L’arriviste arrivé : Benjamin Disraeli, de James McCearney

Caricature de Benjamin Disraeli dans Vanity Fair, le 13 janvier 1869.

Caricature de Benjamin Disraeli dans Vanity Fair, le 13 janvier 1869.

Benjamin Disraeli, James McCearney, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014

Imagine-t-on plus rébarbatif, sur le papier, que la vie d’un Premier ministre britannique conservateur à l’époque de la pudibonde Reine Victoria ? Excepté la connaissance historique pure, que peut-on espérer de la lecture de la biographie du « sphinx » de la politique anglaise, qui sévit aux décennies les plus ennuyeuses de l’histoire de notre grand voisin, ces années d’enrichissement et d’affermissement préludant à la dilatation subite de l’Empire ? Disraeli contre Gladstone, les tories contre les whigs, voilà bien un sujet de dissertation historique pour lycéens de l’entre-deux-guerres, thème que, du haut de ce siècle de quatorze années d’agitation, d’angoisses et de larmes, nous laissons bien volontiers aux érudits ! Et pourtant… pourtant… quelle vie ! Pour le dire en des comparaisons parlantes pour le public français, Disraeli est un Rubempré au destin de Rastignac ; rien ne le prédestinait à son élévation sociale et politique ; son ascension n’en est que plus impressionnante – peut-être plus, d’ailleurs, que le bilan politique d’un pouvoir exercé sept années seulement. Disraeli incarne une flamboyante exception aux lois d’airain de la reproduction sociale dans ce pays de castes que fut l’Angleterre impériale. Voilà un jeune homme autodidacte d’origine juive, fils d’un honorable homme de lettres, sans fortune, sans propriétés, sans titre et qui s’est trouvé diriger, aux Communes, puis dans le pays entier, le parti conservateur, le parti des terres et des nobles, des châtelains et de la gentry, de l’anglicanisme et de la fidélité à la cause stuart. Disraeli fut, contre toute logique de reproduction sociale, le successeur des héros du torysme, North, Pitt, Liverpool ou Wellington. La mémoire collective a retenu une statue ; que de temps il fallut pour la couler dans le bronze ! Car ce même homme, figé par la légende en sa dernière et altière métamorphose, fut aussi, en ses jeunes années, un dandy exalté et exubérant, un romancier à succès, un poète discutable, plus habile à faire financer l’édition de ses œuvres qu’à les écrire, un dissipateur prodigue de l’argent des autres, un impécunieux poursuivi par ses créanciers,  gigolo à ses heures, manipulateur et arrogant, exubérant et instable, mû par un désir forcené, presque pathologique, d’arriver. Tous ces défauts ne l’empêchèrent pas de franchir, étape après étape, avec une certaine lenteur, tous les obstacles qui le séparaient du pouvoir. Contrairement aux Pitt, Gladstone ou Palmerston, Disraeli fut ministre tardivement, Premier ministre plus tardivement encore ; c’est qu’il avait à exécuter, en une vie, une ascension de plusieurs générations. Et il le fit, paradoxalement, dans le camp politique qui, en toute logique, eût dû le plus s’opposer à sa réussite. À la fin de sa vie, après bien des batailles menées et perdues, il était devenu le chef incontesté des conservateurs, la seule figure d’envergure de son parti et le ministre favori de la reine Victoria, à qui il fit attribuer la couronne impériale des Indes. Disraeli, anobli, premier et dernier comte de Beaconsfield, incarnait, lui l’ancien dandy dissipé, la rigueur pudibonde du victorianisme. Dans les faits, il fut surtout le maître d’œuvre pragmatique d’un conservatisme rénové, moins arc-bouté qu’auparavant sur les grandes fortunes aristocratiques, capable d’ouvrir la droite, contre la bourgeoisie d’affaires, au peuple petit-bourgeois.

Le mérite de James McCearney, historien écossais enseignant en France, est de donner, dans une biographie récente parue, sans guère de publicité, aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, un portrait vivace, critique et informé de Disraeli. Le lecteur, qu’il n’ait qu’une vague idée de l’histoire britannique du XIXe siècle ou qu’il soit plus au fait des subtiles distinctions entre whigs, peelites, tories, conservateurs, libéraux et radicaux, trouvera dans l’ouvrage plaisamment écrit de M. McCearney de quoi satisfaire sa curiosité. L’historien, loin de composer un réquisitoire ou une hagiographie, tente de saisir toutes les facettes de ce miroir éclaté que fut Disraeli. De cette vie romanesque, le professeur McCearney tire une biographie divertissante et bien sentie, plaisante à lire même si elle se raidit peu à peu, à mesure que son sujet vieillit, s’embourgeoise ou plutôt se fige en la statue du Commandeur que l’histoire a retenue de lui. Issu d’une famille de juifs véronais, Disraeli est le fils d’un écrivain anglais assez réputé ; aujourd’hui oublié, Isaac D’Israeli (son fils fera disparaître la voyante apostrophe) se fit de son vivant une solide réputation de « gendelettre », composant des biographies et des textes critiques, souvent publiés par le très influent John Murray II, dont la maison d’édition existe encore de nos jours. Né et éduqué dans la bibliothèque paternelle, Disraeli ne connut ni private schools, ni Oxbridge. Confiné dans un milieu aimant, privé de contacts avec des pairs, le jeune Disraeli se fit des idées fausses sur l’univers. Quand il sortit dans le vaste monde, vers dix-neuf ans, la tête farcie des textes des grands romantiques – Lord Byron au premier chef – il crut en toute sincérité que le monde allait se soumettre, docile, à la révélation de son génie. D’abord tenté par les carrières juridiques, il les trouva trop lentes, trop fastidieuses ; elles exigeaient une application et une ténacité dont il était alors dépourvu. Le jeune Disraeli cherchait un coup d’éclat. En quelques mois, à vingt ans à peine, il profita du rush boursier sur les mines métallifères des jeunes républiques sud-américaines pour lancer une société financière destinée à lui assurer fortune. Il impliqua des connaissances de son père, l’éditeur Murray, et quelques autres personnalités ; sa société, victime de l’éclatement d’une bulle spéculative, fit faillite ; comme il était insolvable et mineur, donc irresponsable, il refusa de rembourser ses investisseurs. Les dettes nées de cette mésaventure devaient courir durant des décennies. Il eut le front de tirer de l’aventure un roman écrit d’une plume vengeresse et insolente, Vivian Grey. Vendu anonymement comme un roman à clefs sur les agissements turpides de la classe supérieure, écrit par un personnage haut placé, Vivian Grey eut un grand succès, à peine entamé par la révélation que son auteur n’était en réalité qu’un petit paltoquet juif assez malhonnête. Cette aventure, si elle lui offrit un début de réputation, montrait assez bien l’absence de scrupules moraux du jeune homme, comme elle illustrait la haute idée que se faisait de lui-même Benjamin Disraeli. Il connut, dans sa jeunesse, bien d’autres échecs, dans lesquels sa responsabilité fut chaque fois engagée : le journal qu’il lança pour concurrencer The Times – et qui lui fit se fâcher avec le clan de Sir Walter Scott – ne dura pas six mois ; ses nouveaux livres ne trouvèrent pas toujours de public ; ses premières candidatures électorales furent toutes des défaites. Disraeli fit un apprentissage douloureux de l’existence, traversant des phases de dépression sévères, dont, selon M. McCearney, il joua pour obtenir la sollicitude, la sympathie et le pardon de ses proches. Entre redoutable dissimulation et naïveté désarmante, le jeune Disraeli, tel qu’il émane de cette biographie, est un homme de paradoxes, personnage aussi antipathique qu’il est attachant.

Entre mélodrames et vaudevilles, la vie du jeune ambitieux, parfois grotesque, souvent agitée, se lit dans ses romans de l’époque – les derniers avant longtemps, car la politique bientôt l’absorbera. Son sujet préféré ? Lui-même ? Son objet de prédilection ? Sa vie ! Entre l’âge des nobles et l’âge des masses, il y eut un âge des héros auto-proclamés et des ascensions sociales, un âge des génies sublimes, placé sous l’égide des grandes figures de Bonaparte et de Byron. Même privée de toute issue tragique, la vie de Disraeli ne jure pas dans cette ère. Le romancier fit de sa vie un roman tout en tirant de sa plume le roman de sa vie. Son œuvre littéraire, qui vaut surtout, selon M. McCearney, comme témoignage historique, ne sortira jamais du romantisme de sa jeunesse ; les révolutions littéraires successives portées par Thackeray, Dickens, Tennyson, ne l’en feront pas dévier. L’artiste se figea à mesure que le politique se développa en lui ; sa position lui rendait tout projet d’écriture difficile à exécuter, et ce même si huit de ses vingt-six livres parurent durant sa carrière politique. Revenons à ces années décisives. À force de passer de salons en salons, en dandy exubérant et volubile, Disraeli finit par trouver des femmes mariées esseulées à séduire et à aimer. Parmi elles, la baronne Henrietta Sykes joua un rôle crucial. Épouse volage d’un riche aristocrate proche de Lord Lyndhurst, ministre de la justice tory, elle offrit à Disraeli les ressources financières et sociales de sa position. Mieux conseillé, mieux informé, proche d’une fraction influente des tories, Disraeli parvint à réunir les sommes nécessaires pour gagner une élection – le suffrage censitaire de l’époque laissait une large place à ce type de malversations. Une campagne a toujours coûté cher, d’autant plus quand on est, comme Disraeli, déjà endetté et pourchassé par des usuriers. Élu en 1837 à Maidstone, en 1841 à Shrewsbury, il ne fut au départ qu’un parlementaire fantasque, un orateur impertinent et fracassant, utilisé pour les basses œuvres du parti d’opposition. Malgré son isolement, il était persuadé de devenir ministre rapidement, dès que les tories reviendraient au pouvoir. Cette quête effrénée d’un portefeuille avait un double intérêt, social et financier. Endetté, il avait apprécié que l’élection à la Chambre des Communes lui apportât l’immunité parlementaire, lui donnant le droit de sortir de jour, l’été, à Londres – la période la plus dangereuse pour un débiteur poursuivi par ses créanciers, la seule où il risquait réellement d’être arrêté et envoyé en prison pour dettes. Néanmoins, le siège de MP ne donnait lieu au versement d’aucune indemnité ; devenu ministre, il assurerait mieux sa position financière et rembourserait quelques dettes. Sa situation s’était quelque peu améliorée, néanmoins, depuis son mariage, en 1839 avec l’excentrique Mary-Ann Lewis, de quinze ans plus âgée que lui, veuve d’un de ses protecteurs aisés, artisan de son élection à Maidstone en 1837 ; Disraeli n’en demeurait pas moins dans une situation financière inextricable qui le poursuivrait longtemps encore. Alors que les tories, vainqueurs de l’élection de 1841, reprenaient le pouvoir, Disraeli fut mortifié par la découverte de la composition du nouveau gouvernement : il n’était pas appelé ! Le nouveau Premier ministre, Sir Robert Peel, l’avait ignoré, malgré les efforts politiques de Disraeli, efforts qu’il jugeait décisifs. Il adressa à Peel une lettre indignée d’une rare arrogance. La décision du chef du gouvernement était politiquement logique tant le jeune parlementaire pesait peu ; Disraeli en conçut pourtant une grande amertume ; il sut prendre sa revanche de cette humiliation.

Quelques années plus tard, en effet, le Parlement se déchira à propos des Corn Laws, ces lois protégeant par des tarifs douaniers élevés la production agricole anglaise contre les importations du continent. Les Whigs, à gauche, étaient convaincus qu’il fallait les abroger ; les Tories, à droite, étaient de plus en plus divisés. Autour du Premier ministre, un clan se persuada que les Whigs avaient raison. Contre eux, la vieille aristocratie foncière, menée par Lord Bentinck, haussa le ton. Elle trouva en Benjamin Disraeli un puissant relais à la Chambre des communes, le seul orateur qui sut défendre vigoureusement ses positions. Dénué de scrupules, rejeté par Peel, Disraeli se fit le chantre bruyant du maintien des Corn Laws. Après une bataille de plusieurs mois, alors qu’une famine terrible faisait rage en Irlande, et que la nécessité d’abaisser les prix agricoles apparaissait de plus en plus urgente, les abolitionnistes l’emportèrent. Les Corn Laws furent supprimées. Le corollaire ? Le parti Tory éclata en deux parties d’inégale importance. D’un côté, autour de Sir Robert Peel, se réunirent ceux qu’on appela bientôt les Peelites, alliés désormais aux Whigs ; de l’autre, autour de Lord Bentinck, de Lord Stanley (futur Lord Derby) et de Benjamin Disraeli, se réunirent les débris protectionnistes du vieux parti défunt. Par son talent oratoire, sa puissance de travail, son ambition, Disraeli venait de s’offrir une notoriété et, peut-être, un destin national. Le MP anonyme était devenu, par les seuls éclats de sa voix, une figure ; hélas, pour lui, c’était celle du destructeur ; sa victoire semblait inutile : les tories ancienne manière se trouvaient rejetés à droite de l’échiquier politique, minoritaires pour longtemps, peut-être pour toujours. Le Royaume-Uni aurait-il longtemps besoin de ce vieux parti féodal ? Vainqueur chez les vaincus, homme de talent dans un parti de médiocrités, Disraeli était condamné à une très longue opposition. L’alliance entre Peelites et Whigs, fondus en un seul parti « Libéral », sous l’égide de Peel, puis de Palmerston et de Gladstone, devait durer, malgré quelques brefs déchirements, de 1847 à 1874 !

C’est dire si la figuration historique d’un Disraeli central dans l’histoire britannique, Premier ministre topique de Victoria, incarnation générale d’une époque, est fausse. Disraeli fut avant tout un éternel opposant, qui profitait à l’occasion des tensions entre libéraux pour toucher brièvement le pouvoir. Comme il n’avait guère de rivaux parmi les féodaux qui représentaient les tories aux Communes, il en devint le chef incontesté et l’orateur majeur. Même s’il ne l’appréciait guère, Lord Derby, qui dirigea les Conservateurs à la Chambre des Lords pendant les années 1850 et 1860, finit par s’accommoder de l’encombrant « petit juif » (comme il l’appelait, non sans mépris). Il en vint à l’estimer assez pour lui proposer le prestigieux Échiquier (les Finances), à chacun de ses brefs passages au pouvoir, lorsque les libéraux, trop déchirés, laissèrent la place à une instable majorité conservatrice. Disraeli devint ministre trois fois entre 1847 et 1868 : neuf mois et demi en 1852, quinze mois et demi en 1858-59 et vingt mois en 1866-68. Pour un homme aussi ambitieux, qui fêta ses cinquante ans en 1854 et ses soixante en 1864, c’était un bien maigre bilan : vingt-deux ans à la tête d’un parti pour seulement trois ans de pouvoir… Le professeur McCearney montre bien en quel mépris les ténors libéraux – persuadés d’être appelés à demeurer majoritaires – tenaient les tories de l’époque, y compris Disraeli, en qui ils voyaient un personnage assez douteux et peu fiable. Ses deux premières apparitions au gouvernement se firent sans soutien clair de la chambre, sans garantie de durer. Le tournant eut lieu en 1867. Une nouvelle fois, le gouvernement conservateur était là pour expédier les affaires courantes en attendant que les libéraux parvinssent à s’entendre entre eux. Depuis trente ans qu’il durait, l’arrangement censitaire du système électoral était de plus en plus contesté. Contre les franges les plus réactionnaires de son propre camp, Disraeli obtint, par ses discours et sa capacité de persuasion, le vote du Reform Act de 1867. Il faisait doubler l’électorat d’un à deux millions de personnes. Cette brillante victoire, couronnement de sa carrière d’orateur, lui offrit, quelques mois plus tard, la place de Premier ministre. Malade, Lord Derby dut en effet renoncer au pouvoir en février 1868. À soixante-quatre ans, après trente ans de présence ininterrompue à la Chambre, Disraeli accédait enfin au pouvoir – dont il peina à faire quoi que ce soit, tant ses efforts pour faire passer la loi électorale l’avaient épuisé. Une élection, la première depuis la réforme électorale, devait avoir lieu fin décembre 1868. Convaincu que les électeurs lui sauraient gré de leur avoir donné le droit de vote, Disraeli était confiant : les conservateurs pourraient enfin regagner la majorité, pour la première fois depuis la scission d’avec les Peelites.

Las ! Les Libéraux l’emportèrent largement et dix mois à peine après avoir emménagé à Downing Street, Disraeli était contraint de redevenir, pour plusieurs années, le chef de l’opposition. Tant d’efforts pour si peu de résultats ! Malgré son âge, Disraeli tint fermement sa position. Convaincu que les Libéraux, sous l’égide de l’impulsif et autoritaire Gladstone, finiraient par se rendre impopulaires, il garda le contrôle de son parti. Englué dans la question irlandaise, Gladstone décida de dissoudre la Chambre en 1874. Cette fois-ci, les conservateurs l’emportèrent et Disraeli redevint Premier ministre, disposant enfin d’une large majorité. N’était-il pas déjà trop vieux ? Il allait sur ses soixante-dix ans, ses capacités d’orateurs s’affaiblissaient, la maladie lui laissait de moins en moins de répit et, un peu sourd, il se réfugia, dès 1876, à la Chambre des Lords où les séances, plus feutrées, lui étaient moins difficiles à supporter. Néanmoins, malgré ce déclin évident, il resta au pouvoir six ans. Il appliqua un programme assez pragmatique et réformiste, censé apporter aux conservateurs l’appui des classes nouvelles de la population : lois sur l’éducation, la santé, la protection du consommateur, etc. Il est intéressant d’observer que celui qui construisit sa carrière en prenant la tête de l’aile conservatrice du clan conservateur finit par se recentrer et passer au-dessus de la tête des libéraux pour offrir aux radicaux de gauche plusieurs avancées législatives majeures. Comme le suppose James McCearney, malgré sa posture de conservateur « dur » et son attachement aux traditions, Disraeli était un pragmatique, dont l’objectif, si longtemps poursuivi, était l’exercice du pouvoir. Selon Disraeli, les classes populaires étaient plus conservatrices que les élites ; toute l’erreur des partis conservateurs au XIXe avait été de s’accrocher à un corps électoral extrêmement restreint, trop susceptible de trouver son intérêt financier aux propositions des Libéraux. Disraeli fut l’artisan de la mutation populaire (mais pas encore populiste) des mouvements conservateurs – dont le continent n’eut l’idée que bien plus tard. Le recours au peuple sert souvent mieux le conservatisme que le progressisme. Devenu Premier ministre d’un état impérialiste, Disraeli devait aussi s’intéresser de plus près au grand jeu international de ces années troublées, avec des fortunes diverses : création du titre impérial des Indes, initiative assez discutable qui fit beaucoup pour sa réputation auprès de Victoria, achat inutile d’une partie des actions du Canal de Suez, tentatives réussies d’empêcher la Russie de mettre la main sur les Détroits et participation subséquente à la célèbre Conférence de Berlin (où il impressionna Bismarck par son sang-froid et par sa détermination, proche du bluff ; matières dans lesquelles le Chancelier allemand était expert). Le bilan positif de Berlin fut annulé par les initiatives malheureuses des agents britanniques aux Indes et en Afrique du Sud : les Anglais furent pris, un peu malgré eux, dans l’engrenage de l’invasion meurtrière de l’Afghanistan ; les Zoulous les écrasèrent au fond de l’Afrique, à Isandhlwana ; les Anglais ne se vengèrent à Ulindi qu’au prix d’une coûteuse expédition, qui annonçait déjà le style impérial nouveau des années 1880-1900. Les gouvernements britanniques continuaient de courir après leur propre construction politique et internationale, cet Empire britannique, ce « reluctant empire » dont Disraeli fut le dernier représentant ; après lui, Gladstone et Salisbury hésitèrent moins à prendre l’initiative et à étendre par la force la mainmise anglaise.

En 1880, les conservateurs perdirent les élections ; Disraeli, malade, se retira et mourut quelques mois plus tard, admiré et respecté. James McCearney souligne, avec raison, que le parcours singulier de Disraeli s’explique en grande partie par des pesanteurs sociologiques : pour qu’un juif converti parvînt à s’installer à la Chambre, à prendre le commandement d’un parti d’opposition, qui plus est conservateur, anglican et féodal, et à le mener à la victoire, il lui fallait avoir une ambition démesurée, un talent exceptionnel et un sens politique à toute épreuve, à savoir du pragmatisme, un don pour la manipulation, et une résistance particulière à l’échec et aux nombreuses déconvenues qu’un monde hostile lui infligea. Il brilla d’autant mieux qu’il avait choisi le parti le moins riche en talents, le plus dense en nullités. C’est ainsi qu’un écrivain dandy fit de ses rêves byroniens la matière de la réalité ; plutôt que de projeter ses aspirations et sa personnalité dans une œuvre d’art, il les orienta dans l’action politique ; en lui, le politique tua l’apolitique, le ministre l’écrivain, l’homme de parti l’homme de sensibilité. Ses romans et ses poèmes ne furent que la manifestation imparfaite de son désir de puissance et de renommée ; en lui Rastignac étouffa Rubempré ; pourtant, de tous les hommes qui dirigèrent une grande nation dans les deux derniers siècles, Disraeli est le seul à avoir laissé un tel éclairage, littéraire et, partant, inconscient, sur sa propre personnalité. Le mérite de l’ouvrage de M. McCearney n’est pas mince : il a réussi ce que Gladstone jugeait impossible, faire le récit de la vie de Benjamin Disraeli, roman trop invraisemblable pour avoir été une fiction.

Publicité

Vers le roman total : Les Confessions d’un Italien, d’Ippolito Nievo

Alfred Woolmer, Venise

Alfred Woolmer, Venise

Confessions d’un Italien, Ippolito Nievo, Fayard, 2006, (trad. Michel Orcel), édition originale 1867

Un amateur de classifications précises, de taxinomie littéraire, serait bien en peine de déterminer de quel genre romanesque peuvent bien relever ces immenses Confessions d’un Italien. Roman historique, roman sentimental, roman d’aventures, roman satirique, roman politique, roman d’amour à la fois comique et larmoyant, romantique et sarcastique, élégiaque et joyeux, le magnum opus d’Ippolito Nievo défie, par son étouffante pluralité, toute tentative de rattachement à un courant littéraire précis. Publié quelques années après la disparition tragique de leur jeune auteur en mer, les Confessions d’un Italien sont mal connues en France. Il fallut près d’un siècle pour que soit publiée la première traduction de ce texte en français (1952). Depuis, deux autres éditions ont brièvement permis à l’œuvre d’émerger à nouveau sur les étals des libraires. Hélas, toutes sont aujourd’hui épuisées et le livre se trouve difficilement, fort cher, chez les vendeurs d’occasion. Ce texte, pour rare qu’il soit, demeure néanmoins un important jalon de la littérature italienne du XIXe siècle.

Que sont ces Confessions ? Un assemblage, au fond, de plusieurs romans, autour d’un personnage, vénitien à la vie trépidante, voire invraisemblable, Carlo Altoviti. Octogénaire, écrivant ses mémoires à la veille des derniers grands bouleversements qui verront le triomphe du Risorgimento, Carlo Altoviti a tout vécu de l’histoire de son temps : la chute de la République Sérénissime, les campagnes de Bonaparte, les naissances et les morts des éphémères Républiques Sœurs, l’Empire et sa chute, les complots de la Charbonnerie, la guerre d’indépendance grecque, les guerres entre le Piémont et l’Autriche, les révoltes de 1848, etc. Les Confessions d’un Italien dressent le bilan d’un demi-siècle de réveil national, d’agitation politique et républicaine. Les réduire à une simple mise en image du combat national serait néanmoins trahir leur exubérante richesse.

Le point de vue du texte, celui d’un aristocrate vénitien, en constitue l’originalité première. Contrairement au florentin, au milanais ou au turinois, le vénitien doit, avant de porter son cœur et son esprit vers le projet de l’Italie nouvelle, vers la communauté de destin péninsulaire, abandonner un univers distinct : sa chère Lagune, sa chère Terre Ferme, ses chères communautés orientales et méditerranéennes. Un monde ancien doit s’effacer pour qu’advienne le monde nouveau. La Toscane, l’Émilie ou les Marches peuvent se fondre dans le projet italien sans se renier. Ce n’est pas le cas de Venise. Il faut qu’elle meure en tant que communauté politique pluriséculaire, et cesse d’être un État marchand et européen pour devenir une ville italienne. Altoviti peint, en cette fin, ce commencement. Venise n’a jamais regardé très en profondeur vers l’Italie. Elle connaissait plus étroitement Constantinople, Athènes ou Raguse que Naples ou Rome. En détournant son regard de l’est, en le déportant douloureusement vers l’ouest, en se reniant, elle pouvait ressusciter, autre, dans un univers différent. Le temps de la renaissance n’advient pas, néanmoins, dans l’espace temporel de ces Confessions. Plusieurs fois, au fil du texte, Nievo revient sur l’agonie et la mort de Venise, cette ambiance sépulcrale et brumeuse, motif littéraire du temps que d’autres, après lui, sauront magistralement reprendre (qu’on songe au Thomas Mann de Mort à Venise).

Les sentiments d’Altoviti sont mêlés : il voit l’oligarchie de la Sérénissime se saborder, il croit un temps que, sous l’égide de la France, Venise saura se réinventer, il observe surtout l’effondrement interne d’une structure politique qui n’était plus guère qu’un agencement nominal, une forme morte. Devant cette fin, Nievo tisse une trame littéraire chamarrée, entrecroisant les noirceurs profondes du deuil et les vives couleurs d’une renaissance espérée. Il ironise, avec mordant, sur les derniers jours de la République ; plus loin, il pleure la cité vidée de sa grandeur, pillée par les armées françaises, coquille vide d’une splendeur morte ; encore plus loin, il observe avec une émotion tenue et sincère, les fantômes d’une ville qu’il assimile aux ruines d’une jeunesse passée.

Il fallait être vénitien (Nievo venait de Padoue, en Terre Ferme, historiquement soumise à Venise cinq siècles durant) pour saisir ce que supposait d’abandon de soi le rêve national du resurgissement. Cette métamorphose se déploie sur les huit cent pages, denses, du roman. La mort devait précéder la naissance ; dans le texte, à l’enfance, achevée, close, succède la maturité combative et ouverte ; le décalage ironique des premières centaines de pages s’estompe pour devenir une adhésion plus étroite à soi-même et au récit. Les émotions se succèdent ; la mélancolie alterne avec l’espérance ; la joie avec le regret. Les Confessions d’un Italien sont saturées d’une sensibilité exacerbée, aux motifs variables. Il serait difficile, là aussi, de trouver dans ce texte immense une unité de ton. Les premières pages, amusées, exprimant une ironie sereine, contrastent fort avec les dernières, ce journal d’un fils en exil, sentimental, saturé d’une émotivité plaintive, un peu vaine, banale. Le récit s’ossifie à mesure qu’il avance. Il perd sa vivacité première pour se couler dans des formes d’expressivité plus attendues, plus communes. Le texte s’éloigne de nos propres canons esthétiques, pour adopter des tonalités que le lecteur d’aujourd’hui jugera trop attendues, usées, et même épuisées. Je ris aux mésaventures du jeune Carlo ; l’exil du fils de Carlo ne me tire pas un frisson.

Nievo sait, à mon sens, mieux manier le rire que le pathos. Le récit de l’arrivée des Français près de Venise est, par exemple, un sommet de drôlerie. Le jeune Altoviti, venu en cheval à la ville s’assurer de quelques renforts pour défendre le bien foncier de sa tante, se retrouve élu député, sans qu’il sache trop bien comment, par la populace qui l’envoie négocier seul avec les représentants de la République. Alors que ceux-ci menacent de l’arrêter, les Français arrivent. Les officiels de la Sérénissime se déchargent lâchement de leurs responsabilités sur le pauvre Altoviti qui doit donc représenter les intérêts de la communauté en révolte devant les officiers français. Ceux-ci le récompensent de son républicanisme, le congratulent, lui font l’honneur de toutes sortes d’honneurs grandiloquents… pendant que, profitant de sa naïveté, ils pillent, au nez et à la barbe de la populace, les greniers de la ville. Peu après leur départ, Altoviti, joué, menacé par des paysans qui commencent à voir en lui un complice du pillage, doit très vite se retirer vers ses domaines, qui, abandonnés, ont été aussi pillés. Le lecteur rit des mésaventures de jeunesse du jeune Altoviti, toujours trompé par plus roué que lui. Aux autres, personnages fictifs, comme Vianello, ou réels comme Foscolo, Lord Byron, Berthier et Bonaparte, sont confiés les fonctions de l’héroïsme et de la grandeur. Diverses comme une destinée, ces Confessions montrent, à la manière peut-être de Rousseau, un homme entier dans toutes ses dimensions, des plus ridicules aux plus élevées. Conjuguant les rigueurs d’une franchise totale et la force d’un engagement sincère, elles narrent une vie dans toute sa richesse et ses tourments, au risque de devenir un inextricable tourbillon d’émotions contradictoires et de forces centrifuges.

Ce qui manque probablement au texte, c’est une forme d’unité ; paradoxe pour un récit-confession, mené à la première personne par un narrateur personnage. À la cohérence du premiers tiers du livre succèdent les perpétuels rebondissements des deux tiers suivants. Le lecteur moderne pourra éprouver quelques doutes face à un texte qui multiplie à ce point les mésaventures inattendues et les retrouvailles improbables. Mario Fusco, qui préface l’édition Fayard, explique que la critique a généralement vu deux livres dans ce roman : le livre de l’enfance, qui va de 1775 au suicide de la République vénitienne en 1797 ; le livre de la maturité, qui couvre la période 1797-1855. Je crois qu’en cette claire séparation, sensible pour tous les lecteurs du texte, réside la raison de l’hétérogénéité du texte. La première partie, plus cohérente, plus tenue, plus resserrée, paraîtra au lecteur contemporain nettement meilleure que la seconde, éclatée et convenue. Les lumières de l’enfance, vues par les yeux d’un vieillard, sont des flambeaux illuminant les ténèbres ; la joie qu’éprouve le narrateur à se remémorer s’accompagne d’une relecture distanciée, sarcastique, des espoirs défunts ; le texte palpite d’une nostalgie crépitante d’allégresse. Le narrateur ne pleure pas l’enfance disparue, il la ressuscite dans un texte gai, enjoué. Carlo Altoviti, sans parents, est élevé par une tante noble qui ne le traite pas très bien ; son enfance n’est pas particulièrement heureuse ; sa fonction se résume, en effet, à tourner la broche dans la cuisine familiale – broche haïe pour laquelle il parvient pourtant à éprouver, en une très belle page ultérieure, la profonde nostalgie que suscite chez l’adulte une enfance évanouie. Il fait revivre les personnages de sa jeunesse, dans leurs travers ridicules comme dans leurs simples grandeurs.  Le monde des années 1770-1780 que ressuscite Nievo est celui d’un XVIIIe siècle joyeux, goldonien, loin du romantisme, du vague à l’âme, du spleen des enfants du siècle. Altoviti n’est pas Werther. Quelques notations romantiques, devant le paysage de la mer, cette première brisure dans la destinée d’Altoviti, altèrent quelque peu la course amusée du texte.

Un second texte naît des cendres du premier, de la jeunesse procède, différent, l’âge adulte. Moins réussi, sans doute, que le roman de l’enfance, ce récit de la maturité multiplie les aventures, sans craindre de recourir aux lieux communs du roman picaresque : combien de retrouvailles improbables, de retournements de fortune rocambolesques, de poncifs narratifs ? Altoviti devient, du jour au lendemain, grâce à un père disparu puis réapparu, enrichi chez les Turcs, un des derniers oligarques de la Sérénissime. Il se découvre bientôt une sœur cachée qui le suit incognito, à la manière de ces personnages travestis des comédies de Shakespeare. Déchu à la disparition de la République, Altoviti combat à Naples, résiste à Gênes, vit la prison, puis l’exil, revient à Venise, repart, bâtit une fortune, l’épuise, perd la vue, la retrouve, etc. Revenant de temps à autre sur les terres de son enfance, ruinées par l’impéritie de ceux qui en ont la charge, il observe, à travers la dégradation progressive du château et l’aliénation de son domaine, son propre vieillissement, le racornissement et l’épuisement de son existence personnelle. La troupe des fantômes s’étoffe à mesure que passent les vivants. Comme l’a noté Umberto Eco, les Confessions d’un Italien sont aussi une immense et versicolore élégie du temps qui passe et fuit sans recours. Nievo, mort jeune (30 ans), avait saisi un des caractères fondamentaux du temps, la relativité des durées : le temps, presque infini, de l’enfance occupe une large place, tout comme celui de la première maturité. Les années sont longues, presque éternelles, et chaque instant paraît inépuisable. La narration s’accélère ensuite, à mesure que le vieillissement rétrécit les durées, comprime le temps en une succession trop rapide d’années et de décennies. L’accélération des Confessions répond à une perception très juste de la distinction entre le temps et la durée.

Néanmoins, plus qu’une implicite mise en scène de la compression des durées, le second roman dans le roman demeure celui d’une vie aventureuse dont le fil rouge est, sans conteste, une histoire d’amour malheureuse. Altoviti aime, depuis toujours, Pisana, sa cousine, et cet amour brille d’une teinte d’espérance presque irraisonnée. Elle, égocentrique, cruelle, donna mobile, ne se donnera jamais physiquement à Altoviti ; pourtant, Altoviti n’en tire ni tristesse, ni regrets. L’amour envers cette égoïste versatile représente le point de fuite de toute une vie. Le narrateur aura bien, avec une autre, Aquilina, des enfants, une descendance. Le lien qu’entretiennent Altoviti et Pisana dépasse le cadre des unions légales et charnelles. Cet amour n’est pas même un amour romantique et larmoyant, qui développerait, autour du motif de l’inaccessible, une passion aussi exacerbée qu’elle est impossible. Non, il est, même dans ses péripéties les plus romanesques, un amour possible et profond, une disponibilité à l’autre qui transcende le temps et l’espace. Altoviti et Pisana sont l’un pour l’autre bien plus qu’un(e) amant(e), un(e) aimé(e) ou un(e) ami(e). Ils seront leur seul salut mutuel. En cela, Les Confessions d’un Italien sont aussi un formidable roman d’amour, qui résume et condense, en une figure en apparence égoïste et manipulatrice, l’inaccessible Béatrice, l’ardente Juliette et l’inconstante Manon. Nievo dépeint, en contrepoint, un autre amour non consommé, celui du docteur Vianello, figuration de la raison, de la détermination et de la sagesse, envers Clara, la sœur, pieuse, de Pisana. Le lecteur perçoit là les motifs classiques du romantisme du XIXe, qui succède au libertinage amoral du siècle précédent : le combat entre la foi et la raison, la sublimation du sentiment dans la non-consommation charnelle de l’amour, l’idéalisation d’une figure féminine privée par là d’autonomie narrative, etc.

Il serait impossible de résumer un récit qui se plaît, en s’abreuvant à tous les genres, à toutes les sources, à multiplier à l’infini les emboîtements narratifs, les aventures et les tons. Comme une synthèse de toutes les exaltations et les erreurs de son siècle et du précédent, à la jointure de deux époques, les Confessions d’un Italien reprennent, en un seul immense mouvement, inégalement distancié, toutes les thématiques et les manières de la littérature occidentale dans une dernière récapitulation avant l’avènement de la modernité.

Une lueur un jour d’hiver

Say not the struggle…

Arthur Hugh Clough (1819-1861)

.

Say not the struggle nought availeth,

The labor and the wounds are vain,

The enemy faints nor, nor faileth,

And as things have been they remain.

.

If hopes were dupes, fears may be liars ;

It may be, in yon smoke concealed,

Your comrades chase e’en now the fliers,

And, but for you, possess the field.

.

For while the tired waves, vainly breaking,

Seem here no painful inch to gain,

For back, through creeks and inlets making,

Comes silent, flooding in, the main.

.

And not by eastern windows only,

When daylight comes, comes in the light,

In front, the sun climbs slow, how slowly

But westward, look, the land is bright.

.

Ne dis pas que la lutte…

.

Ne dis pas que la lutte est entièrement vaine,

Et qu’inutiles sont les peines et les blessures,

Que l’ennemi ne s’évanouit ni n’échoue,

Que toutes choses sont toujours ce qu’elles furent.

.

Si l’espoir fut trompé, la crainte peut mentir ;

Il se peut que, là-bas, cachés dans la fumée,

Tes compagnons maintenant chassent les fuyards

Et, toi seul excepté, soient maîtres du terrain.

.

Tandis que les vagues lassées en vain se brisent,

Ne semblent avancer péniblement d’un pouce,

Progressant tout au loin parmi anses et criques,

L’océan monte alors silencieusement.

.

Ce n’est pas seulement par les croisées, à l’est,

Que lorsque entre le jour, entre aussi la lumière;

En face paraît le soleil – lent, combien lent!

Mais regarde à l’ouest s’illuminer la terre.

Trad. Claude Dandréa

Clough, poète anglais contemporain de Browning et Tennyson, écrivit ce poème suite à l’échec du Printemps des peuples de 1848. Étudiant en théologie,  il venait de renoncer à son ordination. Son œuvre se teinta par la suite d’un profond scepticisme – dans le Dernier décalogue notamment -.

D’une époque l’autre

Les cathédrales

.

Au fond du chœur monumental,
D’où leur splendeur s’érige
– Or, argent, diamant, cristal –
Lourds de siècles et de prestiges,
Pendant les vêpres, quand les soirs
Aux longues prières invitent,
Ils s’imposent, les ostensoirs,
Dont les fixes joyaux méditent.

Ils conservent, ornés de feu,
Pour l’universelle amnistie,
Le baiser blanc du dernier Dieu,
Tombé sur terre en une hostie.

Et l’église, comme un palais de marbres noirs,
Où des châsses d’argent et d’ombre
Ouvrent leurs yeux de joyaux sombres,
Par l’élan clair de ses colonnes exulte
Et dresse avec ses arcs et ses voussoirs
Jusqu’au faîte, l’éternité du culte.

Dans un encadrement de grands cierges qui pleurent,
A travers temps et jours et heures,
Les ostensoirs
Sont le seul cœur de la croyance
Qui luise encor, cristal et or,
Dans les villes de la démence.

Le bourdon sonne et sonne,
A grand battant tannant,
De larges glas qui sont les râles
Et les sursauts des cathédrales.
Et les foules qui tiennent droits,
Pour refléter le ciel, les miroirs de leur foi,
Réunissent, à ces appels, leurs âmes,
Autour des ostensoirs de flamme.

– O ces foules, ces foules,
Et la misère et la détresse qui les foulent !

Voici les pauvres gens des blafardes ruelles,
Barrant de croix, avec leurs bras tendus,
L’ombre noire qui dort dans les chapelles.

– O ces foules, ces foules,
Et la misère et la détresse qui les foulent !

Voici les corps usés, voici les cœurs fendus,
Voici les cœurs lamentables des veuves
En qui les larmes pleuvent,
Continûment, depuis des ans.

– O ces foules, ces foules
Et la misère et la détresse qui les foulent !

Voici les mousses et les marins du port
Dont les vagues monstrueuses bercent le sort.

– O ces foules, ces foules
Et la misère et la détresse qui les foulent !

Voici les travailleurs cassés de peine,
Aux six coups de marteaux des jours de la semaine.

– O ces foules, ces foules
Et la misère et la détresse qui les foulent !

Voici les enfants las de leur sang morne
Et qui mendient et qui s’offrent au coin des bornes.

– O ces foules, ces foules
Et la misère et la détresse qui les foulent !

Voici les marguilliers massifs et mous
Qui font craquer leur stalle en pliant les genoux.

– O ces foules, ces foules
Et la misère et la détresse qui les foulent !

Voici les armateurs dont les bateaux de fer,
Fortune au vent, tanguent parmi la mer.

– O ces foules, ces foules
Et la misère et la détresse qui les foulent !

Voici les grands bourgeois de droit divin
Qui bâtissent sur Dieu la maison de leur gain.

– O ces foules, ces foules
Et la misère et la détresse qui les foulent !

Les ostensoirs, qu’on élève, le soir,
Vers les villes échafaudées
En toits de verre et de cristal,
Du haut du chœur sacerdotal,
Tendent la croix des gothiques idées.

Ils s’imposent dans l’or des clairs dimanches
– Toussaint, Noël, Pâques et Pentecôtes blanches –
Ils s’imposent dans l’or et dans les bruits de fête
Du grand orgue battant du vol de ses tempêtes
L’autel de marbre rouge et ses piliers vermeils ;
Ils sont une âme en du soleil,
Qui vit de vieux décor et d’antique mystère
Autoritaire.

Pourtant, dès que s’éteignent les grands cierges
Et les lampes veillant le cœur des saintes vierges,
Un deuil d’encens évaporé flotte et s’empreint
Sur les châsses d’argent et les tombeaux d’airain ;
Et les vitraux, peuplés de siècles rassemblés
Devant le Christ – avec leurs papes immobiles
Et leurs martyrs et leurs héros – semblent trembler
Au bruit d’un train lointain qui roule sur la ville.

.

Emile Verhaeren, Les villes tentaculaires, 1895

Chant de transition que ce poème de Verhaeren. D’un côté la vieille bâtisse médiévale, qui rayonne encore de toute la grandeur de son décorum, et peut-être, mais le poème semble moins clair à ce sujet, de sa puissance spirituelle. De l’autre, la démence du monde qui s’annonce, et dont le train, agent primitif de l’entrée dans la modernité, constitue le premier avertissement. La cathédrale de Verhaeren n’est déjà plus qu’un décor : monumental, sublime, mais un palais qui n’oppose à la misère et à la détresse de la ville qu’une vague promesse. La splendeur ne rachète pas les âmes. Aucune mention de salut, et à peine une périphrase évoquant la communion, Verhaeren constate le dépérissement de la cathédrale, par le dépérissement des âmes foulées par la misère et la détresse. Certes, l’or et l’encens subsistent, c’est sur eux que Verhaeren s’appesantit, sur ces ostentatoires symboles d’une foi déjà évanouie. Tout n’est qu’illusion, dernière étape avant le siècle qui vient. Ils ne semblent guère croyants ces armateurs, ces ouvriers et ces enfants. Le décorum accompagne encore les âmes croyantes, mais déjà, derrière la complainte perce le doute : la foi n’a plus guère que l’ostensoir, et donc la réunion des fidèles pour vivre. La spiritualité a déserté la ville tentaculaire. Un élément de réunion, de communion, par son histoire et ses reflets d’or, persiste : la cathédrale est le dernier témoin d’un monde presque englouti. Ce sont là les ultimes lueurs de gloire des temples catholiques. Demain, face à la modernité, l’homme sera seul. Il a, de toute manière, déjà déserté en esprit le « dernier Dieu » : la grandeur somptuaire du culte ne survivra pas au monde moderne, les hommes de Verhaeren n’y croient déjà plus – une seule mention de « réunion des âmes », pas une seule de communion – et l’univers qui s’annonce n’offre aucune issue. Il arrive. Il menace. Et demain, car nous, hommes du XXIe siècle connaissons la suite, il évacuera la foi des cathédrales et dans ces décors spirituellement morts instituera de menus plaisirs touristiques et chromatiques.

Autour de Garibaldi I : les traces du héros (Alfonso Scirocco)

garibaldiGaribaldi, Alfonso Scirocco, 2005

Première partie d’un diptyque consacré au révolutionnaire italien.

Giuseppe Garibaldi est une des figures majeures du XIXe siècle. Sa vie aventureuse, ses engagements révolutionnaires, l’engouement international qu’il suscita, se rapprochent du parcours de certains révolutionnaires contemporains – Che Guevara pour ne pas le nommer -. Scirocco, spécialiste de l’Italie du Risorgimento, ne trace pas ce parallèle, mais le lecteur actuel sera tenté, toutes proportions gardées, de comparer les deux hommes. Né à Nice en 1807, Garibaldi participa aux premières tentatives libérales contres les autocraties italiennes dans les années 1830. Leur échec entraîna son exil. Le marin, proscrit, s’établit en Amérique du Sud. Il y connut, pendant plus de dix ans, de multiples aventures au services du Rio Grande et de l’Uruguay. Cet épisode moins connu de la vie du révolutionnaire est bien remis en perspective par Scirocco.

Corsaire au service de l’éphémère république du Rio Grande – la province la plus septentrionale de l’Empire du Brésil,  alors indépendante, il manifesta en peu de temps un courage et une audace peu communes. Aux commandes de modestes navires, il déstabilisa le commerce local en arraisonnant des navires marchands. Capturé, détenu quelques mois en Uruguay pour ses forfaits, puis libéré, il combattit avec les sécessionnistes du Rio Grande jusqu’à la chute de la petite république. En Uruguay, les conflits entre les deux prétendants à la Présidence de la République tournèrent bientôt à la guerre civile. Le général Rivera, aux commandes du parti rouge – les colorados – s’opposait au général Oribe, chef du parti blanc – les blancos. Derrière cette lutte de partis se profilait l’ombre inquiétante du dictateur Argentin, Rosas, lui-même blanco. L’Uruguay de Rivera et des colorados se battait pour son indépendance.

Garibaldi prit rapidement le commandement d’une légion d’exilés italiens qui défendaient, aux côtés de Rivera, la souveraineté uruguayenne. Ils brillèrent contre des ennemis plus nombreux qu’eux : le nom de Garibaldi commença à se répandre hors d’Uruguay. Aux commandes d’une brigade pauvre et mal équipée, il permit au parti de Rivera de tenir la capitale, Montevideo. Après l’intervention des franco-britanniques aux côtés des colorados, l’Uruguay préserva son indépendance. Garibaldi décida alors de revenir en Italie : arrivée par un heureux hasard en plein Printemps des peuples – 1848 – la légion italienne d’Uruguay se mit au service du Piémont, en guerre contre l’Autriche. Quelques mois après la défaite piémontaise, Garibaldi trouva refuge en Toscane puis à Rome. La population avait chassé le Pape et proclamé la République. Pendant un peu plus d’un an, il défendit la jeune démocratie, bientôt submergée par les armées françaises, napolitaines et autrichiennes. Défait, poursuivi, Garibaldi parvint à s’échapper par miracle. Il reprit alors les routes de l’exil sud-américain.

Redevenu capitaine de marine, il sillonna le Pacifique quelques années, aux commandes d’un navire marchand. Le Piémont continuait pourtant, par tous les moyens, d’essayer d’unifier l’Italie. Garibaldi décida de revenir sur le Vieux Continent. Après quelques opérations contre les autrichiens dans les Alpes, il réalisa l’exploit pour lequel il est entré dans l’Histoire. A la tête d’un millier de volontaires, issus des classes de la bourgeoisie libérale du nord de l’Italie, il débarqua à l’ouest de la Sicile, terre qui appartenait à l’époque au Royaume bourbon et absolutiste des Deux-Siciles. En cinq mois, les Mille vainquirent à trois reprises l’armée napolitaine, conquirent la Sicile, puis la botte de l’Italie et achevèrent leur épopée par la prise de Naples. L’épisode est probablement le plus célèbre du Risorgimento ; il permit au Piémont d’unifier la péninsule. Dictateur – à la romaine – des Deux-Siciles, il remit le royaume à Victor-Emmanuel II, roi du Piémont, qui accepta et invita aussitôt le conquérant à rentrer chez lui. Garibaldi considérait pourtant qu’il n’avait pas achevé sa mission : Rome et Venise échappaient encore à la mainmise italienne.

Après un repos de quelques mois, et malgré les propositions d’Abraham Lincoln, qui souhaitait sa présence à la tête d’une division yankee contre les sudistes, Garibaldi reprit les armes pour s’emparer de Rome. Empruntant de nouveau le chemin des Mille, il débarqua en Sicile, puis dans les Pouilles. Le roi d’Italie, qui ne pouvait laisser agir Garibaldi – les français étaient prêts à intervenir pour protéger le Pape – envoya son armée arrêter les irréguliers. Blessé grièvement à la bataille de l’Aspromonte, Garibaldi renonça, provisoirement, à son entreprise.  Diminué, l’italien n’abandonna pas l’action militaire – sens profond de son existence. Il mènera une armée italienne contre les autrichiens en 1866, tentera une nouvelle fois de s’emparer de Rome en 1868, puis défendra, à la tête de volontaires, la jeune République française contre les prussiens en 1870-71.

Le parcours de Garibaldi, pourtant résumé en quelques paragraphes, est d’une extraordinaire densité. Celle-ci suffit à expliquer la notoriété internationale dont il bénéficia tout au long de son action publique. Voilà un homme qui fut corsaire au Brésil, général en Uruguay, défendit Milan contre les Autrichiens, dirigea les armées de la République Romaine, conquit un royaume doté d’une armée de 80 000 hommes avec un millier de volontaires, ne plia que contre la realpolitik des dirigeants de son temps et trouva l’énergie, à 60 ans passés, de diriger un corps d’armée contre les puissants prussiens dans un pays qui n’était pas le sien. Les médias de son temps en firent une icône internationale, une légende. Alfonso Scirocco revient sur la vie de Garibaldi en démêlant le mythe et la réalité. Plutôt aimable pour son sujet, l’historien retrace avec de nombreux détails l’épopée d’une des figures légendaires de l’histoire italienne. Difficile de ne pas éprouver d’admiration, d’ailleurs, pour cet homme naïf et courageux, pour sa vie d’aventures dans un siècle qui, après Napoléon, n’était plus destiné à connaître de héros.

Le Garibaldi présenté par Scirocco n’est pas exempt de défauts. Mais lorsqu’il se met en marche, sa capacité de mobilisation des troupes, son audace tactique, ses intuitions stratégiques emportent l’admiration de tous. Pourtant, lors de sa plus célèbre campagne, il bénéficia largement de l’incurie du commandement napolitain. Il s’engagea parfois à tort dans des campagnes condamnées d’avance – la plus célèbre connut son achèvement lors d’une bataille d’à peine un quart d’heure sur l’Aspromonte. Ses positions politiques, floues, consistaient en de grands principes (la Liberté, le Peuple) assénés avec emphase. Garibaldi est du siècle de Hugo et des démocrates de 1848. Les églises socialistes, en formation, le concernent peu : les marxistes n’ont pas encore mis la main sur l’Internationale et les positions théoriques du guérillero italien s’avèrent flexibles. Seule constante : la libération de l’Italie des despotes réinstallés par le Congrés de Vienne, et l’unification de la péninsule sous l’égide du Piémont.

Garibaldi est un héros romantique, un conquérant mystérieux, qui ne trouve de justesse que dans l’action perpétuelle, les campagnes, les marches et les batailles. Il n’aspire pas au pouvoir politique – qu’il dépose aux pieds de Victor-Emmanuel après l’avoir conquis à Naples -, il n’aspire pas au gouvernement – ses mandats de députés, en Uruguay, en Italie et en France,  s’achèvent brièvement -, il n’aspire pas à la renommée – même s’il l’utilise à bon escient lors de ses campagnes -. Voilà la clé de l’homme : un soldat qui ne conquiert pas pour lui-même, qui combat pour ce qu’il perçoit du Bien et du Vrai, et le restitue ensuite aux pouvoirs légitimes. Garibaldi combat : Justice, Liberté, Vérité sont ses étoiles polaires. Le siècle l’adula. Washington tenta de le recruter pendant la Guerre de Sécession. Ses exploits résonnèrent à New York, Lima, Londres, Tokyo et Istanbul. Garibaldi est le premier héros de l’âge global. Les journaux lui donnèrent une notoriété, presque sans taches, que ne connut pas même Bonaparte, héros clivant. Le mythe dépassa la réalité.

Le Garibaldi de Scirocco est un excellent portrait, précis et mesuré, d’un des derniers héros de l’histoire des hommes, le dernier de l’ère pré-industrielle. Même s’il montre parfois quelque sympathie pour son sujet, Scirocco parvient à garder suffisamment de mesure pour faire de ce livre la meilleure biographie en français du condottière des pauvres. Le garibaldisme est aujourd’hui empoussiéré, mais la geste aventurière demeure.