisent par la suite. D’où l’appel de ces mêmes éditeurs, entre tristesse et colère, qui s’écrient face à l’échec d’un livre : « Mais à qui avait-il plu ? »
Je ne voudrais pas insister non plus sur les malheurs des lecteurs de profession, étourdis et perturbés par la lecture comme si. Je leur ai déjà consacré (ainsi qu’à moi) un récit où un conseiller éditorial, fouillant dans un tas de manuscrits en retard, tombe sans la reconnaître sur une traduction inédite de Crime et châtiment. Il trouve au texte pas mal d’intérêt, mais s’en tient au conseil d’avoir l’œil sur l’auteur, en vue d’une maturation ultérieure.
Le récit fut interprété comme une satire du lecteur d’édition, et sans doute est-ce le cas. Mais il ne manque pas, je crois, de manifester une solidarité profondément ressentie avec ceux qui découvrent des qualités intéressantes jusque chez un grand écrivain : quand il est mêlé aux autres, qui — au lieu de le mettre en valeur par leur modestie — finissent, avec leur grisaille, par en atténuer la lumière.
Connaissance des livres
Ils ne sont pas si nombreux, les livres qui méritent d’être lus jusqu’au bout en triomphant de la concurrence des autres et de l’obsession du temps. Eh bien, ces quelques livres, lisons-les. Pour les autres, contentons-nous de ce que nous pouvons en saisir ; de toute façon, nous le faisons déjà sans l’avouer. Disons-le au contraire, sans plus de remords, sans sentiment de culpabilité. Allons-nous prétendre que nous ne connaissons pas Athènes simplement parce que nous n’y sommes restés qu’une journée ? ou que nous ne connaissons pas Rome simplement parce que nous n’avons pas visité ses musées ? Un paysage vu de la fenêtre du train peut laisser une trace, mais le seul souvenir qu’on ait de certaines visites de groupe, c’est la banalité des guides. Ce qui compte dans un livre est qu’il devienne une expérience ; et l’expérience ne se mesure pas à la quantité, mais à l’intensité.
Mais l’exhaustivité sacrifie la totalité de la partie à l’impraticabilité du Tout. Elle renonce à la lecture de certains livres parce qu’elle désespère de les finir. Mais la mémoire des bibliophiles est riche de rencontres brèves et de rapports aléatoires, plus vivants que des relations cultivées avec un ennui indéfectible. On apprend par raccourcis, décisifs comme les émotions de cette vie que nous nommons mystérieusement rationnelle.
La réception de la littérature
On acquiert avec les années une vision plus sociologique, sinon de la littérature, du moins de sa réception. Je ne parle pas de ceux qui la possèdent dès le départ et qui sont généralement plus versés en sociologie qu’en littérature. Je parle de ceux qui croient à la capacité de la lecture à se transformer en présent, actualité qui nous concerne sans médiations. Mais ils ont accumulé des doutes, des perplexités et des réserves sur la manière dont elle est accueillie par le public : un public à l’égard duquel ils cultivent une tolérance sceptique, très loin de l’intolérance idéaliste dont ils faisaient preuve dans leur jeunesse.
Non qu’ils aient oublié Kant et l’universalité du jugement esthétique (comme j’ai du mal à écrire ces mots !), aujourd’hui refoulé pour laisser place à un relativisme enthousiaste qui arrange bien le marché. Ils n’ont même pas renoncé à la comparaison avec les classiques, évitée avec toujours plus de désinvolture non par crainte qu’ils ne soient inactuels, mais qu’ils ne rendent moins actuels les héros d’aujourd’hui. Mais ils ont assisté à tant de bouleversements du goût, à tant de festivals de la sottise, de conflits d’intérêts masqués sous des théories et d’incompréhensions, hélas, à la première personne (la leur), qu’ils en ont pris l’habitude malgré eux (il n’y a pas de conquête plus décevante).
Il arrive aussi que les déconcerte, dans la disparité des jugements, non point que l’on condamne un livre de valeur (il se peut, justement, qu’on ne l’ait pas lu), mais qu’on en exalte un qui n’en a pas. Ce sont les deux côtés d’une même médaille : le mérite compte moins que sa volatilité.
Il y en a pour finir qui se rendent (par courage ou par irresponsabilité, on ne sait, et j’ignore pour ma part si je fais partie du nombre) à un paradoxe inacceptable : qu’un livre, couronné par un lecteur, puisse être condamné par un autre sans qu’aucun des deux soit dans l’erreur. Est-ce possible ? Dans la logique de la littérature, une logique étrange, perspective, kaléidoscopique, contradictoire, changeante, peut-être que oui.
Pour l’accepter, il faut que mûrisse une certaine expérience : celle des limites d’autrui, mais aussi des siennes propres.
Sur l’achat des livres
1. Ne pas acheter les livres pour les lire le soir même. Mais n’achète que les livres que tu aurais envie de feuilleter le soir même. J’ai parfois acheté des livres en pensant qu’ils m’intéresseraient plus tard. Je m’en suis repenti. Depuis lors, je pense toujours à l’hypothèse du soir.
2. Fie-toi aux aspects qu’on prétend superficiels : la couverture, la qualité graphique, la mise en page, le titre. Ils parlent comme le font les étiquettes discrètes des grands vins. Il m’est arrivé, en me laissant guider par les apparences, de choisir sans connaître et de découvrir ainsi des auteurs, des livres, des éditeurs. Il n’y a que les gens superficiels, disait Wilde, pour ne pas se fier à la première impression.
3. Entre un livre d’Einstein et un livre sur Einstein, choisis le premier. Il y a plus à apprendre de l’obscurité d’un maître que de la clarté d’un disciple. Les découvreurs de continents ont toujours donné aux côtes des contours imprécis, que la moindre agence touristique, aujourd’hui, est en mesure de corriger. Je préfère ceux qui ont découvert les continents.
4. Si un livre t’attire vraiment, ne regarde pas au prix. C’est la façon la plus sûre de faire des dettes, mais aussi d’éviter les regrets de toute une vie. Le remords causé par un achat inutile n’est rien en comparaison de l’angoisse née d’un achat manqué.
5. Diffère les conseils de modération à la clôture de tous les salons, ventes aux enchères et autres occasions, comme on remet l’idée d’un régime à la fin des repas. Et pars d’un projet de dépense plus élevé qu’il n’est raisonnable : tu auras ainsi l’impression d’avoir fait des économies.
6. N’hésite pas à acquérir les livres qui t’intéressent. Tout bibliomane sait que ce sont ces livres-là qui te sont dérobés, quand tu es distrait, par des mains occultes et rapaces, que le tirage entre-temps s’est épuisé et qu’il sera difficile d’en trouver un exemplaire même chez un antiquaire.
7. Fie-toi à la quatrième de couverture. Combien de livres n’ai-je pas pris après l’avoir lue.
8. Choisis des livres que tu feras voir à quelqu’un qui te ressemble, afin qu’il puisse partager ton plaisir ou éprouver une envie tonifiante. Ce genre de rêveries ne se réalise presque jamais, mais oriente souvent les choix des bibliomanes.
9. Ce que Forster souhaitait pour les personnages de ses romans, l’expansion, songes-y pour ta bibliothèque.