Mésaventures de la dialectique : Assainissement, de Václav Havel

Ornières boueuses

Troisième et dernière note de cette semaine consacrée à Václav Havel.

Assainissement, Václav Havel, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin », 1991 (Trad. Erika Abrams ; Première éd. originale 1987 ; titre original : Asanace)

La précédente pièce de Václav Havel, Tentation, exprimait le dilemme de l’intellectuel en milieu hostile, déchiré entre plusieurs tensions irréconciliables : son désir de reconnaissance contre sa détermination à préserver sa singularité ; sa volonté innée de puissance contre son attachement à son indépendance ; la réalité affichée de sa sujétion contre l’hypothèse de sa discrète autonomie. Comme dans le mythe, Méphisto offre au moderne Faust le pouvoir au prix de l’âme : mais ce n’est chez Havel qu’un pouvoir vidé de contenu, une position sapant toute intelligence. Nul scrupule n’est admis. La fidélité prime sur l’esprit, elle prime même sur la conviction ; la dictature n’a plus que des motifs creux à faire valoir, sa continuation en premier lieu, et comme horizon – toujours attirant pour les faibles – l’exercice du pouvoir sur autrui. Tout le travail du régime – et de ses agents provocateurs, dont le « tentateur » – est de faire verser les scientifiques et les artistes dans un camp déterminé : avec ou contre lui. On est stipendié, ou bien ennemi. Qu’importe ce qu’ils produisent ; qu’ils soient zélés ! La reconnaissance et la puissance se paient d’une soumission, d’une perte de singularité et d’indépendance ; nul louvoiement face au pouvoir n’est possible, le plus parfait conformisme s’évalue au nombre des reniements, exigés comme gages de fidélité. L’autonomie, en contrepoint, ne peut être que discrète et se paie de l’insignifiance sociale, économique, humaine, et donc de la plus extrême solitude. Que le tenté ait quelques hésitations, un peu de honte ou d’estime de lui et c’en est fini. Dans Assainissement, pièce moins aboutie, moins efficace, aussi, Havel tente d’exprimer les complications de la situation des esprits d’un point de vue moins allégorique. Il renonce à Faust et à Méphistophélès, au double jeu et aux trahisons ; il met en scène non le couple complexe de la tentation et de la trahison chez l’intellectuel, mais son désarroi face à des impulsions contradictoires probablement inspirées des palinodies de la Perestroïka. Les personnages ne se trahissent plus ; ils subissent, crédules ou méfiants, des directives bureaucratiques absurdes.

L’action se déroule dans la province tchèque. Un groupe d’architectes, soit des praticiens de l’esprit, à mi-chemin de l’ingénierie et de la création, à l’intersection de la technique et de l’art, est envoyé dans une vieille cité médiévale, en contrebas d’un château gothique, pour assainir la ville. Par cet euphémisme, il est attendu de l’équipe d’architectes la conception et la réalisation d’un programme de modernisation urbaine, dont les grandes lignes sont déjà idéologiquement fixées. Le spectateur le devine par connaissance du contexte ; les premières scènes le lui confirment. L’habitat, vétuste, est une survivance du passé, une tradition, une continuité. Il a ses tares, ses obsolescences, certes ; il est aussi un vécu, concret, chargé de joies et de peines, de souvenirs et d’espoirs. Il bénéficie de la préférence instinctive des collectivités pour ce qui est déjà contre ce qui n’est pas encore. Prudence ou conservatisme ? Peu importe, il dérange le pouvoir par sa seule existence. Sa légitimité, conférée par l’histoire, est de celles que les régimes communistes veulent abattre ; elle concurrence la sienne, elle existe sans lui et hors de lui ; il la conçoit comme anti-progressiste, et donc réactionnaire. Pour moderniser cette ville, faire avancer le progrès, casser, aussi, un mode d’être-au-monde qui ne dépend pas de l’État, les architectes sont chargés de détruire l’existant, d’éliminer les structures anciennes, vues, par erreur ou par déviationnisme, comme naturelles et légitimes par ceux qui y vivent. Le progrès urbanistique sera une table rase, démarche non dénuée d’arguments rationnels d’ailleurs, les défenseurs de la destruction le prouvent à l’occasion. Contrairement aux scientifiques de Tentation dont les recherches apparaissaient comme fictives, les architectes d’Assainissement travaillent, ils doivent proposer quelque chose, même si ce « quelque chose » n’est qu’une énième variation d’un schéma déjà connu, inéluctable. L’exigence du régime, on le devine, consiste en une destruction totale, suivie d’une reconstruction à la bétonnière, avec parcage de la population dans de grands ensembles rectangulaires et grisâtres, sans qu’il ne soit tenu compte des opinions rétrogrades et erronées des habitants. On fera le bonheur des hommes malgré eux, voire contre eux, si c’est nécessaire.

L’équipe des planificateurs obéit, morose, aux instructions de sa hiérarchie, sans toutes les partager. Ils sont six : Ulč, le progressiste, Macourková, la servile, Plekhanov, le résigné, Albert, l’indigné, Louise, l’hésitante et Bergman, leur chef, et qui comme (presque) tous les chefs suit ses troupes en faisant mine de les diriger. La pièce ne les changera pas ; elle les aiguisera. Les circonstances imposent bien des réalignements. Car, soudain, le régime change d’avis : il ne faut plus assainir mais rénover. Ah, non, c’est faux, détruisez, ne rénovez pas ! Ou, plutôt, rénovez sans détruire, détruisez sans rénover, détruisez et rénovez ! Chacun réagit à la bizarre valse des ordres et des contre-ordres du régime dans l’étroite mesure qui lui est permise par le dramaturge : ils tombent les masques. La vieille dictature communiste, lointaine héritière des purs et durs du Stalinisme, n’est plus effrayante par fanatisme ou par imprévisibilité, mais par indécision. Elle arrête, emprisonne, libère, arrête, emprisonne, libère, arrête, emprisonne, libère, au gré d’initiatives et de reculades aux motifs obscurs. Elle change plusieurs fois d’opinion à propos de l’assainissement urbain : le jeu dialectique, habituel alibi des retournements idéologiques des partis communistes, est ici poussé à son point le plus extrême. Sur la scène, il passe de visu par les va-et-vient aussi comiques qu’inquiétants de ces inspecteurs du régime, qui interrompent sans cesse l’action. Le Secrétaire est affairé ; il entre sur scène, dérange les dialogues, tient ses conciliabules ; les inspecteurs qui le secondent changent, ils sont remplacés, signe oppressant de purges obscures ; rien ne filtre jusqu’à de nouveaux contre-ordres. Les machinations incompréhensibles du pouvoir égarent les personnages comme les spectateurs ; nul ne cesse d’espérer un retournement – et, un temps dialectique plus loin, de le craindre. Sans ce « rôle directeur du Parti », la pièce n’existerait pas puisque lui seul dynamise l’intrigue en poussant chacun des personnages à se dévoiler et à se prononcer sur ses foucades. Les architectes suivent comme ils le peuvent. Le schématisme de leurs caractères affaiblit un peu la pièce ; il la rend didactique – un didactisme que Havel avait dû sentir et qu’il avait voulu tempérer par la chute inattendue et tragique du cinquième acte. Politiquement, l’équipe d’architectes est « pluraliste ». Ulč incarne l’aile « radicale », Albert l’aile « réformiste », Macourková la « plaine » opportuniste, Plekhanov le courant « apolitique », hostile au fond mais passif en surface. Ulč est l’allié naturel du Parti, et trouve en la suiviste Macourková une alliée ; Albert est son opposant, tout aussi naturel. Plekhanov le soutient, en douce, mû par un complexe balancement entre les deux pôles opposés de son tempérament, son fatalisme (le Parti suivra la mauvaise route) et son espérance (et si cette fois, néanmoins ?). Louise, épouse de Zděnek Bergman, le responsable, oscille quant à elle entre les deux grandes éthiques wéberiennes : l’éthique de conviction – qui la pousse à soutenir une approche humaniste, modérée, compréhensive de l’assainissement envisagé ; l’éthique de responsabilité – qui la conduit à adhérer aux choix de son époux et de son Parti, par une soumission de mauvaise grâce au monde tel qu’il va. Enfin Bergman, nullité conformiste d’une souplesse redoutable, finit toujours, après un moment d’adhésion aux opinions de son équipe, par réajuster, dans de long discours, son approche des problèmes à celle qu’on lui impose en plus haut lieu. Il est là pour synthétiser les positions des uns et des autres, sous le regard oppressant du Parti : jouet de forces supérieures, incapable d’opposition comme d’autonomie, il ne satisfait personne. Sa lâcheté n’implique pas néanmoins sa complète bêtise : quand la fidélité de sa femme est en jeu, il se montre d’une tout autre envergure.

Pour adoucir les rouages très mécaniques de son intrigue, jeu de personnages-types animés au gré des volte-face du Parti, Havel a en effet inséré dans la trame de la pièce des histoires sentimentales. Elles devaient accentuer les dilemmes de Louise et de Bergman ; elles forment, à mon sens, une sorte de double-fond sentimental banal. Il ne rend pas la pièce moins mécanique. C’est le vieux schéma du théâtre : A aime B, B aime C, C ne peut aimer B. C se laisse séduire par B ; puis se dédit. B est brisé ; A, qui a découvert subrepticement l’amour entre B et C, l’est aussi. Le classicisme éculé de ces affaires de cœur est souligné à l’occasion par Bergman, lorsqu’il chapitre sa femme sur la manière qu’elle a d’exprimer de ses sentiments, si proche du cliché. Le dramaturge devait s’être aperçu que cette dimension de la pièce ne fonctionnait pas bien et qu’elle ralentissait plutôt le véritable jeu de l’intrigue, à savoir la radicalisation progressive de chacun au gré des tocades du parti. Les uns et les autres se dévoilent de plus en plus. Leur masque d’opportunisme conformiste tombe ; Albert soutient les pétitionnaires de la ville, hostiles à l’assainissement ; Ulč dénie toute légitimité à l’expression de leur conservatisme, comptablement minoritaire. Autour de leur opposition, se structurent deux camps de force égale, dont l’hostilité est réglée à coup d’arrestations et de remises en liberté par un Deus Ex Machina insondable, le Parti. La fin de la pièce est le seul moment où ce jeu mécanique se tempère d’un événement dramatique inattendu : les véritables victimes de la montée des tensions sont ceux qui, abaissant les protections de leur fatalisme, finissent par croire que les choses peuvent s’améliorer – et qui ne supportent pas la brutale extinction de cette espérance. Personne ne les surveillait, personne ne craignait pour eux, et pourtant… La chute est mieux inspirée que le reste : à force d’hésiter entre une intrigue sentimentale, aussi lente que conventionnelle, et une parabole politico-éthique mécanique, quoique non dénuée d’ironie grinçante et de véritable cocasserie, Havel enlise sa pièce. Ses liens trop étroits avec son époque d’incertitude gorbatchévienne l’ont vieillie prématurément ; non que la vieille opposition du progressisme et du conservatisme soit morte ; non que l’architecture ait choisi entre la table rase et la rénovation ; mais c’est le Parti, « moteur de l’histoire » (dans tous les sens du terme) qui s’est enrayé en 1989, pour ne jamais redémarrer, privant la pièce de sa première cible et de son principal mobile.

Faust derrière le rideau de fer : Tentation, de Václav Havel

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Tentation, Václav Havel, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin », 1991 (Trad. Erika Abrams ; Première éd. originale 1985 ; titre original : Pokoušení)

Lire la biographie de Václav Havel, comme je l’ai fait voici quelques jours, m’a donné envie de revenir à ses pièces, toutes traduites en français à l’époque où, débordant des pages culturelles des journaux, le nom du dramaturge s’imposa dans l’actualité internationale la plus brûlante. Havel n’est pas un gouvernant qui écrivit, mais un écrivain qui gouverna ; raison de plus pour retourner au massif – certes refroidi – de son œuvre : une vingtaine de pièces, une dizaine d’essais et quelques recueils de poèmes. Le spectre du communisme soviétique s’est depuis leur écriture évanoui ; les pièces de Havel se sont décontextualisées. Les premiers temps de l’après-1989, son œuvre suscitait encore une certaine curiosité en Occident. Les a-t-on alors jugées sans trop de parti pris ? C’était là l’œuvre d’une icône démocratique, qui avait réellement payé de sa liberté ses prises de position ; quand tant d’autres, de l’autre côté du mur, ici, l’avaient plus ou moins abdiquée dans leurs contorsions radicales d’obédience cubaine, chinoise ou cambodgienne. Ses textes furent reçus dans les années 80 et 90 comme les travaux d’un dissident admirable et non lus comme ceux d’un écrivain parmi d’autres ; la perspective historique dans laquelle ils se plaçaient ne pouvait être contournée. Excepté les derniers affidés du soviétisme mourant, nul ne devait contester la grandeur de cette lutte-là. Un œil politique et moral s’imposait pour lire ces textes ; la distance qu’offre un quart de siècle de recul offre peut-être au lecteur d’aujourd’hui un regard plus froid, plus lucide sur la valeur littéraire de ce théâtre. Le temps des régimes marxistes-léninistes semble bien loin désormais ; la fin de l’histoire promise est plus agitée qu’espéré mais nulle résurgence de la dialectique révolutionnaire marxiste ne pointe vraiment à l’horizon. En mettant en scène les enjeux politiques et humains de son temps, Václav Havel a ancré son œuvre dans une époque, au risque de la voir vieillir à mesure que cette époque s’enfonce dans le passé. J’ai lu plusieurs pièces de lui par le passé. J’évoquerai, dans les deux courtes notes qui viennent, aujourd’hui et dimanche, certaines des pièces finales du dramaturge : Tentation et Assainissement, toutes deux composées par leur auteur dans les années décisives qui s’intercalèrent entre sa sortie de prison et son accession à la présidence.

Dans Tentation, Havel se livre à la réécriture d’un des principaux mythes du théâtre occidental : Faust. Les grandes lignes de cette histoire, aux nombreuses variations, sont connues de tous : un savant alchimiste, ne parvenant pas à percer les secrets de la matière, de la nature ou de la foi, conclut un pacte avec le diable ; Lucifer lui offre, plutôt que la connaissance, la satisfaction de ses plaisirs sensibles ; en contrepartie de ses tribulations, le savant perd son âme. La scène, actualisée, se déroule dans un centre de recherches, à l’époque du triomphe du matérialisme dialectique. L’institut a une activité indéfinissable, dont le vague est souligné dans les didascalies et dans le décor, un bric-à-brac. Cette structure à moitié fictive, dont le caractère scientifique est vidé de tout contenu par sa politisation extrême, caricature une des coquilles vides de la bureaucratie triomphante, fréquentes à l’Est (et peut-être, aussi, à l’Ouest). Un jeune chercheur, Faustin, se livre à quelques expériences de « magie », pourtant interdites par le régime comme par le laboratoire. Il a, pour des raisons plutôt obscures, décidé de dépasser les limites incertaines imposées par son emploi et ses fonctions ; il met en danger la seule valeur qui tienne, la fidélité à une ligne politique, même sinueuse, décidée plus haut. Le thème de la démesure, fondamental dans le personnage faustien, est traité avec une certaine parcimonie ; Faustin paraît moins malade que le monde factice qui l’entoure. Chez Havel, Faust ne déborde pas son univers d’un appétit immense de savoir, de puissance ou de domination ; il n’est pas le héros tragique tombant dans l’hybris. Au contraire, s’il paraît grand, c’est que son monde quotidien est petit, étriqué, d’une médiocrité sidérante. Il lui suffit de désirer un peu, mieux, d’exister un peu pour dévier du cadre d’insignifiance bornée dans lequel se complaisent la plupart des autres personnages. La moindre perspective de transgression est déjà une tentation dangereuse. Si Faust agissait par appétit inassouvi de connaissance, Faustin, son avatar havélien, est moins explicite. Il déroge moins par opposition foncière que par singularité, opportunisme ou inconscience ; il dévie parce qu’il voit légèrement plus loin que ses collègues, enfermés dans un quotidien répétitif. Sa stratégie n’est pas claire. Il tergiverse, promet, se rétracte ; c’est un Faust à la mesure de son époque de post-brejnévisme agonisant que dépeint Havel.

Sans que l’on sache bien si c’est là le résultat positif d’une expérience d’évocation magique ou celui d’un espionnage habilement mené, survient pourtant, chez Faustin, par la voie la plus banale qui soit – la porte – un homme intrigant. Le spectateur devine immédiatement en lui le tentateur, une sorte de Méphistophélès de COMECON – médiocre, compassé, et pourtant vicieux, méfiant. Est-il un agent des puissances ténébreuses ? Et si oui, de quelles forces est-il l’émissaire ? La question est centrale. Dans les Faust d’inspiration chrétienne, le tentateur est nécessairement le diable ; mais dans un Faust d’obédience anti-marxiste, le tentateur n’est-il pas avant tout, un agent provocateur de forces supérieures et étatiques ? La pièce essaie de piéger le spectateur en lui montrant une conjonction d’incertitudes, de faux-semblants, de masques. Faustin est le citoyen banal d’un régime communiste, confronté jour après jour aux injonctions contradictoires d’un régime systématisant les sauts dialectiques sinueux. Dans une représentation chrétienne, Satan vient de lui-même tenter le pécheur et obtient sa damnation contre Dieu – quitte à ce que Dieu, comme à la fin de la Seconde Partie du Faust de Goethe rachète le pécheur ; transposé dans un système communiste, si l’on me permet l’usage allégorique d’un vocable religieux, c’est Dieu lui-même qui envoie Satan tenter le pécheur et arracher sa damnation, pour mieux ne jamais le racheter. Comme son homologue goethéen, il blesse profondément Marguerite, la jeune femme dont un ensorcellement lui offre l’amour ; mais celle-ci ne pourra, malgré sa propre chute, obtenir nul rachat de Faustin. Tout l’intérêt de la pièce est d’assimiler l’expérience du mal telle qu’elle pouvait être pour un spectateur catholique ou protestant à une autre expérience du mal, athée. Faustin, comme Faust, expérimente la frontière fragile entre le mal et son absence. Il y est poussé moins par sa folie, ses excès ou la puissance de son désir que par sa nature d’individu autonome, dans lequel croissent, lentement, les racines d’une éventuelle et lointaine rébellion. C’est déjà trop pour son employeur, et donc pour la société. Comme je l’indiquais plus haut avant de digresser – mon grand défaut – Faustin est durant toute la pièce orienté, influencé, bousculé par un personnage trouble, semblant de Méphisto, venu lui rendre visite après une évocation interrompue des forces ténébreuses ; son nom est, pour le spectateur français, tout un programme : Fausset. À la manière du roman de Dombrovski, Le singe vient réclamer son crâne, la pièce est censée, fictivement, se dérouler en France ; notons qu’à l’œil du spectateur tchèque putatif, cette onomastique devait apparaître moins grossière qu’au nôtre. Qui ferait ici confiance à un individu appelé ainsi ? Fausset propose à Faustin de s’occuper de ses affaires, de lui permettre d’améliorer sa position, bref, d’entrer en commerce avec de puissantes forces occultes. Nul contrat ; les relations entre les deux parties en restent à l’allusion, au demi-mot, incertaines. Faustin n’entre qu’à reculons dans ce pacte ; les années de méfiance dues à la dictature ne se dissipent pas en quelques instants ; il a une petite situation sociale à défendre, une médiocrité établie qu’il ne faut pas mettre en danger.

Même dans la rébellion, Faustin est médiocre. Cette médiocrité générale, c’est l’autre versant de la pièce. Les relations entre Faustin et son tentateur n’occupent qu’une partie de l’œuvre ; l’autre, satirique, se concentre sur le laboratoire de recherches. Qu’y cherche-t-on ? Pas grand-chose. Qu’y fait-on ? Pas grand-chose. Qu’y attend-on ? Les fêtes régulières qu’organise le directeur. Havel organise la pièce par la répétition de scènes similaires : le matin, les employés silencieux prennent un semblant de café en écoutant leur direction pontifier, dans une dialectique impeccable et absurde, à propos des progrès en cours, de la lutte à mener, des déviances à combattre. Le dramaturge choisit de représenter ce conformisme idéologique pesant par sa figure la plus comique. Non seulement, ce que le directeur doit dire n’a aucun intérêt – phraséologie en toc, pensée automatique, simplisme – mais il a, à ses côtés, un adjoint pour tout répéter, dans un pur psittacisme qui accroît l’imbécillité du propos plutôt que de la restreindre. La bêtise vient de la répétition, dit-on. Les amateurs de bande dessinée connaissent tous les Dupondt, ces policiers incapables dont l’essentiel des déductions, aberrantes, se légitimait par leur constante et mutuelle manie de se répéter l’un l’autre, non sans d’innombrables lapsus. Le directeur et son adjoint fonctionnent un peu comme eux ; le premier ne fait guère que répéter les consignes de structures supérieures et son second amplifie l’effet factice de cette non-pensée en répétant, souvent textuellement, les remarques de son supérieur. En dessous d’eux, le centre présente la galerie traditionnelle des personnalités sans envergure qu’aime à élever un régime bureaucratique obtus : opportunisme, bêtise, fadeur, etc. Les trois scènes de fêtes, qui peuvent paraître déplacées dans un contexte de satire du « centralisme démocratique » sont les parties les plus susceptibles de mise en scène, et partant, les plus intéressantes à monter. On y observe la circularité et la répétition de la petite vie close du centre, poussée à son paroxysme ; on y voit surtout, la mise en scène de la complète facticité des relations humaines. Les uns et les autres dansent, font semblant de s’amuser, passent leur temps à se chercher, à se trouver pour mieux s’abandonner, à se faire confiance pour mieux se trahir (n’est-il pas possible alors, de se faire méfiance ?) ; le directeur fait des avances à l’un, puis à l’autre ; l’ennui et le désœuvrement mènent au vice, mais un vice triste, un vice morne, un vice marqué par le sceau lugubre du centralisme démocratique. Faustin y observe, de fête en fête, les effets de ses discussions avec Fausset : le tentateur semble lui avoir offert (est-ce si sûr ?) le cœur de Marguerite, l’affection du directeur, la confiance de ses confrères. Puis tout s’efface.

Céder à la tentation se paie néanmoins de remords. Ceux de Faustin ne tardent pas. Et le spectateur de comprendre, peu à peu, la nature des enjeux. Faustin tente de ménager deux loyautés : celle, officielle et étroite, du régime ; celle, souterraine et mystérieuse, du tentateur. Il ne rompt avec personne, meilleure manière de tout perdre. C’est un jeu à trois dans lequel le personnage principal croit avoir la main : il assure les deux parties de sa fidélité et pense gagner des deux côtés. Mais ce qu’il n’a pas saisi, c’est qu’en régime communiste, la tentation n’existe pas par elle-même ; elle est une arme du régime pour tenir ses troupes. Le pouvoir cherche à provoquer la chute ; et sa victime n’obtient jamais rien de ce qu’elle espérait. Fausset le dit à Faustin : il est impossible de jouer au plus malin contre une telle structure. Tout se sait. Le tentateur montre enfin son vrai visage, il a obtenu la damnation d’un « élément peu sûr » et aucune volonté supérieure ne l’empêchera. La fin, si elle est bien montée, contraste par son dynamisme et sa brutalité avec le reste de la pièce, plus calme ; je crois qu’elle peut avoir son effet. Si tout tentateur est un provocateur, le seul chemin possible, selon Havel, se tient dans une autonomie discrète, à distance du pouvoir, de ses enjeux et de ses appâts ; manière pour l’auteur de conjuguer sa vie et son œuvre. Cet éloge de l’absence, de la réserve, du refus de céder sur l’essentiel est singulier chez un futur dirigeant ; cette œuvre figure moins l’homme de pouvoir en Havel, que l’homme de non-pouvoir, chez qui coexistent diverses tentations, irrésolues : désir d’influence, volonté de combattre, dédain intrigué de la possession, tendance au désarroi, rejet de la soumission et de la capitulation.

 

À suivre : Assainissement

Le sans-pouvoir au pouvoir : Vaclav Havel, une Vie, de Michael Zantovsky

Fête en plein air, 1990, première diffusion de la pièce à la télévision tchèque

Fête en plein air, 1990, première diffusion de la pièce à la télévision tchécoslovaque

Václav Havel, une vie, Michael Zantovsky, Buchet-Chastel, 2014 (Trad. (anglais) : Guillaume Villeneuve ; Première éd. originale : 2014 ; Titre original : Havel)

Václav Havel est mort voici un peu plus de trois ans. Il est entré depuis dans une phase d’oubli relatif, proportionné à l’importance et à la notoriété qui étaient les siennes de son vivant. Il est encore trop tôt pour l’historien ; il est déjà un peu tard pour le journaliste. Pour l’un, le recul est insuffisant ; pour l’autre, le sujet a passé de mode. Entre ces deux époques, entre le commentaire d’actualité et la recherche archivistique et scientifique, se tient un temps spécifique, celui du mémorialiste, du témoin, qui relate, avec une dose assumée de subjectivité une histoire désormais close, dans laquelle il a eu sa petite part. Ancien chargé de la communication du Président Havel, ancien ambassadeur tchèque, Michael Zantovsky appartient à cette catégorie de chroniqueurs, plus témoins qu’historiens. Son livre est classé comme « Document » par Buchet-Chastel, l’éditeur français, à raison : si la première partie s’approche des standards de la biographie historique, la seconde s’en éloigne nettement, avec ses historiettes et ses choses vues. Le texte a les qualités des témoignages : empathie avec son sujet, connaissance de l’homme privé, regard personnel sur les événements, capacité à relater l’histoire d’un point de vue interne, et non externe. Il en a aussi les défauts : parti pris très net en faveur de V. Havel, regard partial sur ses adversaires politiques, récit inégal, asymétrique et fonction des postes officiels occupés par son auteur, absence de prise de hauteur, surcharge de détails, ténuité de l’analyse proprement politique et structurelle. Si elle se veut la plus exhaustive possible, jusqu’à se perdre dans certains détails de la petite histoire tchèque, la biographie composée par M. Zantovsky ne résulte pas du travail patient d’un archiviste émérite. À l’examen scrupuleux de la paperasse administrative personnelle et présidentielle, l’auteur a préféré la parole vive, celle des nombreux témoins, pour la plupart encore en vie de nos jours. Cette parole collective s’étend des hommes de théâtre et des musiciens, proches du dramaturge dissident, jusqu’aux partenaires nationaux et internationaux du Président devenu icône. Elle offre à l’historien à venir, qui aura à prendre la mesure de l’exacte importance littéraire et politique de Václav Havel, un tissu assez riche d’anecdotes et de faits, intéressant quoique plutôt inégal.

M. Zantovsky ne cache pas, dès les premières pages, qu’à sa mort Havel appartenait déjà au passé, à une ère révolue, lointaine aux yeux des Tchèques des années 2010. Son pays avait tant parlé de lui qu’il s’était donné le droit de l’oublier un peu. Havel avait été une figure artistique et politique importante, pendant quarante ans, du milieu des années 60 jusqu’au milieu des années 2000. Les grandes lignes de son existence sont connues. Fils d’industriels bourgeois, il n’avait, en conséquence de ses origines sociales, infamantes dans la Tchécoslovaquie communiste, pas eu le droit de faire d’études (sinon quelques cours du soir). Devenu machiniste dans un théâtre praguois, il eut l’opportunité de proposer, au début des années 60, ses propres textes à la compagnie publique qui l’employait. L’époque était au relâchement littéraire ; Khrouchtchev avait adouci la censure en U.R.S.S. ; des écrivains comme Soljenitsyne émergeaient ; à condition d’être prudemment formulées, certaines idées pouvaient être exposées. Havel eut la chance de connaître presque immédiatement un grand succès, avec Fête en plein air, une comédie dont les répliques s’imposèrent un temps dans la conscience collective. Zantovsky montre que ce triomphe séminal le protégea, financièrement, littérairement, politiquement – même pendant les années plus difficiles préludant la signature de la Charte 77. Il était devenu quelqu’un d’encombrant pour le régime, un auteur qu’il n’était pas si facile de réduire au silence. Pendant quinze ans, Havel écrivit en moyenne une pièce par an ; le resserrement de la censure après 1968 ne l’empêcha pas de composer mais ses textes ne circulèrent plus guère que sous le manteau ; les traductions étrangères de ses œuvres, notamment en Allemagne, lui offraient néanmoins de solides droits d’auteur. Non marxiste, il vécut avec une certaine distance l’embrasement collectif et « alternatif » de 1968, ce « socialisme à visage humain » dont le règne naissant fut écrasé, après bien des palinodies, par l’intervention collective et militaire des pays du COMECON.

Les années 70 furent celles du durcissement politique dans un pays surveillé étroitement. La très relative liberté intellectuelle de Havel – qui se payait de quelques angoisses et d’habiles contorsions littéraires – alla en se restreignant. Ses prises de position en faveur de la pluralité des opinions, contre la censure, ou pour défendre tel ou tel artiste incriminé par le régime (notamment le groupe de rock The Plastic People of the Universe) lui donnèrent une place éminente dans la dissidence intellectuelle. Il co-rédigea et fit circuler la Charte 77, document par lequel les intellectuels tchèques demandaient à leur gouvernement de respecter les principes et droits dont il avait ratifiés l’existence par les Accords d’Helsinki. Il résuma ses positions morales et politiques dans divers essais, dont le plus connu est Le pouvoir des sans-pouvoirs, dont M. Zantovsky montre à la fois l’importance dans la cristallisation de la dissidence en un mouvement civique et la faible portée pratique, une fois la dite Dissidence parvenue au pouvoir. Quoi qu’il en soit, l’opposition intellectuelle de Václav Havel au régime communiste post-Printemps de Prague, l’un des plus tatillons et sévères du bloc de l’Est, l’avait mené à la dissidence ; ses prises de position le mirent peu à peu en première ligne d’une opposition intellectuelle muselée ; le régime allait, de 1977 à 1989, lui imposer arrestations, procès et emprisonnements. Sa vie quittait l’histoire un peu bohème du théâtre tchèque ; il était devenu un personnage public, important et symbolique. M. Zantovsky couvre de manière très solide ces années 60 et 70.

Havel paya donc ses interventions en faveur des droits de l’homme de cinq longues années de prison, au début des années 1980. Il y retourna début 1989, quelques mois seulement avant l’effondrement du bloc de l’Est. Les événements lui donnèrent, en retour de sa dissidence, un rôle crucial et à sa mesure de conscience morale, lors de la dite Révolution de Velours, qui assura la transition pacifique entre le régime communiste et la démocratie libérale. Son magistère moral et son passé de prisonnier politique le portèrent à la tête de « l’opposition civique » dans les négociations qui menèrent au retrait des communistes. Son aura internationale, sa pensée humaniste, tolérante et conciliante, sa popularité nationale en firent un candidat naturel pour présider une démocratie renaissante. Il fut le dernier Président de la défunte Tchécoslovaquie (89-92) et premier président du nouvel État tchèque, né de la scission sans heurts d’avec la Slovaquie (93-2003). Les Tchèques ayant reconstruit une démocratie parlementaire, dans laquelle le Premier ministre dirige le travail de l’État au quotidien, Havel n’exerçait qu’une part réduite du pouvoir effectif. Il incarnait la nation, il la représentait, lui donnait à l’occasion quelque impulsion morale – plus ou moins bien venue ; il ne gouvernait pas. En cela, le livre de Zantovsky pourra décevoir les amateurs d’histoire politique et économique. Le lecteur en apprend presque plus sur le réaménagement, décoratif et mobilier, du Château de Prague, l’Élysée tchèque, que sur les prises de position politiques de V. Havel. Le Président fait certes le tour du monde et des capitales, mais sans qu’on sache trop bien quel rôle national il peut bien jouer, quelles sont ses conceptions, ses opinions, ses idées. Les années à la Présidence sont vues par cet ancien témoin du petit bout de la lorgnette. Les anecdotes s’accumulent sans former de perspective d’ensemble. Et comme Zantovsky quitta l’entourage quotidien du Président pour la carrière diplomatique au milieu des années 90, les quatorze années de présidence ne sont pas couvertes de manière égale : trop de matière au début ; trop peu à la fin. Les premiers temps de l’optimisme, des grandes rencontres internationales à Washington, Londres ou Moscou sont bien mieux couverts que les années du crépuscule, lorsque Havel, fréquemment malade (du poumon) prit des positions internationales (soutien à la guerre en Irak) et personnelles (remariage) contestées. La sympathie de l’auteur pour son sujet, son absence de neutralité le conduit à désigner involontairement, par ses silences ou sa gêne, diverses zones d’ombre. S’il est psychologiquement très fin, ce long portrait de Havel est aussi biaisé, et, pour tout dire, la partie consacrée à son action politique, d’un symbolisme parfois clinquant et d’un moralisme souvent convenu, déçoit.

Il y a en réalité deux livres en un : une sorte d’exploration, assez réussie, de la personne qu’était Václav Havel ; des mémoires politiques d’un intérêt plus discutable. Comme M.Zantovsky est psychologue de formation, il trace une analyse étonnamment professionnelle du personnage, de ses réactions, de son caractère. Le lexique est précis, le diagnostic étonnant. Quelques épisodes sont interprétés de façon très approfondie. Lorsqu’il fut arrêté la première fois, dans les années 70, Havel céda sous la pression de ses interrogateurs et signa quelque document indigne de lui, susceptible de ruiner son crédit aux yeux de ses proches, de ses partisans et de tous ceux qu’il se proposait de défendre. M. Zantovsky montre comment cette sorte d’auto-trahison – elle fut vraisemblablement vécue comme telle par Havel, qui ne s’excusait pas d’avoir fléchi – a transformé en profondeur la personnalité du dramaturge. Si la Charte 77 avait été conçue dans une certaine joie insouciante, à la mesure permise par l’époque, l’arrestation qui s’ensuivit mit brutalement Havel devant ses propres responsabilités morales. Conscient de la gravité de ses actes et des conséquences de son propre comportement, il chercha par la suite à se racheter des conditions équivoques de sa première libération ; d’où cette recherche inconsciente de la punition, sous la forme d’une peine de cinq ans d’emprisonnement, ces cinq années de vie perdues, assumées complètement par Havel, quel qu’en soit le prix personnel, sur sa santé, déjà chancelante, comme sur son psychisme. Je n’ai évoqué cet épisode que comme exemple de ce que ce livre a de meilleur : sa finesse d’analyse, correspondance intime à l’appui. En contrepartie, ce psychologue et fin lettré qu’est Zantovsky paraît très mal à l’aise avec l’économie, la politique, les relations internationales. Il compile des choses vues ; il met bout à bout des anecdotes ; la ligne générale manque. Le lecteur non tchèque peine à se repérer dans l’histoire de la scission de 1992 – même s’il comprend bien la force des nationalismes mus par V. Klaus côté tchèque et V. Meciar côté slovaque. La responsabilité personnelle de Havel dans cette affaire est évoquée sans être, à mon sens, explorée à fond ; les témoignages donnent une version de l’histoire qu’il faudrait corriger par des archives et une réflexion historiographique solide. Les dernières années de présidence sont bâclées : le lecteur a l’impression que, chez Havel comme chez M. Zantovsky, le cœur, alors, n’y est plus. L’auteur s’éloigne de la matière historique – préférant collationner des anecdotes, sur les Rolling Stones ou sur le saxophone de Bill Clinton. On notera, en passant, pour donner une image assez juste, je crois, de l’entourage « rock and roll » et artiste de Havel, détonnant dans la société internationale, le canular douteux d’un de ses proches, qui ne trouva rien de mieux que de lui sauter dessus, déguisé en terroriste palestinien, lors d’un voyage en Israël (il eut de la chance de ne pas être abattu par les agents israéliens qui protégeaient le Président tchèque).

Ce détail rappelle que Václav Havel venait d’une bohème artistique et littéraire (et non d’une Bohême) peu accoutumée à l’exercice du pouvoir, n’en saisissant que ses attributs les plus superficiels ou les plus symboliques. Son parcours a, de l’extérieur, de quoi surprendre. Il est très rare, au XXe siècle, qu’un intellectuel et homme de lettres, soit en situation de mettre en pratique, politiquement, les valeurs et les idées auxquelles il croit. Bien évidemment, l’écriture étant un vecteur fondamental de la propagande idéologique, du magistère politique ou de la justification de ses actes, les hommes d’État ont beaucoup écrit, avant d’accéder au pouvoir (Lénine, Wilson, Hitler, Kennedy, Mitterrand), pendant qu’ils l’occupaient (Mao, Staline, Hodja) ou après l’avoir quitté (de Gaulle, Churchill). Cet inventaire non exhaustif met néanmoins en lumière un trait commun : chez les hommes que j’ai cités, l’écriture est seconde, elle vient après l’activité politique et publique, pour la soutenir et la seconder. En revanche, et je n’ai là que le nom de Sedar Senghor à l’esprit (et celui, beaucoup plus ancien, de Disraeli), il est beaucoup plus rare qu’un écrivain reconnu se propulse jusqu’aux plus hautes fonctions de son pays (Vargas Llosa n’est pas passé très loin au Pérou en 1989 – voir l’excellente relation qu’il en a tirée : Le Poisson dans l’eau). Compte tenu des positions radicales ou absurdes de certains d’entre eux, de leur irréalisme, de leur égocentrisme ou de leur tendance à la brutalité impuissante, il y a probablement à se féliciter qu’ils ne fussent pas plus nombreux à avoir converti leur magistère de la parole en autorité réelle sur la puissance publique. Passons. Václav Havel avait tout de même été le dramaturge phare du théâtre tchèque des années 60-70. Ses pièces, si elles manquent un peu d’originalité pour leur époque, ne sont pas désagréables à lire – et je leur pense de solides qualités scéniques. Elles me paraissent un peu secondaires, toutes proportions gardées, par rapport aux plus importants auteurs du théâtre européen ; elles sont marquées par les modes de leur temps, par leur contexte de composition ; elles sont souvent datées par les liens très forts qu’elles entretiennent avec les thématiques de la Dissidence. Ces compositions hésitent entre l’absurde, la drôlerie et une forme, tout de même, de didactique ; je ne suis pas certain que leur postérité soit assurée, notamment dans les pays occidentaux. Au-delà de mes deux ou trois remarques de béotien, je pense que le bilan de l’œuvre littéraire de Havel reste néanmoins à faire. Il a été, je crois, obéré par sa figure exceptionnelle : peu ont jugé ses pièces pour ce qu’elles étaient, sans tenir compte de la personnalité et de l’importance historique de leur auteur. L’auteur de cette « Vie » s’y essaie, avec plus de succès que pour la politique. M. Zantovsky porte un véritable intérêt, certes bienveillant, à la vingtaine de pièces composées par le dramaturge au cours de sa carrière littéraire, interrompue, il faut le reconnaître, par ses longues années à la tête des États tchécoslovaque puis tchèque.

La première partie de ce livre est la meilleure, historiquement parlant. L’auteur ne connaît pas encore personnellement Havel, il aborde son sujet comme il le ferait de n’importe quel auteur dont il écrirait la biographie. Sa lecture psychologique et littéraire de l’individu convainc ; sa relecture critique des œuvres du dramaturge est plutôt sérieuse, quoique trop articulée, peut-être, aux réalités biographiques qui les sous-tendent ; la partie politique, partisane, trop factuelle, trop mémorielle, difficile à appréhender pour le lecteur non tchèque, déçoit. La somme des détails atteste du sérieux de l’ensemble mais affecte sa lisibilité pour qui ne porte pas un intérêt démesuré à tous les détails de la vie de Havel. La spécificité du livre tient à son ancrage mémoriel ; il sera utile pour les historiens qui, à l’avenir, tenteront d’écrire la biographie de l’homme public que fut Václav Havel. M. Zantovsky a saisi, avant son irrémédiable extinction, une mémoire qui déjà s’efface – dans l’attente de trouver sa place, définitive, figée, dans la longue histoire centre-européenne.

Vice et vertu : L’Incorruptible, de Hugo von Hofmannsthal

Munch Jalousie II

L’Incorruptible, Hugo von Hofmannsthal, L’Arche, 1997 (Trad : Jean-Yves Masson ; Première éd. originale : 1922 ; titre original : Der Unbestechliche)

Les amateurs de littérature allemande connaissent tous La Mort de Danton, l’immense pièce de Büchner consacrée à la Révolution française. Je connais peu de textes ayant mieux percé, littérairement, les jours dramatiques de 1793 et 1794. Elle a d’autant plus d’intérêt que Büchner cédait assez peu aux modes formelles et artistiques de son temps – La Mort de Danton est encore un texte moderne et lisible quand bien des pièces de la même époque reposent, à juste titre, sous l’épaisse poussière de deux siècles. Mon souvenir est peut-être un peu lointain désormais – une petite dizaine d’années – et exigerait d’ailleurs d’être ranimé par une relecture. Le texte de Büchner m’a néanmoins porté, un jour que j’examinais le catalogue de L’Arche, vers une autre pièce, dont je supposais, naïvement, qu’elle s’intéressait au rival de Danton, l’avocat arrageois, homme clé du Comité de salut public et guillotineur en chef, Maximilien de Robespierre. Malgré son titre, L’Incorruptible, de l’autrichien Hugo von Hofmannsthal, n’a rien du drame historique qu’un esprit distrait et négligent comme le mien avait pu espérer. Cette pièce, somme toute mineure, est une comédie de mœurs, située dans les derniers jours de la Belle Époque viennoise. À la lire superficiellement, il n’est pas question ici de Lois et de Tyrans, de Bonheur et de Terreur, encore moins de Robespierre et de Danton. Le valet Théodore, qui régente d’une main de fer une maison de l’aristocratie autrichienne, s’oppose, sur une journée, aux combinaisons adultérines de son ancien maître, Jaromir. L’un et l’autre manœuvrent de chaque côté de l’échiquier dramatique. L’un a invité ses deux maîtresses à partager son toit, en présence de sa propre femme, dans la maison de campagne de sa mère ; l’autre, conscient de l’indignité d’une telle situation, décide de le contrer et de rappeler à l’ordre (probablement moral) tout ce petit monde de personnes aussi faibles et volages, volages parce que faibles, faibles parce que volages. L’Incorruptible est donc ici le valet, qui ramène son univers familier aux seules dimensions admises par une morale, la sienne, qu’il estime ferme et juste. Il agit, insidieux, sans aucune brutalité ; il joue de la faiblesse velléitaire de l’un et de l’orgueil engourdi des autres ; par ses intrigues, il parvient à briser successivement les deux relations illégitimes puis à ramener l’époux infidèle dans les bras de son épouse – naïve, au point d’être, dans l’affaire, parfaitement niaise. Théodore manipule son maître pour rétablir l’ordre du monde, non par simple conservatisme, mais par un mouvement paradoxal de subversion de la subversion – et c’est en cela, je pense, que la pièce va plus loin, dans son jeu « révolutionnaire » qu’elle ne paraît le faire de prime abord.

À dire vrai, la pièce ressemble, si l’on y prend pas garde, à ces nombreuses comédies de mœurs centrées sur le mariage et ses affres : la première moitié du XXe siècle en vit s’en publier une quantité phénoménale, et pas seulement dans les théâtres de boulevard. La littérature évoque les réalités humaines. Parmi elles, le mariage et l’adultère, ou plutôt les conséquences du mauvais mariage et de la trahison adultérine qui s’ensuit, ont longtemps constitué le premier horizon de la vie individuelle bourgeoise ou petite-bourgeoise. Parce que l’individu s’est trompé de partenaire, il finit par le ou la tromper. La trame générale était bien connue, du public comme des auteurs, il suffisait d’y opérer quelque variation pour prétendre faire du neuf à peu de frais. La libération des mœurs en Occident, le déclin du mariage de raison, l’augmentation du nombre des divorces, la plus grande acceptation sociale des ruptures, ont sensiblement désamorcé la charge socialement réaliste des scénarios vaudevillesques. Il existe toujours des triangles amoureux, avec l’amant ou la maîtresse comme agent détonateur du quotidien ; simplement la position de ces trahisons intimes dans le panorama psychologique contemporain me paraît nettement en deçà de ce qu’elle fut par le passé. Une intrigue fondée sur l’adultère ne peut se bâtir aujourd’hui comme il y a un siècle. Toute la littérature, même de grande qualité, qui présentait des intrigues de ce genre a irrémédiablement vieilli, à moins d’être l’œuvre d’un grand psychologue, qui dépasse, dans son exploration des tourments humains, la superficie vériste des choses. Pirandello, avant d’illuminer l’histoire du théâtre occidental de ses célèbres Six personnages en quête d’auteur, Henri IV, Chacun à sa façon et Ce soir on improvise, avait produit une grande quantité de vaudevilles mineurs tournant autour de mariages malheureux, d’affaires de jalousie et de trahisons conjugales. Certes, Pirandello avait, à titre personnel, ses raisons : la jalousie extrême de sa femme, qui finit par en devenir folle, le rendait assez sensible au thème du mauvais mariage. Quoi qu’il en soit, ces œuvres, pourtant d’un maître, ont assez mal vieilli, je m’en étais rendu compte l’an dernier lors de ma lecture intégrale du premier tome du Théâtre complet du Sicilien dans l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade ». À la lecture de la pièce de Hofmannsthal, plutôt décevante au regard de L’Homme difficile (chroniqué sur ce blog en 2013), j’ai eu un sentiment similaire : pièce vieillie, pas même achevée (ou plutôt manquant de finitions), située dans un milieu aristocratique disparu, mettant en scène un cadre dépassé, avec des personnages factices et faibles.

Alors, quoi ? Pièce morte ? Sentiments morts ? Comédie morte ? La lecture de la postface du traducteur, Jean-Yves Masson, me fit réfléchir quelque peu à ce premier sentiment de déception légèrement ennuyée. Elle me frappa suffisamment pour me conduire à reporter de jour en jour cette anodine chronique de lecteur, de manière à reprendre (un peu) mon indépendance de jugement vis-à-vis de la trop pertinente analyse proposée par le professeur Masson. Je crois être désormais en mesure de m’en détacher (et je pense pouvoir y parvenir). Je reprends le premier enseignement du « postfacier » : il souligne, avec justesse, l’intérêt du contexte dans l’analyse de la pièce. L’action se déroule aux derniers jours de l’empire austro-hongrois, avant la guerre ; sont figurés de petits aristocrates superficiels et blasés, gens du monde occupés à leurs plaisirs et leurs caprices, sans conscience aucune de ce qui les entoure ; à leurs côtés, travaille un homme décidé, aux qualités humaines indéniables, capables de régenter, de diriger, de manipuler, et pourtant relégué à des fonctions subalternes. Le vrai maître est le valet. Voici une situation pleinement pré-révolutionnaire. L’aristocratie dépravée contre la roture ambitieuse, cela sent son 1788, d’autant plus que la pièce est écrite après la chute de l’Empire, alors que tout le vieux monde a déjà été balayé par l’effondrement fracassant de la fragile construction étatique des Habsbourg. Hofmannsthal connaît la suite, il a devant les yeux la fin de « l’antique monarchie » et il tente, derrière les fils d’une comédie légère, d’en prendre acte. Il n’est pas difficile de deviner que cet incorruptible-là, Théodore, une fois débarrassé de la chape aristocratique branlante dont il se croit le garant, pourra remplacer ses patrons, si toutefois il n’est pas déjà de facto devenu leur maître. Ses capacités doivent le porter à devenir un pilier de la société nouvelle. Après tout, Théodore, ancien soldat, dispose déjà d’une position financière assurée par quelque propriété perdue dans les Carpates, dont il est fait mention dans le premier acte. C’est un homme de la marge de l’Empire, et les nations à naître pourraient bien avoir besoin de son caractère énergique et décidé. Le dramaturge anime un personnage ambitieux, engoncé dans un uniforme social étriqué. Théodore exerce son pouvoir à la petite échelle d’une famille d’êtres faibles et décadents ; il figure le relais nécessaire, quoique imparfaitement conscient de l’état des forces, d’un monde fané et condamné vers un nouveau monde social et politique. Hofmannsthal reprend donc le vieux topos du centre civilisé et épuisé, bientôt remplacé par sa marge barbare ; cette idée vaguement spenglérienne flottait dans l’air de l’après-guerre. Et si ce valet est si fort, c’est aussi que son maître est faible.

Hofmannsthal, comme nombre de ses contemporains, est fasciné par le déclin moral de la Vienne 1900, qu’il souligne à l’excès. Il en expose les turpitudes par le biais de Jaromir et de ses conquêtes : sa première maîtresse est une ingénue, donc corruptible ; sa seconde maîtresse est une intrigante, donc corrompue. Chacune accepte, non sans quelque hésitation, de se livrer au petit amusement pervers que lui propose Jaromir : jouer avec la naïveté aveugle de l’épouse, triompher des appâts de l’autre maîtresse et emporter sensuellement la mise, en la personne du maître de maison. Les nuits promettent déjà d’être agitées dans ce divertissant séjour. Ici ou là, des travaux menés en urgence sont d’ailleurs censés faciliter, au vu de tous, la concrétisation des désirs sexuels. Cette subversion morale à visage découvert appelle une action énergique, de contre-subversion. Comme ce petit exposé permet de le suggérer, le thème de la Révolution, jamais explicité, court, sous-jacent, derrière le voile d’une action un peu conventionnelle. Le valet est un agent paradoxal de sédition sociale : c’est l’homme d’une improbable Restauration agissant à la veille de l’inéluctable Révolution. Il s’empare du pouvoir qu’il prétend rétablir. Il emprisonne ceux qu’il veut libérer. Pour mieux dire, il subvertit, au nom d’un ordre moral presque hypothétique, la subversion des valeurs morales à laquelle se livrent ses maîtres ; cette contre-subversion accentue le chaos ; sans le vouloir consciemment, le valet contribue, par sa rébellion contre la rébellion généralisée, à saper la claire hiérarchie sociale qui fonde la société d’Ancien Régime. Ce qu’il étaie d’un côté, il le ronge de l’autre. La nécessité même de son action suppose que la société qu’il cherche à relever est déjà condamnée par son état avancé de déliquescence sociale et morale. Son combat, gagné le temps d’une pièce, ne peut aboutir qu’à un désastre ; le spectateur sait fort bien que cette décadence-là est sans retour. Les promesses finales de retour à la conjugalité de Jaromir ne doivent pas, logiquement, étant donné son caractère, être tenues. Le dénouement optimiste un peu forcé de la pièce ne correspond guère aux axes de progression de celle-ci. Hofmannsthal n’a pas eu le temps de dénouer les contradictions du texte. Mais je m’égare, je veux rester dans le champ de la pièce telle qu’elle existe, et non de la pièce telle qu’elle aurait pu être si son auteur avait dû l’achever. J’évoquais la Révolution, je voudrais revenir à cette analogie que suggère, par le titre de cette pièce, son auteur. Robespierre a été appelé l’Incorruptible parce qu’autour de lui des Danton et des Barras ne l’étaient point. C’est par effet de contraste avec une époque de corruption généralisée et d’effondrement social qu’il gagna son surnom. Théodore n’est Incorruptible qu’à la mesure de la pourriture de son environnement immédiat. Son incorruptibilité signe un désir de pureté ambivalent, porteur à la fois d’une promesse, le triomphe du bien et d’un péril, le règne de la contrainte : à certains égards, Maximilien perce sous Théodore.

Le système de Jaromir, système de duperie sciemment planifiée, est assis sur des sentiments hésitants. Il exigerait, pour tenir, que son grand organisateur le soutînt de toutes ses forces, et non des seules vagues, inégales, de sa séduction. Or, la force réside dans l’esprit de Théodore : il parvient, en manipulant l’orgueil de l’une et le sentiment d’innocence de l’autre, à convaincre les maîtresses de refuser ce jeu et de quitter la maison. Il les rappelle à leur propre et dérangeante corruption, leur désigne une voie honorable de purification morale, la rupture. Il les encercle, les presse, les conduit peu à peu à se soumettre à la décision qu’il a prise pour elles. Par une logique de répression morale bien digne de ce temps, Théodore croit sauver ces êtres contre l’assouvissement de leurs propres désirs. Je n’ose rappeler que cette société viennoise est aussi celle où vécut Freud, celle dont Freud tira la plupart de ses analyses sur le refoulement, le désir, le psychisme. Paradoxalement, Hofmannsthal croit devoir offrir, je l’ai évoqué plus haut, la possibilité à peine croyable et probablement éphémère de ranimer l’amour, éteint, entre le faible Jaromir et son épouse. Il fallait une fin heureuse et morale à cette histoire ; comme le professeur Masson, je pense que le spectateur n’est pas forcé d’y croire. Un désir contraint est absurde par principe ; il est illusoire, comme il est illusoire de vouloir instaurer le bonheur des gens malgré eux. Ce qu’un mouvement enveloppant obtient n’est qu’étouffement : plus il sera asphyxiant, moins il durera, sauf à être étroitement surveillé par un geôlier moral impitoyable. Toute l’entreprise de Théodore, à mon sens, est vaine, génératrice de malheurs ; et l’incorruptible, avant que d’être admirable de vertu, est dangereux.

Au reste, il faut l’admettre, Théodore prive moins Jaromir de la réalisation de ses désirs que du matériau de ses œuvrettes littéraires. En effet, le maître ne s’amuse des sentiments des unes et des autres que pour plaquer sans grande fictionnalisation ses aventures dans de médiocres petits romans – dont sa mère, dans la réplique la plus savoureuse de la pièce, dit le plus grand mal. Cet exhibitionnisme dans la dépravation obtient un certain succès littéraire et public, preuve supplémentaire pour le valet que le vieux monde, pourri, ne peut plus rien porter de positif, qu’il est épuisé, qu’il exige les plus grands efforts d’êtres incorruptibles pour être restauré dans une pureté morale (largement fantasmée.) Le valet ne se pense pas corrompu par cette ambiance de licence morale ; il croit restaurer de l’intérieur un monde idéal perdu ; certaines scènes ambiguës, avec telle ou telle, laissent penser, au contraire, qu’il est plus fragile qu’il le pense. Un metteur en scène habile saura jouer de ces ambiguïtés pour donner une orientation un peu différente à la pièce, accentuant là le désir inavoué et évident du valet de remplacer le maître, avivant ici le trouble féminin qu’il suscite chez les maîtresses, la mère ou la femme de Jaromir. Ce n’est certes pas Théorème, de Pasolini, mais le texte permet, je crois, quelques écarts de ce type. Théodore, au fond, est un valet original ; il n’amuse pas, il inquiète. Le personnage du valet madré, contrepoint d’un maître naïf, est certes un lieu commun du théâtre occidental. Il illustre les incertitudes de la naissance dans un monde où celle-ci oriente tout. Théodore figure néanmoins une variation étonnante du modèle du valet rusé, puisqu’il n’est pas, vulgaire, l’agent exclusif de ses propres ambitions ; il n’est pas non plus le vecteur du désordre carnavalesque ; il ne veut pas d’une inversion ou d’une subversion du monde. Au contraire, il figure à la fois la Vertu et l’Ordre, prenant, d’en bas, la figure du Père incorruptible, constricteur, accusateur. À ses côtés, tout le monde paraît faible, engoncé dans ses passions et ses bassesses misérables. Plus encore, les autres personnages manquent de résolution, d’esprit de suite, de volonté. Il n’y a qu’à voir comme le valet les retourne tous : il décide parce qu’il est en position de surplomb moral et psychologique, malgré son statut socialement inférieur. S’il affiche sans fard sa dureté avec le reste de la domesticité, il apparaît en surface plus délicat avec les nobles gens qu’il manipule, sans pour autant être moins déterminé à atteindre ses objectifs. Sa subversion cherche à restaurer, contre le cours de la décadence aristocratique figurée par le double adultère de Jaromir, un idéal moral incoercible, immuable, intransigeant. Surmoi d’une aristocratie désorientée, il désigne, par ses excès la faiblesse d’une classe.

Théodore, s’il est féru de morale, n’use pas de moyens très honnêtes pour atteindre son but : chez ce vertueux machiavélique, la fin justifie les moyens. Une action immorale (mensonge, vol, manipulation, tromperie, tout y passe) peut être morale si son but l’est ; ces justifications éthiques à géométrie variables sont, au fond, semblables à ce Bonheur général promis et consacré par une ère de Terreur sanglante, pendant la Révolution. La corruption absolue rejoint l’incorruptibilité totale : le sens éthique est perdu là où ne subsiste que deux radicalités, l’inconséquente plongée dans la sensualité égotiste et l’exhibitionnisme d’une part, le désir d’Ordre Moral, aussi vertueux que glaçant, d’autre part. Il est donc bien question ici, contrairement à ce que j’affirmais bêtement plus haut, de Bonheur et de Terreur, de Tyrans et de Lois. Théodore ne se préoccupe pas des sentiments – assez fluctuants et versatiles – du maître et de ses deux maîtresses : il veut, comme les Révolutionnaires, comme Saint-Just, comme Robespierre, faire le Bonheur des hommes sans leur assentiment, contre eux si c’est nécessaire, par la Terreur s’il le faut. Comme l’Incorruptible Robespierre, Théodore poursuit un rêve, celui d’une organisation parfaite, qu’il assimile, évidente et naturelle, à la morale conjugale la plus stricte, à la fidélité et à la constance des sentiments. Comme lui, il combat la tyrannie, ici celle de la chair, de la pulsion sexuelle, du désir, par une autre, un bloc de marbre glacé, la Loi morale, qui justifie la répression fanatique des affects. Comme tous les purs, il inquiète autant qu’il exalte. Ce valet n’a rien du valet de comédie : les purs ne rient pas ; les purs ne font pas rire. Il ne s’agit pas de tirer l’analogie avec Robespierre trop loin, mais de voir comme la pureté morale, l’incorruptibilité et la ferveur peuvent fonctionner à différentes échelles, comme des remèdes inquiétants, presque névrotiques, à une évolution quelconque, perçue comme une décadence. L’excès de vertu conduit au refoulement et à l’écrasement des affects ; derrière le happy end flotte le spectre de la contrainte et du malheur. L’écrivain autrichien n’a pas seulement composé une petite comédie inversant quelques lieux communs du théâtre de son temps ; il a désigné, non sans ambivalence, un double mouvement, connexe : la libération des sens et des affects ; leur répression au nom d’un idéal aussi brillant que dangereux, la pureté morale. On sait à quels abîmes la poursuite de cet idéal mena Robespierre.

Un Goethe fantaisiste : Le Triomphe de la sensibilité

Fragonard, La Déclaration d'amour (1771)

Fragonard, La Déclaration d’amour (1771)

 

Le Triomphe de la sensibilité, Johann Wolfgang von Goethe, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988 (trad. Jacques Decour) (première représentation 1778)

Les reliures des volumes de la « Pléiade » sont, chacun le sait, colorées par siècle. Le XVIIe est rouge vénitien, le XVIIIe bleu, le XIXe vert émeraude. Pour la plupart des auteurs, cette classification séculaire est aisée. Racine et La Fontaine sont publiés vêtus de rouge, Diderot et Voltaire de bleu, Hugo et Baudelaire de vert, chaque siècle a ses auteurs, chaque auteur son siècle. Ce principe clair et intangible souffre néanmoins quelque peu lorsque des auteurs – ils sont assez rares – franchissent la césure du siècle et s’étendent à parts plus ou moins égales des deux côtés de celle-ci. Gallimard opère alors des choix, parfois étonnants. Que le dernier tome des Nouvelles complètes de Henry James figure sous reliure verte, alors que la majorité des textes qui y figurent date du XXe siècle n’est pas sans logique. James est un écrivain d’avant la naissance réelle du siècle, d’avant 1914. Et puis un auteur n’est jamais publié sous deux couleurs différentes, même quand son œuvre dépasse le terme de son siècle de naissance. On s’étonne plus, peut-être que Jane Austen, dont les six romans ont été publiés entre 1811 et 1820, soit publiée comme un auteur du XVIIIe. Goethe, à l’inverse, est considéré comme un auteur du XIXe, lui qui a vécu 51 ans au XVIIIe et 32 au XIXe. Si Faust, peut-être, emporte ce classement, je rappellerai que Werther et Wilhelm Meister, comme une partie des poésies et presque tout son théâtre datent d’avant 1800. Les pièces de Goethe – Faust, inclassable, excepté – ont bien des attraits du XVIIIe : l’ambiance, l’élégance, l’humour, la sécheresse désinvolte. Les cinq grandes pièces (Goetz de Berlichingen, Iphigénie en Tauride, Egmont, Torquato Tasso, Faust) apparaissent certes moins dépendantes que les autres de l’air du temps sous l’influence duquel elles furent composées. Elles ont l’intemporalité des chefs-d’œuvre. Les petites pièces de circonstance, écrites en quelques jours ou en quelques semaines dans les années 1770 ou 1780, présentent en revanche une légèreté et une gaieté remarquables ; elles se saisissent des modes et des habitudes de leur époque ; elles sont l’expression, souvent moqueuse, d’un temps. Sont-elles datées ? Oui. Présentent-elles un intérêt ? Pas toutes (mais c’est le cas des pièces mineures de presque tous les grands créateurs, de Corneille à Pirandello). Néanmoins leur lecture anime la vieille statue de Goethe d’une vie et d’une joie insoupçonnables à qui ne se fie qu’aux réputations vagues et aux définitions des dictionnaires.

Le Triomphe de la sensibilité relève parfaitement, à mon sens, de cette gaieté dix-huitiémiste malicieuse. Un autre Goethe s’y fait jour, assez éloigné de sa légende, qu’elle soit née du pinceau de Winckelmann ou de la plume fidèle d’Eckermann. Le lecteur y découvre là l’écrivain de trente ans, un peu courtisan, déjà célèbre mais pas encore statufié, pas encore transformé par l’Italie, pas encore « schillérisé » (l’influence de Schiller sur Goethe se limite aux années 1793-1805 ; on sait toute l’importance que ses conseils eurent dans la longue composition du Wilhelm Meister). Écrite en quelques semaines, pour être jouée par Goethe et ses amis à la cour de Weimar, cette pièce se livre à une plaisante et étonnante critique de son époque. Goethe caricaturiste saisit avec beaucoup de justesse les défauts de son temps, les modes qui rythment et articulent le style de vie aristocratique, même dans la provinciale Weimar. Le poète se moque en effet du sentimentalisme rousseauiste autant que du werthérisme, son propre enfant, né dans les milieux cultivés de la parution, quelques années plus tôt, des Souffrances du jeune Werther (1774). Le Triomphe de la sensibilité est une comédie de fantaisie, excellente dans son genre, la tendre raillerie des travers de ses contemporains. Dans un royaume imaginaire, le souverain Andrason craint de perdre l’amour de sa jeune épouse, Mandandane. Celle-ci s’est en effet entichée d’un jeune et beau prince, Oronaro, dont l’attrait tient précisément à son werthérisme, à sa sensibilité exaltée et larmoyante, à son sentimentalisme de « promeneur solitaire », à ses lectures de jeune homme éploré, bref, à ce qu’il est à la mode. Il séduit la jeune femme en incarnant à ses yeux l’esprit d’une époque. L’exotisme apparent de ce royaume de fiction ne dissimulait pas, en effet, son actualité, revendiquée par de multiples clins d’œil. Ainsi, dans une très jolie scène, les personnages secondaires de la pièce vident-ils la bibliothèque de voyage du prince. Qu’y trouvent-ils ? Les auteurs à la mode, de Rousseau à Goethe lui-même ; les commentaires amusés d’Andrason et de ses comparses n’épargnent pas même leur créateur, qui s’adresse là un gentil coup de griffe autocritique. Oronaro, en jeune homme bien né, fort au courant des modes intellectuelles, fait mine d’exprimer les mêmes sentiments que ses héros de papier préférés ; ce qui était, dans les livres, restitution artistique et sensible des émois du cœur et de l’âme est calcifié par l’interprétation qu’en tire le jeune prince, émule sans autonomie, disciple sans liberté. Les fins connaisseurs de Goethe lisent là un portrait de Lenz, dont les outrances personnelles et absurdes amusaient alors la cour de Saxe-Weimar – ce n’était pas encore le Lenz immortalisé par le texte romantique de Büchner en 1835.

D’incompréhensibles prophéties ouvrent et animent l’intrigue ; elles annoncent, sur un ton de faux mystère, la caricature à venir. Au-delà de l’ambiance légère et amusée, le personnage d’Oronaro constitue probablement le principal intérêt de la pièce. Il incarne tous les défauts d’une certaine posture affectée, composée avec une immense complaisance, celle du jeune homme souffrant et sentimental, ce sensible triomphant qu’annonce, non sans ironie, le titre de l’œuvre. Byron n’est pas encore que la jeunesse se berce déjà du mythe troublant des destinées tragiques. Les tourments du prince sont comiques parce qu’ils ne sont pas sincères et que nul, sinon lui, n’en est dupe ; outrés, ils sont tirés d’une littérature de fiction qui perd toute sa force d’être transposée telle quelle dans la vie. Comme Don Quichotte s’imaginant revivre un âge de chevalerie qui n’a jamais eu lieu, puisque littéraire, Oronaro pense éprouver au fond de lui des sentiments réels et insolites, quand ils ne sont qu’artifices et duperies. Toute la tâche du personnage d’Andrason consistera à montrer à Mandandane qu’elle se trompe sur ses propres doutes et sentiments. Énoncés, en harmonie avec l’affectation d’Oronaro, par le beau et surprenant jeu poétique du quatrième acte, ils entrent en conflit avec la matière comique de la pièce. Cet épisode discordant et lyrique montre au roi la gravité de la situation, la disponibilité mentale de son épouse à la séduction du jeune homme. Il lui faut dévoiler la fausseté fondamentale du prince, dissiper sa charge de fascination. Il y parviendra. Oronaro figure un personnage trop fondamentalement insincère, même dans son amour du vrai, pour l’en empêcher. Aime-t-il la nature ? Oui, affirme son chambellan, Merculo, il l’aime tellement qu’il préfère ne pas la voir vivante et putrescible, il la veut parfaite, fictionnelle, figée. Il voyage donc entouré de massives reproductions artistiques, illustrant toutes avec exactitude son idée de la nature. Ainsi le panorama qui s’offre à lui en voyage et au repos, planté autour de lui par ses serviteurs, est-il une nature parfaite et non la nature réelle, malsonnante, malodorante, désagréable. Son amour de la nature, délicat et étudié, ne souffre aucun défaut, aucune incertitude. Il préfère s’extasier devant un artifice parfait que d’accepter les incohérences, les lacunes et les tares du monde réel. Ce décor, monté par les serviteurs du prince devant les regards amusés d’Andrason ou des spectateurs, Merculo insiste pour l’appeler plutôt, amusant oxymore, « nature artificielle ». C’est là une « nature de voyage », avec sa petite tonnelle et ses toiles arborées. Le dramaturge exprime (entre autres) les ambiguïtés d’époque d’une sensibilité nobiliaire déchirée entre son désir d’authenticité et l’artificialité fondamentale de son environnement – on songe à Marie-Antoinette jouant à la bergère dans le décor du Hameau de la Reine (construit quelques années après la pièce). Goethe a parfaitement saisi la tendance profonde de son temps – le désir de retour à la nature – et son contrepoint hypocrite – la nature doit être telle que l’imagination bucolique la dépeint, telle que Fragonard la représente, un délicat assemblage de couleurs où se divertir et folâtrer.

Cette fuite en avant amuse d’autant plus quand se révèle l’argument principal de la pièce, habilement annoncé par une énigmatique et poétique prophétie, l’amour que le prince porte à une poupée de paille, pieusement transportée dans sa caisse, déballée à chaque station et adorée avec force révérences par son maître. Quand la belle Mandandane prendra sa place, dans un de ces jeux déguisés chers au théâtre d’époque, quiproquo savoureux dont l’issue conclura la pièce, le prince sentira en lui s’estomper son affection et son amour. Le spectateur saisit, aussi vite que la reine, le grotesque de la situation. À la vraie figure, vivante, Oronaro préfère l’incarnation figée et morte, son cher mannequin bourré de paille, qu’il retrouve à la fin de sa pièce, tout heureux, épanoui par le simple compagnonnage de son immobile épouvantail. Tout finit bien : le roi retrouve sa reine et le prince sa poupée. Oronaro n’aime pas la vie, il aime sa représentation, ce figement que l’art, proclamant son désir de vraisemblance, impose à la réalité. Ses discours sur la nature ne sont qu’artifice. Intoxiqué de mots, de subtilités décoratives et d’objets factices, coupé de ses propres sentiments à force de les composer, il vit dans un monde virtuel, un décorum à sa mesure, un fantasme. Cet art de la forme figée suffit à son bonheur, malgré le dessèchement de la sensibilité qu’il impose ; ce « triomphe » s’apparente donc plutôt à une défaite ; ce n’est en effet pas un mince paradoxe pour un fanatique de la vie naturelle que de ne révérer que l’artifice. Peut-être est-il possible de lire dans cet aimable divertissement de 1778 quelque chose de très actuel, cette lutte que se livrent réel et virtuel, et, derrière eux, le monde et sa représentation. Combien d’Oronaros préfèrent l’univers ouaté de leurs rêves évasifs à l’amère âpreté du monde ? Si le Quichotte, auquel j’ai comparé le prince, avait pour lui sa sincérité touchante et drolatique, Oronaro frôle en revanche la bouffonnerie. Ainsi quand, en bon werthérien, il réclame à Merculo, avant de se retirer pour la nuit, ses pistolets chargés, Merculo lui répond qu’ils sont prêts mais l’implore de ne pas se tuer, ce à quoi le Prince répond d’un « Sois tranquille ! » qui révèle, en deux mots, l’étendue de sa fausseté. Sa fuite dans l’artifice n’est-elle pas au fond qu’un aimable jeu de plus, une juvénile affectation ? Tout ceci ne serait alors qu’un rôle de plus, une pantomime destinée à impressionner le monde et à construire une image d’homme à la page, très averti de l’état précis de la sensibilité aristocratique européenne.

La pièce comporte, en dehors de ces deux principaux points, bien d’autres détails plaisants, comme ce dialogue, à la fin du cinquième acte entre Andrason et une des servantes. Les deux personnages débattent de la possibilité de proposer au public un sixième acte, brisant là le mur en principe infranchissable entre la scène et le parterre. Ce public n’ira-t-il pas croire qu’on se moque de lui ? demande en substance le roi. C’est déjà le cas, répond Sara, ne sommes-nous pas en train de le caricaturer ? Et les deux personnages de s’accorder tant sur le sens de la pièce que sur le principe d’interpréter cet acte supplémentaire et final. Ces pièces, jouées devant la cour de Weimar, pouvaient, par leur audience limitée, présenter ces petites transgressions, tant le public et les acteurs nourrissaient de connivences mutuelles. À d’autres endroits, Goethe, qui ne prenait pas son texte tout à fait au sérieux, offre à sa troupe bien des libertés. Il n’hésite pas, en effet, à laisser des plages entières d’improvisation à ses acteurs – dont il faisait alors partie – par des didascalies spécifiques. Cette pièce, maintenant immortalisée sur un papier bible, figée sur son piédestal, « empléiadisée » est avant tout un divertissement d’époque sans prétention (mais non sans profondeur), un jeu dix-huitiémiste, plaisant à lire, à mettre en scène et à interpréter. Le quatrième acte, pièce dans la pièce d’un tout autre ton, donne même une profondeur poétique particulière à l’ensemble. À une époque où les frontières entre les genres étaient plus rigides, cette faute de ton avait déçu. À la nôtre, elle surprend positivement par sa liberté et son astuce. De Goethe, la postérité a retenu bien des traits : dramaturge néo-classique d’Iphigénie et refondateur génial du mythe de Faust ; père des deux géants du roman allemand d’avant 1850, Werther et Wilhelm Meister ; causeur brillant ; poète immense et fécond ; esprit universel. Elle n’a en revanche, et à tort, guère retenu son indéniable vivacité, son humour, sa fantaisie, qui percent, avec plus ou moins d’efficacité dans la plupart de ses pièces de jeunesse jusqu’à atteindre dans Le Triomphe de la sensibilité leur plénitude capricieuse et baroquisante.

La critique par l’imitation : Dix perles de culture, de Jacques Laurent

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Dix perles de culture, Jacques Laurent, Stock, 1992 (Première éd. 1952)

« Tous [les agents de diffusion de la littérature] ont instinctivement compris que ce qui gêne, que le véritable fardeau dans le commerce littéraire, c’est en fait le texte lui-même, le livre, la littérature ».

Hans-Magnus Enzensberger, Médiocrité et folie, Gallimard, 1991, p. 70

La « rentrée littéraire » ™ le rappelle en ce moment : les suppléments et magazines littéraires ont moins pour objet de contribuer à la vie de l’esprit et à la propagation de textes de qualité que d’inciter à la consommation, impulsive et rapprochée, d’ouvrages récents, et faciliter ainsi la survie à court terme d’un secteur économique spécifique. Par leurs commentaires critiques emphatiques, vagues, souvent complaisants, ils contribuent, en premier lieu, au lancement commercial des œuvres, c’est-à-dire à l’indispensable phase d’amorçage qui crée de l’attention et donne une chance à un texte de trouver un public, à l’offre de toucher la demande. Je ne voudrais pas donner l’impression de disqualifier, d’emblée, et en un seul paragraphe, le travail des chroniqueurs culturels qui officient dans ces organes. Si l’on considère que l’essentiel de leur travail consiste à avertir le public qu’un livre a paru, je ne vois pas de raison de leur reprocher quoi que ce soit. L’erreur consisterait à prendre ces prescripteurs semi-indépendants pour des autorités normatives, susceptibles de disserter gravement du bien, du beau, du grand. Observez un peu leurs articles ; à quelques exceptions près, ils se ressemblent. On dirait qu’ils évitent, le plus souvent, de parler du livre. Le texte est leur ennemi. Un bout de biographie de l’auteur (et l’aussi lassante qu’inévitable photographie d’icelui, photogénique ou pas), un rappel de ses précédents livres, quelques comparaisons permettant au lecteur de repérer le positionnement du livre dans son référentiel culturel (et donc de juger s’il est digne – ou pas – d’être lu), un commentaire assez nébuleux et positif, voilà, l’article est écrit. Cette critique-causerie n’est pas illégitime, à condition de ne pas en attendre plus que ce qu’elle est : une manière d’inciter le client consommateur à se réaliser en tant que consommateur (acte de distinction culturelle et sociale) par la consommation rapide de produits de consommation. De l’autre côté du spectre, se tient la critique universitaire. Celle-ci, avec ses impératifs méthodologiques et scientifiques, installée dans le temps long des siècles, refuse également d’occuper une position complètement normative. Si elle édicte une hiérarchie des valeurs, c’est par le tri préalable qu’elle opère entre les auteurs susceptibles d’être étudiés et les autres ; une fois un auteur jugé digne d’elle, une opération subtile, collective et approfondie d’exploration et d’investigation se produit. Différents chercheurs explorent les facettes de l’œuvre, méticuleux et précis, parfois vétilleux et excessifs, dans une mise à jour de tous les enjeux littéraires, philosophiques, historiques, intellectuels des textes. Le dialogue des chercheurs permet en principe de dépasser l’appréhension souvent univoque (et incomplète) qu’aura un lecteur isolé d’une œuvre. Si la chronique culturelle, pour donner envie de lire un livre, ne doit pas le déflorer, la critique universitaire exige, pour être appréciée, que l’œuvre soit lue, connue et méditée. L’une vise le pas-encore-lu, l’autre dissèque le déjà-lu. Entre les deux, se tient une sorte de critique informée, capable de pointer les qualités particulières d’un auteur ou d’un texte, sans adopter la harassante exhaustivité des universitaires ni la superficialité pressée des chroniqueurs. Son objet demeure le texte, dans la connaissance que tout un chacun peut en prendre. Je pense, par exemple, à En lisant en écrivant de Julien Gracq ou aux Journées de lecture de Roger Nimier. Cette critique porte d’autant mieux qu’elle a du style, de la profondeur et de la pertinence. C’est à ce genre qu’appartient en réalité Dix perles de culture, de Jacques Laurent, paru dans les années 50, republié épisodiquement depuis.

En proposant dix pastiches de dramaturges français du XXe siècle, Jacques Laurent fait bien, en effet, œuvre de critique, mais une critique littéraire légère, amusée, virevoltante, ne se cachant pas d’une certaine sympathie envers les œuvres étudiées. Elle vise moins à l’examen discursif et structuré des qualités d’un texte qu’à leur mise en situation littéraire, suivant certaines règles du jeu communes, fixées dès le départ. La dimension ludique de l’exercice est évidente ; elle ne suffit pas, pourtant, à épuiser l’intérêt de la démarche. Le pastiche, contrairement à la parodie, ne cherche pas à se moquer ou à caricaturer ; en imitant, il montre, dans un espace nécessairement concentré, les différents traits représentatifs des œuvres cibles : registres de langue, mécanismes narratifs, obsessions philosophiques, style, construction des personnages, cadres des intrigues, etc. Il s’agit de toucher au caractère reconnaissable d’un auteur, ce qui le rend unique et fait de son œuvre une Œuvre, cohérente, identifiable, où la main d’un maître s’est appesantie. Si la critique n’est pas un exercice aisé, la critique-pastiche l’est moins encore. Dans La Chine m’inquiète, recueil de pastiches romanesques des années 70, Jean-Louis Curtis, de son propre aveu, avait « raté » Aragon – il s’en ouvrit à Morand, qui en parle dans son Journal Inutile. En revanche, ses textes pastichant Léautaud, de Gaulle et Sarraute touchaient fort juste. Il ne faut pas, à mon avis, blâmer le pasticheur. Les uns avaient toujours plus ou moins eu la même manière quand l’autre, Aragon, se caractérisait, tout de même, par une étonnante variété de styles, par ce polymorphisme, cette absence d’identité intérieure forte qui l’ont rendu insaisissable, surtout à l’imitation. N’est-ce pas la raison de ses successives adhésions au surréalisme et au communisme, de sa relation avec Triolet, aussi ? N’exprimait-il pas par là un besoin de structure, de forme, de rigidité, lui permettant la concentration de son talent artistique, centrifuge, en une étendue plus ramassée, plus cohésive ? Ne serait-il pas possible, alors, de bâtir une critique littéraire approfondie de l’œuvre d’Aragon en partant de cette « inimitabilité » ? Cet exemple, extérieur à l’entreprise de Jacques Laurent, montre, à sa mesure, qu’il est possible de réfléchir sur un texte ou sur une œuvre par une entreprise de création imitative. Elle offre au lecteur les « ficelles » d’une œuvre sans les exposer avec le dogmatisme et l’aplomb d’une critique réflexive. Elle sert les textes par les textes, par leur mise en perspective quintessencielle. Au lecteur de juger si l’entreprise est réussie, si elle saisit les qualités propres d’un écrivain.

Les dix pièces, ou parties de pièces, qui constituent ce recueil permettent à qui connaît les auteurs de retrouver, ramassées en peu de pages, leurs qualités et leurs défauts. Elles ne se contentent pas d’exposer, avec une virtuosité un peu vaine, les traits caractéristiques de ces écrivains. Chaque pièce (ou acte de pièce) a un intérêt littéraire et dramaturgique : une intrigue, des personnages, une action. La règle, à laquelle s’est tenu Jacques Laurent, était de ne recourir qu’à quatre personnages, diversement vêtus (robe blanche, uniforme de chevau-léger, short et habit sévère), et qu’il retentisse, à un moment de la pièce, une sirène de pompiers. Concrétisé, ce petit jeu s’apparente à une signature. Laurent avait choisi des auteurs célèbres de l’époque, pour la plupart encore bien connus de nos jours : Giraudoux, Sartre, Audiberti, Montherlant, Claudel, Mauriac, Cocteau, Anouilh, Camus, Guitry et Simonin. Toutes les pièces sont bâties en suffisamment de pages pour proposer un développement autonome. Le lecteur retrouve successivement la préciosité affectée et divertissante de Giraudoux, le mélange des genres sartrien, entre intrigue américaine, goût populo et questionnements philosophiques, l’inventivité verbale et la manie de l’absurde d’Audiberti, la gravité hautaine et misogyne de Montherlant, le verbe claudélien, le climat méphitique et faisandé de la bourgeoisie viticole bordelaise de Mauriac, la fantaisie inventive et narcissique de Cocteau, les drames et déchirements éthiques de Camus, la noirceur vaudevillesque d’Anouilh, la gouaille argotique de Simonin, etc. Comme cet inventaire hâtif le laisse supposer, le pastiche occupe deux terrains principaux : le fond et la forme, ou, pour le dire autrement, l’intrigue et le style.

La pièce de Giraudoux, La rose Béjardel, met en scène, par exemple, un Président du conseil en délicatesse face à l’opinion publique du fait de la publication d’inquiétantes statistiques sanitaires. Cette pièce politique oscille entre le drame et la comédie ; le style maniéré de l’auteur, par son éloquence fleurie et divertissante, allège la pièce et lui donne la fraîcheur giralducienne, sa touche, un peu éventée de nos jours, « IIIe République » (comme il existe un style Louis XV). Jacques Laurent change de clavier pour pasticher Sartre : Le coup de tête montre un photographe spécialisé dans les productions érotiques et scabreuses, occupé de finir sa séance avec une jeune modèle nue et le fort des Halles qui lui sert d’étalon. Survient, furieux, le compagnon de la jeune femme. Le vulgaire vaudeville populiste se change alors en drame philosophique : qu’est ce que la jalousie ? En quoi consiste l’attachement qu’éprouve un être pour un autre ? Quels choix s’offrent à un homme qui se croit trompé ? Un individu qui se croit libre de se venger peut-il retarder l’exécution de son acte ? L’explication nourrit-elle ou épuise-t-elle l’acte de vengeance ? L’acte peut-il consumer la haine vengeresse ? Et ces questionnements surgissent entre deux piques contre les « salauds » de la bourgeoisie, tic sartrien s’il en est. Dans Le Démon Vauvert d’Audiberti, Laurent met en scène un inextricable drame existentiel, délicieusement absurde. Un inspecteur de la police surgit chez deux quidams (eux-mêmes pris dans une extravagante tentative de thérapie psychanalytique) ; un assassin va frapper chez eux à coup sûr, et, comme personne ne connaît son mode opératoire, la police vient l’attendre ici, en lui dressant un piège. Le tueur, dit « le Démon vauvert », arrive : ce tueur en série existentialiste, professeur de désespérance, va conduire au suicide ses trois interlocuteurs. Le thème est grave, mais le traitement, avec une verve et une inventivité audibertienne, situe délibérément la pièce dans le registre irréel de la parabole grinçante qu’appréciait tant cet auteur.

Service compris, de Montherlant et L’épine du pied de Claudel touchent plus juste encore. Dans Service compris (aimable rappel de Service inutile), un roi ibérique détrôné, en exil, doit prendre une décision : lui faut-il retourner personnellement auprès des rebelles qui tiennent le maquis de son ancien royaume ? Laisser aller son épouse le représenter là-bas ? Abandonner la partie ? Est-il trahi ? Souhaite-t-il être trahi ? Qui doit-il sacrifier ? Autour de ces dilemmes se jouent les habituels questionnements des pièces de Montherlant : le refus hautain de déchoir, le désir complaisant et mortifère de tragédie, la posture iconoclaste contre le monde tel qu’il va, le dédain envers les choses communes, la hargne misogyne, le plaisir de la destruction, etc. On songe à La Reine morte ou au Maître de Santiago, même si la nécessité de resserrer l’action sur quelques pages accentue parfois le pastiche jusqu’à frôler la parodie – la concentration de tant de traits distinctifs de la provocation « à la Montherlant » finit par arracher de francs sourires au lecteur. Dans L’épine du pied, le lecteur découvre un drame parfaitement claudélien. Pierre de Mauchaussée (qui rappelle le Turelure de la trilogie des Coûfontaine) doit accueillir Caulaincourt, à la veille de la campagne de Russie. Il veut le convaincre de lui acheter des milliers de fourrures, en prévisions de l’hiver moscovite. Hélas, ni Pierre ni son épouse (qui partage bien des traits avec les héroïnes les plus connues de Claudel, Violaine ou Sygne par exemple) ne parviennent à le convaincre, fasciné qu’il est par le défilé impérial devant le château des Mauchaussée. Il est frappant d’observer comme Laurent parvient à retrouver la scansion claudélienne, ces versets, souvent itératifs, en prose poétique non métrique, qui ravinent la pièce et lui donnent cette allure à la fois mystique et primitive, alternant sainte élévation et prosaïsme positif. Les monologues de la jeune Vesprée suscitent le même léger ennui que les quelques longueurs des grandes pièces claudéliennes. Les héros de Montherlant cherchaient la tragédie, l’invoquaient pour être dignes de la conception qu’ils avaient d’eux-mêmes ; ceux de Claudel vivaient la tragédie, la subissaient d’abord avant de l’accepter pleinement par un sursaut sacrificiel. Il est frappant de constater que Jacques Laurent ne s’est pas contenté d’imiter deux styles reconnaissables ; il est entré dans leur art suffisamment pour donner à leurs personnages un air de ressemblance troublant avec certains des héros originels des deux artistes. C’est la finesse et l’intelligence d’un recueil comme celui-ci de ne pas se contenter de susciter l’amusement connivent du lecteur mais de lui indiquer, l’air de rien, quelque trait plus fondamental de l’art d’un maître.

Le drame familial de Mauriac, Le souffle au cœur, montre une famille bourgeoise, en apparence unie, se divisant sous l’effet de l’expression des désirs charnels inassouvis des uns et des autres. Entre ciel de l’âme et boue des corps, c’est à une dramaturgie de pulsions inabouties que nous convie Laurent pastichant Mauriac. Le sens des convenances bourgeoises s’écaille quand s’exprime, à sa manière, l’inexprimable. L’homme doit choisir entre la liberté de la grâce et celle du péché, alors qu’il est, en profondeur, la victime de l’irréfragable attraction de la matière pour la seconde. Le drame de l’homme mauriacien tient peut-être dans cette liberté viciée. Chez Camus revisité par Jacques Laurent, dans La Balance, le drame se tient à un autre niveau : entre la loi de la société et l’éthique du cœur, entre le règne du droit et celui de la justice. Un fonctionnaire des impôts doit décider s’il empêche les huissiers de saisir les avoirs d’un antiquaire. S’il le fait, comme l’y invite la maîtresse de celui-ci, il viole sa conscience professionnelle et son code éthique ; s’il s’y refuse, les amants se suicident. Deux impératifs catégoriques entrent en conflit. Dans une situation aussi inextricable, le fonctionnaire choisira de les concilier en séparant ses décisions d’agent public (sujet respectueux de l’ordre collectif) et d’être humain (homme éthique opérant un sacrifice soutenable et juste pour le bien d’autrui). Ne retrouve-t-on pas là une forme camusienne de mise en scène d’enjeux éthiques ? Je connais moins bien les pièces de Cocteau, Anouilh et Guitry pour juger de la pertinence de ces pastiches-là (les dessins qui accompagnent le pastiche de Cocteau sont réussis). Néanmoins, à l’aune des précédents, je les crois justes. Si ce recueil a un mérite, c’est bien de redonner une place centrale, dans l’acte critique, à l’écrit. À une époque où le discours sur la littérature, comme le souligna en son temps M. Enzensberger cité en exergue de cette note, évite trop souvent les textes pour évoquer des thématiques connexes, comme la vie de l’auteur ou l’état de questions sociales, le recueil de Jacques Laurent constitue, au contraire, une invitation au voyage textuel. S’ils exigent une certaine collaboration bienveillante du lecteur, ces pastiches exposent, de manière divertissante, fine et aiguë, les manières et les préférences de grands artistes du théâtre français. Après ces exercices de critique appliquée, se fait jour un impérieux désir de relire ces auteurs, l’esprit mieux averti de leurs singularités, la leçon du critique bien retenue, l’œil mieux ouvert et le cœur plus à l’écoute.

 

« Jeanne d’Arc au théâtre II », Le libre-arbitre de la Walkyrie : La Pucelle d’Orléans, de Friedrich Schiller

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La Pucelle d’Orléans, Friedrich Schiller, L’Arche, 2011 (trad. Brice Germain) (Première éd. originale 1801)

Évoquant La Pucelle d’Orléans dans son Journal (1942-1949), André Gide n’eut pas de mots assez durs pour fustiger cette invraisemblable « Jeanne-Walkyrie », « pénible », « inadmissible », « ridicule », « insignifiante », personnage principal d’une pièce où tout ne serait motivé par « un enfantin besoin d’effet scénique ». Et il est vrai, sans même adopter la dureté gidienne à son égard, que le personnage de Jeanne, chez Schiller, surprend quelque peu par son monolithisme martial, ses coups d’épée, son illumination guerrière, mais bien plus encore par ses inattendus dilemmes amoureux et par son ascension finale. Si le théâtre d’histoire, par souci de cohérence dramatique, permet bien à un auteur de s’écarter du strict déroulement des évènements, Schiller prend néanmoins de considérables libertés, qui ébahissent le lecteur et le spectateur actuels. Jeanne prédisant la découverte de l’Amérique à l’ancêtre de Charles Quint, Jeanne appelant Agnès Sorel « ma reine », Jeanne amoureuse d’un Anglais, Jeanne tuée sur le champ de bataille, Jeanne sans ses juges, Jeanne sans son bûcher, voilà beaucoup, tout de même, à admettre pour quiconque connaît un peu l’histoire de la Pucelle. Même si elle a sa cohérence interne, cette étrange altération historique convainc d’autant moins le spectateur moderne qu’il ne peut plus admettre Jeanne, désormais mythifiée en victime des juges et des bourreaux, mourant d’une flèche anglaise reçue en libérant son roi… La Pucelle d’Orléans montre, à cet égard, deux pièces distinctes. Jusqu’à la mort (anachronique) de Talbot face aux armées du Dauphin et de Jeanne, au troisième acte, Schiller ne s’éloigne guère du tissu historique. Ses péchés sont alors bien véniels : il supprime d’Alençon, vieillit Agnès Sorel (la future maîtresse de Charles VII est alors historiquement âgée de sept ans…), modifie les prénoms des familiers de Jeanne (dont son « soupirant » lorrain historique, ici appelé Raymond), montre le retournement d’alliance du duc de Bourgogne, etc. Contrairement à Shakespeare, les Anglais l’intéressent peu – on n’aperçoit pas même Bedford. Rien de tout cela ne change radicalement l’histoire de Jeanne, ni n’altère son sens mythologico-philosophique. On admet même sans peine son décorum et ses paysages. L’ambiance de la pièce, avec ses tempêtes, ses forêts, ses crépuscules, ses coups de tonnerre, prend une teinte vaguement magique, médiévale comme pouvait l’imaginer le XIXe siècle romantique, avec son allure de tableau de Caspar David Friedrich. On a dit et répété que Schiller, transposant le classicisme en Allemagne, ne figurait pas dans la grande école du Romantisme allemand ; par cette pièce tardive, pourtant, il s’en approche. Dans cette fantaisie héroïco-médiévale, avec ses cliquetis d’armures, ses grands serments, ses miracles et ses apparitions surnaturelles, on trouve en germe ce que le romantisme exaltera, en France comme en Allemagne – mais gauchi par un certain rationalisme, une tenue classique qui semble empêcher le véritable déchaînement magique que le sujet pouvait laisser espérer.

Jusqu’à la mort de Talbot, donc, le lecteur ou le spectateur n’est pas surpris. Schiller figure d’abord Domrémy et l’Arbre aux Fées – sous lequel Jeanne a été accusée par ses juges rouennais de se livrer au commerce démoniaque – dans un Prologue plutôt convaincant, durant lequel la jeune illuminée fait montre de la détermination qui lui permettra de se faire présenter au Dauphin à des centaines de kilomètres de là. Elle est déjà elle-même, investie d’une puissance qui la distingue du commun. Alors que son père essaie de la raisonner en lui montrant que les affaires dynastiques ne concernent pas une paysanne, Jeanne répond, grandiloquente : « Avec sa faucille, la Pucelle viendra / Faucher les récoltes de son orgueil [l’orgueil de l’Anglais] / Arracher du ciel sa gloire / Qu’il a accrochée là-haut, aux étoiles ». Le père de Jeanne voit là la manifestation d’une démesure inhumaine et l’œuvre du Malin ; il ne croira jamais au rôle historique de Jeanne et reviendra – passablement injuste – au 4e Acte la condamner en public et contribuer à son bannissement. Les discours de Jeanne, qu’ils soient destinés à ses familiers ou aux Grands du royaume, montrent une grande éloquence, mêlant, dans un système prophétique, les évènements du jour (l’occupation de la France), les retournements du lendemain (la mort de Talbot, la défaite anglaise) et les espérances du surlendemain (le couronnement, la victoire, la Croisade, Jérusalem). Les études historiques tendent à accréditer ce déroulement de prédictions médiévales, aboutissant toujours à la libération de l’humanité à Jérusalem. À la fois visionnaire et inspirée, Jeanne s’arme pour rejoindre le Dauphin. Seule en chemin, elle précise la nature du message qui lui a été adressé par la Vierge et qui constituera la trame des trois premiers actes : Chinon, Orléans, Reims. Après cette ouverture où la jeune fille, suffisamment forte pour dompter un loup (p.16), a pris les armes qu’une bohémienne avait données à un des paysans du village, Schiller suit un temps la ligne bien connue des évènements de 1429. Le Premier Acte, c’est Chinon, la Cour désespérée (où seuls Dunois et Sorel semblent encore y croire), l’arrivée inattendue de la Pucelle qui ravive l’espérance, la scène de la reconnaissance immédiate du Dauphin par Jeanne, le serment, l’étendard, l’épée. Le deuxième Acte, c’est Orléans, la fuite des Anglais, la route de Reims qui s’ouvre aux armes françaises. Au troisième Acte, Jeanne rallie le duc de Bourgogne, énonce quelques prophéties auprès des Princes, puis c’est la chevauchée vers Reims, les batailles, le beau monologue de Talbot agonisant, véritable poème dans la pièce : « Je rendrai à la terre / et au soleil éternel, les atomes qui sont / réunis en moi pour la douleur et le plaisir / et du puissant Talbot, qui, de sa gloire martiale / Emplissait le monde, il ne restera plus rien / Qu’une poignée de légère poussière. C’est ainsi / que l’homme finit… et la seule richesse / Que nous emportions du combat de la vie / Est la révélation évidente du néant / Et le mépris profond de tout / Ce qui nous parut respectable et désirable » . La pièce bascule ici.

Jeanne, sur le champ de bataille, peu après, se trouve isolée des troupes françaises et opposée à un intrigant Chevalier Noir, dont il s’avère bientôt qu’il est une présence surréelle, une voix d’ombre, un personnage infernal, venu avertir Jeanne de ne pas dépasser les bornes que le Destin lui a prescrites. Voix intérieure ? Émanation des ténèbres ? Messager de raison ? Nul ne le sait – et le metteur en scène aura toute liberté pour figurer la scène de la manière qui lui paraîtra la plus judicieuse. Le message dont Jeanne se savait investie est définitivement troublé. Sa foi en elle-même est atteinte : elle qui a toujours écouté les messages divins – émis par une apparition en qui elle avait confiance, la Vierge de lumière – doute désormais. Que penser de ce personnage, sombre comme l’enfer, sarcastique et visionnaire, qui lui prédit sa chute ? Doit-elle s’arrêter à Reims ? Continuer ? Jeanne, en doutant, devient vulnérable. La seconde partie de la pièce s’ouvre : elle s’éloigne considérablement de l’Histoire. Qu’on en juge ! Peu après avoir combattu le Chevalier Noir, Jeanne se bat contre un bel Anglais, invention de Schiller, Lionel, qu’elle épargne non par miséricorde mais par désir amoureux. Jeanne amoureuse ! Et d’un Anglais qui plus est ! Jeanne sujette aux tourments du cœur, comme une vulgaire grisette ! Pour Jeanne, troublée par les prédictions de l’infernal Chevalier Noir, ce coup de foudre est le signe de sa chute. Jusqu’à sa captivité, elle ne sera plus elle-même, coupable, à ses yeux, d’avoir trahi son serment, d’avoir songé un instant à abandonner sa virginité, coupable au fond, non d’avoir cédé à la tentation, mais d’y avoir été exposée. Cela montre l’étendue de son orgueil : le Christ lui-même fut tenté ! Ce coin bien léger dans le système de la Pucelle entraîne son effondrement dans le 4e Acte. Schiller y malmène désormais allègrement l’histoire ; c’est qu’il faut montrer sa Pucelle se tourmentant d’avoir éprouvé un sentiment humain, se dénigrant publiquement d’avoir abandonné l’armure de la Walkyrie pour les sentiments de la Demoiselle. Jeanne a « profané, blasphémé le Saint-Nom » (IV, 3). En conséquence de quoi, Jeanne est punie, autant par elle-même que par les autres. La Hire et Dunois se battent presque pour obtenir sa main, qu’elle refuse. Pis, son père l’accuse publiquement, sur le parvis de la cathédrale de Reims, à la sortie de la messe de couronnement, d’être une créature des Enfers, mue par le Malin ! Et elle ne se défend pas, consciente qu’elle a trahi, manqué à son serment, fauté en s’abaissant à ressentir une fugace attirance pour un beau visage de jouvenceau. À l’incrimination publique de son père s’ajoute le tonnerre, les orages, bref, la colère divine, qui sanctionne, aux yeux naïfs de la foule, la chute de Jeanne mortifiée. Deux coups de tonnerre, la pluie commence à tomber, le parvis se vide, même Dunois fuit et ne reste plus que Jeanne, seule, abandonnée de tous, bientôt en exil. Le versatile Charles VII qui parlait d’en faire « l’égal de Saint-Denis, le protecteur de ce pays » et d’élever un « autel en son honneur » (IV, 10), la bannit deux scènes plus tard.

L’Acte V montre Jeanne réfugiée chez de simples charbonniers, arrêtée par les Anglais, enchaînée sur ordre d’Isabeau de Bavière (la veuve de Charles VI), plus sorcière virago que jamais, écumant contre son fils, contre les Français, contre la mollesse des hommes, contre tout. Isabeau est la véritable putain maléfique de la pièce, voix monstrueuse, vengeresse sanglée et armée, reflet inversé de la pauvre Pucelle. Entre parenthèses, je voudrais indiquer que les trois personnages féminins principaux, Isabeau, Sorel et Jeanne possèdent bien des traits communs, généralement attribués aux hommes : virilité, esprit de décision, volonté, fermeté, rigueur, etc. Ceci ouvre probablement quelques champs de réflexion aux critiques modernes, préoccupés par le genre… L’Acte V tourne à la tragédie pour les Français. Jeanne assiste impuissante à l’effondrement de l’armée française ; elle prie Dieu d’intervenir (V, 11), le supplie de donner la victoire à la France ; à l’instant qui suit cette supplique insistante, Charles VII lui-même est fait prisonnier. Le message est clair : Dieu a bien abandonné Jeanne s’il répond à sa prière par la capture du roi ! Il n’est plus question de douter, le Chevalier Noir avait raison, le terme de son épopée se situait à Reims. L’instant est crucial. Jeanne n’est plus soutenue par la puissance surnaturelle qui la poussait aux trois premiers actes – elle le disait peu avant, à la scène 6 de l’Acte V (« Nul Dieu n’apparaît, plus aucun Ange ne se montre / Les miracles s’arrêtent, le Ciel est clos »). Pourtant, il y a en elle quelque chose qui ne dépend pas du surnaturel, quelque chose qui ne tient pas compte des avertissements des Cieux, quelque chose d’éminent qui pourrait s’appeler l’exercice de sa propre liberté. Jeanne, trahissant son serment de virginité totale, est abandonnée des cieux, mais elle est par là rendue à elle-même. Tout dépend désormais d’elle, et non plus des arbitraires considérations de puissances supérieures. Sans la condamnation de Dieu, Jeanne est libre. Si elle a été élue par les cieux, c’est qu’elle avait en elle des qualités qui demeurent, quoi qu’il puisse se passer : le courage, la force physique (ne rappelait-on pas au Prologue qu’elle avait terrassé un loup trop insistant auprès de ses brebis ?), plus encore, la foi, l’espérance, la détermination. Immédiatement après que le roi fut tombé dans les mains anglaises, Jeanne se libère, seule, de ses chaînes, à l’ébahissement de tous. Ne rompt-elle pas symboliquement les chaînes de son élection divine, ces chaînes qui la condamnaient à disparaître après Reims, ces chaînes d’agent divin sans libre-arbitre, ces chaînes qui la liaient à des serments, des promesses, des espérances de rétribution ? Ces chaînes anglaises incarnaient la stase d’impuissance dans laquelle sa « trahison » l’avait mise durant tout l’Acte IV et les trois quarts de l’Acte V. En les brisant, elle reprend la main sur sa destinée. Ne comptant plus que sur elle, sur sa conviction, Jeanne se jette dans la mêlée, libère le roi, fait basculer la bataille. Isabeau est faite prisonnière, Charles VII triomphe. Et Jeanne ? Elle meurt, libre et réconciliée, en prononçant ces paroles « Vers le ciel… vers le ciel… la terre s’efface / Brève est la douleur et éternelle est la joie ». Silencieusement les chefs militaires français recouvrent son corps de bannières et d’étendards puis le rideau tombe sur la scène.

Que dire alors de cette fin, qui rejette délibérément les instants tragiques de la captivité, du procès et du bûcher, au profit d’une réconciliation finale, malgré la mort, entre Jeanne, sa foi et le royaume ? Triomphe de la force matérielle et de la volonté libre ? Matérialisation, sur terre, d’une puissance surnaturelle ? La pièce ne choisit pas vraiment, tentant de mêler deux explications exclusives dans une synthèse hésitante, qui bascule subitement à l’extrême fin de la pièce (Schiller aime ce genre d’accélérations). On ne saura pas si les signes matériels de la supériorité de la guerrière sont les causes ou les conséquences de son élection divine. On ne saura pas si Dieu a abandonné Jeanne à dessein, pour la contraindre à manifester son libre-arbitre et à conquérir, sans aide, la grâce, sanctionnée par l’assomption qui s’ouvre à elle dans son agonie. Jeanne a vaincu et sauvé le royaume, consciente tout à tour de son élection divine et de sa liberté irréfragable : la part de l’une et de l’autre demeureront incertaines. Le spectateur n’aura vu qu’un mystérieux chevalier noir et entendu tonner la foudre. À lui d’estimer ce que valent ces signes. Revenons un peu sur ceux-ci. Jeanne dit avoir aperçu et écouté la sainte Vierge ; ses proches constatent, dès le Prologue, qu’elle a une force physique inattendue, signe peut-être d’une élection qui restera toujours cachée, dissimulée aux yeux des spectateurs, contraints, comme les courtisans du Dauphin, de croire à un miracle dont ils n’ont pas vu l’origine, et dont ils perçoivent seulement les plus évidentes manifestations. Je l’ai dit, Jeanne, jusqu’au mitan du troisième acte, est invulnérable. Elle est une guerrière formidable, qui apparaît à Chinon déjà auréolée d’une victoire, victoire acquise sur la route de Vaucouleurs à Chinon, victoire historiquement fictive qui justifie d’ailleurs sa présentation à un Dauphin désespéré, que Dunois et La Hire menacent déjà d’abandonner à son sort. Elle gagne à Orléans les armes à la main, abat sans pitié ses ennemis (l’implorant Montgomery est tué en duel, aux dernières scènes de l’acte II), commande au même titre qu’un grand général aux armées du Valois. Sa parole lui permet, surnaturelle, de convertir qui la rencontre. Ni Charles, ni le duc de Bourgogne ne peuvent lui résister.

Alors que la Jeanne de Shakespeare convertissait Bourgogne en utilisant tout le clavier des sentiments humains, la Jeanne de Schiller obtient le même résultat avec moitié moins de paroles, mais beaucoup plus de magie (Bourgogne : « Est-ce un Dieu qui chavire mon cœur au plus profond de ma poitrine ?[…] Mon cœur me le dit : elle est envoyée de Dieu. »). La prophétesse convertit plus qu’elle ne convainc. Ses pouvoirs semblent ceux qu’une puissance supérieure lui a donnés. Ainsi, inspirée par Dieu, qui connaît le monde du lendemain, elle est une prophétesse qui annonce à Charles les périls à venir de sa lignée – l’orgueil et la démesure des guerres d’Italie – et qui promet déjà au duc de Bourgogne l’ascension et la chute de Charles le Téméraire, l’alliance habsbourgeoise et la découverte de l’Amérique ! (« ils [tes descendants] décrèteront des lois au monde connu / et à un nouveau que la main de Dieu / garde encore caché derrière des mers inviolées » III, 4). Le spectateur peut donc juger le caractère authentique des prophéties de Jeanne qui est inspirée par une puissance surnaturelle – elle n’est pas la « charlatanerie » soupçonnée par Talbot – propos aigri de commandant défait. Elle souligne que sa force dépend de son vœu de virginité « Je suis la guerrière du Dieu Suprême [on comprend que Gide ait parlé de Walkyrie] / et ne puis être l’épouse d’aucun homme. » Or, un émissaire surnaturel lui annonce la fin de sa mission et, elle-même, plus humaine qu’elle n’y paraît, sent en elle monter peu après un sentiment amoureux pour un noble anglais, Lionel. Elle doute. Elle n’est plus l’agent aveugle de la fatalité, incapable de miséricorde pour le pauvre Montgomery à l’Acte II – celui-ci tente par tous les moyens de l’attendrir. Dieu l’abandonne et la punit – la foudre, les tempêtes, la capture par les Anglais. Son silence, comme sa parole, n’obtiennent plus rien : ses charmes se sont dissipés. Son salut final, dans les dernières scènes de l’Acte V, après avoir éprouvé la tentation, l’exil, l’envie d’en finir, ce sera de, librement, briser ses chaînes et aller conquérir, sur le champ de bataille une mort choisie, une libération, que sa force intérieure lui offre comme compensation à l’abandon de Dieu – et que Dieu a peut-être voulu. La Walkyrie meurt libre.

La pièce de Schiller s’éloigne de l’histoire pour constituer une variation « romantique » (dixit Schiller) sur le thème préféré du dramaturge allemand : l’exercice de la liberté. Il importait peu à Schiller, préoccupé par le libre-arbitre, que Jeanne affrontât à Rouen une cruelle ordalie ; il aurait pourtant été possible, comme Thierry Maulnier l’a montré dans sa propre pièce, de faire de Jeanne, parce qu’elle fut relapse, un agent de la liberté humaine et de la pièce une mise en scène de celle-ci. La modification de l’Histoire laisse dubitatif – même si, on le sait, l’explication vient probablement du fait que Schiller n’avait pas à sa disposition les sources, notamment judiciaires, compilées un demi-siècle plus tard par Quicherat. L’étrange choix de faire de Jeanne une pure guerrière nationale, coincée entre l’armure de l’héroïne et la robe de la jeune femme, écartelée entre sa transparente destinée de martyre tragique et ses obscures aspirations de jeune femme commune, affaiblit plus qu’il ne renforce la pièce. Sa conquête de la liberté nous paraît bien méandrique. Du même auteur, on préférera sans doute l’immense Wallenstein (chroniqué ici) ou Marie Stuart, œuvres autrement plus réussies que cette variation un peu clinquante et parfois mécanique sur un thème auquel le mythe de Jeanne aurait pourtant pu et dû convenir.

Post-Scriptum : quelques propos de Dunois à l’Acte I sonnent bien ironiquement si l’on pense qu’ils ont été écrits en 1800/1801 : « Le peuple doit se sacrifier pour son roi / C’est la destinée et la loi du monde / Le Français ne sait ni ne veut autre chose / Infâme est la nation qui n’entreprend / Pas tout dans la joie pour son honneur. » (I, 5)

Cycle à suivre…

 

« Jeanne d’Arc au théâtre I », Pucelle ou bien Putain : La Première Partie d’Henry VI, de William Shakespeare

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La Première Partie d’Henry VI, William Shakespeare, Gallimard, Collection « Bibliothèque de la Pléiade », Histoires, tome I, Gallimard, 2008 (trad. Line Cottegnies) (Première éd. originale 1623)

De l’ensemble des pièces de Shakespeare, la trilogie d’Henry VI ne figure pas, c’est le moins que l’on puisse dire à son sujet, parmi les plus connues et les plus jouées. Lue et envisagée comme un long prélude à Richard III, qui la conclut, Henry VI est rarement présentée en intégralité : les metteurs en scène y piochent tel ou tel épisode, à mesure de leur projet scénique. La trilogie retrace la lente désagrégation du royaume d’Angleterre entre 1422 et 1471, sous le médiocre Henry VI, victime des affrontements et des ambitions de ses oncles et cousins (Winchester, Suffolk, Somerset, Richard d’York et ses fils). De ce conte de fureur et de fracas, il n’est pas toujours nécessaire de tout reprendre : les batailles se multiplient, non sans répétitions, jusqu’à l’effondrement final, sanctionné par la tyrannie du maléfique duc de Gloucester, l’emblématique Richard III. Henry VI contient quelques bonnes scènes – toute l’insurrection de John Cade, dans la Deuxième Partie, par exemple – mais n’est jamais qu’une pièce de jeunesse, écrite, selon toute probabilité, en collaboration. Des trois parties de cette pièce mineure, la Première Partie est probablement la moins bonne, celle dont l’attribution au grand dramaturge élisabéthain est la moins certaine. Les spécialistes les plus experts ne voient sa main que dans quelques scènes seulement, ainsi que dans le redressement d’une structure scénaristique originelle assez faible (et dont reste bien des étais). Si la Première Partie m’intéresse, c’est qu’elle présente, sur scène, Jeanne d’Arc, pour la première fois (à ma connaissance) dans l’histoire du théâtre. Cette pièce, composée au début des années 1590 est donc postérieure de cent soixante années des évènements qu’elle traite ; l’histoire de la pucelle d’Orléans est alors une légende de chroniques anglaises, éloignée de la vérité historique. Jeanne est vue par Shakespeare, cas rare dans l’histoire de ses représentations théâtrales, comme un personnage à la fois secondaire et hostile. De toutes les pièces qui la présentent, c’est, sans conteste, la plus dure à son égard. Néanmoins, et c’est tout de même l’intérêt de son emploi dans la pièce, le dramaturge – j’utiliserai cette appellation par facilité même s’il est probable qu’ils furent plusieurs – la représente comme un personnage moins absurdement simpliste qu’il n’y paraît. Jeanne n’est pas seulement la mascotte d’une bande de brigands, menés par un seigneur félon et illégitime – le Dauphin – elle possède un charisme, une force de conviction, une parole qui menacent l’Angleterre plus que ses talents militaires. Entre pureté et vice, entre pucelle et putain, Jeanne incarne un personnage étonnant, qui n’est pas sans influence sur le déclin continental de l’Angleterre. Néanmoins, ce qui vainc en premier lieu les Anglais de Bedford – le Régent, oncle d’Henry VI – et de Talbot – leur grand général – ce ne sont pas les armes françaises, ce sont, avant tout, les divisions d’une caste féodale mal tenue par un roi trop jeune (et qui n’apparaît que tardivement dans la pièce).

Écrite à l’âge élisabéthain, à destination d’une opinion publique férocement hostile aux nations catholiques du continent, La Première Partie constitue une relecture théâtrale assez étroite des derniers temps de la guerre de Cent Ans, envisagée comme un échec historique de la monarchie anglaise. La pièce condense des années d’histoire en un seul mouvement, en s’éloignant parfois considérablement de la trame véridique des événements. Le lecteur y trouve quelques anachronismes comme le tableau sans nuances de la profonde hostilité qui sourd entre le Protecteur du royaume, Humphrey de Gloucester, et son oncle (et grand-oncle du roi), le Cardinal de Winchester. Celui-ci figure une parfaite représentation du « papiste » arriviste, corrompu et criminel, tel que le public protestant anglais pouvait le concevoir à la fin du XVIe siècle. D’ailleurs, les scènes avec Winchester ne sont pas, et de loin, les plus réussies de la pièce, comme si ce personnage sonnait faux très en profondeur. L’Histoire est quoi qu’il en soit malmenée au profit d’un mécanisme théâtral composé d’une succession de désastres extrêmes, que compensent des retournements imprévus. Le véritable adversaire de la dynastie n’est pas en France, il est à la Cour, et réside dans le jeu de deux systèmes d’ambitions contraires : Gloucester contre Winchester (l’État contre l’Église) ; Richard, bientôt duc d’York, contre le duc de Somerset (les York contre les Lancastre). Ce double conflit empêche tout gouvernement efficace du domaine des Lancastre, surtout pendant la minorité d’un jeune roi. Chacun a des droits à la couronne ; chacun cherche, sinon à se l’approprier, tout du moins à la gouverner. En montrant ces Grands tout préoccupés de leur pouvoir personnel et tout pénétrés de la légitimité de leurs ambitions, le dramaturge désigne un ferment de dissolution dont il va observer les effets centrifuges jusqu’à la consommation totale de la dynastie. Dès la première scène, alors qu’Henry V vient d’être enterré, le message est clairement énoncé par un messager, venu apprendre aux Grands que les possessions de France sont presque toutes perdues (la pièce se sert de l’histoire sans trop de respect pour la véracité des faits) ; pour ce simple héraut, ces terres sont perdues non « par la traîtrise, mais par manque d’hommes et d’argent / Parmi les soldats voici ce qu’on murmure : / Que vous entretenez ici des factions rivales, / Et qu’au lieu de vous préparer à mener bataille, / Vous vous querellez pour le choix de vos généraux » (I, 1, l. 69-73).

Le programme de la pièce (et même de la trilogie) est énoncé. Henry VI a trop d’oncles et de cousins, sa légitimité, née du coup de force de son grand-père Henry IV Bolingbroke contre le roi légitime Richard II, est trop sujette à contestation, et lui-même est trop jeune, trop passif, trop éloigné de l’action pour contraindre l’implacable mécanique de dissolution. La Première Partie présente les prodromes de la guerre des Deux-Roses, en en soulignant toute l’absurdité. En se battant entre eux, les Anglais ont en effet fini par perdre la France, dont ils étaient les maîtres incontestés – Shakespeare met çà et là quelques saillies francophobes destinées à plaire au public anglais patriote. Les premières tensions qui enflamment l’hostilité latente de Richard envers Henry VI et ses oncles, naissent pour un motif juridique obscur – que le dramaturge ne dévoile même pas. Richard et Somerset s’accusent l’un l’autre, à l’acte II, 4 devant un tribunal de Grands, sans que celui-ci ne parvienne à trancher. À la fin, ils demandent à chacun de se prononcer en arborant la rose que l’un et l’autre ont choisie pour rallier leurs partisans : la Rose Rouge pour les Lancastre, la Rose Blanche pour les York. La scène représente, avec une certaine efficacité dramaturgique et poétique, les prémices du conflit des Deux-Roses – le metteur en scène saura faire en sorte de jouer sur ces roses pendant la représentation. À la scène suivante, Richard apprend de son oncle maternel qu’il détient des droits plus légitimes à la couronne que le roi en place : la rébellion à venir de Richard est entendue, même si elle ne se dévoile réellement qu’à la Deuxième Partie. Dans la Première Partie, les grandes oppositions ne font que naître ; si elles finissent par entraîner la défaite anglaise sur le continent (Somerset, pour affaiblir York, n’envoie pas à Talbot les renforts promis pendant la bataille décisive de l’Acte IV), elles ne constituent pas encore le tissu même de la pièce.

Cette lecture partiale de la défaite historique de l’Angleterre oriente nécessairement celle du personnage de Jeanne d’Arc. Une conception ultérieure (et française) de l’histoire de la guerre de Cent Ans fit de son intervention le moment décisif, qui inversa définitivement le rapport de force entre Lancastre et Valois. Or, pour Shakespeare, la Pucelle n’est pas vraiment décisive. Certes, elle renforce le camp Valois, elle provoque les Grands d’Angleterre, joue sur leurs dissensions, les conduit à la faute, ranime les énergies du parti du Dauphin. Si elle profite de la situation, elle ne la crée pourtant pas. L’Angleterre se vainc elle-même. De fait, Jeanne n’est pas le sujet de la pièce, ni même son personnage principal – la pièce n’en a pas, même si Talbot, York, Gloucester ou Somerset jouent chacun un rôle éminent, dans un trop-plein de grandes figures, très représentatif du problème que posera le règne d’Henry VI. Jeanne est toujours flanquée des Valois, présentés comme une bande de brigands sans mérite, inférieurs militairement et qui s’emparent des forteresses à la faveur de la ruse. Aucun d’eux n’est réellement individualisé : le volubile Charles est toujours flanqué de ses trois interchangeables lieutenants, ses cousins René d’Anjou, le duc d’Alençon et le Bâtard d’Orléans, Dunois. Le dramaturge n’est pas tendre avec eux : malgré leurs prétentions et leur faconde très française, ils accumulent des victoires sans lendemain, suivies immanquablement de lourdes défaites. Leur confiance en Jeanne, qui apparaît à l’Acte I à la cour du Dauphin, n’est pas même entamée par les revers qu’infligent les Anglais aux troupes françaises – le dramaturge rejoue la défaite anglaise d’une scène dès la scène suivante, de manière à ce que les Français ne l’emportent jamais vraiment. Charles et ses hommes sont de parfaites nullités, qui n’obtiennent que par l’épuisement intérieur des énergies anglaises et par la montée du dissentiment des Grands ce qu’ils ne parviennent à prendre par la force sur le champ de bataille. Leur chance réside dans les querelles des Plantagenêts. On est déçu de ces personnages historiques sans épaisseur, ne fonctionnant qu’en groupe, sans caractéristique, répétant toujours les mêmes erreurs et les mêmes fanfaronnades – comme le feraient des personnages comiques. Bergson disait du rire qu’il était « du mécanique plaqué sur du vivant » ; on aurait envie d’extraire cette phrase des raisonnements bergsoniens pour l’employer à l’égard de Charles et de ses hommes, qui n’inspirent guère, par leur raideur absurde, leur jactance et leurs défaites répétées, que la moquerie. Il n’y a pas de respect possible pour de tels vainqueurs. L’auteur de La Première Partie (je peine à dire Shakespeare), ne voit bien qu’une chose à leur propos : leur manque absolu de reconnaissance envers leur bienfaitrice. La bande des Valois, qui réclame les plus grands honneurs pour Jeanne, jusqu’à vouloir en faire la sainte du royaume (« Joan la Pucelle shall be France’s saint », I,6, v .29), l’abandonne absolument à l’Acte V. À la scène 5, York, accompagné de Warwick, la juge et la condamne au bûcher, puis reçoit, à la scène 6, Charles et ses sicaires, qui n’ont alors pas un seul mot pour Jeanne ! Ce qui pourrait constituer une omission particulièrement fautive du dramaturge (signe d’une couture scénaristique mal faite) apparaît à qui connaît l’histoire comme un coup de génie. Les Valois ont utilisé Jeanne, l’ont célébrée, l’ont vantée. Quand ils obtiennent de leurs ennemis une trêve aux allures de victoire, qu’importe ce que devient la Pucelle, qui, littéralement, sort de leur univers mental. La voix qui leur offrait la trahison en leur faveur du Duc de Bourgogne, la voix qui ranimait les énergies françaises et dissolvait les anglaises, la voix peut-être maléfique de la prophétesse est rayée d’un trait de l’univers mental de Charles et de ses sbires. Par leur silence, les Valois anéantissent Jeanne mieux que les flammes. Les Grands peuvent reprendre le cours de leurs arrangements diplomatiques, Jeanne ne fut qu’un épiphénomène, à peine morte, déjà oubliée.

La Première Partie ne présente pas une Jeanne d’Arc, mais deux : d’un côté, la Pucelle, prophétesse inspirée qui, par la seule vertu de sa parole, enflamme les énergies, réveille les cœurs et altère le sort de la guerre ; de l’autre, la Putain, sorcière infernale, que l’acte final présente dans toute l’étendue de sa lâcheté et de son ignominie. Shakespeare et ses collaborateurs ne sont pas avares en sous-entendus sexuels envers la Pucelle, tout au long de la pièce, mais ne la disqualifient vraiment qu’à la toute fin, lorsqu’ils la présentent devant son juge, Richard d’York. Avant ceci, ses propos étaient assez équivoques pour laisser le public dans l’expectative ; certes Talbot, le héros anglais, lui est constamment hostile ; cependant, Jeanne est un membre brillant et mystérieux du camp Valois, un personnage dont les discours ne sont pas sans beauté poétique, ni sans éloquence. Ainsi, lors de la première rencontre entre la bande du Dauphin et de Jeanne, ceux-ci se méprennent sur elle : Charles lui propose le mariage (montrant là son peu d’élévation – comment peut-il envisager de se marier avec une vachère ?), René et d’Alençon n’y comprennent pas grand chose, Dunois, qui l’a introduite à la cour, ne dit rien pour l’aider. Il a raison car les discours de Jeanne finissent par emporter l’adhésion. « La gloire est comme un cercle dans l’eau / Qui ne cesse de s’agrandir pour / à force de s’étendre, s’évanouir dans le néant / Avec la mort d’Henry [V], le cercle anglais s’efface, / Dispersées sont toutes les gloires qu’il portait en lui. / Je suis désormais comme ce fier et insolent vaisseau / Qui portait à la fois César et son destin. » (I, 2, 132-139). Celle qui prononce ses belles paroles, prophétesse inspirée, sera désormais tout à la fois la flamme des batailles et la proclamatrice des victoires françaises. Comme l’armée française perd très vite ce qu’elle emporte, Jeanne est contrainte de raviver plusieurs fois l’énergie des Valois (II, I ; III, 3). Son langage n’est pas celui d’une femme du peuple ; elle n’hésite pas à utiliser des métaphores (« the happy wedding-torch that joineth Rouen unto her countrymen », pour parler d’un flambeau qui donnera le signal de l’assaut des Français sur Rouen, III, 2, 25-26 ; Talbot comparé à un paon, III, 3 ; 5-6, etc.), et s’exprime en vers (tandis que les personnages populaires d’Henry VI, comme les partisans de John Cade, et John Cade lui-même, ne s’expriment qu’en prose). Plus que ses prouesses militaires, dont j’ai dit qu’elles étaient immédiatement effacées par l’Anglais Talbot, ce sont ses prouesses d’éloquence qui frappent les lecteurs et spectateurs de la pièce.

Son meilleur morceau, excepté le passage poétique sur le « cercle de gloire », se déroule au mitan de la pièce, à la 3e scène du IIIe Acte, lorsqu’elle emporte le revirement en faveur des Valois du duc de Bourgogne, pourtant allié des Anglais. La Pucelle brille ici presque trop fort pour un adversaire ; on comprend d’autant mieux, peut-être, que le dramaturge l’ait dépeinte en Putain maléfique dans le dernier acte, comme pour effacer l’impression touchante qu’elle avait dégagée en renversant la fidélité du duc de Bourgogne. Elle lui rappelle d’abord les horreurs de la guerre (« cités défigurées », personnification de la France, comparée à un enfant agonisant, « monstrueuses plaies »), horreurs dont il est responsable (« plaies que tu infliges toi-même à son sein douloureux ») avant de rappeler qu’il s’agit bien des blessures de son pays (« Une seule goutte de sang tirée du flanc de ton pays / devrait t’affliger plus que des torrents de sang étranger »). Logiquement, elle lui demande : « Frappe qui la blesse et ne blesse pas qui la secourt ». Comme le revirement du duc n’est pas encore certain à cet instant, elle se reprend et dresse, avec un certain sens politique, « l’état de service » du duc, dont la responsabilité historique dans la victoire anglaise n’est pas mince : puisqu’il a trahi sa nation [et non son suzerain, la logique de Jeanne est déjà post-féodale], quel sera le comportement des Anglais à son égard au lendemain de leur victoire ? Puisqu’il est lui-même un Valois, descendant de Jean II, quelle place lui sera réservée sous le règne d’une dynastie étrangère, avec laquelle il n’a pas de liens familiaux [toujours la logique post-féodale] ? N’a-t-il pas déjà été trahi par les Anglais lors de la libération gratuite (et fictive historiquement) du duc d’Orléans, son ennemi ? Ces deux discours emportent le revirement (qui historiquement n’a rien à voir avec Jeanne) du duc de Bourgogne. Il faut observer la grande finesse de Jeanne, qui se conforme aux canons topiques de l’éloquence : appel inaugural à l’émotion ; rappel de la responsabilité de l’interlocuteur dans la situation présente ; évocation de sa proximité dynastique avec ses ennemis du jour ; prédiction de l’ingratitude à venir de ses alliés ; critique de l’irresponsabilité politique qui conditionne le maintien du duc dans le camp anglais. Bourgogne, bouleversé par ces paroles, change de camp aussitôt. Il faut noter, aussi, que les Anglais n’ont fait subir, durant les premiers actes, aucune rebuffade au duc de Bourgogne, qu’ils considèrent comme un des leurs, sans jamais remettre en cause son honnêteté ou son dévouement. C’est donc Jeanne, et elle seule, qui émeut le duc, et le ramène au camp Valois, sans jamais insister sur un lien vassalique dont on pressent déjà qu’il ne signifie plus rien. Cette grandeur rhétorique de la Pucelle ne pouvait être tenue jusqu’à la fin de la pièce. Le dramaturge exécute donc son personnage, à l’Acte V, en la montrant comme une Putain infernale.

À l’Acte IV, le héros guerrier Talbot meurt, trahi par le duc de Somerset. Son agonie est l’occasion d’une débauche de poignante éloquence, qui devait arracher des larmes aux spectateurs de l’époque. Talbot personnifie le héros tragique : martial, sublime et vaincu. Jeanne, qui désormais n’est plus la Pucelle mais la Putain infernale commente avec un cynisme lapidaire cette mort : « [il] est ici à nos pieds, puant et couvert de mouches. » (IV, 7, 75-76). Le manque de respect envers le héros adverse signe le retournement du personnage, devenu Bouche de l’Enfer, prédisant (à l’Acte V, 3) la ruine, l’effroi, la « lamentation du monde ». Immédiatement après, comme pour rendre plus sensible le retournement de l’émouvante Pucelle en une effroyable Sorcière, Shakespeare la montre en commerce avec ses voix, qu’elle invoque comme des « substitutes under the lordly monarch of the north » (V, 3, 5-6), c’est-à-dire, explicitement, comme des serviteurs de Lucifer ! L’ambiguïté est levée, le voile de la Pucelle arraché, c’est à une sorcière que nous avions affaire ! Toute la scène confronte l’invocatrice Jeanne au jeu et au mime silencieux des démons, qui, par leur silence absolu, montrent qu’ils abandonnent Jeanne à son propre sort. Elle offre son âme, son corps, tout ce qu’elle a, pour le salut de la France – même comme sorcière maléfique, elle combat tout de même pour une cause élevée, sa patrie. Malgré cela, les démons se refusent à elle et se retirent. York capture Jeanne, abandonnée par les soldats français, à la scène suivante. Toute la scène du procès (V, 5) n’aura comme objet que de salir et de souiller Jeanne, dont le jeu se limitera désormais à de sinistres éructations et à une litanie de malédictions (dont n’est pas même exempt le Dauphin, à la grande stupéfaction de Richard d’York).

Le procès de Jeanne ne se ressemble pas. On l’observera dans ce cycle, plus les pièces sont écrites près de nous, plus le procès devient leur obsession. À l’inverse, pour les dramaturges les plus anciens, l’affaire de Jeanne est celle d’une guerrière ou d’une sorcière, pas d’une accusée, qu’elle soit coupable ou victime. Shakespeare, comme Schiller après lui, ne respecte pas l’histoire et se débarrasse de Jeanne sans lui faire connaître les tourments, désormais très bien connus, du procès rouennais, de l’abjuration, de la rétractation et du bûcher. Il y a là une raison logique assez simple, les sources judiciaires ne furent compilées et mises à disposition du public cultivé qu’au milieu du XIXe. Pour ceux qui écrivirent sur la Geste de Jeanne sans les avoir consultées, le procès ne devait pas constituer un épisode important, ni même révélateur. La lecture du mythe se concentrera sur le procès à mesure que le thème de l’individu solitaire, écrasé par une mécanique judiciaire et félonne prendra l’ascendant sur celui de l’illuminée portant sur ses épaules le destin d’une dynastie parmi d’autres. Ici, la grandeur de la Pucelle est dissipée par le dévoilement de son commerce avec le Diable et par sa défense, lamentable, lors de son procès : elle renie son père, venu témoigner en sa faveur, maudit les Anglais, nie toute entente avec le démon – si Richard, son juge ne le sait pas, le spectateur, lui, sait qu’elle ment – puis, pour se sauver à tout prix, après avoir proclamé sa virginité annonce qu’elle est enceinte (on ne brûle pas une femme enceinte) ! Elle-même ne sait pas trop de qui elle est enceinte – Charles ? d’Alençon ? René d’Anjou ? – comme pour confirmer la légende de Putain, que les Anglais lui ont tressé par dépit. York la condamne et elle, au moment d’être emportée, l’invective : « Je vous maudis / Puisse le glorieux soleil ne jamais resplendir / Au pays où vous avez votre demeure ; / Que les ténèbres et l’ombre funeste de la mort / Vous entourent, et qu’accablés par le crime et le désespoir, / Vous finissiez par vous rompre le cou ou par vous pendre ». Je note que les deux personnages à qui s’adresse directement Jeanne, Richard d’York et le duc de Warwick connaîtront un destin tragique dans la Troisième Partie d’Henry VI, comme si l’Enfer avait voulu réaliser le souhait ultime de son agent sur la terre. Peu après, les Valois, venus conclure une trêve avec l’Angleterre, n’auront pas un mot pour Jeanne, comme je l’ai souligné plus haut.

Bien sûr, La Première Partie d’Henry VI est une pièce mineure, je n’ai que trop souligné les défauts qui la rendent bien pâle, même aux côtés des deux pièces suivantes de la trilogie, pourtant elles-mêmes inférieures à l’immense Richard III. La main de Shakespeare n’est peut-être pas pour grand chose dans cette pièce dans laquelle Jeanne compte moins que les dissensions internes entre les Grands de la Cour d’Angleterre. Néanmoins, si l’Acte V la condamne comme une sorcière maléfique, bouche infernale et corrompue, il ne doit pas obérer les scènes antérieures dans lesquelles la Pucelle a montré tout à la fois vivacité, éloquence et force de conviction, au service d’une coterie qui ne la méritait même pas, tant elle paraît médiocre. Cette pièce, la plus dure du corpus à l’encontre de Jeanne, ne parvient pas, néanmoins, à faire l’économie de la singularité historique que constitue la vierge de Domrémy. Même à charge, son portrait la montre séduisante et puissante, au service d’une cause nationale et patriotique, que favorise involontairement l’anarchie régnant au sommet de l’État anglais. Les deux parties suivantes de la trilogie ne reviendront plus sur Jeanne, mettant l’accent, pour la Deuxième Partie, sur la chute du duc Humphrey de Gloucester et sur l’ascension de Richard d’York, bien servi par le savoureux John Cade et pour la Troisième Partie, sur la chute de Richard d’York et les derniers heurts entre les fils de ce dernier et Henry VI.

À suivre : « Jeanne d’Arc au théâtre II » : Friedrich Schiller, La Pucelle d’Orléans

Introduction au cycle de notes « Jeanne d’Arc au théâtre »

Image tirée de la Passion de Jeanne d'Arc, film de Dreyer (1928)

Image tirée de La Passion de Jeanne d’Arc, film de Dreyer (1928)

 

À l’écart de ce que je propose d’habitude, j’ai écrit une notice introductive et contextuelle au cycle « Jeanne d’Arc au théâtre », que je voudrais vous présenter ces prochains jours. Les notes qui constitueront cet ensemble pourront être plus brèves que mes notes habituelles, puisque parties d’un ensemble plus vaste que je suis contraint de segmenter. Ce « chapeau » général n’a pour but que de rappeler quelques points historiques et littéraires, aux fins d’alléger les différentes notes du cycle de leurs détails contextuels. Les historiens n’y apprendront pas grand chose. Je tiens aussi à préciser que le choix de la figure de Jeanne d’Arc relève du hasard et du calendrier de mes lectures et non d’une quelconque prise de position éthico-politique. Dernière précision : la logique visuellement descendante du blog rend un peu absurde l’organisation et la segmentation de mes notes mais je ne vois pas comment faire autrement.

Faut-il encore présenter Jeanne d’Arc ? Le mythe est bien connu ; il figura, entre 1850 (date de la fin de la recension exhaustive des sources par Quicherat) et 1970, un moment particulier de l’historiographie française, patriotique, chrétienne et populaire. L’essor de la conscience nationale, qu’incarnait Jeanne, associé aux cultes dixneuviémistes de la vierge mariale et de la patrie en armes donnèrent à cet épisode historique l’ampleur que nous lui connaissons depuis lors – et qui n’était pas le sien aux 17e et 18e siècles (et même durant le premier 19e). L’école de la République lui conféra, à la même époque, son lustre fabuleux, alors même que le pays connaissait plusieurs fois, au moins partiellement, les affres de l’occupation étrangère et de la défaite. Sa légende se répercuta sous une multitude de formes artistiques : pièces de théâtre, peintures, statues, romans, films, chansons, etc. Le mythe de Jeanne répondait à un besoin social et collectif que la littérature entérina – la plupart des œuvres que j’examinerai ont été écrites entre 1870 et 1960. Elle fascina à l’occasion les artistes étrangers. Même annexée, en France, par le camp conservateur et catholique – elle est de nos jours une icône de la droite radicale – Jeanne persiste dans la mémoire collective. Comme « sujet littéraire », elle présente un grand intérêt, par sa notoriété, par la compacité de son histoire, par le dénouement tragique de celle-ci comme par ses à-côtés légendaires. Les ambiguïtés de l’histoire et du personnage laissent une grande liberté à l’écrivain ou au scénariste qui s’empare d’un tel sujet, aux confins de l’histoire et de la légende. Même si elle peut figurer désormais une forme obsolète de personnage national, sa légende, en Angleterre comme en France, reste vivace, bien connue, ouverte à la relecture comme à la réinterprétation (des lectures plus féministes en ont donné récemment une illustration, revivifiant ainsi un mythe quelque peu calcifié). Depuis vingt ans, Jeanne a ainsi donné lieu à une dizaine de romans historiques, à deux œuvres chorales, à sept films et téléfilms (les deux plus célèbres étant les versions de Jacques Rivette et de Luc Besson, dans des registres fort différents) et à une vingtaine de chansons populaires et de variété, interprétée par des artistes aussi différents qu’Arcade Fire, Elton John, Kate Bush, Low ou Tangerine Dream. Je ne m’intéresserai ici qu’aux œuvres théâtrales, ce qui permet de limiter le « corpus » aux œuvres suivantes : La Première partie d’Henry VI, de Shakespeare ; La Pucelle d’Orléans, de Schiller ; Jeanne d’Arc et Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, de Charles Péguy ; Sainte-Jeanne de George Shaw, Sainte-Jeanne des Abattoirs, de Bertolt Brecht ; Jeanne au bûcher, de Paul Claudel ; Jeanne et ses juges, de Thierry Maulnier et L’Alouette de Jean Anouilh. Cette liste n’est pas entièrement définitive et peut évoluer. J’exclus bien sûr de ce panorama les poèmes, qu’ils soient satiriques (comme celui de Voltaire) ou épiques (Southey, Charmettes), ainsi que les romans (Twain, Keneally, etc.).

Je me permets, ici, de résumer le contexte historique de l’apparition de Jeanne. La lignée directe des descendants d’Hugues Capet s’étant éteinte en 1326, deux dynasties collatérales réclament pour elle le trône de France : les Plantagenêts et les Valois. Les uns, qui règnent déjà sur l’Angleterre, estiment que la couronne leur revient parce qu’elle peut être transmise par les femmes à leur roi Édouard III – les autres pensent l’inverse et ne reconnaissent que la succession par les mâles, qui attribue la couronne à Philippe VI. Le conflit se double de rivalités commerciales, économiques et féodales entre les deux couronnes. Il éclate une dizaine d’années après l’accession des Valois au trône de France et, même s’il est entrecoupé de trêves, ne s’achève qu’au milieu du siècle suivant. Jeanne d’Arc émerge à une phase critique de la guerre. Celle-ci n’a pas été linéaire. Les Plantagenêts ont en effet connu de nombreux succès durant la première phase du conflit, avant que les Valois ne retournent, sous Charles V (1364-1380), la tendance. Aucun des deux camps, néanmoins, n’est parvenu à vaincre complètement l’autre. Peu à peu, sous Charles VI (1380-1422), la position des Plantagenêts, bientôt supplantés en Angleterre par une branche collatérale, les Lancastre, se renforce. Charles VI, sujet à des crises de démence, laisse le pouvoir effectif à ses oncles et à son frère, qui finissent par se battre entre eux. L’autorité royale se délite continûment, jusqu’à ce que le sort paraisse définitivement basculer en faveur d’une intervention des Lancastre. La guerre de Cent Ans se double donc d’une guerre civile dont les effets dévastateurs menacent la survie même de la couronne. Les Anglais profitent des troubles en France pour reprendre la main, perdue trente ans plus tôt. Charles VI, mentalement affaibli, influençable, victime de désastres militaires de grande ampleur (Azincourt 1415), cerné par les Anglais, eux-mêmes alliés à ses propres cousins bourguignons, aux ambitions tantôt contradictoires, tantôt concordantes, a dépossédé son dernier fils. Il a fait, par le Traité de Troyes, du roi anglais Henry V, l’héritier de la couronne et ce avec l’assentiment du plus puissant vassal des rois de France, le duc de Bourgogne. Henry V et Charles VI meurent cependant à quelques mois d’intervalle, dans le courant de l’année 1422. La couronne échoit, selon les partisans des Lancastre, à un enfant, Henry VI, âgé de quelques mois à la mort de son père ; pour les partisans des Valois, elle doit revenir, par le jeu de la règle de primogéniture masculine, au dernier fils de Charles VI, le Dauphin Charles, nommé, par dérision « le roi de Bourges », tant son domaine est réduit. La guerre civile se déchaîne. La position du Dauphin est fragile et Orléans, une de ses dernières grandes places fortes est assiégée.

En 1429, une jeune Lorraine, Jeanne arrive à la cour du Dauphin. Elle prétend que sainte Marguerite, sainte Catherine et saint Michel – les fameuses « voix » – l’auraient adjurée de sauver le royaume de France de la mainmise anglaise. Son obstination, son charisme, son aura lui ont permis de convaincre des nobles lorrains qui finissent par l’envoyer à Chinon, rencontrer Charles. La légende veut qu’elle l’ait reconnu, caché parmi ses courtisans et qu’elle ait fait forte impression, alors, sur une cour superstitieuse – cette scène, au fort potentiel dramaturgique, est une de celles qui reviennent le plus dans les représentations théâtrales et cinématographiques du mythe. Convaincante, elle ranime les énergies auprès du Dauphin. Charles lui donne alors une armure et l’envoie à Orléans, où son cousin Dunois, bâtard du duc d’Orléans, piétine devant les assiégeants anglais. La présence de la jeune femme redonne courage aux troupes françaises qui forcent les troupes anglo-bourguignonnes à lever le siège. Une campagne militaire victorieuse, menée par Dunois, La Hire, d’Alençon, les capitaines du Dauphin, et par Jeanne, s’ensuit. Elle permet de repousser les Anglais, de les vaincre plusieurs fois et d’ouvrir au Dauphin la route de Reims, où il est sacré en juillet 1429, comme doivent l’être tous les rois de France. Les différents protagonistes ne le savent pas encore, mais la guerre vient de tourner. La jeune femme, qui a cristallisé les énergies autour d’elle, exige du roi qu’il aille plus loin et qu’il lui permette de reprendre Paris, toujours sous contrôle de la dynastie anglaise des Lancastre et de son Régent, le duc de Bedford. Le siège de Paris échoue et l’étoile de Jeanne pâlit déjà. On s’inquiète auprès du roi. L’illuminée dérange le jeu politique ; la mystique trouble les stratégies, dénonce les arrangements, empêche les trêves et les concessions consubstantielles au jeu diplomatique féodal. Prise près de Compiègne par les Bourguignons, elle est vendue aux Anglais qui la confient à la justice ecclésiastique, à Rouen. Jugée hérétique et relapse à l’issue d’un procès devenu célèbre, elle est brûlée en place publique le 30 mai 1431, sans que Charles VII ne tente de la sauver. Vingt-cinq ans plus tard, le parti Valois l’ayant emporté sur les Lancastre, un nouveau procès permettra de la réhabiliter des siècles avant que l’Église, se déjugeant, ne la béatifie (1920).

L’intervention de Jeanne a ouvert une nouvelle et dernière période du conflit franco-anglais. Les Bourguignons repassent du côté de Charles VII en 1435. La position anglaise s’effrite et, à mesure que les ambitions des Grands, autour du faible Henry VI, se déchaînent, la couronne d’Angleterre s’affaiblit. Elle finit par lâcher ses possessions continentales après la défaite de Castillon en 1453. Vingt ans après la geste de Jeanne, la Guerre de Cent Ans s’achève. Les Valois l’ont emporté, les Anglais sont chassés du territoire (Calais, seule, reste en leur possession, jusque 1558). Les monarques français, Charles VII et son fils Louis XI, vont désormais s’employer à consolider la couronne pendant qu’en Angleterre se déchaîne une guerre civile terrible entre les maisons d’York et de Lancastre, « la guerre des Deux-Roses », qui affaiblit durablement le pays. C’est elle qui justifie l’attention que Shakespeare et ses probables collaborateurs porteront au mythe de Jeanne dans La Première partie d’Henry VI (que suivront une Deuxième puis une Troisième partie d’une tétralogie couronnée par l’immense tragédie Richard III).

Au-delà de sa puissance proprement historique, dont se sont emparés les historiens et écrivains français, au moment de la cristallisation des légendes nationales, le mythe de Jeanne d’Arc présente suffisamment d’attraits pour inspirer les dramaturges. Son histoire est riche, elle se ramasse en peu de mois, s’achève tragiquement. Les principaux épisodes de la légende ont une puissance théâtrale évidente : Domrémy, les voix, l’émergence comme figure publique, Chinon et la rencontre avec le Dauphin, le siège d’Orléans, les victoires, Patay, le Sacre, l’échec devant Paris, la capture, le procès et le bûcher. Il y a là un scénario tout fait. Les sources sont, en outre, suffisamment incompatibles et incertaines pour donner une grande liberté d’écriture au dramaturge. Qui était-elle vraiment ? Fait-on d’elle une sainte ? une inspirée ? une possédée ? Est-elle une chef de guerre ? une « mascotte » ? un « tribun » charismatique ? Est-elle trahie par elle-même ? par la cour ? Comment se comportent les grands du royaume face à elle ? Et le peuple ? Représente-t-elle vraiment l’irruption de la Nation (les Français contre les Anglais) au milieu de complexes et féodales querelles dynastiques ? Charles l’aurait-il emporté sans elle ? Quelle était sa légitimité et celle de sa cause ? Est-elle unique en son genre ? Ou est-ce seulement sa réussite qui l’est ? Quel rôle joue-t-elle dedans ? Son procès fut-il un scandaleux spécimen d’injustice ? fut-il mené avec une certaine équité ? que signifie sa mort tragique ? assomption d’une martyre ? défaite d’une hérétique ? liquidation par le pouvoir d’une de ces inquiétantes figures charismatiques médiévales aux frontières de la sainteté et de la folie ? Fallait-il que Charles la sauve ? N’est-ce pas un triomphe du cynisme de la raison d’État sur la justice ? Autour de scènes fortes, visuelles, frappantes, le dramaturge peut déployer son art et tirer de son sujet une lecture orientée du mythe, lecture qui ne remplace certes pas le travail de l’historien mais s’aventure sur des terrains interdits à celui-ci. Jeanne ouvre la porte vers le Moyen Âge et la Renaissance, elle offre des aperçus épiques et mystiques, elle permet la matérialisation dramaturgique de réflexions philosophiques, politiques, éthiques. Le personnage de Jeanne est, quelle que soit la perception des historiens, suffisamment ambigu pour permettre différentes lectures, complémentaires ou opposées. Le contexte, troublé, de la guerre civile, concomitant d’un déclin général de la féodalité, donne au dramaturge la possibilité de multiplier les registres. Les personnages, bien campés et bien connus, figures légendaires et néanmoins réelles, de Talbot ou de Bedford, de Dunois ou du Dauphin, de Rais ou de Cauchon, permettent d’enrichir la pièce d’un arrière-plan tour à tour épique, dramatique ou même comique. Ainsi, le Charles de Shakespeare n’est guère plus que le chef d’une bande de brigands, celui de Schiller n’est pas exempt d’une certaine noblesse quand celui de Shaw passe pour un petit seigneur médiéval assez ridicule et plutôt cynique. Les choix des dramaturges, comme leurs silences, orientent notre lecture de la légende. Chacun ouvre une perspective d’interprétation littéraire qu’il me paraissait intéressant d’explorer, dans un cycle spécifique.

À suivre : « Jeanne d’Arc au théâtre I » : William Shakespeare, La Première Partie d’Henry VI

Le poète au service de la nation : Cathleen Ni Houlihan, de William Butler Yeats

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Comme indiqué dans mes précédents articles, cette semaine est consacrée à des chroniques moins longues que d’habitude, sur des ouvrages que je n’ai pas encore eu le temps de traiter et qui méritent pourtant quelques commentaires.

William Butler Yeats, Cathleen Ni Houlihan, L’Arche, 1997 (trad. Jacqueline Genet) (première éd. 1904)

L’œuvre de Yeats a mis bien des décennies à franchir la mer et à s’acclimater à nos latitudes. Alors qu’il est l’un des plus importants poètes du patrimoine anglophone, qu’il est l’un des rares Prix Nobel du premier quart de siècle à être toujours lu, que l’Anthologie bilingue de la poésie anglaise lui offre une large place dans la Pléiade, qu’une immense partie de ses écrits sont désormais disponibles dans notre langue grâce au travail monumental et continu de Jacqueline Genet, ses amateurs français sont toujours confrontés à l’incuriosité de leurs compatriotes à son égard. À leur décharge, reconnaissons qu’une certaine poésie écrite en anglais passe mal dans sa transcription française – et c’est le cas, souvent, de celle de Yeats : quand les rythmes, la musique, les effets sonores, tout ce qui constitue la magie de certains poèmes, passe à la moulinette cartésienne et latine, la poésie n’en ressort souvent que tronquée et mutilée. L’Arche a néanmoins choisi de publier, voici une quinzaine d’années, trois volumes consacrés au théâtre de Yeats (hélas sans préface, ni notices, ni notes), dont j’extrais aujourd’hui une pièce, intéressante quoique très courte : Cathleen Ni Houlihan. Le théâtre de Yeats ne peut être compris sans être replacé dans son cadre historique. Yeats s’engage dans les années 1890, alors qu’il a une trentaine d’années, dans les mouvements culturels et nationalistes irlandais (l’île ne sera indépendante du Royaume-Uni qu’en 1922). Une première expérience théâtrale, en 1899-1901, tourne court. La seconde sera la bonne. À la fin de l’année 1904, Cathleen Ni Houlihan est la première pièce à être représentée à l’Abbey Theatre, haut lieu du théâtre irlandais, toujours en activité aujourd’hui. Parce qu’elle inaugure une expérience de théâtre national irlandais, à la destination des foules, Cathleen Ni Houlihan doit être lu comme un texte aux visées non seulement poétiques mais programmatiques. Le théâtre de Yeats est certes un théâtre de poète symboliste, un théâtre de légendes irlandaises, un théâtre de musique et de mystères, dont se dégage une magie fragile, que la mise en scène peut, si elle n’est pas délicate, gâcher entièrement. Il est aussi un théâtre « identitaire » où l’Irlande refonde ses mythes, les met en forme, avec l’arme de l’ennemi, la langue anglaise. Yeats utilise des légendes et des allégories pour exprimer, sur la scène, une forme de folklore et d’esprit typiquement irlandais, à rebours des drames sociaux et naturalistes qui triomphent alors sur le continent (Ibsen, Strindberg, Hauptmann). La plupart de ses pièces ne présentent pas un ancrage nationaliste aussi explicite que Cathleen ni Houlihan, voire n’en présentent pas du tout (la comédie bouffonne Le Pot de bouillon ou la tragédie Deirdre par exemple).

Cathleen Ni Houlihan, comme le lecteur, en l’absence de préface et d’explications, ne peut le deviner à la lecture de la pièce, est un personnage irlandais mythique, une des manifestations folkloriques de l’identité nationale. Il s’agit d’une vieille mendiante, qui apparaît subitement dans une honorable famille irlandaise, pour attirer à elle (et à sa cause cachée) les jeunes hommes. Sa figure est ambiguë : elle évoque surtout celle d’une sorcière. Compte tenu de son âge, ses charmes ne peuvent être que surnaturels, immatériels, de l’ordre de l’essence et de l’idéal. Ils ne sont pas perceptibles : son discours prévaut sur son apparence, la magie des mots qu’elle emploie sur le visage qu’elle porte. Elle représente la subversion de l’ordre bourgeois : contre le confort, l’inconscience politique et, peut-être, la collaboration avec l’autorité anglaise, elle incarne une voie solitaire et ardue, pauvre et méritoire, celle de la justice et de l’indépendance de la nation. Cathleen est l’Irlande mutilée, usée, fatiguée, qui erre en quête de justice sur une terre qui lui refuse. Cette lecture ne s’impose pas nécessairement au lecteur français. En effet, le hasard de la composition du volume français a fait précéder Cathleen Ni Houlihan d’une autre pièce, dont elle paraît être le pendant. Dans La Terre du Désir et du Cœur, une jeune femme abandonne l’oppressant foyer marital pour suivre un personnage enfantin et féerique, qui représente, contre la paysannerie irlandaise catholique et obtuse, un retour aux sources magiques de l’existence nationale. Le poète charme par sa fantaisie : au monde rationnel des calculs et des préjugés répond un univers de légendes et de rêveries. Cathleen Ni Houlihan semble être le pendant « masculin » de cette pièce-là : un jeune homme, Michael, à la veille de se marier avec un beau parti, pour le bonheur, intéressé, de ses parents, est corrompu par une mendiante. En jouant sur son sens de la justice, elle le pousse, elle à qui ont été volés « quatre champs » (allégorie des quatre provinces d’Irlande, Leinster, Munster, Connacht et Ulster), à la rejoindre dans sa cause et dans son errance. Le jeune homme choisit la justice et la lutte, le péril et l’exil, contre l’avis de ses parents, contre la perspective d’un confort bourgeois assuré, contre ses intérêts matériels. Remarquons que Yeats n’a pas poussé très loin la psychologie de cette conversion, assez subite pour passer pour un ensorcellement, nous en verrons les causes plus loin. Michael semble, à la fin de la pièce, récompensé de sa confiance puisque la vieille mendiante se métamorphose, dans l’œil du jeune frère, Patrick, qui les regarde s’éloigner. Il ne voit plus la vieille mendiante mais, au loin « a young girl, and she had the walk of a queen. » (« une jeune fille, et elle a la démarche d’une reine »).

Bien sûr, la pièce tourne autour de la confrontation entre deux systèmes de valeurs concurrents : d’une part, le prosaïsme ignorant et bourgeois des parents ; de l’autre, la soif de justice éthérée et inquiétante de la mendiante. Le père, Peter, joue avec ses pièces, la mère, Bridget, s’occupe des parures du mariage, la promise, Delila, rêve des splendeurs cérémonielles du lendemain. Ce monde pratique, à courte vue, est un peu dérangé par les bruits et les hurlements venus de la ville, mais ceux-ci ne l’intriguent pas suffisamment pour qu’il cherche à savoir ce qu’il se passe vraiment. À l’inverse, Michael, quand il arrive sur scène, ne met guère de temps à demander à son petit frère d’aller s’informer en ville, signe d’une attention, d’une curiosité et d’une disponibilité à ce qui déborde du cercle resserré et intime des préoccupations de ses parents. Face à la mendiante qui arrive subitement, il laisse d’abord son père parler. Celui-ci, avec son prosaïsme coutumier, essaie de rattacher les réponses de Cathleen à ce qu’il connaît, à un univers social et géographique fermé, délimité. Si le spectateur est vite convaincu de voir en elle un personnage fantastique, dont le message ne peut être que crypté ou allégorique, Peter n’aperçoit guère qu’une mendiante, peut-être folle, assez pitoyable au fond et face à qui, à la veille de réjouissances privées, il convient d’être généreux. Michael pose, lui aussi, quelques questions ; contrairement à son père, qui interprétait les réponses pour les intégrer dans son ordre mental du monde, Michael les prend comme elles viennent, les accepte pour ce qu’elles sont, éléments cohérents en eux-mêmes, ce qui constitue le premier signe d’une conversion à venir. En quelques répliques, parce qu’il écoute par deux fois les chants de la vieille mendiante, Michael oublie son mariage, signe dramaturgique de son envoûtement. Le nationalisme de Yeats, tel qu’il se manifeste ici, et ses critiques sauront s’en souvenir (souvenez-vous de la première partie d’In memory of W.B. Yeats, d’Auden), n’est pas un nationalisme rationnel, c’est un enchantement. C’est moins la parole, l’argument rationnel, le jeu logique des causes et des conséquences, qui convertit Michael que le chant, l’expression poétique, la magie irrationnelle. Ce nationalisme-là, fondé sur le folklore et l’identité qu’on ne dit pas encore nationale, exprime une part cachée, mystique, ésotérique, à laquelle il faut être converti par un agent, en l’occurrence une mendiante qui chante des vers, un poète qui touche le cœur et non l’esprit, bref, par un redoublement propre à l’expression littéraire, par l’œuvre elle-même. Quand Patrick revient de la ville avec quelques informations, Michael est déjà converti par la mendiante. Il a oublié son mariage et s’apprête à suivre Cathleen. Que se passe-t-il à la ville ? Patrick annonce l’événement : les Français débarquent, l’insurrection nationale (de 1798) a commencé. Ni la promise de Michael ni sa mère ne sauront l’arrêter : le devoir national l’appelle. L’intéressant, c’est que l’insurrection n’emporte pas la décision, pas plus que le sens rationnel et matériel de ses intérêts. Non, il suit la mendiante parce qu’elle lui a parlé de justice – attisant ainsi son intérêt (« I have my hopes […]The hope of getting my beautiful fields back again; the hope of putting the strangers out of my house. ») ; plus intéressant, il suit aussi la mendiante car il a été converti par une puissance irrationnelle, la magie du poème et de la musique, touché au cœur, et non à l’esprit, par un message déraisonnable – tout spectateur irlandais sait que l’insurrection va échouer – et esthétique : le chant.

En cela, je pense que Cathleen Ni Houlihan éclaire particulièrement bien la conception que se faisait Yeats de l’articulation entre l’art et la politique, ou, pour être plus précis, entre l’expression esthétique du monde et le souci de l’indépendance de la nation. Ce nationalisme-là, adressé aux gens du commun, ne cherche pas à les convaincre, il cherche à les envoûter, à montrer que l’intérêt, le lucre et la vie intime ne peuvent représenter le seul horizon d’une nation qui erre, telle Cathleen, à la recherche d’une justice que nul ne lui a encore rendu. Cathleen chante pour attirer de jeunes hommes et les employer dans sa quête ; le poète chante pour agréger à la mouvance nationaliste ceux que touchera l’art, ceux que touchera la poésie, ceux que touchera une mise en scène habile. Le nationalisme apparaît ici comme passion irrationnelle, comme sentiment d’appartenance intime, et non comme compréhension logique, comme pari rationnel et intéressé. L’explosion irrationnelle, depuis lors, de certains nationalismes et ses conséquences tragiques invitent le lecteur d’aujourd’hui à la prudence. La jolie conversion nationaliste par la poésie et le sentiment n’a-t-elle pas débouché sur la négation de l’art et de l’homme ? Cathleen n’est-elle pas plus inquiétante qu’elle n’est libératrice ? Quand Patrick voit une reine plutôt qu’une mendiante, n’est-il pas, lui aussi, victime d’un inquiétant sortilège ? On comprend d’autant mieux, une fois ces questions posées, les soupçons qu’expose Auden dans son mémorial : Yeats fut peut-être, lui aussi, comme Cathleen, un faux bon génie du nationalisme.