The Second City : Histoire de Chicago, d’Andrew Diamond et Pap Ndiaye

Daley, campagne municipale 1975

Histoire de Chicago, Andrew Diamond & Pap Ndiaye, Fayard, 2013

Le titre quelque peu trompeur de ce livre semble proposer une histoire « de ville » synthétique et grand public, comme Fayard en a déjà bien des fois publié, que ce soit de Rome, de Beyrouth ou de Vienne. Pourtant, ce texte, écrit à quatre mains par deux américanistes, ne présente pas une histoire académique et institutionnelle de la ville. Le ton, engagé politiquement, orienté socialement, étonnera les habitués des publications de référence des éditions Fayard. Ce livre ressemble moins à une synthèse grand public qu’à un travail plus universitaire, digne des catalogues de maisons d’édition plus engagées et plus pointues comme La Découverte. Ni politique, ni économique, cette histoire se veut, de l’aveu de ses auteurs dans leur introduction, une « histoire sociale et populaire » de la ville. Il m’a semblé, à la lecture de l’ouvrage, que cette précision programmatique n’était pas encore assez limitative. Diamond et Ndiaye n’ont pas écrit une histoire populaire, mais une histoire raciale – utilisons pour une fois le terme dans son acception américaine, large, neutre et sans les malheureux sous-entendus que nous percevons, en France, avec cet adjectif – centrée sur la communauté afro-américaine de Chicago et ses relations avec les autres communautés et le pouvoir institutionnel. Un quart du livre, à peine, est consacré au développement historique de Chicago, à son impressionnant essor industriel, à son déclin relatif et à sa plus ou moins difficile reconversion. Les trois-quarts restants du livre se concentrent sur l’histoire, intéressante au demeurant, des afro-américains de Chicago. L’exemple est suffisamment bien traité pour présenter, malgré ses limites, une véritable ouverture sur la réalité du terrain urbain américain au lecteur français.

Cette perspective d’appréhension d’un objet social par le prisme ethnique (j’utiliserai  désormais ethnique à la place de racial dans cette note) relève d’un parti-pris : la compréhension d’une ville américaine ne semble envisageable, pour les auteurs, qu’à partir des communautés qui la fondent, de leur intégration progressive ou de leur ségrégation dans l’espace public et politique. Ces communautés se constituent comme telles sur des motifs assez diversifiés : origine ethnique, langue, religion, couleur de peau. Leur reconnaissance mutuelle comme entités autonomes doit permettre leur dialogue et leur existence auprès des instances administratives. Cependant, elles ne sont pas un donné de l’organisation urbaine ; il existe une histoire de la constitution des communautés (et de leur disparition). Les auteurs montrent ainsi, en s’écartant du cadre afro-américain de leur analyse, comment les communautés mexicaine et portoricaine se sont constituées comme interlocuteur social, dans un premier temps en tant que communauté « latino », et dans un deuxième temps comme deux ensembles distincts, « portoricain » et « mexicain ». Pour le pouvoir municipal, et cette tendance a été accrue par la mainmise permanente du Parti démocrate (grand « balkanisateur ») sur la ville depuis 80 ans, toute politique s’organise autour des communautés, par les communautés, pour les communautés. La « balkanisation » de la ville, que Diamond et Ndiaye expliquent fort bien, est le résultat d’interactions répétées entre les catégories d’appréhension politique du pouvoir municipal et les revendications « ethniques » des différentes communautés. Il est très intéressant de constater que Chicago n’est pas une collectivité unifiée, le fameux melting pot de la mythologie américaine, mais une marqueterie, une mosaïque de petites communautés, toutes en compétition dans le champ social et politique. J’insiste particulièrement sur cette idée de compétition car, si elle n’est pas explicitement analysée par les auteurs, elle ressort pourtant comme le caractère premier de l’histoire de Chicago ; c’est la compétition entre communautés qui structure, dans un second temps, les phénomènes de domination qu’observent et analysent les deux auteurs. Ces luttes débouchent sur des négociations, des trêves et des accommodements, desquels les considérations de puissance économique et sociale ne sont bien sûr pas absentes.

La description intérieure de Chicago comme champ de forces sociales et politiques est probablement l’aspect le plus intéressant du livre, le plus dépaysant aussi, pour un lecteur français, peu au fait du fonctionnement des très grandes villes américaines (Chicago est, derrière New York et Los Angeles la troisième ville du pays – son surnom, datant d’avant l’essor de la mégalopole californienne, est même The Second city). Cette lutte communautaire est observée via la communauté noire.

Le public français peut découvrir deux caractéristiques historiques de la ville américaine, caractéristiques qu’il méconnaît probablement : les « Machines » électorales et la très grande latitude d’action des exécutifs municipaux. Le Parti démocrate domine la vie politique de Chicago depuis des décennies par un clientélisme, un népotisme même, extrêmement sophistiqué. Oublions les exemples les plus navrants donnés par Jacques Médecin, Patrick Balkany ou autres exécutifs municipaux français condamnés par la justice, rien ne peut arriver à la cheville de l’impunie Machine Daley, du nom des deux maires, le père et le fils, ayant gouverné la ville pendant un demi-siècle. Si le fils (1989-2011) peut se targuer d’une série de réussites économiques et urbaines reconnues à l’échelon national, réussites que les auteurs contestent néanmoins fortement, le père (1959-1976), en revanche, fait figure de boss, de véritable parrain, corrompu et malhonnête. L’attitude de la police pendant les émeutes meurtrières de la Convention démocrate de 1968, le meurtre d’un conseiller noir, quelques années plus tôt, ou celui du radical Fred Hampton dans une fusillade dépassent de loin toute notre expérience française. Daley attribuait les marchés, les places et les fonctions à son gré, sans contrôle véritable du conseil municipal. Son action sur la ville, si elle a pu maintenir une forme d’attractivité économique en pleine reconversion industrielle, est très éloignée des standards moraux en vigueur. Son poids dans le Parti Démocrate de l’Illinois en fit même un acteur incontournable des élections présidentielles, pour Kennedy en 1960 par exemple. Il faut dire qu’il tenait plusieurs circonscriptions clé à sa main, offrant postes et récompenses aux bons votants… Aucun démocrate ne pouvait gagner la Présidence sans l’Illinois… et aucun démocrate ne pouvait gagner l’Illinois sans Chicago. Daley était intouchable. Le tableau de la gestion Daley père est opéré par le prisme de la communauté afro-américaine, particulièrement en difficulté dans le Chicago économiquement déclinant des années 60-70 : l’ancien maire n’en sort pas, c’est le moins que l’on puisse dire, grandi. Le fils Daley, avec des méthodes bien différentes, peut en revanche, être crédité de plusieurs succès : la ville, avec lui, est rénovée, elle devient attractive, plus dynamique et touristique que jamais. Les auteurs ne reconnaissent qu’en passant ses succès, qui firent de lui, aux dires du président Clinton « le meilleur maire d’Amérique ». Ils lui reprochent, au contraire, d’avoir approfondi les inégalités, renforcé le fonctionnement communautaire de la ville, privatisé les services publics, mais aussi de ne pas avoir combattu les causes économiques de la violence urbaine encore très prégnante dans une ville infestée par les gangs, etc. Ndiaye et Diamond s’éloignent de la synthèse objective pour dresser le procès-verbal des « crimes néolibéraux » du régime Daley (et de son successeur, proche d’Obama, Rahm Emanuel). Le lecteur jugera ce réquisitoire à la lumière de sa propre sensibilité politique.

Comme je l’ai dit plus haut, l’analyse des auteurs n’est pas seulement biaisée par leurs parti-pris politiques (tout à fait défendables), mais par le choix du prisme d’analyse afro-américain. Chicago, creuset, ville d’immigration, eût pu, dans le cadre d’une synthèse comme celle-ci, être appréhendée dans toute la multiplicité et la diversité des communautés qui la fondèrent : Irlandais, Wasps, Polonais, Italiens, et aujourd’hui Indiens, Coréens, etc. Il est regrettable que les interactions entre la « Machine » démocrate et les communautés juive, italienne et irlandaise ne soit pas plus développées. Les auteurs, sans l’annoncer explicitement, ont préféré restreindre leur propos à la seule communauté afro-américaine. Ils ne font qu’évoquer les Irlandais ou les Italiens, au détour des cent premières pages de leur analyse. Vers la fin du livre, ils dressent aussi un rapide panorama de la composition ethnique actuelle de la ville. À les lire, on a l’impression que la seule classe « populaire » de Chicago, le Chicago de The Jungle d’Upton Sinclair, le Chicago des abattoirs et des usines, le Chicago industriel des gangsters, le Chicago économiquement déclinant, était la communauté afro-américaine. Quid des ouvriers pauvres ? Quid des immigrants récents ? Pendant toute une partie du XXe siècle, les noirs ne constituent qu’une minorité, au départ assez restreinte, isolée et ségréguée économiquement (le parti démocrate et ses syndicats ont longtemps figuré à l’arrière-garde des combats raciaux). Que l’analyse les prenne en compte me paraît indispensable. Qu’elle se limite à eux est, à mon sens, l’écueil principal de l’ouvrage (de la page 131 à 372, l’analyse est centrée sur la communauté afro-américaine, son extension démographique et les problèmes qu’elle rencontre, notamment face à l’administration Daley). En négatif, le lecteur peut certes observer le fonctionnement de la « Machine » et l’évolution économique de la ville, mais sans jamais pouvoir se départir du point de vue communautaire adopté. Ce choix est d’ailleurs le point aveugle du livre : le présupposé théorique d’appréhension de l’histoire de la ville américaine par celle des communautés qui la composent n’est ni présenté, ni commenté, ni mis en perspective.

L’histoire de la communauté noire de la ville est néanmoins très intéressante. Chicago s’est peu à peu imposée comme une capitale de l’Amérique noire, rôle qu’elle assume plus encore dans l’imaginaire américain depuis l’accession à la Présidence de Barack Obama, produit du système démocrate de la ville. Elle se constitue par les apports réguliers des noirs du deep south, qui fuient la ségrégation, à partir de la première décennie du XXe siècle jusqu’aux années 60 ; ils trouvent à Chicago une ville plus tolérante, dans laquelle ils peuvent nourrir quelques espoirs d’ascension sociale. Ni l’effondrement du tissu industriel, ni l’évolution progressive des rapports de force entre communautés ne facilitent néanmoins l’intégration socio-économique des noirs. De terre promise pour les noirs du deep south, Chicago devient, au cours des années 50 et 60, un immense ghetto à l’américaine, violent, abandonné, isolé spatialement. Les auteurs analysent les rapports de la communauté noire et de l’administration « blanche » de la ville sous le prisme d’un racisme presque institutionnalisé, que le passage à la mairie de l’afro-américain Washington entre 1983 et 1987 n’a pas permis de supprimer. Aujourd’hui encore, malgré les rénovations et le renouveau (fragile) de la ville, malgré l’élection d’Obama, la communauté noire paraît toujours se situer aux marges de la ville, dominée et sans guère d’espoirs.

Comme cette note permet de le souligner, ce livre se concentre sur la communauté afro-américaine de la ville de Chicago. Il était certes indispensable de l’évoquer, et les développements qu’en tirent les deux auteurs sont intéressants, quoique parfois théoriquement et politiquement discutables. Mais, au fond, était-il tout à fait honnête d’intituler ce livre « Histoire de Chicago » ?

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En clair-obscur : Richard Nixon, d’Antoine Coppolani

Nixon Warhol

Richard Nixon, Antoine Coppolani, Fayard, 2012

« Pour appréhender le vrai Nixon et lui rendre justice, il eût fallu en réalité, utiliser la technique du clair-obscur. Pour peindre Nixon, il eût fallu, non Rockwell ni Warhol, mais Le Caravage. »

Antoine Coppolani, Nixon, p. 976

Ici, vous trouverez un extrait, révélateur quoique anecdotique du livre : https://brumes.wordpress.com/2013/10/26/nixon-liddy-et-le-watergate-extrait-de-nixon-dantoine-coppolani/

J’avais déjà écrit un ensemble de remarques à propos de Richard Nixon, après ma lecture de l’excellent ouvrage de Romain Huret à son sujet. https://brumes.wordpress.com/2010/01/13/de-quoi-nixon-est-il-le-nom/.

Quatre ans plus tard, je souscris toujours à mes propos de l’époque, et notamment à sa conclusion, que je me permets de reprendre (très légèrement amendée) comme introduction à cette note :

« Nixon est devenu un mythe car son ascension et sa chute dépassent son seul cas individuel, aussi intéressants que soient ses aspects spécifiquement psychologiques. Le cas Nixon dévoile le fonctionnement d’une Amérique tiraillée entre le devoir moral idéaliste qui sous-tend son projet politique et la pratique politique réaliste que suppose la réalisation de celui-ci. Richard Nixon est devenu, dans les mémoires américaines, bien plus que l’homme qui portait ce nom, politicien dont la singularité historique doit être minorée. Il est la part sombre que chaque démocratie porte en elle. Il symbolise encore aujourd’hui la distance problématique qui sépare les principes de nos États modernes de leur mise en actes. »

À la fin du siècle dernier, la connaissance par le public français de l’histoire américaine se résumait à quelques synthèses traduites de l’américain, sur des segments historiques connus et limités : la guerre d’Indépendance, la guerre civile, l’intervention américaine dans la Seconde guerre mondiale et (pour son destin) J.F.Kennedy. Nos spécialistes français se concentraient généralement sur les relations internationales. Il était pratiquement impossible de trouver de bons travaux sur les Pères Fondateurs, Andrew Jackson, le Gilded Age, le président T.Roosevelt, Wilson ou l’après-guerre. Bien évidemment, des livres de journalistes couvraient, presque en direct, telle ou telle intervention internationale, telle ou telle péripétie intérieure, telle ou telle présidence. Mais il s’agissait dans le meilleur cas de bon journalisme et pas d’histoire, établie, avec un recul suffisant, à partir de sources les plus exhaustives possibles. Heureusement, depuis quinze ans, les choses ont changé dans le bon sens. Les éditeurs publient fréquemment de bons travaux, accessibles, sur l’histoire américaine (je pense au Lyndon Johnson de Jacques Portes ou aux travaux des « jeunes » (ou tout du moins nouveaux) américanistes Ndiaye, Huret, Coppolani, etc.). Une génération de chercheurs dynamiques, sérieux et parfaitement anglophones est arrivée à maturité. Je m’en félicite, il était parfaitement dommageable que les études américanistes restassent concentrées sur les seuls aspects internationaux de l’histoire américaine ou dépendantes des rares traductions publiées.

La biographie de Richard Nixon par Antoine Coppolani représente à n’en pas douter un travail colossal : 980 pages de texte, 3500 notes et des centaines de sources consultées. L’auteur n’a pas hésité, outre son utilisation massive des sources de seconde main et des écrits de Nixon et de ses anciens collaborateurs, à plonger dans les archives et bandes magnétiques déclassifiées que propose, depuis 2007, le Richard Nixon Presidential Library and Museum de Yorba Linda. Le livre qu’il tire de ses recherches est une synthèse presque définitive sur le sujet, actualisée et rigoureuse. Fayard, longtemps l’éditeur spécialisé des biographies historiques, semblait ces derniers temps avoir abandonné ce genre. La publication de ce maître ouvrage montre qu’il n’en est rien.

La carrière de Nixon, qui couvre trente années de la vie politique américaine (1945-1975), est une des plus riches du XXe siècle : représentant puis sénateur de Californie, Vice-président d’Eisenhower, trois fois candidat à la présidence des Etats-Unis et Président pendant cinq ans. De l’aube du Maccarthysme, avec l’affaire Alger Hiss, au crépuscule du Watergate et de la Présidence impériale (Schlesinger), Nixon a tellement influencé l’histoire américaine que l’on put parler de « Nixon Era ». L’image qu’il a laissée, ce mythe désastreux fait de tricheries, de mensonges, de crimes et de parjures, n’est pas pour rien dans cette appellation. Nixon a représenté, la culture américaine l’a bien montré, d’Oliver Stone à Ron Howard, d’Andy Warhol à Philip Roth, en passant par George Lucas, une légende noire, la légende noire, intérieure, qui manquait à la démocratie américaine. L’historien, dont Nixon craignait en son temps, qu’il ne fût pas juste à son égard (« car de gauche », eût-il ajouté), se doit de prendre en compte cette légende et de la dépasser afin de s’approcher de la réalité historique.

M. Coppolani adopte à cet égard une parfaite distance avec son objet. Il souligne les indignités morales de l’action nixonienne (couverture du Watergate, temporisation pendant la guerre indo-pakistanaise, agissements au Chili, bombardements du Cambodge etc.) sans pour autant ignorer les réussites (politique intérieure, reconnaissance de la Chine, sortie du bourbier vietnamien, Détente, etc.). Il s’appuie le plus possible sur les nombreuses sources laissées par Nixon et ses équipes. Nixon avait en effet pensé, plus ou moins délibérément, aux historiens futurs en enregistrant, pour son plus grand tort, les conversations qui se tenaient dans le Bureau Ovale. Si l’auteur ne s’appesantit guère sur une analyse psychologique nécessairement subjective de l’homme, il l’évoque suffisamment pour éclairer le texte, qu’il enrichit de quelques anecdotes révélatrices. Le ton se veut distancié, le plus équilibré possible et laisse au lecteur toute latitude pour juger.

Richard Nixon fut une énigme, ses proches, ses alliés, ses adversaires, tous virent en lui une série d’ambivalences, d’ambiguïtés, de contradictions presque insurmontables. Solitaire et introverti, il choisit de mener une carrière politique « flamboyante ». Il réclame fréquemment les solutions les plus extrémistes devant ses proches, mais renâcle à prendre des décisions définitives. Il est arriviste et fidèle, impulsif et tacticien. Il déteste les intellectuels de Harvard mais montre une curiosité, une culture et une connaissance de la société internationale qui ne se trouve pratiquement que dans les chaires spécialisées des universités de l’Ivy League. Déterminé… il manque de confiance en lui. Réaliste en politique internationale, il révère pourtant l’idéaliste suprême de l’histoire américaine, le Président Wilson. Il tient des propos scandaleusement racistes en privé mais développe sans état d’âme la lutte contre la ségrégation et pour la discrimination positive. Anti-communiste depuis toujours, il négocie l’équilibre des armements et cherche la Détente avec l’URSS… Il reconnaît aussi la « Chine rouge » et sympathise suffisamment avec Mao Zedong pour que celui-ci l’appelle à l’hôpital, fin 1974, pour prendre de ses nouvelles et l’inviter, en tant que simple citoyen, à revenir en Chine Populaire. Il est qualifié par Golda Meir, Premier ministre israélienne, de « meilleur ami d’Israël » alors qu’il ne cache pas, en privé, son antisémitisme, même face à Henry Kissinger, pourtant juif. Il veut la paix… et fait la guerre. Paranoïaque, cultivant le secret permanent, il enregistre toutes ses conversations à la Maison-Blanche, laissant, à l’encontre des précautions auxquelles aurait dû le conduire sa méfiance, des preuves extraordinairement précises de son action et de son comportement.

Nixon était la quintessence de l’homme politique américain : modéré, opportuniste, ambitieux, populiste, conservateur, fin stratège, idéaliste à ses heures, souvent fluctuant, toujours en campagne, apparemment middle-brow. Il se fit passer pour le common man de la silent majority.
Nixon fut aussi, dans le même temps, l’antithèse de l’homme politique américain : antipathique, clivant, fermé, peu cordial, misanthrope, solitaire, méfiant, menteur, intellectuel high-brow, froidement réaliste, passionné par les affaires internationales. Son amoralité assumée est exceptionnelle dans l’histoire américaine.
M.Coppolani le souligne, ce petit jeu des contradictions est interminable, un des biographes de Nixon l’a même mené… sur neuf pages !
Pour mieux comprendre un homme aussi complexe, l’épreuve des actes est la seule qui vaille. Les très impressionnantes recherches de M. Coppolani permettent au lecteur de se faire une idée très précise de son bilan politique dans chaque domaine.

Quelques exemples, choisis parmi bien d’autres possibles :

Antoine Coppolani clôt l’Affaire Alger Hiss, du nom de ce diplomate américain accusé de trahison, en faveur de Nixon. Si la méthode nixonienne put s’apparenter, rétrospectivement, aux délires paranoïaques injustifiés du sénateur McCarthy et à ce qu’il y eut de pire dans la « chasse aux sorcières » des années Truman, l’historien montre que Nixon témoigna surtout d’une certaine perspicacité, d’une habileté redoutable et d’une grande ténacité, des armes qui firent son succès ultérieur. Les historiens ont prouvé, depuis quelques années, que Hiss, malgré ses protestations répétées d’innocence, était coupable de trahison. Il avait bien gardé des relations étroites avec les agents soviétiques jusqu’à une date tardive. Nixon ne s’était pas attaqué à lui par méfiance injustifiée, paranoïa ou pure démagogie, mais avec raison. Prudent et suspicieux, il ne visait que des cibles réelles, concrètes, sérieuses. Il se fit ainsi remarquer par son extrême – et louable – discrétion à chacun des excès qui discréditèrent les responsables de la « chasse aux sorcières » : traque ridicule des stars hollywoodiennes communistes, accusations injustifiées contre le département d’État et l’armée, etc. L’Affaire Hiss permit surtout à Nixon de se faire connaître et de passer, auprès des pontes du parti républicain, pour un intéressant complément vice-présidentiel à la candidature modérée d’Eisenhower en 1952.

L’absence de sens moral de Nixon s’observe dans plusieurs situations, dont une des plus célèbres et des plus controversées, encore aujourd’hui, est l’affaire chilienne. La popularité mondiale et la fin tragique du président Allende (71-73), chantée par les poèmes de Pablo Neruda, les crimes infâmes de l’opération Condor qui suivit le coup d’État, la personnalité du général Pinochet ont, depuis trente-cinq ans, orienté négativement la lecture de l’action de Nixon et Kissinger. Pas de théorie du complot ici, les responsabilités de chacun sont clairement rétablies. Certes, le régime socialiste qu’Allende instaura au Chili n’était pas une social-démocratie à la suédoise ; ses alliés tirèrent souvent vers le gauchisme et le marxisme le plus inféodé au Cuba et à l’URSS ; les réformes économiques du PS chilien échouèrent ; la société chilienne glissait peu à peu en 1972-73 vers la guerre civile. Certes, l’opération du 11 septembre 1973 ne fut pas directement commandée par le gouvernement américain et la CIA, qui en apprit selon toute probabilité le lancement le jour dit. Cela n’exonère pourtant pas le président de ses responsabilités. Depuis 1969, tout avait été réalisé pour nuire au basculement politique en cours au Chili : manipulation à la baisse des cours du cuivre, principale ressource des chiliens, financement de l’opposition démocrate-chrétienne, pressions sur les emprunts et la dette publique, agitation de la CIA, maintien des excellentes relations avec l’armée, encouragement des militaires conservateurs à éliminer la fraction la plus démocrate de l’armée chilienne, etc. Quant aux excès meurtriers de la junte chilienne fin 1973 et courant 1974, ils n’ont soulevé, chez Nixon et Kissinger, aucune indignation morale (certaines de leurs remarques, enregistrées par les bandes, sont assez odieuses, comme elles le sont, à l’occasion pour les juifs d’URSS, les indiens ou les cambodgiens). Réalistes, les deux hommes se félicitèrent surtout que le Chili retournât dans l’orbite américaine.

Antoine Coppolani dresse également, de manière tout aussi détaillée, le bilan de l’action américaine au Pakistan (là aussi, Nixon ne brilla pas, d’un point de vue strictement humanitaire, lors de la guerre d’indépendance bengalie), au Moyen-Orient (où, à l’inverse, il se bâtit une immense popularité dans le monde arabe comme en Israël et permit l’émergence progressive du « processus de paix » – l’expression est d’un diplomate américain de l’époque – en donnant aux égyptiens et aux israéliens la possibilité de trouver un accommodement), au Cambodge (où les bombardements américains firent des ravages atroces dans la population civile) et au Nord Vietnam (l’habileté manœuvrière de Nixon y fut mise à dure épreuve mais il emporta, courant 1972, l’épreuve de force contre le Nord Vietnam ; cette victoire, réelle, tant militaire que diplomatique eut des effets de courte durée, on le sait, pour l’Amérique). En politique intérieure, les impératifs stratégiques de moyen terme, voire de court terme l’ont largement emporté : relâchement de la discipline budgétaire après deux exercices rigoureux et, ainsi, relance (voire surchauffe) de l’économie ; rationalisation des grands projets de Johnson (qui ne furent abandonnés que bien plus tard) ; abandon de la convertibilité du dollar et du système de Bretton Woods ; lancement de la discrimination positive de manière à intégrer sur le marché du travail la force de travail afro-américaine, contrainte à l’inactivité par le maintien de la ségrégation sur le marché de l’emploi ; etc.

Quant au Watergate, l’extrait de la note précédente constitue un éclairage suffisant, je pense, pour représenter dans quelle ambiance politique et morale ce « cambriolage de troisième ordre », selon les mots mêmes de Nixon, se déroula. La responsabilité de Nixon est moins engagée dans le cambriolage et ses suites immédiates que dans toutes les manipulations les plus sordides et les plus éhontées auxquelles il se livra pour le dissimuler et couvrir ses hommes.

Comme on l’observe, à la lecture de ce rapide résumé, le bilan de la présidence Nixon fut aussi ambivalent que l’homme : loin de l’image de rival de Satan qu’imagina Philip Roth à la fin, burlesque, de Our Gang, de celle de l’empereur de la Saga Star Wars – inspirée, on le sait, de celle du président déchu – ou de celle du malade mental du film d’Oliver Stone, Nixon se présente bien comme un impénétrable clair-obscur qu’il est pratiquement impossible de juger avec équité. Les liberals, comme Krugman, regretteront l’homme de la réforme avortée de la Sécurité sociale, plus ambitieuse que celle d’Obama en 2009 ; les réalistes, comme Kissinger, regretteront les grands échafaudages intellectuels et stratégiques permettant aux États-Unis d’optimiser leur influence internationale, sans préoccupations morales superflues ; les conservateurs regretteront la sévérité et la détermination de l’homme d’État face au chaos national de 1967-68 ; les Afro-américains reconnaîtront ses efforts pour leur meilleure intégration dans la sphère économique. Tous pourtant, se rejoindront sur un point : Nixon fut, malgré tout, un des pires hommes d’État qui eût à exercer le pouvoir aux États-Unis pendant les soixante dernières années. Toutes les ambivalences de l’exercice du pouvoir sont là, synthétisées par un homme qui les représente toutes. Nixon figure mieux que tout autre l’ambiguïté fondatrice de nos sociétés démocratiques, entre la réalité des rapports de force qui les structure et la moralité des impératifs idéaux qui les fonde.

Était-il possible de mieux représenter la complexité de Richard Nixon ? Je ne le pense pas et je salue le talent de son dernier biographe en date, qui a su le rendre dans tous ses miroitements, les plus obscurs comme les plus lumineux.

Deux défauts nuisent légèrement à la lisibilité de cet excellent texte. Les cinq chapitres « présidentiels » (VII à XI, soit 600 pages) sont organisés thématiquement : politique intérieure, Viet-Nam, relations avec la Chine et l’URSS, politique internationale, Watergate. De ce fait, le texte opère de fréquents allers et retours entre 1969 et 1974, au risque de se répéter et d’allonger, peut-être indûment, un ouvrage déjà fort étendu. Ce défaut s’observe surtout dans les trois chapitres consacrés à la très roborative action internationale de Nixon. Autre défaut, plus sensible, lui, dans la première partie du texte, les nombreuses traductions d’Antoine Coppolani n’ont pas toujours été relues et améliorées avec la même  attention : quelques formules maladroites, sans pour autant être illisibles, interpellent le lecteur (la « Nouvelle-Delhi » surprend, autre exemple de légère gêne, ici avec le verbe ressentir : « Rétrospectivement, je ressens que ses propos sur le Seigneur restaient très généraux », p. 320 ou avec quelques positionnements bizarres de non seulement / not only, écueil assez fréquent de la traduction de l’anglo-américaine vers le français). Ces deux péchés sont néanmoins parfaitement véniels car l’ouvrage, de haute tenue, mérite la plus grande attention des amateurs d’histoire.

Nixon Rockwell

Nixon, Liddy et le Watergate, extrait de Nixon, d’Antoine Coppolani

Ce soir, un long extrait de l’excellente biographie d’Antoine Coppolani, Richard Nixon, publié aux Éditions Fayard en ce mois d’octobre. J’avais déjà chroniqué un bon livre sur Nixon, de Romain Huret  (https://brumes.wordpress.com/2010/01/13/de-quoi-nixon-est-il-le-nom/). Le travail massif de Coppolani (une biographie que je qualifierais de définitive en français : 1200 pages, 3500 notes) ne contredit pas les principales analyses de Huret. Même si l’auteur s’intéresse surtout à la « grande histoire », et réévalue avec un grand sérieux et une équité remarquable le bilan du président Nixon, il évoque, à l’occasion, certaines anecdotes particulièrement navrantes. La suivante me semble être particulièrement représentative de l’univers de « coups » illégaux dans lequel barbotait la Présidence des États-Unis, avec Nixon, mais aussi avec ses prédécesseurs immédiat Kennedy et Johnson (qui avait avoué à Nixon, début 69, lors de la passation de pouvoirs entre eux, qu’il l’avait mis sur écoute toute la campagne).

Nous sommes début 1972. Le président des États-Unis, Richard Nixon est en train d’achever son premier mandat et envisage de se représenter. Il a créé une structure, le CRP, chargée de préparer la réélection. À la tête de cette institution, Jeb Magruder, 35 ans, proche du Secrétaire général de la Maison-Blanche, Haldeman. Autour de lui, sont nommés des anciens de la CIA, Hunt, McCord et, surtout, un ancien agent du FBI, ancien Procureur, l’homme par qui tout allait arriver, Gordon Liddy. Liddy, dont Gordon Strachan, l’adjoint de Haldeman disait « C’est un petit Hitler, mais au moins c’est un Hitler de notre bord. » La scène qui suit est proprement effarante et se passe de commentaires. Que des actions illégales aient pu suivre cette réunion de janvier 72 n’a rien d’étonnant si l’on songe que tout cela se fit à la connaissance du Ministre de la justice américain en personne.

Liddy

« Le 27 janvier 1972, dans le bureau de l’Attorney General des États-Unis [le Ministre de la Justice John Mitchell], Gordon Liddy, comme à son habitude impeccablement sanglé dans un costume trois pièces, avait apporté avec lui des tableaux et graphiques en couleur, que les services de la CIA avaient obligeamment réalisés à sa demande. John Dean [l’avocat de la Maison-Blanche] et Jeb Magruder assistèrent à l’exposé. Durant trente minutes, ils écoutèrent le plan intitulé Gemstone, « Pierre précieuse », une litanie d’actions illégales que Liddy, lui-même ancien procureur [!], proposait au Ministre de la Justice, à l’avocat du président John Dean et à Magruder, le seul homme dans la pièce à ne pas être juriste. Liddy commença par dire qu’il avait été chargé par Dean de mettre au point ce programme. Puis il en déclina chaque opération. Il commença par celle appelée « Diamant ». Pour éviter que la convention républicaine ne soit perturbée par des manifestants, elle consistait à faire enlever leurs leaders, à les droguer et à les maintenir en détention au Mexique jusqu’à ce que les républicains aient désigné leurs candidats. Fidèle à lui-même, Liddy avait emprunté aux Nazis l’expression Nacht und Nebel pour désigner ces opportunes disparitions. Des Sections spéciales devaient être chargées du travail. Lorsque Mitchell lui demanda des éclaircissements, Liddy emprunta un autre terme à son vocabulaire préféré pour expliquer sa démarche : les sections seraient des Einsatzgruppen (les commandos chargés de perpétrer la Shoah par balles en Europe de l’Est). Il s’adressait au ministre de la Justice en l’appelant General le diminutif de son titre officiel. Liddy avait une idée claire de qui composerait ses Einsatzgruppen : Hunt lui avait dit pouvoir compter sur des tueurs professionnels ayant à leur actif pas moins de vingt-deux morts, déjà, « dont deux pendus à une poutrelle dans un garage« . Lorsque Mitchell lui demanda où il comptait trouver de tels hommes, il répondit que ce serait dans le crime organisé. Mitchell s’enquit du prix. Et il ajouta « Ne contribuons pas au-delà de nos moyens aux finances de la Mafia« .

Liddy se demandait si le ministre était sérieux ou ironique. Il était déçu de ne pas être soutenu par Dean et Magruder. Il poursuivit néanmoins. L’opération « Rubis » visait à implanter des espions chez les candidats démocrates. Celle baptisée « Emeraude » était particulièrement farfelue : un avion bourré d’électronique permettrait aux républicains d’intercepter les communications téléphoniques de leurs adversaires. « Topaze » aurait pour but de photographier des documents secrets des démocrates. « Quartz » se proposait d’utiliser les techniques soviétiques d’interception des télécommunications. « Cristal » préconisait de louer un yacht qui, à quai, permettrait à la fois de pratiquer de l’espionnage électronique lors de la convention de Miami et d’accueillir les ébats dûment enregistrés de prostituées de luxe avec des hiérarques du Parti démocrate. « Turquoise » envisageait le sabotage de la climatisation pour que la convention démocrate soir gâchée par l’humidité et la chaleur étouffante. Et ainsi de suite.

A l’issue de cet exposé troublant, Mitchell, tirant calmement sur sa pipe, se borna à déclarer que ce n’était pas tout à fait ce qu’il avait imaginé. Il demanda à Liddy de brûler les tableaux et graphiques qu’il venait de dévoiler. Mais Mitchell ne fit pas limoger Liddy, pas plus qu’il ne le fit arrêter : il lui demanda simplement de revoir ses plans. Quelques jours plus tard, les mêmes personnages se retrouvèrent dans le même bureau. Liddy avait revu ses projets à la baisse. Le budget global était d’un demi-million de dollars, moitié moins que ce qu’il avait initialement prévu. Plus d’enlèvement. Plus de prostituées. Les opérations se concentreraient désormais sur l’espionnage électronique et la photographie de documents. Il semblerait que des noms, comme celui de Larry O’Brien [organisateur des campagnes présidentielles démocrates ; son bureau est dans l’immeuble du Watergate] aient été prononcés, comme cibles des activités d’espionnage. Si l’on en croit du moins les témoignages de Dean et Magruder devant la Commission sénatoriale d’enquête sur le Watergate, en juin 1973, Liddy se souvient que Mitchell, sans donner le feu vert au plan, ajourna la réunion. Dean prétend, quant à lui, qu’il s’en serait chargé en déclarant que de tels sujets ne devraient pas être discutés dans le bureau du ministre de la Justice. [en effet…]

Les plans de Liddy furent, en effet, discutés une dernière fois en présence de John Mitchell, mais en l’absence de Liddy et de Dean. Peu après avoir démissionné du poste d’Attorney General, Mitchell, le nouveau directeur du CRP, se rendit en Floride pour y passer quelques jours de repos. Dans une des villas de Bebe Rebozo [un milliardaire proche de Nixon], à Key Biscayne, les trois hommes passèrent en revue une trentaine de documents requérant l’approbation ou le refus de Mitchell. Le dernier de ces documents concernait le plan Gemstone. LaRue [un des membres du CRP] et Mitchell ont toujours nié que le second ait approuvé le plan lors de cette réunion. Mais Magruder affirma en mai 1973, devant le jury d’accusation réuni après le cambriolage avorté du Watergate, que les trois hommes avaient donné leur aval. Il fournit une version analogue à la Commission réunie par le Sénat. Magruder fut le premier responsable de l’Administration Nixon à démissionner à cause du Watergate. Après la peine de prison qu’il purgea pour son rôle dans cette affaire, Magruder obtint un diplôme de théologie de l’Université de Princeton et devint un pasteur presbytérien. Dans le livre qu’il publia en 1974, il affirme que Nixon n’était absolument pas au courant de l’autorisation qui venait d’être donnée de cambrioler le quartier général du Comité national démocrate. En 2003, toutefois, dans un entretien accordé à la chaîne de télévision PBS, Magruder changea de version et assura que Nixon avait téléphoné à Mitchell, le 30 mars 1972, à Key Biscayne, et donné personnellement son feu vert. Magruder est toutefois le seul homme à avoir jamais pointé une responsabilité directe de Nixon dans le cambriolage du Watergate. Son témoignage tardif doit donc être pris avec les plus grandes précautions.

Un autre homme semble avoir joué un rôle non négligeable dans l’ordre initial, direct ou indirect, implicite ou explicite, qui fut donné à Liddy et à sa bande de desperados : Charles Colson [un des proches conseillers de Nixon]. En effet, après leurs deux entretiens infructueux avec Mitchell, Liddy et Hunt allèrent sonner à la porte de Colson. Ils se plaignirent de ne pas savoir si, oui ou non, ils pouvaient mettre leur plan à exécution. Magruder témoigna devant la Commission d’enquête sénatoriale que Colson avait fait pression sur lui pour qu’une décision soit prise.

Liddy et Hunt, de leur propre chef ? Colson ? Magruder ? Mitchell ? Dean ? Haldeman ? Nul ne sait vraiment qui a ordonné le cambriolage du Watergate. Il n’est pas impossible que l’opération de Liddy et Hunt se soit déroulée en l’absence d’une consigne explicite. C’est dans un contexte où les directives réitérées que Nixon faisait peser sur des collaborateurs pour obtenir à tout prix des informations secrètes et pour battre ses ennemis avec leurs propres armes, illégales, que l’opération eut lieu, fin mai, puis le 17 juin 1972 (Les micros posés lors de la première effraction fonctionnaient mal et devaient être ajustés lors d’une seconde). Bob Haldeman a donné son interprétation de l’origine du cambriolage. Selon lui, Nixon était obsédé par Larry O’Brien, le président du Comité national démocrate. Le président voulait démontrer que le démocrate avait des liens financiers embarrassants avec le fantasque milliardaire Howard Hughes. Il s’en serait ouvert à Colson, qui à son tour en aurait parlé à Hunt. De conserve avec Liddy, les deux hommes auraient décidé de poser des micros dans les bureaux de O’Brien. Haldeman est allé plus loin : il a écrit que le Parti démocrate était au courant de ce qui ses tramait et que ses responsables avaient délibérément chois de laisser l’effraction avoir lieu. Car Haldeman était de ceux qui considéraient que la CIA, dont deux anciens membres, McCord et Hunt, faisaient partie de l’équipe des saboteurs, avait étroitement surveillé le déroulement des opérations et que son échec découlait d’un sabotage délibéré de sa part. Ces dernières allégations n’ont jamais été prouvées.»

in Richard Nixon, Antoine Coppolani, Fayard, 2012, pp. 846-849

Radiographie de l’indépendance : La Révolution américaine, de Bernard Cottret

La Révolution américaine, Bernard Cottret, 2003

Quelques jours avant l’ouverture des États Généraux français de 1789, le Rhode Island adopte la Constitution des États-Unis d’Amérique, récemment formés. Il est le dernier des treize États originels à accepter le texte constitutionnel qui règle, aujourd’hui encore, le fonctionnement institutionnel des États-Unis. Le vote des représentants du plus petit État d’Amérique conclut une affaire vieille d’un quart de siècle, celle de l’émancipation des colonies britanniques de leur métropole. Pour un historien français, il est toujours tentant de dresser le parallèle des deux révolutions, américaine et française. D’en comprendre les ressemblances, d’en analyser les dissemblances. Au risque de n’expliquer la geste des Pères fondateurs qu’au tamis de notre propre expérience révolutionnaire. Cet écueil, Bernard Cottret parvient à le contourner tout au long de cette dense synthèse de cinq cent pages. Les spécificités du théâtre américain, sa singularité même, priment sur l’analogie facile que permet la contemporanéité des deux révolutions. La France brise ses anciennes institutions quand l’Amérique en forge de nouvelles ; à Paris, on rompt avec le passé quand, à Philadelphie, on s’invente un avenir. La Révolution américaine est avant tout une aventure coloniale. La République qui naît de l’indépendance des treize colonies existe encore quand la France a sabordé quatre républiques, deux empires, deux restaurations et un régime de collaboration. Les États-Unis d’Amérique sont une construction sui generis qu’aucun antécédent historique ne préfigure, malgré la profusion de références antiques dans les discours de ses fondateurs. Les colonies rompent avec le Royaume-Uni et inventent une République qui n’a pas eu d’exemple et qui ne connut que de pâles imitations. Aujourd’hui encore, les noms de George Washington, Thomas Jefferson, James Madison, Benjamin Franklin, John Adams, Thomas Paine ou Patrick Henry résonnent aux oreilles américaines d’un son glorieux, quasi-légendaire.

Quand, en 1763, s’achève la guerre de sept ans, la France a perdu l’intégralité de ses possessions continentales américaines. Les britanniques, qui ont triomphé de leurs concurrents, maîtrisent toute la côte américaine de l’embouchure du Saint-Laurent au nord de la Floride. Tant qu’existait la menace française, au Canada et près des Grands Lacs, les colons anglais ne pouvaient, au risque de leur sécurité, se rebeller contre Londres. Les français sortis du jeu, les alliés de la veille vont s’entredéchirer. Pendant plusieurs années, le Royaume-Uni cherche à rééquilibrer un trésor affecté par la longue guerre impériale. Les gouvernements successifs essaient de taxer les colonies. Les américains refusent que le parlement britannique, où ils ne sont pas représentés, puisse s’arroger le droit de les imposer. Excédés par ce qu’elles perçoivent comme un acte arbitraire, les élites américaines – propriétaires, juristes, marchands – commencent à coordonner leurs efforts. Éloigné géographiquement, et ce sera une des clés de sa défaite, le pouvoir britannique peine à faire appliquer les mesures fiscales dans les treize colonies. La dégradation des relations entre élites américaines et parlementaires britanniques conduit à l’impasse. Les deux camps ne parviennent pas à s’entendre : quand l’un est prêt à concéder, l’autre se raidit. Le pouvoir britannique exige que ses colonies participent financièrement à la défense de l’empire, mais hésite à leur reconnaître une représentation, à défaut d’une autonomie. Il souhaite imposer une frontière à leur expansion géographique et démographique quand celle-ci est indispensable à la bonne marche sociale d’une terre d’immigration permanente. Les élites américaines veulent bénéficier des avantages de la protection britannique sans en payer le coût. Elles estiment pouvoir décider de leur avenir sans attendre les décisions arbitraires d’élus lointains.

En 1776, alors que l’opposition a dégénéré en conflit depuis un an, les représentants des treize colonies déclarent leur indépendance dans un texte célèbre. Il se divise en deux parties d’inégale importance : la première compile les « vérités évidentes »que suppose toute association humaine – sorte de déclaration des droits – et la seconde les griefs imputés au pouvoir métropolitain. La guerre durera huit ans. Alliés aux français, les colons américains bénéficient de l’éloignement des britanniques. La ligne de commandement entre les chefs militaires du théâtre nord-américain et Londres est trop longue : il faut de nombreuses semaines aux deux parties pour communiquer, plusieurs mois pour obtenir des renforts. Néanmoins, la puissance et l’expérience des armées britanniques leur permet de s’emparer de New York et de Philadelphie, alors siège du Congrès. Tandis que les américains échouent à rallier à eux les canadiens français, les anglais adoptent une stratégie inefficace. Les armées britanniques ne parviennent pas à se coordonner.  Elles prennent des villes, s’y enlisent, doivent y fixer trop d’hommes pour les conserver et perdent ainsi l’initiative sur le champ de bataille. Le gouvernement de Lord North ne parvient pas à adopter une stratégie cohérente, tant politiquement que militairement. Les américains s’essaient à la guerre d’usure, fatiguent les contingents allemands et écossais de petites attaques quotidiennes, et, quand le terrain s’avère favorable, forcent la décision. Grâce à l’appui français – qui affaiblit la mainmise britannique sur les mers – les colons prennent l’avantage à Yorktown. Après plusieurs années de campagnes infructueuses, Londres s’incline et accepte l’indépendance des États-Unis. Malgré l’appui des loyalistes, colons favorables aux anglais, qui fuiront au Canada, le conflit terminé, et une certaine apathie de la population, notamment au sud, les anglais ne sont pas parvenus à vaincre l’armée continentale. Bernard Cottret n’a pas rédigé ici un ouvrage militaire : la révolution américaine ne se résume pas à la guerre d’indépendance. Une fois libérés de leur tutelle, les Américains ont encore une étape à franchir, celle des institutions politiques. Les débats de la Convention de Philadelphie en 1787 aboutissent à l’adoption d’une Constitution fédérale et républicaine. Les anciennes colonies britanniques ont créé une nouvelle structure politique, subtil équilibrage entre les droits des États et le pouvoir central. L’association, indissoluble, a réglé constitutionnellement le problème des champs de compétence et celui de la séparation des pouvoirs. Elle ne tardera pas à adopter un bill of rights sous forme d’amendements constitutionnels. Un sujet de discorde demeure, l’esclavage. Les États du nord l’ont aboli, ou s’apprêtent à le faire ; ceux du sud exigent son maintien, nécessaire à leur économie agraire. Mais ceci est déjà une autre histoire, celle qui aboutira, quatre-vingts ans plus tard, à la Guerre de Sécession.

Le travail de synthèse de Bernard Cottret retrace avec précision les origines, le déroulement et les conséquences directes de la Révolution américaine. La montée des tensions entre colons et pouvoir métropolitain est bien rendue, tout comme les débats constitutionnels et politiques qui aboutissent à ce régime d’un type nouveau. Deux bémols cependant dans ce récit parfois trop factuel : la mobilisation politique se limite souvent, sous sa plume, à celles des élites américaines ; les fondements intellectuels de la rupture ne sont pas assez traités. Il eût pourtant été intéressant d’approfondir les remarques éparses sur l’apathie des populations ou le rôle des loyalistes ; d’analyser distinctement l’évolution conceptuelle de la construction politique américaine. Si La Révolution américaine de Bernard Cottret est, selon ses propres mots, « un livre sur le bonheur », il manque en partie sa cible. Le récit chronologique ne permet pas la mise en valeur des spécificités révolutionnaires de la période. Le torrent des faits masque en partie les tendances longues, la dimension performative des propos des Pères fondateurs est négligée. Pourtant, et les notes, comme la bibliographie en témoignent, Bernard Cottret disposait d’éléments susceptibles d’étayer avec plus de distance le déroulement de cette Révolution. Ce manque d’ambition intellectuelle affaiblit une entreprise pourtant globalement réussie.