Vers le roman total : Les Confessions d’un Italien, d’Ippolito Nievo

Alfred Woolmer, Venise

Alfred Woolmer, Venise

Confessions d’un Italien, Ippolito Nievo, Fayard, 2006, (trad. Michel Orcel), édition originale 1867

Un amateur de classifications précises, de taxinomie littéraire, serait bien en peine de déterminer de quel genre romanesque peuvent bien relever ces immenses Confessions d’un Italien. Roman historique, roman sentimental, roman d’aventures, roman satirique, roman politique, roman d’amour à la fois comique et larmoyant, romantique et sarcastique, élégiaque et joyeux, le magnum opus d’Ippolito Nievo défie, par son étouffante pluralité, toute tentative de rattachement à un courant littéraire précis. Publié quelques années après la disparition tragique de leur jeune auteur en mer, les Confessions d’un Italien sont mal connues en France. Il fallut près d’un siècle pour que soit publiée la première traduction de ce texte en français (1952). Depuis, deux autres éditions ont brièvement permis à l’œuvre d’émerger à nouveau sur les étals des libraires. Hélas, toutes sont aujourd’hui épuisées et le livre se trouve difficilement, fort cher, chez les vendeurs d’occasion. Ce texte, pour rare qu’il soit, demeure néanmoins un important jalon de la littérature italienne du XIXe siècle.

Que sont ces Confessions ? Un assemblage, au fond, de plusieurs romans, autour d’un personnage, vénitien à la vie trépidante, voire invraisemblable, Carlo Altoviti. Octogénaire, écrivant ses mémoires à la veille des derniers grands bouleversements qui verront le triomphe du Risorgimento, Carlo Altoviti a tout vécu de l’histoire de son temps : la chute de la République Sérénissime, les campagnes de Bonaparte, les naissances et les morts des éphémères Républiques Sœurs, l’Empire et sa chute, les complots de la Charbonnerie, la guerre d’indépendance grecque, les guerres entre le Piémont et l’Autriche, les révoltes de 1848, etc. Les Confessions d’un Italien dressent le bilan d’un demi-siècle de réveil national, d’agitation politique et républicaine. Les réduire à une simple mise en image du combat national serait néanmoins trahir leur exubérante richesse.

Le point de vue du texte, celui d’un aristocrate vénitien, en constitue l’originalité première. Contrairement au florentin, au milanais ou au turinois, le vénitien doit, avant de porter son cœur et son esprit vers le projet de l’Italie nouvelle, vers la communauté de destin péninsulaire, abandonner un univers distinct : sa chère Lagune, sa chère Terre Ferme, ses chères communautés orientales et méditerranéennes. Un monde ancien doit s’effacer pour qu’advienne le monde nouveau. La Toscane, l’Émilie ou les Marches peuvent se fondre dans le projet italien sans se renier. Ce n’est pas le cas de Venise. Il faut qu’elle meure en tant que communauté politique pluriséculaire, et cesse d’être un État marchand et européen pour devenir une ville italienne. Altoviti peint, en cette fin, ce commencement. Venise n’a jamais regardé très en profondeur vers l’Italie. Elle connaissait plus étroitement Constantinople, Athènes ou Raguse que Naples ou Rome. En détournant son regard de l’est, en le déportant douloureusement vers l’ouest, en se reniant, elle pouvait ressusciter, autre, dans un univers différent. Le temps de la renaissance n’advient pas, néanmoins, dans l’espace temporel de ces Confessions. Plusieurs fois, au fil du texte, Nievo revient sur l’agonie et la mort de Venise, cette ambiance sépulcrale et brumeuse, motif littéraire du temps que d’autres, après lui, sauront magistralement reprendre (qu’on songe au Thomas Mann de Mort à Venise).

Les sentiments d’Altoviti sont mêlés : il voit l’oligarchie de la Sérénissime se saborder, il croit un temps que, sous l’égide de la France, Venise saura se réinventer, il observe surtout l’effondrement interne d’une structure politique qui n’était plus guère qu’un agencement nominal, une forme morte. Devant cette fin, Nievo tisse une trame littéraire chamarrée, entrecroisant les noirceurs profondes du deuil et les vives couleurs d’une renaissance espérée. Il ironise, avec mordant, sur les derniers jours de la République ; plus loin, il pleure la cité vidée de sa grandeur, pillée par les armées françaises, coquille vide d’une splendeur morte ; encore plus loin, il observe avec une émotion tenue et sincère, les fantômes d’une ville qu’il assimile aux ruines d’une jeunesse passée.

Il fallait être vénitien (Nievo venait de Padoue, en Terre Ferme, historiquement soumise à Venise cinq siècles durant) pour saisir ce que supposait d’abandon de soi le rêve national du resurgissement. Cette métamorphose se déploie sur les huit cent pages, denses, du roman. La mort devait précéder la naissance ; dans le texte, à l’enfance, achevée, close, succède la maturité combative et ouverte ; le décalage ironique des premières centaines de pages s’estompe pour devenir une adhésion plus étroite à soi-même et au récit. Les émotions se succèdent ; la mélancolie alterne avec l’espérance ; la joie avec le regret. Les Confessions d’un Italien sont saturées d’une sensibilité exacerbée, aux motifs variables. Il serait difficile, là aussi, de trouver dans ce texte immense une unité de ton. Les premières pages, amusées, exprimant une ironie sereine, contrastent fort avec les dernières, ce journal d’un fils en exil, sentimental, saturé d’une émotivité plaintive, un peu vaine, banale. Le récit s’ossifie à mesure qu’il avance. Il perd sa vivacité première pour se couler dans des formes d’expressivité plus attendues, plus communes. Le texte s’éloigne de nos propres canons esthétiques, pour adopter des tonalités que le lecteur d’aujourd’hui jugera trop attendues, usées, et même épuisées. Je ris aux mésaventures du jeune Carlo ; l’exil du fils de Carlo ne me tire pas un frisson.

Nievo sait, à mon sens, mieux manier le rire que le pathos. Le récit de l’arrivée des Français près de Venise est, par exemple, un sommet de drôlerie. Le jeune Altoviti, venu en cheval à la ville s’assurer de quelques renforts pour défendre le bien foncier de sa tante, se retrouve élu député, sans qu’il sache trop bien comment, par la populace qui l’envoie négocier seul avec les représentants de la République. Alors que ceux-ci menacent de l’arrêter, les Français arrivent. Les officiels de la Sérénissime se déchargent lâchement de leurs responsabilités sur le pauvre Altoviti qui doit donc représenter les intérêts de la communauté en révolte devant les officiers français. Ceux-ci le récompensent de son républicanisme, le congratulent, lui font l’honneur de toutes sortes d’honneurs grandiloquents… pendant que, profitant de sa naïveté, ils pillent, au nez et à la barbe de la populace, les greniers de la ville. Peu après leur départ, Altoviti, joué, menacé par des paysans qui commencent à voir en lui un complice du pillage, doit très vite se retirer vers ses domaines, qui, abandonnés, ont été aussi pillés. Le lecteur rit des mésaventures de jeunesse du jeune Altoviti, toujours trompé par plus roué que lui. Aux autres, personnages fictifs, comme Vianello, ou réels comme Foscolo, Lord Byron, Berthier et Bonaparte, sont confiés les fonctions de l’héroïsme et de la grandeur. Diverses comme une destinée, ces Confessions montrent, à la manière peut-être de Rousseau, un homme entier dans toutes ses dimensions, des plus ridicules aux plus élevées. Conjuguant les rigueurs d’une franchise totale et la force d’un engagement sincère, elles narrent une vie dans toute sa richesse et ses tourments, au risque de devenir un inextricable tourbillon d’émotions contradictoires et de forces centrifuges.

Ce qui manque probablement au texte, c’est une forme d’unité ; paradoxe pour un récit-confession, mené à la première personne par un narrateur personnage. À la cohérence du premiers tiers du livre succèdent les perpétuels rebondissements des deux tiers suivants. Le lecteur moderne pourra éprouver quelques doutes face à un texte qui multiplie à ce point les mésaventures inattendues et les retrouvailles improbables. Mario Fusco, qui préface l’édition Fayard, explique que la critique a généralement vu deux livres dans ce roman : le livre de l’enfance, qui va de 1775 au suicide de la République vénitienne en 1797 ; le livre de la maturité, qui couvre la période 1797-1855. Je crois qu’en cette claire séparation, sensible pour tous les lecteurs du texte, réside la raison de l’hétérogénéité du texte. La première partie, plus cohérente, plus tenue, plus resserrée, paraîtra au lecteur contemporain nettement meilleure que la seconde, éclatée et convenue. Les lumières de l’enfance, vues par les yeux d’un vieillard, sont des flambeaux illuminant les ténèbres ; la joie qu’éprouve le narrateur à se remémorer s’accompagne d’une relecture distanciée, sarcastique, des espoirs défunts ; le texte palpite d’une nostalgie crépitante d’allégresse. Le narrateur ne pleure pas l’enfance disparue, il la ressuscite dans un texte gai, enjoué. Carlo Altoviti, sans parents, est élevé par une tante noble qui ne le traite pas très bien ; son enfance n’est pas particulièrement heureuse ; sa fonction se résume, en effet, à tourner la broche dans la cuisine familiale – broche haïe pour laquelle il parvient pourtant à éprouver, en une très belle page ultérieure, la profonde nostalgie que suscite chez l’adulte une enfance évanouie. Il fait revivre les personnages de sa jeunesse, dans leurs travers ridicules comme dans leurs simples grandeurs.  Le monde des années 1770-1780 que ressuscite Nievo est celui d’un XVIIIe siècle joyeux, goldonien, loin du romantisme, du vague à l’âme, du spleen des enfants du siècle. Altoviti n’est pas Werther. Quelques notations romantiques, devant le paysage de la mer, cette première brisure dans la destinée d’Altoviti, altèrent quelque peu la course amusée du texte.

Un second texte naît des cendres du premier, de la jeunesse procède, différent, l’âge adulte. Moins réussi, sans doute, que le roman de l’enfance, ce récit de la maturité multiplie les aventures, sans craindre de recourir aux lieux communs du roman picaresque : combien de retrouvailles improbables, de retournements de fortune rocambolesques, de poncifs narratifs ? Altoviti devient, du jour au lendemain, grâce à un père disparu puis réapparu, enrichi chez les Turcs, un des derniers oligarques de la Sérénissime. Il se découvre bientôt une sœur cachée qui le suit incognito, à la manière de ces personnages travestis des comédies de Shakespeare. Déchu à la disparition de la République, Altoviti combat à Naples, résiste à Gênes, vit la prison, puis l’exil, revient à Venise, repart, bâtit une fortune, l’épuise, perd la vue, la retrouve, etc. Revenant de temps à autre sur les terres de son enfance, ruinées par l’impéritie de ceux qui en ont la charge, il observe, à travers la dégradation progressive du château et l’aliénation de son domaine, son propre vieillissement, le racornissement et l’épuisement de son existence personnelle. La troupe des fantômes s’étoffe à mesure que passent les vivants. Comme l’a noté Umberto Eco, les Confessions d’un Italien sont aussi une immense et versicolore élégie du temps qui passe et fuit sans recours. Nievo, mort jeune (30 ans), avait saisi un des caractères fondamentaux du temps, la relativité des durées : le temps, presque infini, de l’enfance occupe une large place, tout comme celui de la première maturité. Les années sont longues, presque éternelles, et chaque instant paraît inépuisable. La narration s’accélère ensuite, à mesure que le vieillissement rétrécit les durées, comprime le temps en une succession trop rapide d’années et de décennies. L’accélération des Confessions répond à une perception très juste de la distinction entre le temps et la durée.

Néanmoins, plus qu’une implicite mise en scène de la compression des durées, le second roman dans le roman demeure celui d’une vie aventureuse dont le fil rouge est, sans conteste, une histoire d’amour malheureuse. Altoviti aime, depuis toujours, Pisana, sa cousine, et cet amour brille d’une teinte d’espérance presque irraisonnée. Elle, égocentrique, cruelle, donna mobile, ne se donnera jamais physiquement à Altoviti ; pourtant, Altoviti n’en tire ni tristesse, ni regrets. L’amour envers cette égoïste versatile représente le point de fuite de toute une vie. Le narrateur aura bien, avec une autre, Aquilina, des enfants, une descendance. Le lien qu’entretiennent Altoviti et Pisana dépasse le cadre des unions légales et charnelles. Cet amour n’est pas même un amour romantique et larmoyant, qui développerait, autour du motif de l’inaccessible, une passion aussi exacerbée qu’elle est impossible. Non, il est, même dans ses péripéties les plus romanesques, un amour possible et profond, une disponibilité à l’autre qui transcende le temps et l’espace. Altoviti et Pisana sont l’un pour l’autre bien plus qu’un(e) amant(e), un(e) aimé(e) ou un(e) ami(e). Ils seront leur seul salut mutuel. En cela, Les Confessions d’un Italien sont aussi un formidable roman d’amour, qui résume et condense, en une figure en apparence égoïste et manipulatrice, l’inaccessible Béatrice, l’ardente Juliette et l’inconstante Manon. Nievo dépeint, en contrepoint, un autre amour non consommé, celui du docteur Vianello, figuration de la raison, de la détermination et de la sagesse, envers Clara, la sœur, pieuse, de Pisana. Le lecteur perçoit là les motifs classiques du romantisme du XIXe, qui succède au libertinage amoral du siècle précédent : le combat entre la foi et la raison, la sublimation du sentiment dans la non-consommation charnelle de l’amour, l’idéalisation d’une figure féminine privée par là d’autonomie narrative, etc.

Il serait impossible de résumer un récit qui se plaît, en s’abreuvant à tous les genres, à toutes les sources, à multiplier à l’infini les emboîtements narratifs, les aventures et les tons. Comme une synthèse de toutes les exaltations et les erreurs de son siècle et du précédent, à la jointure de deux époques, les Confessions d’un Italien reprennent, en un seul immense mouvement, inégalement distancié, toutes les thématiques et les manières de la littérature occidentale dans une dernière récapitulation avant l’avènement de la modernité.

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Autour de Garibaldi II : l’empreinte du mythe

Viva_l'Italia

Viva l’Italia, Roberto Rossellini, 1960

Seconde partie d’un diptyque consacré au révolutionnaire italien. Première partie ici.

La vie de Garibaldi pourrait être le sujet d’une trilogie, d’une tétralogie, d’une pentalogie voire d’une dodécalogie. Quoi de plus facile que de mettre en image une vie romanesque comme celle-là ? De ses débuts de corsaire sur l’estuaire du Parana à sa défense de la Bourgogne envahie par les prussiens, Garibaldi chevauche, combat, commande, et entre ainsi dans la légende. De son vivant, son nom suggérait le courage et le désintéressement. Cincinnatus moderne que la bourgeoise élite piémontaise utilisa pour conquérir l’Italie, Garibaldi attire à lui la lumière : que sont donc Cavour et Victor-Emmanuel II à côté de l’astre révolutionnaire ? Le risorgimento n’a pas été une épopée glorieuse. Le Piémont ne s’empara de la botte qu’avec l’assentiment de plus forts que lui. Ses tentatives militaires n’ont pas marqué le siècle. Pusillanime, temporisatrice, hésitante, lâche, voire sournoise, la tactique piémontaise ne peut s’affubler d’aucun titre de gloire. Il lui fallait un héros botté. Une épopée fondatrice. Plutôt que les guerres contre l’Autriche, gagnées grâce à d’autres, l’historiographie italienne a retenu les Mille, conquête inouïe des vastes Deux-Siciles par une poignée de volontaires irréguliers et mal armés. Garibaldi estompe les ombres de la conquête par sa geste aventurière. Il condense l’aspiration unitaire, le loyalisme, l’esprit de 1848 – révolutionnaire mais libéral – et les grands principes moraux. L’épopée romanesque des Chemises rouges efface la marque bourgeoise et industrieuse de l’unification.

En 1960, à quelques mois du centième anniversaire de l’Unité, Roberto Rossellini réalisa Viva l’Italia, récit de la conquête de la Sicile et du Royaume de Naples par Garibaldi et ses hommes en 1860. Il reprend, tel quel, le mythe garibaldien. Le héros n’hésite pas, il traverse l’écran de part en part, marche sans jamais faiblir, déterminé et altier, à la conquête de la Sicile. Pas de nuances ou de demi-mesure, ou si peu. Le film met en image la légende telle que l’Italie voulait la voir. Garibaldi ne court pas, il vole. Ses hommes triomphent sans péril des napolitains : ceux-ci ne sont que des figurants de l’épopée. L’expédition soutenue de loin, sans guère d’entrain, par un Cavour inquiet, écrase en deux heures tout ce qui se présente à elle. L’incurie du commandement napolitain, l’apathie des populations paysannes et le double-jeu de Victor-Emmanuel n’apparaissent à aucun moment. Les scènes s’accumulent et le spectateur ne voit partout que Garibaldi, le meneur d’hommes, le tacticien courageux et le conquérant inspiré, qui refuse à l’occasion de se plier à la lâcheté piémontaise. Victor-Emmanuel demanda en effet officiellement à Garibaldi de s’arrêter à Messine, mais officieusement, comme l’indiquent les archives du royaume, il lui dicta d’autres consignes, celles de ne pas cesser le combat. Les Chemises Rouges conquirent Naples, en désobéissant apparemment aux ordres officiels. Seulement, elles suivaient des ordres officieux que les Savoie jugèrent longtemps embarrassants. Le réalisateur n’approfondit pas.

Plutôt que de mettre en image l’histoire, telle qu’on la connaissait en son temps, Rossellini illustre le mythe. Chaque scène ressemble à une image d’Épinal. Les batailles aboutissent toujours à la victoire des Mille, sans que le spectateur sache bien comment, donnant ainsi le sentiment que l’Unité était inéluctable et la victoire de Garibaldi programmée. Les Bourbons de Naples se retirent, sans jamais laisser l’impression qu’il eût pu en être autrement. Pourtant, que l’État le plus peuplé d’Italie et ses 80 000 soldats, fidèles et bien entraînés, soient vaincus par une expédition d’irréguliers, voilà bien une issue improbable. L’incurie du commandement et l’insurrection des siciliens expliquent ce succès : elles sont absentes du film. Ce Garibaldi sonne faux, sa campagne est dépourvue du moindre suspense. A aucun moment Naples ne semble en mesure de reprendre le dessus. Pourtant, historiquement, François II s’y essaya : il remania son haut-commandement, accorda une Constitution libérale. Il n’apparaît dans le film que pour fuir sa charge, presque heureux de ne plus être roi. Pourtant quelques semaines plus tard, il livre encore bataille, sur la Volturna. Comment un roi démissionnaire peut-il encore trouver l’énergie de se battre?

Rossellini dépeint sans guère de personnalité les épisodes historiques des Mille : sa caméra parcourt la légende, sans jamais la mettre en question. Le Guépard de Visconti, basé sur le roman éponyme de Tomasi di Lampedusa, n’utilise l’expédition qu’en arrière plan, et pourtant il sonne plus juste que le pensum rossellinien. Là où Visconti et Lampedusa montrent l’attitude ambiguë des siciliens et la raison de leur alliance tacite avec les Chemises Rouges, Rossellini ne montre que des paysans attardés qui accueillent leur conquérant avec une piété primitive. Là où Lampedusa explique les conditions qui ont rendu possible ce bouleversement, Rossellini se contente de le mettre en images. Comme si l’histoire officielle du nord avait gardé intacte sa foi en l’épopée héroïque plutôt que d’affronter ce qui s’était réellement produit. Garibaldi traverse le film comme un décor de carton-pâte. A certains moments, le spectateur a l’impression d’assister à un produit de propagande du cinéma soviétique, voire pire, cubain, une suite d’exaltations sans saveur de l’héroïsme des révolutionnaires.

L’histoire officielle ne devrait jamais être mise en image. Didactique, pesante, conformiste, il lui manque l’étincelle d’humanité qui transfigure le vrai cinéma. Film de manuel scolaire, Viva l’Italia ne parvient jamais à s’élever au-dessus de son sujet. Rossellini montre une idée de héros, un conquérant impavide qui ne s’arrête que pour formuler des aphorismes historiques, d’ailleurs plus ou moins apocryphes.  Il est par contre instructif pour comprendre ce que Garibaldi pouvait évoquer dans l’Italie de l’après-guerre, lorsque son épopée n’était pas encore empoussiérée par le monde contemporain : un héros, dont on ne connaît pas vraiment les motivations profondes, totalement fermé au doute et à l’inquiétude, à la fois intensément déterminé et politiquement naïf. Il suffira que Victor-Emmanuel le congédie après l’entrevue de Teano – durant laquelle Garibaldi lui livre les Deux-Siciles – pour que le révolutionnaire cède et rentre dans son île sarde. Un an et demi plus tard, pourtant, ce même roi de Sardaigne, devenu roi d’Italie, enverra l’armée arrêter Garibaldi sur l’Aspromonte : gênant retournement, que Rossellini élude. Ce film est celui de l’Unité, il évite les fausses notes. Il intéressera de fait plus l’historien des représentations que le cinéphile. Dommage, car le sujet méritait mieux, et quelques scènes – le départ de François II de Naples notamment – sauvent le film de la déroute complète.

Autour de Garibaldi I : les traces du héros (Alfonso Scirocco)

garibaldiGaribaldi, Alfonso Scirocco, 2005

Première partie d’un diptyque consacré au révolutionnaire italien.

Giuseppe Garibaldi est une des figures majeures du XIXe siècle. Sa vie aventureuse, ses engagements révolutionnaires, l’engouement international qu’il suscita, se rapprochent du parcours de certains révolutionnaires contemporains – Che Guevara pour ne pas le nommer -. Scirocco, spécialiste de l’Italie du Risorgimento, ne trace pas ce parallèle, mais le lecteur actuel sera tenté, toutes proportions gardées, de comparer les deux hommes. Né à Nice en 1807, Garibaldi participa aux premières tentatives libérales contres les autocraties italiennes dans les années 1830. Leur échec entraîna son exil. Le marin, proscrit, s’établit en Amérique du Sud. Il y connut, pendant plus de dix ans, de multiples aventures au services du Rio Grande et de l’Uruguay. Cet épisode moins connu de la vie du révolutionnaire est bien remis en perspective par Scirocco.

Corsaire au service de l’éphémère république du Rio Grande – la province la plus septentrionale de l’Empire du Brésil,  alors indépendante, il manifesta en peu de temps un courage et une audace peu communes. Aux commandes de modestes navires, il déstabilisa le commerce local en arraisonnant des navires marchands. Capturé, détenu quelques mois en Uruguay pour ses forfaits, puis libéré, il combattit avec les sécessionnistes du Rio Grande jusqu’à la chute de la petite république. En Uruguay, les conflits entre les deux prétendants à la Présidence de la République tournèrent bientôt à la guerre civile. Le général Rivera, aux commandes du parti rouge – les colorados – s’opposait au général Oribe, chef du parti blanc – les blancos. Derrière cette lutte de partis se profilait l’ombre inquiétante du dictateur Argentin, Rosas, lui-même blanco. L’Uruguay de Rivera et des colorados se battait pour son indépendance.

Garibaldi prit rapidement le commandement d’une légion d’exilés italiens qui défendaient, aux côtés de Rivera, la souveraineté uruguayenne. Ils brillèrent contre des ennemis plus nombreux qu’eux : le nom de Garibaldi commença à se répandre hors d’Uruguay. Aux commandes d’une brigade pauvre et mal équipée, il permit au parti de Rivera de tenir la capitale, Montevideo. Après l’intervention des franco-britanniques aux côtés des colorados, l’Uruguay préserva son indépendance. Garibaldi décida alors de revenir en Italie : arrivée par un heureux hasard en plein Printemps des peuples – 1848 – la légion italienne d’Uruguay se mit au service du Piémont, en guerre contre l’Autriche. Quelques mois après la défaite piémontaise, Garibaldi trouva refuge en Toscane puis à Rome. La population avait chassé le Pape et proclamé la République. Pendant un peu plus d’un an, il défendit la jeune démocratie, bientôt submergée par les armées françaises, napolitaines et autrichiennes. Défait, poursuivi, Garibaldi parvint à s’échapper par miracle. Il reprit alors les routes de l’exil sud-américain.

Redevenu capitaine de marine, il sillonna le Pacifique quelques années, aux commandes d’un navire marchand. Le Piémont continuait pourtant, par tous les moyens, d’essayer d’unifier l’Italie. Garibaldi décida de revenir sur le Vieux Continent. Après quelques opérations contre les autrichiens dans les Alpes, il réalisa l’exploit pour lequel il est entré dans l’Histoire. A la tête d’un millier de volontaires, issus des classes de la bourgeoisie libérale du nord de l’Italie, il débarqua à l’ouest de la Sicile, terre qui appartenait à l’époque au Royaume bourbon et absolutiste des Deux-Siciles. En cinq mois, les Mille vainquirent à trois reprises l’armée napolitaine, conquirent la Sicile, puis la botte de l’Italie et achevèrent leur épopée par la prise de Naples. L’épisode est probablement le plus célèbre du Risorgimento ; il permit au Piémont d’unifier la péninsule. Dictateur – à la romaine – des Deux-Siciles, il remit le royaume à Victor-Emmanuel II, roi du Piémont, qui accepta et invita aussitôt le conquérant à rentrer chez lui. Garibaldi considérait pourtant qu’il n’avait pas achevé sa mission : Rome et Venise échappaient encore à la mainmise italienne.

Après un repos de quelques mois, et malgré les propositions d’Abraham Lincoln, qui souhaitait sa présence à la tête d’une division yankee contre les sudistes, Garibaldi reprit les armes pour s’emparer de Rome. Empruntant de nouveau le chemin des Mille, il débarqua en Sicile, puis dans les Pouilles. Le roi d’Italie, qui ne pouvait laisser agir Garibaldi – les français étaient prêts à intervenir pour protéger le Pape – envoya son armée arrêter les irréguliers. Blessé grièvement à la bataille de l’Aspromonte, Garibaldi renonça, provisoirement, à son entreprise.  Diminué, l’italien n’abandonna pas l’action militaire – sens profond de son existence. Il mènera une armée italienne contre les autrichiens en 1866, tentera une nouvelle fois de s’emparer de Rome en 1868, puis défendra, à la tête de volontaires, la jeune République française contre les prussiens en 1870-71.

Le parcours de Garibaldi, pourtant résumé en quelques paragraphes, est d’une extraordinaire densité. Celle-ci suffit à expliquer la notoriété internationale dont il bénéficia tout au long de son action publique. Voilà un homme qui fut corsaire au Brésil, général en Uruguay, défendit Milan contre les Autrichiens, dirigea les armées de la République Romaine, conquit un royaume doté d’une armée de 80 000 hommes avec un millier de volontaires, ne plia que contre la realpolitik des dirigeants de son temps et trouva l’énergie, à 60 ans passés, de diriger un corps d’armée contre les puissants prussiens dans un pays qui n’était pas le sien. Les médias de son temps en firent une icône internationale, une légende. Alfonso Scirocco revient sur la vie de Garibaldi en démêlant le mythe et la réalité. Plutôt aimable pour son sujet, l’historien retrace avec de nombreux détails l’épopée d’une des figures légendaires de l’histoire italienne. Difficile de ne pas éprouver d’admiration, d’ailleurs, pour cet homme naïf et courageux, pour sa vie d’aventures dans un siècle qui, après Napoléon, n’était plus destiné à connaître de héros.

Le Garibaldi présenté par Scirocco n’est pas exempt de défauts. Mais lorsqu’il se met en marche, sa capacité de mobilisation des troupes, son audace tactique, ses intuitions stratégiques emportent l’admiration de tous. Pourtant, lors de sa plus célèbre campagne, il bénéficia largement de l’incurie du commandement napolitain. Il s’engagea parfois à tort dans des campagnes condamnées d’avance – la plus célèbre connut son achèvement lors d’une bataille d’à peine un quart d’heure sur l’Aspromonte. Ses positions politiques, floues, consistaient en de grands principes (la Liberté, le Peuple) assénés avec emphase. Garibaldi est du siècle de Hugo et des démocrates de 1848. Les églises socialistes, en formation, le concernent peu : les marxistes n’ont pas encore mis la main sur l’Internationale et les positions théoriques du guérillero italien s’avèrent flexibles. Seule constante : la libération de l’Italie des despotes réinstallés par le Congrés de Vienne, et l’unification de la péninsule sous l’égide du Piémont.

Garibaldi est un héros romantique, un conquérant mystérieux, qui ne trouve de justesse que dans l’action perpétuelle, les campagnes, les marches et les batailles. Il n’aspire pas au pouvoir politique – qu’il dépose aux pieds de Victor-Emmanuel après l’avoir conquis à Naples -, il n’aspire pas au gouvernement – ses mandats de députés, en Uruguay, en Italie et en France,  s’achèvent brièvement -, il n’aspire pas à la renommée – même s’il l’utilise à bon escient lors de ses campagnes -. Voilà la clé de l’homme : un soldat qui ne conquiert pas pour lui-même, qui combat pour ce qu’il perçoit du Bien et du Vrai, et le restitue ensuite aux pouvoirs légitimes. Garibaldi combat : Justice, Liberté, Vérité sont ses étoiles polaires. Le siècle l’adula. Washington tenta de le recruter pendant la Guerre de Sécession. Ses exploits résonnèrent à New York, Lima, Londres, Tokyo et Istanbul. Garibaldi est le premier héros de l’âge global. Les journaux lui donnèrent une notoriété, presque sans taches, que ne connut pas même Bonaparte, héros clivant. Le mythe dépassa la réalité.

Le Garibaldi de Scirocco est un excellent portrait, précis et mesuré, d’un des derniers héros de l’histoire des hommes, le dernier de l’ère pré-industrielle. Même s’il montre parfois quelque sympathie pour son sujet, Scirocco parvient à garder suffisamment de mesure pour faire de ce livre la meilleure biographie en français du condottière des pauvres. Le garibaldisme est aujourd’hui empoussiéré, mais la geste aventurière demeure.