Le Confident du poète, Niels Frederik Dahl, Actes Sud, 2012 (trad. Vincent Fournier) (Première éd. originale 2009)
Les éditeurs le savent bien, le public que vise un livre varie en fonction de son titre. Ainsi Le Confident du poète, roman récent de l’écrivain Niels Frederik Dahl s’appelle-t-il, en norvégien, Herre, du nom de son personnage principal. Si Herre n’a pas été retenu par Actes Sud, c’est que ce nom, signifiant à Oslo, ne l’est pas en France. En effet, Bernard Herre (1812 – 1849), semi-intellectuel danois venu s’installer en Norvège avec sa famille dans les années 1820, n’est qu’une personnalité de second rang du romantisme norvégien du XIXe siècle. Excepté quelques spécialistes de l’histoire culturelle scandinave, les lecteurs français ne le connaissent pas. Les meilleurs auteurs de sa génération littéraire, Camilla Collett née Wergeland, Henrik, son frère ou encore Johan Sebastian Welhaven, dont ce livre retrace les mésaventures, sont dans notre pays à peine mieux identifiés – j’ai néanmoins noté que les éditions Zoé avaient récemment traduit un des principaux romans de Camilla Collett. Cette génération n’a de toute évidence pas eu l’aura continentale de la suivante, celle des « quatre grands », celle des Ibsen, des Lie, des Kielland et des Bjørnsøn – dont il m’arrive de parler en ces lieux, où à défaut d’esprit, souffle au moins, de temps en temps, un glaçant vent du nord. Le Confident du poète aurait pu, aussi, s’intituler Le Chasseur du Nordmark, titre envisagé tant par M. Dahl, l’auteur, que par M. Fournier, le traducteur. Si ces deux propositions recouvrent chacun un aspect distinct du roman, ils n’appellent pas le même lectorat. Sans être particulièrement acerbe, on devine que les publics de titres aussi dissemblables se recoupent mal. J’ai toujours trouvé aux couvertures illustrées d’Actes Sud quelque chose de féminin, que l’on retrouve dans les choix éditoriaux de la maison, la joliesse de leurs livres et de leur papier un peu mat. Pour aller au bout de ma petite intuition quelque peu cynique, nul doute qu’à bien considérer le cœur de cible de la littérature contemporaine, et d’Actes Sud en particulier, le choix du Confident du poète, au détriment du Chasseur du Nordmark s’imposait (à ma grande déception).
Ce roman se déroule dans les milieux littéraires de Christiana pendant la première partie du XIXe siècle. M. Fournier, le traducteur, fait remarquer dans son instructive postface que cet univers est mal connu. C’est vrai. On évoque assez peu la Scandinavie en France. Pour mieux parler du livre, je pourrais vous assommer de savantes explications sur l’histoire de la Norvège, passée en 1815 de son assujettissement séculaire à la couronne du Danemark à une forme d’association sui generis avec la Suède – où régnait alors l’ex-maréchal, et roturier, Bernadotte, devenu par adoption un royal Charles XIV. Je pourrais vous expliquer gravement les tensions d’alors entre une vieille bourgeoisie, conservatrice et pro-danoise (que représente Welhaven) et des forces sociales libérales et ascendantes, plus conscientes de la singularité nationale norvégienne (que défend Wergeland). Je pourrais ajouter que l’époque du livre est exactement celle des grands travaux linguistiques d’Ivar Aasen, le linguiste qui construisit, à partir de versions dialectales, le nynorsk, devenu depuis seconde langue officielle de la Norvège. Le fondement scénaristique du livre, tel que le liraient les critiques d’antan, à la Lukacs, tiendrait alors à un argument complexe : l’hostilité des milieux danophiles envers l’expression nationale et culturelle de la bourgeoisie norvégienne naissante, situation mise en fiction par l’amour impossible entre des Capulet-Welhaven rêvant de Copenhague et des Montaigu-Wergeland défendant leur patrie, dans un jeu amoureux doublé, donc, de considérations politiques. À un point de tension historique entre une société en agonie et une société au berceau, ce roman eût pu constituer un vaste panorama historico-littéraire, à relents réalistes, accessible aux seuls connaisseurs des runes et des arcanes du Grand Nord. Oubliez tout cela. M. Dahl n’a pas écrit un roman historique.
Contrairement à ce que prétend le traducteur, que ces personnages soient connus ou non du lecteur ne compte pas vraiment ; leur drame n’est pas voilé par l’absence de certaines références érudites ; leur histoire peut toucher n’importe qui. Il se dégage de ce livre, dont j’examinerai un peu plus loin la composition complexe, une impression de fausse historicité ; le lecteur ne peut échapper au pressentiment que l’anecdote historique et son arrière-plan sont des alibis. L’écrivain aurait trouvé, dans la destinée tragique de Bernard Herre, un moyen de mettre en scène un touchant dilemme personnel, sur une trame avant tout sentimentale. M. Dahl a en conséquence évacué tout ce qui pourrait rendre ce roman inactuel. Je sais bien que le désir de vraisemblance relative de l’expression, des réflexions et des personnages d’un roman dénote probablement chez moi une incurable manie formaliste petite-bourgeoise, un académisme poussiéreux et une manie désuète de l’authenticité ornementale, aux dépens de la vérité littéraire. Néanmoins, je me dois de constater que je n’ai rien trouvé, dans ces personnages, qui ne soit d’aujourd’hui. L’expression est généralement vulgaire – les tirades injurieuses et grossières du « poëte » Welhaven détonnent, tout comme le style minimaliste, anti-métaphorique, compressé du narrateur Herre, aux ambitions littéraires pourtant avérées ; toute émotion religieuse, spirituelle ou artistique manque – alors que ce temps aimait à en disserter doctement ; quant à la structuration du livre, aussi complexe et brillante soit-elle, elle est d’époque – la nôtre. D’autres ont déjà fait de tels constats : est inaccessible à la pensée du jour la structuration et la forme de la pensée d’hier et d’avant-hier – déjà, le Cinq-Mars de Vigny sentait plus son 1826 que le 1636 où il était supposé se dérouler, pour ne pas remonter aux tragédies pseudo-antiques du théâtre français. Le travail de l’écrivain n’est pas celui de l’historien. Ils ne cherchent pas à dévoiler la même vérité. Si l’artiste aime, éventuellement, placer ici ou là quelques afféteries d’époque – les romans historiques médiévaux sont par exemple surchargés de pseudo-archaïsmes – son objet dépasse la simple et stricte reconstitution en costumes. M. Dahl écarte de son propos tout ce que son époque ne comprendrait pas : les débats fossilisés sur la nation norvégienne, les vieilles arguties poético-esthétiques, le sens de l’engagement spirituel. Cette relecture moderne ne laisse rien du cadavre de l’âge romantique, sinon ce que toutes les époques ont en commun, à savoir les manifestations des passions les plus naturelles de l’homme : l’amour, le désir, la peur, etc. Tout se présente comme si l’auteur avait voulu actualiser une anecdote historique, la nourrir au sein de notre époque et l’exposer non dans ce qu’elle a de contingent et de dépassé, mais dans ce qu’elle a d’éternel et de présent. En ce sens, le refus du roman historique, décision prise, de toute évidence, par l’écrivain, se défend comme un moyen de rouvrir les portes du passé et d’appréhender celui-ci dans ce qu’il a encore de vivant à nos yeux. Ou alors, mais je serais peut-être exagérément sévère, c’est un défaut de sensibilité littéraire et d’appréhension de l’essence du passé, de l’essence de ce qui comptait alors, de l’essence de ce qui n’est plus, bref un aveu d’incapacité créative et d’absence de sixième sens créatif. Je ne crois pas que ce soit le cas ; j’expliquerai plus loin en quoi la posture de M. Dahl est légèrement plus compliquée que cette rapide dichotomie le laisse entendre.
Le drame s’organise en deux trames dont les entrelacs sont particulièrement maîtrisés. Si elle déconcerte au départ, la composition du roman, examinée rétrospectivement, apparaît fort bien pensée. La première trame expose, par le biais du narrateur Bernard Herre, les événements survenus depuis la première rencontre de Camilla Collett avec Jean Sébastien Welhaven jusqu’à leur rupture définitive. La seconde met en scène, par un récit à la troisième personne, les derniers jours, quelques années plus tard, de Bernard Herre. Le Confident du poète, c’est l’histoire classique d’amours impossibles, de désirs inassouvis, de passions contrariées ; Le Chasseur du Nordmark, c’est le récit de la dernière errance d’un homme, au crépuscule d’une vie d’échecs. Voilà pourquoi les deux titres étaient envisageables, chacun portant sur un volet différent de l’ouvrage. L’entrecroisement des deux fils narratifs est réussi. Si les premières pages suggèrent quelques obscurités, surtout avec le style particulier et primitif de Herre, le reste de l’ouvrage finit par les justifier autant que par les éclaircir. Je résumerai en quelques mots le système sentimental de l’ouvrage, proprement racinien : Herre aime Camilla, qui aime Welhaven, qui aime Ida, qui, gravement malade, se refuse à lui (c’est aux motivations près le schéma d’Andromaque). Ce jeu de désirs affûtés par l’impossibilité de leur assouvissement fonde, on le sait, la littérature amoureuse dans ce qu’elle a de plus émouvant, le roman de la passion contrariée. Pour le « confident », Herre, fils de négociants ruinés, le seul moyen d’approcher Camilla est de jouer, comme le lui propose son ancien précepteur, Welhaven, les émissaires d’une passion épistolaire, que le poète a besoin de nourrir chez son interlocutrice pour des motifs stratégiques et littéraires. Elle cherche un mari, il cherche une muse intouchable, cette divergence sera à l’origine de leurs palinodies. Herre trouve, par son rôle d’intermédiaire, le moyen de satisfaire Camilla – elle rêve, malgré l’hostilité de sa famille, à une union – de satisfaire Jean Sébastien – il trouve là un moyen d’arriver dans la société de Christiana – et de se satisfaire lui-même. Le narrateur est moins un « confident », d’ailleurs, qu’un « émissaire », un « relais », un « outil ». Ses deux interlocuteurs le tiennent en faible estime ; malgré ses espérances, il n’a jamais constitué, pour Camilla, un partenaire marital ou sensuel envisageable, d’autant plus qu’il est appauvri, plutôt fruste, sale, bientôt alcoolique, toujours entouré de ses chiens et au fond assez étrange. Quelques incises de Welhaven et de Camilla Collett, peut-être un peu superflues d’ailleurs, laissent transpirer leur mépris pour l’infortuné Herre, mépris dont il n’est pas dupe.
Plutôt que de livrer un roman d’analyse en bonne et due forme, M. Dahl segmente son récit en « boules » de prose, bien closes, hermétiques. Il n’y a, pour Herre, ni continuité, ni progrès possible. Une perspective diachronique, avec ses fluctuations, ses avancées et ses reculs, aurait contredit le postulat de départ. Le confident énamouré, rejeté dans un rôle subalterne, ne peut pas plus échapper à son statut inférieur qu’à son sentiment lancinant. Chacune de ses interventions, ces « boules » de prose plus ou moins longues, le présente inchangé dans sa passion. Comme son désir amoureux ne peut se réaliser – Camilla ne le veut pas – ni s’atténuer – Camilla a besoin qu’il soit souvent présent à ses côtés – le narrateur est rejeté dans un ressassement amoureux, une stase d’éternel recommencement. Il change peu ; le lecteur le trouve d’une admirable constance, celle d’un être jamais satisfait à qu’il n’est jamais complètement interdit d’espérer. Pour lui, le moindre geste, le moindre effleurement, le moindre regard, alimente à nouveau ce feu intérieur que rien ne vient éteindre. La trame principale explore ainsi quinze ans d’une passion inutile, de l’éternel retour d’un désir avivé par le manque. Herre est évidemment une victime, de lui-même comme des autres. Il n’est pas étonnant, dans ces conditions que le rival, Jean Sébastien, soit présenté de manière aussi négative : avare, arriviste, négligent, goujat, pleutre, péroreur bellâtre et sans scrupules, il concentre sur lui toute la haine que ne peut manifester expressément le personnage principal. Camilla n’est guère mieux traitée, mais, à la différence de Welhaven, le moindre geste la rachète aux yeux de Bernard. Un léger contact, un regard, une main effleurée, une jambe appuyée, et toutes les avanies sont pardonnées ; le fait même qu’elle finisse par acheter son départ, vers la fin du livre, alors qu’elle est mariée à un autre et ne désire plus le voir, lui est pardonné. Le Confident du poète est un avatar du drame éternel de la passion amoureuse inassouvie. Il était donc logique que l’autre trame narrative s’intéressât à la conclusion prévisible de celle-ci.
Ce que j’ai appelé, depuis le début de cette note, Le Chasseur du Nordmark constitue l’habile contrepoint du roman de l’amour déçu. Herre y est lu de l’extérieur, présenté d’un point de vue décentré, plus objectif. Le voici errant en 1849, appauvri, avec ses chiens, dans la lugubre forêt scandinave. Désormais marié à la pauvre fille d’un soldat vagabond, ancien des guerres napoléoniennes, Herre court, de chapitre en chapitre, vers son destin fatal, seule voie pour mettre fin à son piétinement sentimental. Cet homme, inadapté au petit monde poétique et littéraire, éthéré, constrictif de Chrisitiana, a tenté, des années durant, par amour, de résoudre l’écart qui séparait ses passions prosaïques et simples des fluctuations vaporeuses et embrouillées d’êtres qui le méprisaient. Il a été jusqu’à écrire et publier quelques poèmes pour s’assimiler à la société littéraire ; ces efforts n’ont pas porté ; il a toléré l’éternel recommencement de ses échecs, jusqu’au point, avancé, où ceux-ci n’ont plus paru tolérables. Frustré, rejeté, dédaigné, Herre a choisi, pour briser son encerclement, de correspondre enfin au monde qui s’est refusé à lui, par un geste définitif, irrécusable. Il a conquis sa place. Ce personnage, digne d’un certain expressionnisme burlesque et bon vivant, résout ainsi, par le geste âprement romantique du suicide du poète, son écart avec le drame gourmé dans lequel l’a entraîné sa passion. Sa mort ne cadre pas avec lui-même ; la résolution de cette mort inexplicable constitue peut-être le motif premier du livre. Rien, dans son caractère, ne l’annonçait ; tout, dans son histoire, l’y conduisait. Cette évasion libératrice est aussi, hélas, le dernier signe de sa malédiction, celle d’un homme qui a adhéré, contre sa nature, à un univers socio-artistique qui n’était pas le sien, en a adopté, par opportunisme, les valeurs, puis a fini par y croire, jusqu’à prendre les romantiques au mot. La duperie essentielle réside bien là : même dans son évasion finale, Herre est dominé, vaincu, inféodé à un système de valeurs étrangères, que leurs promoteurs ne respectent même pas. L’antipathique Welhaven s’est payé de mots tout au long du livre : les mots du penseur, les mots du causeur, les mots du philosophe, les mots du poète, les mots de l’amoureux, tout ceci n’était que postures d’imposteur. Quelle sincérité y mettait-il ? Aucune, ou presque, puisque le beau système éthico-esthétique de l’artiste ne reposait que sur une nature profondément vicieuse, d’une duplicité et d’une ingratitude aussi redoutables que consternantes – le roman en donne bien des exemples. Qu’il soit confident ou poète, Bernard Herre apparaît comme la victime d’un mode de pensée et d’actions fondamentalement hypocrite, auquel il a été, peut-être, le seul à adhérer, jusqu’à s’en faire tout à tour, le porte-voix (dans les controverses de Christiana), l’imitateur (quand il contrefait l’écriture de Welhaven pour correspondre avec Camilla) puis le défenseur. Lui seul, au fond, fut assez naïf pour y croire.
Malgré quelques agaceries contemporaines dont une forme cédant parfois un peu trop à la mode du style court et plat, Le Confident du poète s’avère donc plus profond qu’il n’y paraît. Son architecture complexe tranche d’ailleurs avec son apparente simplicité. Sur la vieille trame racinienne des amours impossibles, M. Dahl produit une variation réussie, parfois touchante, souvent surprenante. L’anachronisme relatif du livre comme son écart avec la lettre de la Norvège romantique du XIXe peuvent s’expliquer, au-delà de la possible inaptitude stylistique de l’auteur, par un désir profond de dévoiler la fausseté d’une époque. Peu importent les beaux discours de Welhaven – dont le lecteur n’a qu’une rumeur lointaine, navrante et biaisée – et les grandes leçons morales de la paléo-féministe Collett, ce qui compte, aux yeux de M. Dahl, c’est le fond de duperie inhérent au romantisme et à sa littérature, ce mensonge trop bien enrobé qui empoisonne ceux qui l’avalent avec candeur. On comprend d’autant mieux, ceci posé, le refus de sacrifier à un certain académisme et de se livrer à une reconstitution en costumes. Quand un auteur veut montrer que le roi est nu, il évite, en toute logique, de lui tisser de beaux habits chamarrés. Seulement, M. Dahl, n’a-t-il pas oublié, dans sa critique un peu facile, que le roi dénoncé n’était pas seulement nu, mais qu’il était surtout mort, et depuis longtemps ?