Johnny s’en va-t-en… : Le Printemps du guerrier, de Beppe Fenoglio

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Le Printemps du guerrier, Beppe Fenoglio, Cambourakis, 2014 (trad. Monique Baccelli) (Première éd. 1988 chez Denoël) (Première éd. originale 1959)

En ouvrant ce livre de Beppe Fenoglio m’est remonté instantanément un souvenir de l’époque déjà légendaire où existaient encore des engins saugrenus nommés « magnétoscope » et « cassette VHS », et où l’Internet n’était pas encore là pour offrir l’infini de sa mémoire de substitution et de ses canaux numériques. Ma réminiscence tient en peu de mots. J’avais regardé un soir, avec ma mère, dont je ne crois avoir jamais confié ici qu’elle était italianiste, un film transalpin, en noir et blanc, doux-amer, sur le grand retournement d’alliance italien de l’été 1943, vu au ras du sol d’une caserne et de ses pauvres soldats désorientés. Si je garde un bon souvenir du long-métrage, je me rappelle surtout que la durée du film excédait celle des bandes de la cassette et que je n’en ai jamais vu la fin – à un quart d’heure près, je crois. Évidemment, j’ai oublié le titre, le nom du réalisateur, celui des acteurs, et tout ce dont je me souviens ne serait d’aucun secours au cinéphile le plus érudit (à moins que ? …). Ce (minuscule) traumatisme, longtemps enfoui, a resurgi aux premiers dialogues du Printemps du guerrier, dont l’ambiance, le ton, la manière, répondent en un lointain écho à ce film pour moi demeuré inachevé. L’action se déroule, on l’aura compris, en 1943. De jeunes recrues sont (mal) préparées, dans des casernes miteuses, par des officiers de qualité fort variable. Demain, elles seront appelées à servir dans les lambeaux de l’éphémère empire fasciste ; ou à mourir, comme tant d’autres, dans les interminables plaines d’Ukraine et de Russie – voir, dans un tout autre registre, Le Cheval rouge, d’Eugenio Corti. Même si l’Italie tient encore son rang auprès de l’Allemagne, elle a été ravalée par les événements du rang d’acolyte privilégié à celui de vague comparse, pour lequel on n’éprouve plus, à Berlin, qu’une commisération gênée, si toutefois – le fait est improuvé – un Nazi peut ressentir ce genre de sentiments. Le débarquement des forces alliées en Sicile, début juillet 1943, ouvre un nouveau front. L’Italie cède du terrain, renverse quelques jours plus tard son Duce, et le nouveau gouvernement, sous l’égide du Maréchal Badoglio, capitule bientôt, le 8 septembre, face aux anglo-saxons. Les Allemands, qui ont libéré Mussolini par une opération rocambolesque, l’installent à la tête d’un régime fantoche, à Salò. Si l’Italie est sortie de la guerre, la guerre, en revanche, est entrée en Italie. Pendant deux ans, le pays voit s’affronter, avec une rare brutalité, deux camps : au nord, les troupes allemandes, soutenues pour les opérations « policières » par les hommes de Salò ; au sud, les troupes anglo-saxonnes et leurs alliés locaux, souvent communistes, les Partisans.

Ces événements, que j’ai résumés en quelques lignes, constituent la trame du roman de Fenoglio, largement tiré de ses propres souvenirs de guerre. Bien évidemment, le personnage principal, un jeune sous-officier, surnommé Johnny – dans le civil, comme l’auteur, il étudiait l’anglais –, ne voit tout cela que de très loin, ou, pour le dire plus précisément, de très bas, c’est-à-dire du sol. Les angles morts du souvenir donnent toute leur saveur à ce récit-témoignage d’une saison de déliquescence. Fenoglio a un ton très particulier, une sorte de distanciation factuelle qui peut tromper le lecteur. Son livre appartient à cette catégorie de livres plus écrits qu’ils n’en ont l’air. C’est là souvenirs de guerre, oui, et alors ? La vie quotidienne médiocre de la caserne, les engagements, les combats, la fuite, combien d’hommes ne les ont pas racontés ? Quelle différence cela fait-il avec des milliers d’autres témoignages de ce type ? Eh bien ! si différence il y a, elle tient à la griffe de l’auteur, à son souci du détail, à la précision d’une architecture pourtant soumise aux hasards d’une déroute. Fenoglio offre là un récit composé avec une fermeté d’autant plus admirable qu’elle est invisible au lecteur distrait. La remémoration devient quête de sens, par la fiction. Le livre s’organise en trois temps, à la mesure de l’histoire heurtée de l’Italie d’alors. Un premier mouvement emporte le jeune élève officier des derniers mois de sa formation à la chute de Mussolini ; un deuxième le mène désertant des faubourgs de Rome vers son Piémont natal aux premiers jours de l’offensive allemande ; un troisième le présente intégrant les rangs des partisans qui, derrière les lignes de l’Axe, tentent de se constituer en maquis. L’écrivain donne à voir, par son récit très sec, libéré de toute ornementation superflue, le délitement de l’été 1943, annoncé par la lassitude, sourde ou volubile, qu’expriment presque tous les personnages. Dès l’ouverture du livre, personne n’en peut plus de cette guerre lointaine et pourtant omniprésente. Les pages grotesques consacrées à la formation des sous-officiers montrent une armée dépenaillée et gouailleuse, menée par des bravaches et des fripouilles, dans un grand écart permanent entre le clinquant de la rhétorique et le négligé de la réalité. Ces pages-là étaient attendues, montrant l’armée italienne telle qu’elle fut, bouffonnerie d’autant plus carnavalesque que son destin est connu du lecteur.

Au Printemps du guerrier succède un été de débandade, celle des troupes italiennes, de ces soldats et de ces officiers démoralisés, qui s’empressent, une fois connues les rumeurs de l’armistice, de se démobiliser eux-mêmes et de rentrer, comme ils le peuvent, vers leur paese. La camaraderie des jeunes officiers ne tient pas un instant face à ce « chacun pour soi » général par lequel on reconnaît une armée en fuite, une armée qui n’en est plus une. On naît seul, on vit seul, on fuit seul. Deux forces opposées émergent du livre : les troupes du Duce, rassemblement factice et hétéroclite d’individus venus de toute l’Italie, presque étrangers les uns aux autres, sans autre conviction qu’un secret espoir de leur propre défaite ; les troupes partisanes, armée de fortune, contingente, mal équipée, mais soudée par un même sentiment du lieu, par une même espérance. L’armée italienne que présente Fenoglio n’avait ni cohésion, ni solidarité, ni conscience d’elle-même, sinon les quelques rudiments médiocres que le nationalisme fasciste avait cru inculquer à des soldats imbus des particularismes de leur paese. Les dialogues de la première partie, alors que l’Italie combat encore aux côtés de l’Allemagne, sont très révélateurs. Le lecteur retient moins les identités personnelles que les origines géographiques. Il y a là le Sicilien, le Napolitain, les Romains, le Piémontais, l’Émilien, le Lombard, le Frioulan ; l’Italien, en tant que tel apparaît comme un régional mal peint aux tri-couleurs, un fantasme de propagandiste, un rêve de nationaliste intoxiqué par des théories fumeuses. À la moindre incertitude, le vernis craque. Paniqués, sans hiérarchie, sans patriotisme particulier, les compagnons d’armes de Johnny s’empressent de fuir Rome, cette capitale qui n’est pas la leur – quelques remarques en ce sens, hostiles à la « ville éternelle » parsèment le texte. L’Italie se démantibule en provinces, son armée en atomes humains, lancés, éperdus, sur les routes de leur pays natal. À l’inverse, les partisans, dont le regroupement tient à des hasards de rencontre – ce fut le cas pour Johnny – sont armés intérieurement pour le combat, combat aussi localiste que politique. Ils prennent des risques, sont volontaires pour s’engager à l’arrière des troupes allemandes. Ils savent pour quelles raisons ils sont ensemble. Les partisans ne sont plus ces régionaux un peu folkloriques, archétypiques, qui s’apostrophaient dans l’ennui des casernes romaines ; ils sont des « guerriers », dont la personnalité et le nom comptent plus que leur origine, d’ailleurs commune. Leur guerre se fera entre trois collines, les leurs.

Entre ces deux engagements de Johnny, le forcé et le volontaire, le texte présente, au centre, le récit très impressionnant d’une fuite. Les soldats ont troqué rapidement leurs encombrants uniformes pour de peu seyantes tenues civiles, obtenues auprès de Romains trop heureux de pouvoir profiter de cette demande pour céder à prix d’or des costumes élimés et des chemises usées. Qu’ils sont repérables, parmi ces populations de femmes, de jeunes enfants et de vieillards, ces hommes jeunes, accoutrés de tenues qui trop grande, qui trop petite ! Les troupes allemandes n’ont guère de mal à les remarquer, à les arrêter, pour les prendre en otage, les déporter ou les fusiller comme déserteurs. Johnny, dans les cinquante pages d’une fuite angoissée et éprouvante, aura un peu de chance, et, parfois, le soutien amical et tacite de compatriotes inconnus. Parti trop tard, du fait d’une garde jamais relevée dans la campagne romaine, le personnage principal doit agir en urgence, trouver les moyens d’éviter la déportation, ou l’intégration forcée dans les rangs des troupes fascistes en (vague) recomposition. Dépourvu de soutien, il se dirige seul vers la gare de Termini. Les trains bondés remontent, lentement, sans être assurés d’arriver vers le lointain nord, où règne, pour des mois encore, la Wehrmacht. Les pages de ce retour au Piémont sont celles d’une débâcle ; elle ne s’achève qu’au moment où un camion de partisan intercepte le sous-officier en fuite. Le destin est un hasard, le destin en temps de guerre est un hasard au carré, au cube, puissance cent. Le récit de Fenoglio prend des chemins qui bifurquent, infiniment. Autour d’un point fixe, Johnny, des hommes et des femmes apparaissent et disparaissent, pendant quelques lignes ou quelques pages – le lecteur finit par ne plus discerner personne parmi cette masse de personnages connexes, inconnus une page plus tôt, oubliés une page plus tard. La guerre, immense et monstrueuse catastrophe collective, est avant tout un agrégat de malheurs individuels, une somme dont chaque partie est une épopée, une tragédie, un drame ou même, pourquoi pas, une comédie.

Mais, au fond, Johnny lui-même s’en va-t-il vraiment en guerre ? Est-il un guerrier ? À la manière du Camus des « épées de soleil » qui déchirent la morne trame de L’Étranger, Fenoglio utilise avec beaucoup de prudence les métaphores. Son récit s’attache à une certaine ligne claire, d’où n’émerge nul lyrisme malvenu. En adoptant ce ton de réaliste froid et lucide, l’auteur rend plus saillantes encore ses quelques figures de style, percutantes et inattendues. Il faut un peu de temps pour observer qu’assez peu nombreuses, les comparaisons sont néanmoins souvent construites de la même manière : leur référent, c’est la guerre. Que Johnny contemple des étoiles, la campagne ou l’eau, tout est toujours ramené au conflit. Les termes de comparaison, de ce fait incongrus, ne sortent jamais du lexique du combattant. Les étoiles sont des hydravions en flamme, les projecteurs tailladent le ciel comme des lames, le tonnerre de l’orage se confond avec des frappes d’artillerie, etc. Quand il s’agit de parler des vapeurs d’une usine, dans un accès aussi rare que subit de lyrisme, « les véloces patrouilles d’acide picrique décollaient pour affronter désespérément la statique patrie de la nuit ». Le monde entier, des éphémères voletant dans l’air moite aux étoiles immuables, du vent soufflant dans les branches à la pierraille effondrée, s’assimile à la guerre, alors même que cette guerre, Johnny n’y participe pas une fois avant la dernière page du livre. L’univers est ramené à un état de guerre totale, perpétuelle, universelle dont n’est précisément exclu qu’un homme, le prétendu guerrier, Johnny, point central du récit. Il voit la guerre partout, il sent la guerre partout, il entend la guerre partout ; mais jamais elle ne paraît devoir l’atteindre. Le destin semble tenir à l’écart celui-là même qui serait appelé à combattre, par une ironie aussi absurde que signifiante. L’auteur souligne ainsi d’un même mouvement les incohérences de l’histoire et la solitude du personnage principal, cette solitude fondamentale d’un homme seul face à un déchaînement guerrier qu’il paraît repousser aussi sûrement que l’antimatière exclut la matière. Il lui suffit de se voir confier une mission pour que, durant son absence, un engagement se produise. Il lui suffit d’être envoyé à droite pour qu’à gauche s’engage un combat. Il lui suffit d’être à l’arrière pour que l’avant attaque, à l’avant pour que l’arrière se défende. Comme l’Elpénor de Giraudoux, Johnny n’est jamais où l’histoire se déroule. Non d’ailleurs qu’il s’en plaigne particulièrement – ce n’est pas ici La Conquête du Courage. Dans une société en plein effondrement, la survie est une question de chance, et même une forme d’absurdité. Peut-être faut-il alors voir, dans la résolution offerte par les dernières lignes du livre, non autobiographiques, ce sens qui manquait au récit tout entier, cette fin qui, par sa cohérence, donne rétrospectivement une direction à cette geste absurde : le guerrier enfin trouva sa raison d’être.

Dans Le Printemps du guerrier s’esquisse le récit romancé d’une vie de soldat devenu, par hasard mais non sans conviction, un partisan. Fondé sur un matériau largement autobiographique, il témoigne, avec une élégance, une clarté et un équilibre remarquables, de ce que put être, pour un Italien, l’année 1943, cette guerre totale, universelle, en un mot, mondiale, dans laquelle un homme, et partant, peut-être, le pays tout entier, ne trouvait plus sa place. L’armée italienne, rassemblement factice, s’était effondrée ; ses hommes fuyaient ; certains d’entre eux trouvèrent néanmoins, dans l’engagement partisan, le moyen de participer, eux aussi, au conflit en cours, de se raccommoder avec eux-mêmes. Alors se comprend mieux la sérénité finale du roman ; Johnny, Fenoglio, ou bien l’homme peut-être, est rédimé. À bien y repenser, en écrivant ces lignes, je me rends compte que ce livre dépasse probablement, de loin, tout ce que le film oublié dont je parlais plus haut aurait pu m’offrir si seulement j’avais pu le voir jusqu’à son terme.

 

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L’âme et la matière : Un Barbare dans le jardin, de Zbigniew Herbert

Les Alyscamps

Cinquième et dernière note de la série « succincte ». Cette semaine de publications rapprochées m’a permis de rattraper une partie de mon retard. 

Un Barbare dans le jardin, Zbigniew Herbert, Le Bruit du Temps, 2014 (trad. Jean Lajarrige et Laurence Dyèvre) (première éd. 1962).

Dans Arles, où sont les Alyscamps,

Quand l’ombre est rouge, sous les roses,

Et clair le temps,

 

Prends garde à la douceur des choses.

Lorsque tu sens battre sans cause

Ton cœur trop lourd ;

 

Et que se taisent les colombes :

Parle tout bas, si c’est d’amour,

Au bord des tombes.

Paul-Jean Toulet

Le poète polonais Zbigniew Herbert obtint, à la fin des années cinquante, le rare privilège de pouvoir voyager en Europe de l’Ouest, à charge pour lui, en contrepartie, de tirer de ses déplacements quelques textes qui figureraient dans les revues intellectuelles varsoviennes. On imagine quelle chance cela pouvait être, à cette époque et dans ce contexte, de pouvoir se déplacer à peu près librement de l’autre côté du rideau de fer, comme tant de touristes occidentaux d’alors. Un Barbare dans le jardin réunit dix textes, tous consacrés à la France et à l’Italie, qui ont paru entre 1960 et 1962 en Pologne. L’écrivain y aborde son sujet par la bande : pas de passage obligé, pas de texte sur Florence, ni sur Venise, ni sur Paris. Il ne s’ébaubit pas plus des ruines romaines qu’il ne s’ébahit de la couleur des cieux vénitiens. En revanche, il passe, plaisamment, de Lascaux à Fra Angelico, de Paestum à Arles, du Valois à Orvieto, dans une sorte de tour de France et d’Italie des sites secondaires (ce qu’est à l’époque de son passage – 1958 – Lascaux, dont l’authenticité était alors contestée). On imagine d’autant mieux la surprise du lecteur polonais que l’écrivain entretenait des splendeurs de la façade d’Orvieto, des méthodes de construction des cathédrales gothiques de Picardie ou de la collection de peintures du duc d’Aumale. En cela réside sûrement le premier intérêt de ces textes : ils ne nous arrivent pas en main déjà lus, déjà vus, comme tant de récits de voyageurs qui essaient de faire croire à la nouveauté de Rome ou de Paris dans leur regard. Ils surprennent, distraient, intéressent. L’édition du volume accentue encore ce plaisir : papier agréable, toucher plaisant, etc. Il faut donc une nouvelle fois saluer les éditions du Bruit du Temps pour la qualité de leurs réalisations techniques. L’éditeur a eu, de plus, la bonne idée d’accompagner ces textes de quelques illustrations bien choisies, notamment dans l’article sur Fra Angelico : les reproductions sont, compte tenu du format du livre et du papier utilisé, de très belle qualité (quelles couleurs !). Pour un livre de poète, Un Barbare dans le jardin étonne formellement. Plutôt que de se livrer à une exploration subjective de ce qu’il visite, de rêver et de faire rêver, Herbert adopte en effet une méthode de travail plus rationnelle et didactique. Une envie d’expliquer paralyse parfois le désir de partager. Il n’y a pas ou peu d’envolées, et encore moins d’affects. Si le poète s’autorise, par exemple, à analyser et illustrer sa fascination personnelle pour les visages impassibles de Fra Angelico, il ne prend à aucun moment le risque du lyrisme chaud, de la belle page destinée aux anthologies futures. Ce n’est pas Suarès, ce n’est pas Le Voyage du Condottiere, le lecteur ne trouve ni raccourcis fulgurants, ni beautés éclatantes, ni envolées métaphoriques. La prose d’Herbert adopte un certain lissé qui pourrait presque décevoir si elle ne donnait, par son extrême fluidité, plus de poids à son contenu, plus de tranchant à ses rares embardées. L’article ronronne d’aisance et, subitement, catapulte une flèche au cœur de son sujet.

Très conscient des processus historiques, des réalités matérielles, des phénomènes concrets, Herbert entrelace ses considérations paysagères, architecturales ou esthétiques de précisions techniques, de dates, de faits. Il s’agit bien d’essais, qui explorent, avec un œil amical et critique, des sujets hétéroclites. Plutôt que de vibrer bourgeoisement aux réalités esthétiques qu’il perçoit, il se met, très simplement, à les démonter, à explorer la provenance des pierres, la méthode de création des pigments, la technique du maçon ou du fresquiste. L’art quitte les rivages éthérés et interprétatifs ; Herbert revient à l’objet, sensuel, chaud, matériel. Est-ce à dire qu’Un Barbare dans le jardin ne propose qu’une lecture matérialiste, dialectique et marxiste ? Non. Herbert est plus fin que cela. Le docte matérialiste laisse heureusement au joyeux poète quelque espace pour s’exprimer, mais il ne le fait jamais en vain, jamais à l’extérieur des réalités techniques et pratiques de l’activité artistique. Il ne faut pas oublier que ces textes, écrits dans les années 50, devaient paraître dans des revues polonaises à l’époque communiste. On sent donc, dans plusieurs articles, quelques coups de chapeau à l’activité créatrice des masses (masses paléolithiques de Lascaux ou masses médiévales de Notre-Dame). Il oppose au culte du génie celui du labeur, au culte de l’artiste celui de l’artisan. Elles travaillent la matière, ces mains anonymes qui élèvent l’œuvre d’une civilisation. Et quand elles s’individualisent, c’est pour l’exprimer mieux encore. Les pages sur les peintres rupestres, sur les milieux de la peinture siennoise du Trecento ou sur la sculpture gothique résonnent comme des hommages à la main, à l’œil, à la technique d’une époque, tous mis au service d’un élan collectif. La France en a, des écrivains qui rendent un culte aux génies, dont les noms sont grassement touillés dans des pages gratuites et répétitives. Ils citent, ils énumèrent, ils répètent sur de pleines pages. Ils mettent les génies à leur service, comme pour s’accaparer leur mérite et leur grandeur. Depuis trente ans, dans leurs livres, ils s’exclament (non sans style) « Ah ! Venise ! Personne ne le dit mais… Canaletto ! Casanova ! Ah ! Tout le monde croit que… Goldoni ! Mozart ! Les grands ! C’est moi seul qui depuis des décennies la célèbre cette magie des Lumières, cette fête de l’esprit, ce carnaval de la joie !» Zbigniew Herbert n’est pas de ce camp-là. Par leur tenue, leur équilibre, leurs précisions, ses écrits sont l’antithèse de ces textes d’essayistes, qui divertissent un temps, avant que de nous lasser. S’il montre une appétence pour la lecture matérialiste de l’histoire artistique, Herbert n’est pas un propagandiste du réalisme socialiste et jdanovien. Célébrer les cathédrales gothiques ou les temples de Paestum, c’est reconnaître la puissance des ébranlements spirituels, la force des croyances et des convictions, qui emportent une civilisation vers son accomplissement. Si ces élans ont une matérialité, un ancrage dans la pierre et la terre, ils plongent leurs racines au fond de la spiritualité et de la sensibilité humaine. L’artiste ne peut que s’incliner et l’infrastructure marxienne avec elle.

Herbert met certes l’accent sur les élans spirituels des civilisations antique et médiévale ; il livre surtout deux essais historiques fascinants, l’un sur les Albigeois (ou Cathares), l’autre sur le procès des Templiers. À leur premier degré de lecture, ces deux essais ne semblent être rien d’autre que des synthèses, assez factuelles et plutôt banales, de deux épisodes tragiques de l’histoire de France : le bouleversement politique et religieux du Sud-Ouest de la France par les Croisades anti-cathares de la première moitié du XIIIe siècle et, un siècle plus tard, la destruction de l’Ordre du Temple, sur ordre du roi Philippe IV le Bel, pour des motivations politiques et, principalement, financières. Herbert examine les ressorts de l’opposition idéologique entre chrétienté et hérésie ; il analyse également les procès, truqués, des Templiers : procédure faussée, aveux extorqués sous la torture, injustice flagrante, etc.  Ces deux essais se singularisent des huit autres : pas de voyage, pas de choses vues, pas d’observations artistiques. Pourquoi les avoir écrits alors ? Rappelons que Herbert, qui ne sera interdit de publication qu’en 1975 dans son pays, bénéficie à cette époque d’une tribune inouïe pour faire passer ses idées. Tout commentaire sur les croisades idéologiques et les crimes de son temps lui est impossible. Il ne peut critiquer sans risque les procès truqués, le règne de la terreur, la paranoïa stalinienne qui ont ensanglanté l’est de l’Europe depuis des années. Alors il biaise. Pour éviter toute censure, il s’en tient le plus fermement possible aux faits, aux évènements, à leur interprétation la plus courante. Hors de question d’être repéré ; c’est au lecteur de comprendre, entre les lignes, le message que fait passer Herbert. Et derrière les figures de Simon de Montfort et de Philippe le Bel, on croit distinguer celles de Bierut, de Gomulka ou de Staline. Les parallèles sont habiles, très discrets, mais ils sont suffisamment sensibles, je pense, pour qu’un lecteur contemporain de la publication de ces textes les ait compris (la preuve, même un lecteur un peu lourdaud comme moi les a vus). L’utilité de ces deux étranges essais s’éclaire : la violence idéologique, le cynisme politique, l’injustice travestie en justice exceptionnelle, les aveux arrachés sous la torture, évoquent autant la fin des Templiers que les procès staliniens. L’Inquisition a des airs de police politique ; ces prévenus qui s’accusent de tous les crimes possibles rappellent les victimes de l’Affaire Slansky. Bien évidemment, le parallèle n’est pas complet, Herbert garde quelques distances, se livre à quelques piques contre la bourgeoisie. C’est dans l’essai sur les Albigeois, comme par hasard, que la bourgeoisie se montre sous ses dehors les plus lâches et les plus veules, comme s’il fallait, pour l’auteur, donner des gages d’une certaine normalité idéologique pour pouvoir sous-entendre, dans la suite de l’essai, des parallèles entre les criminels du Moyen Âge et ceux de son temps. Moraliste, l’écrivain parvient par d’habiles parallèles à montrer puis à condamner ce qu’il ne peut explicitement ni montrer ni condamner.

Les belles pages sur Arles ou sur Paestum, sur Fra Angelico ou sur Chantilly sont moins marquées par ces tensions idéologiques. Elles exigent moins d’être commentées que d’être lues. Le regard du visiteur s’y montre apaisé et le lecteur contemporain accompagne avec plaisir les voyages d’Herbert. Nos pas suivent les siens, aux Alyscamps, si joliment chantés par Toulet, dans les ruines encore debout de Paestum, devant la fresque du bon gouvernement du Palazzo Pubblico de Sienne ou devant celle du Jugement Dernier dans la cathédrale d’Orvieto. Ces pages, toujours écrites sur un ton de plaisante causerie, par un poète dédaigneux de l’emphase et des effets déclamatoires, tiennent leur lecteur par leur attachante sincérité. Ainsi, à Ermenonville ou à Lascaux, Herbert note toujours le petit détail signifiant qui échappe au commun et qui donne un relief à sa prose. Voyage dans le temps, voyage dans l’espace, Un Barbare dans le jardin, sans être un jalon indispensable d’une vie de lecteur, donne du plaisir à qui le parcourt et suit ses traces. Même si, à l’occasion, Herbert est un peu injuste ou nous agace, arrive trop rapidement, à l’issue du dernier texte, le moment où il nous abandonne : nous refermons ce volume avec un petit serrement de cœur, car, malgré tout, nous nous étions habitués à lui et à sa parole.

Méditation sur deux contemporains : Léonard et Machiavel, de Patrick Boucheron

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Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, Verdier, Collection « Poche », 2013 (Première éd. 2008)

« Finir n’est rien, car seul compte ce moment si lent et si brutal, suspendu comme un souffle coupé, où tout éternellement commence » (p. 203)

L’histoire a longtemps relevé des Belles Lettres. Les grands historiens du passé, tant dans leurs synthèses ambitieuses que dans leurs monographies approfondies, cherchaient tous un point d’équilibre entre l’information et la rhétorique, entre le dire et le bien-dire. Ils jugeaient le passé et le mettaient en scène dans des constructions élaborées, à l’éloquence parfois déclamatoire. À mesure que l’histoire s’est rapprochée des sciences humaines, qu’elle en a adopté les contraintes, elle a perdu une partie de son goût pour la belle œuvre, la phrase coulée, le martèlement prosodique. Écrire l’histoire, c’est désormais (entre autres) se tenir près des faits, sans raccourcis métaphoriques. L’historien explore une masse de documents et en tire une synthèse qui doit, avant tout, être factuellement irréprochable, en ne cédant ni à la tentation du rhéteur – chercher à convaincre par la structure du propos plus que par son fond – ni à celle du poète – jouer sur les comparaisons, les allégories, les métaphores. Quelques historiens maintiennent une certaine exigence de style – je pense à Emmanuel de Waresquiel – mais la plupart se contentent d’une prose universitaire, froide, sans aspérités (je pourrais citer bien des noms d’excellents historiens, de Jean Favier à Pierre Racine en passant par Élisabeth Crouzet-Pavan). Je ne le leur reproche pas, ils ont des impératifs scientifiques et pas toujours, à dire vrai, de véritable aisance la plume à la main. Mieux vaut s’en tenir à une prose conventionnelle. L’exploitation et la critique des sources prédominent sur l’organisation du propos : les meilleurs textes historiques sont ceux qui appréhendent avec le plus de précision et de justesse les corpus qu’ils exploitent (Arsenio Frugoni et son Arnaud de Brescia en est l’exemple archétypal). Alors que dire, une fois ces deux ou trois points rappelés, du travail singulier de l’historien Patrick Boucheron dans Léonard et Machiavel ? Vinci et Machiavel, contemporains et compatriotes, se sont frôlés sans se côtoyer ; leurs itinéraires se croisent un temps, autour de César Borgia puis de la Florence du gonfalonier Pierre Soderini, sans que les deux hommes ne fassent jamais mention l’un de l’autre. Le diplomate consacré à l’action publique et le peintre à l’esprit universel semblent ne s’être jamais remarqués mutuellement. Entre 1502 et 1505, pourtant, ils croisèrent les mêmes personnes, vécurent aux mêmes endroits, s’intéressèrent aux mêmes projets (le détournement de l’Arno notamment). Se sont-ils rencontrés ? C’est très possible, mais la preuve historique manque. Comment comprendre cette absence ? À quel endroit, à quel moment, eussent-ils pu se rencontrer ? À défaut de traces matérielles dans les carnets de l’un comme de l’autre, n’y a-t-il pas dans leurs œuvres des indices tendant à attester que les deux hommes se sont connus, fréquentés et, peut-être, influencés ? Patrick Boucheron essaie d’explorer ces questions délicates dans un ouvrage qui hérissera ou réjouira son lecteur, selon l’idée qu’il se fait de l’histoire et de son écriture.

Léonard et Machiavel a tout pour cliver son lectorat. De la relation putative des deux hommes, il n’existe que quelques sources et fragments misérables – traités par l’historien de manière latérale, non sans extrapolation ; le texte oscille entre la démonstration du chercheur et la rêverie – assumée – de l’écrivain ; l’auteur n’hésite pas à styliser son propos, à lui donner un rythme, une tonalité, une légère préciosité dont je sais qu’ils peuvent déranger le lecteur d’histoire moyen, peu attiré par le brillant de l’ars poetica. La réception de cet ouvrage par ses lecteurs communs, sur Amazon, illustre bien la gêne que suscite ce travail : la moitié des commentateurs pense qu’il s’agit d’un livre magistral et fulgurant et l’autre d’un ouvrage médiocre, emphatique et trompeur. Je suis persuadé, quant à moi, qu’il ne s’agit pas là d’histoire à proprement parler, mais d’un essai, d’une réflexion historico-philosophique, et que le juger comme on jugerait un Charles VIII et l’Italie, une Histoire de la Présidence du conseil de Jules Méline ou une Histoire de la Confédération helvétique lors de la guerre du Sonderbund n’est pas judicieux. Il faut le lire pour ce qu’il est, une échappée hors des exigences étroites de production universitaire, le tout par un historien extrêmement talentueux (lisez son Conjurer la peur, sur la fresque du « bon gouvernement » à Sienne, c’est une analyse iconographique et historique passionnante, dont je parlerai peut-être en ces lieux, comme je le pourrai, d’ici quelques semaines). Léonard et Machiavel échappe aux classifications des savants en cabinet, comme d’autres travaux, ceux de Walter Benjamin par exemple y échappèrent en leur temps. À s’en tenir, comme Frugoni, aux seules données de l’histoire, il n’y a pas matière à livre, ni même à article et l’historien en convient dès son introduction : « Elle [La rencontre] a eu lieu et nous n’en saurons rien » (p. 12). À s’en tenir à ce constat, l’histoire s’arrête ; le chercheur touche la paroi opaque et infranchissable du temps ; ce qui se tient derrière ne peut qu’être conjecturé. M. Boucheron devait donc trouver un autre angle d’approche. Il part du contexte et des œuvres des deux Florentins, de leurs carnets, de leurs correspondances pour essayer d’approcher, le plus finement possible non ce qui fut mais ce qui aurait pu être. C’est en cela, je pense, que l’exercice ne peut, même fondé sur d’amples sources et une connaissance approfondie du temps, relever de l’histoire en tant que telle. Gide disait : « On ne peut découvrir de nouveau territoire sans quitter un moment la côte des yeux ». M. Boucheron quitte la côte des archives du regard ; le voilà face à un vide, un silence. Ce qui se tient dans cet espace n’est pas accessible à l’historien scientifique, ne le sera jamais. Seulement, un territoire mental se tient là, un sujet de réflexion, un champ d’analyses et de réflexions.

Qu’un historien s’essaie à cet exercice très périlleux, on l’accusera d’inventer, d’imaginer, de bâtir sur du sable. « Ce n’est pas de l’histoire, c’est du roman ». C’est possible, à moins de considérer que cet essai est une sorte d’extrapolation analogique : le blanc historique de la rencontre n’est qu’un déclencheur. L’auteur cherche ce que les œuvres exactement contemporaines de Vinci et de Machiavel montrent de commun, de similaire. Il voit en eux non des hommes d’avant-garde, d’une époque non encore advenue, prophétisant sans le savoir le monde à venir, mais des contemporains, hommes d’une époque incertaine, en quête de l’exacte et inapprochable vérité. Ils partagent une même conception du temps, de son indétermination fondamentale. Si l’essai de M. Boucheron essaie de préciser la réflexion historique, c’est pour caractériser la contemporanéité, c’est-à-dire la présence simultanée d’un même traitement structurel et philosophique du monde, chez deux hommes d’une grande proximité géographique et générationnelle, travaillant et pratiquant dans deux milieux intellectuels pourtant distincts. Plus que la fameuse et inapprochable rencontre entre Léonard de Vinci et Machiavel, M. Boucheron vise à trouver chez eux les proximités que l’histoire, en l’absence de source évidente permettant de les relier, n’a jamais investiguées. C’est en cela que je parlais de démarche analogique. Prendre l’histoire comme un sujet de réflexion intellectuelle, plutôt que comme un thème d’érudition, est-ce si inacceptable ? Pourquoi les historiens n’auraient-ils pas le droit, en annonçant clairement le sens de leur travail, de se livrer à ces méditations ? Le professeur Boucheron ne se cache pas, il ne ment pas à son lecteur, averti dès les premières pages qu’il n’y a rien à savoir ici, mais tout à penser. Sa démarche me rappelle les travaux de littérature comparée, qui, en mettant côte à côte plusieurs écrivains, éclairent de manière sensiblement différente la compréhension de leurs œuvres. Pour cela, sont mis à contribution les écrits de Machiavel (y compris son imposante correspondance diplomatique), les carnets et les peintures de Vinci.

Trois thèmes principaux structurent cette comparaison : César Borgia, le projet de détournement de l’Arno et la narration, picturale ou écrite, de la bataille d’Anghiari. Je ne peux pas, en une note, résumer la situation de l’Italie, ou même de Florence, du début du cinquecento. Je vais néanmoins essayer de dresser, en quelques lignes, un résumé de la période qui intéresse M. Boucheron (les éventuels historiens et philosophes qui liront ces lignes sont priés de me pardonner leur caractère très synthétique). La péninsule italienne, populeuse, riche, fertile, est alors divisée en plusieurs États de même force (Naples, Florence, Venise, États du Pape, Milan) et en une multitude de structures plus ou moins autonomes (Pise, Gênes, Ferrare, etc.). Pour des raisons dynastiques et politiques, elle est devenue, à la fin du XVe siècle, la cible des ambitions françaises. Les armées (et la diplomatie) de Charles VIII puis de Louis XII ont complètement déséquilibré l’organisation politique et diplomatique de l’Italie. À Florence, richissime ville de banquiers et d’affairistes, gouvernée par les Médicis, l’arrivée des Français en 1494 a permis le renversement de l’ordre ancien. Les Médicis ont été chassés, une théocratie, dirigée par le moine Jérôme Savonarole, a un temps présidé aux destinées de la ville. Devenu insupportable, Savonarole a été renversé et immolé en 1498. Depuis lors, s’est établie une République, bientôt gouvernée par son Gonfalonier, Pierre Soderini. Elle cherche à se maintenir dans un contexte politique et diplomatique extrêmement changeant. Le jeune Machiavel, secrétaire de chancellerie, s’affaire à la diplomatie de la République florentine de 1498 jusqu’au renversement de celle-ci par les Médicis, en 1512. C’est là qu’il fera son apprentissage historique et philosophique, c’est là aussi qu’il rencontrera la figure du Prince, ce dirigeant cynique et avisé qui, aidé par la chance et par sa virtù, maintient et agrandit ses États, en assure la sécurité et la grandeur. Le Prince, a un modèle historique, quelqu’un que Machiavel a croisé, de près, durant quelques mois : César Borgia. Qui est-il ? Le fils du Pape. Ce dernier, ancien cardinal espagnol corrompu, élu en 1492, s’appelle Alexandre VI (Rodrigue Borgia). Une série télévisée récente a, je crois, fait mieux connaître cette histoire-là au grand public. Alexandre VI essaie, à toute force, de placer son fils, César Borgia, à la tête d’une principauté, lui cédant même, contre toute légalité, une part des États de l’Église. Soutenu par son père et par les Français, César parvient à s’établir, au tout début de 1502, à Urbino, non loin de Florence, dont il commence à envisager l’annexion. La République de Florence s’inquiète. C’est à cet instant précis que s’ouvre Léonard et Machiavel. Nicolas Machiavel arrive à Urbino pour sonder César Borgia et, si possible, le dissuader d’attaquer. Au même moment, Léonard de Vinci est nommé, par César Borgia, « ingénieur général », chargé de vérifier les fortifications de la principauté d’Urbino. Les deux hommes peuvent enfin se rencontrer mais l’histoire, rappelons-le, n’en saura rien. Autour de la figure trouble de César Borgia, prince éphémère, condottiere dont la gloire s’étiolera bien vite à la mort de son père (1503), s’agitent deux des plus grands génies du temps. L’un, Machiavel, analyse une figure et une pratique du pouvoir. Il en tirera un portrait philosophique dont la portée dépasse de loin l’action, somme toute restreinte et malheureuse, de son modèle. L’autre, Léonard, travaille à la défense d’une petite principauté et livre, en passant, lui aussi, par ses moyens artistiques, un portrait du prince. Dans la correspondance de Machiavel comme dans le dessin de Léonard, M. Boucheron observe l’incertitude de la politique, son tempo arythmique, son absence de fixité. Le Prince est en germe : Borgia, homme opportun, prompt et changeant, incarne, contre toutes les valeurs et les vertus médiévales, le dirigeant qui réussit, atteint son objectif, par une fluidité qui contraste avec les raideurs de la figure royale et gouvernementale de son temps. Le lien entre Vinci et Borgia est plus ténu, il réside dans le flou d’une esquisse, une incertitude fondamentale saisie par quelques coups de crayon. Léonard et de Machiavel ont ici saisi l’incertitude de la fortune et la fluidité du monde qu’ils retranscrivent dans leurs productions.

Borgia chute rapidement, piégé, capturé et bientôt emprisonné. Machiavel, dont l’influence sur le gouvernement de Soderini s’est affermie, conçoit un projet militaire et politique aussi décisif qu’il est coûteux : le détournement de l’Arno. Les deux hommes se retrouvent. Car si l’idée est de Machiavel, la planification, en amont, est de Léonard. Florence creuserait un canal, détournerait le fleuve de son lit, assècherait ainsi le port ennemi de Pise et créerait, entre les deux villes, un marais qui ralentirait les armées adverses. Léonard estime, en outre, que le canal aurait des effets positifs sur les sols et le commerce, une fois Pise définitivement vaincue. Ce projet phénoménal, mené pendant près de deux ans va coûter 7 000 ducats, en pure perte. En effet, les Pisans, conscients du danger que présente le détournement de l’Arno, harcèlent les ouvriers. Au mois de septembre 1504, alors que les travaux sont déjà fort ralentis, de fortes pluies provoquent une crue qui emporte l’ouvrage. Il n’y aura pas de détournement de l’Arno, le rêve de ces hommes de la Renaissance restera dans les carnets et les cartons, à l’état de projet, d’ébauche irréalisable pendant un temps encore indéterminé. Acte pratique et théorique, projet à la fois réalisable et irréaliste, le détournement du canal est, pour Machiavel, une priorité, un moyen d’obtenir la sujétion définitive de Pise (qui échappe à Florence depuis 1494) et, par la suite, de construire une paix féconde. M. Boucheron montre que la dualité profonde de ce projet, ni totalement pacifique, ni totalement guerrier, d’une caractérisation morale assez floue, relève de sa pratique politique de l’indétermination, de ce qu’on appellera plus tard, l’amoralisme machiavélien. Pourtant, en cela, Machiavel se singularise moins de son époque qu’il n’en est le reflet. Machiavel énonce ce que les autres font déjà, il projette dans son œuvre la vérité de son temps. Vinci, dans ses carnets, partage d’ailleurs les espoirs de son compatriote : le canal est un acte de guerre, mais il est un moyen de paix. Toute l’Italie de la Renaissance, des Borgia, des Médicis, des Sforza, des Este, est une Italie indéterminée, émanation d’une époque nouvelle où, l’homme ayant pris une position centrale, s’effacent les anciennes distinctions morales. L’action consacre les destinées ; l’avenir est à prendre. En cela, les deux hommes sont contemporains, ils sont même, c’est la thèse structurante de M. Boucheron, les parfaits contemporains de leurs contemporains.

Le dernier motif de comparaison est la bataille d’Anghiari. Le 29 juin 1440, les Florentins battent les Milanais, et en une seule bataille, fait assez rare à l’époque, sauvent leur indépendance et garantissent leur destinée. C’est en tout cas comme cela que la légende présente cette bataille. Les deux hommes se sont, soixante ans plus tard, particulièrement intéressés à elle : Machiavel, dans son Histoire de Florence et Vinci, dans sa fresque inachevée, La Bataille d’Anghiari (dont il ne reste qu’un fragment copié, la peinture originelle et inachevée étant recouverte par une fresque ultérieure de Vasari). La comparaison était attendue. Elle débouche sur une réflexion assez intéressante sur la guerre de la Renaissance. Les deux hommes rompent avec les modèles idéologiques dominants pour représenter le conflit dans sa dimension la plus prosaïque. La fresque de Léonard, telle qu’on en connaît les quelques fragments et ébauches survivants, constituait un saut majeur dans la représentation du tumulte guerrier : ni représentation d’une intervention providentielle, ni défilé bariolé d’hommes d’armes triomphants, c’est la guerre, brutale, chaotique, sanglante qui devait orner les murs du Palazzo Vecchio. La propagande le cédait au réel. Fumée, poussière, chevaux renversés, la fresque figurait, en quelque sorte, le moment le plus indécidable de la bataille. Au réalisme brutal de Léonard répond l’ironie grinçante de Machiavel, pour qui la bataille incarne tous les maux du condottierisme. En quelques mots, quels sont-ils ? La guerre est alors l’affaire de quelques professionnels, qui se font, à l’occasion, conquérants et souverains. Leur intérêt ne recoupe pas celui de leurs employeurs : ils s’épargnent quand les États voudraient qu’ils se battent, ils trahissent quand les États exigent leur fidélité, ils prolongent les hostilités quand il s’agirait de conclure. Les philosophes spécialistes de Machiavel le savent, sa fine connaissance du monde antique l’avait convaincu qu’il fallait préférer les armées civiques aux troupes mercenaires et que la guerre devait être terrible à un instant précis pour éviter de durer et d’amoindrir les cités et les États. Les moyens du machiavélisme sont au service de la victoire, d’une paix qu’il espère durable. Sa philosophie est celle de la nécessité, de la suspension des scrupules moraux au service de l’efficacité de l’action. La bataille d’Anghiari l’intéresse fortement. Selon lui (de mauvaise foi), un seul homme y mourut, piétiné par son cheval. Les autres, à la parade, opérèrent leurs mouvements jusqu’à ce qu’un des chefs, le Milanais, abandonne le terrain. Machiavel dévoile, contre l’emphase et le clinquant des discours officiels, les faux-semblants de la guerre. Lui aussi renonce à la représentation idéale et virtuelle pour toucher à une forme, certes outrée, de réalité guerrière. Les mercenaires se battent pour faire durer la guerre, ils ne cherchent pas la victoire, ils ne sont pas sûrs et s’épargnent. D’où la condamnation, par l’écrivain, du condottierisme, au profit des armées civiques – qu’il tenta d’instituer à Florence. En cela, aussi, Léonard et Machiavel sont contemporains, selon M. Boucheron, car ils dépassent l’expression d’une pensée convenue, enchaînement de topoï et de lieux communs, pour approcher la vérité de l’instant à son point le plus insaisissable. Dans le contexte incertain qui est le leur, tous deux cherchent à représenter l’univers dans l’indétermination d’un instant, quête inachevable par nature, qui sous-tend le caractère souvent inachevé des travaux des deux hommes.

Dans un espace historique laissé en blanc par les données archivistiques et par la fantaisie des littérateurs, M. Boucheron développe surtout, dans un style que d’aucuns trouveront maniéré (je l’ai trouvé plaisant), une réflexion sur les rapports que peuvent entretenir deux œuvres contemporaines qui paraissent ne rien partager, sinon le lieu et le temps de leur élaboration. La démarche spéculative de l’historien peut laisser perplexe. Il ne s’agit certes pas de counterfactual history, fondée sur des suppositions entièrement hasardeuses. Il s’agit plutôt de la mise en œuvre d’une démarche comparatiste sur un moment nodal de la Renaissance. La méditation donne lieu à un renversement final : Léonard et Machiavel ne sont pas à l’avant-garde comme le croient les historiens depuis quatre siècles, ils sont les hommes de leur temps, ils le voient, l’énoncent et le représentent tel qu’il est, dans toute sa brutalité, son étendue et son cynisme. Ils fouillent la vérité du monde : Léonard ne peut l’atteindre et n’achève pas ses œuvres ; Machiavel croit l’atteindre et ses œuvres bouleversent l’édifice moral convenu sur lequel reposait idéologiquement la civilisation. En cela, ils sont deux contemporains, deux forces qui débordent les représentations dépassées du monde pour approcher l’inaccessible vérité du présent, celle de l’incertitude de l’instant qui toujours échappe. Cette thèse-là, le lecteur peut ne pas y acquiescer. Il pourra y voir une relecture très contemporaine d’œuvres anciennes, dont l’inachèvement, imprévu, devient une forme de caractéristique première. Il se demandera aussi si les passages les plus écrits, ne cherchent pas à atteindre, par la métaphore ou la fulgurance, ce que la réflexion logique ne parvient à dégager. S’il fonde sa méditation sur une connaissance ferme de l’époque, M. Boucheron la fonde aussi sur des interprétations, des supputations, qui, parfois peinent à s’agencer rationnellement. Témoins du chaos de leur temps, Léonard et Machiavel reprendront, à la fin de l’ouvrage, leur chemin historique et posthume séparément ; M. Boucheron a probablement exprimé tout ce qui, intellectuellement, pouvait être dégagé de cette non-rencontre. Je pense, pour conclure, qu’une fois admise la singularité de sa démarche, ce travail mérite d’être lu et salué pour son originalité, son intelligence et son ambition.

Autour de Garibaldi I : les traces du héros (Alfonso Scirocco)

garibaldiGaribaldi, Alfonso Scirocco, 2005

Première partie d’un diptyque consacré au révolutionnaire italien.

Giuseppe Garibaldi est une des figures majeures du XIXe siècle. Sa vie aventureuse, ses engagements révolutionnaires, l’engouement international qu’il suscita, se rapprochent du parcours de certains révolutionnaires contemporains – Che Guevara pour ne pas le nommer -. Scirocco, spécialiste de l’Italie du Risorgimento, ne trace pas ce parallèle, mais le lecteur actuel sera tenté, toutes proportions gardées, de comparer les deux hommes. Né à Nice en 1807, Garibaldi participa aux premières tentatives libérales contres les autocraties italiennes dans les années 1830. Leur échec entraîna son exil. Le marin, proscrit, s’établit en Amérique du Sud. Il y connut, pendant plus de dix ans, de multiples aventures au services du Rio Grande et de l’Uruguay. Cet épisode moins connu de la vie du révolutionnaire est bien remis en perspective par Scirocco.

Corsaire au service de l’éphémère république du Rio Grande – la province la plus septentrionale de l’Empire du Brésil,  alors indépendante, il manifesta en peu de temps un courage et une audace peu communes. Aux commandes de modestes navires, il déstabilisa le commerce local en arraisonnant des navires marchands. Capturé, détenu quelques mois en Uruguay pour ses forfaits, puis libéré, il combattit avec les sécessionnistes du Rio Grande jusqu’à la chute de la petite république. En Uruguay, les conflits entre les deux prétendants à la Présidence de la République tournèrent bientôt à la guerre civile. Le général Rivera, aux commandes du parti rouge – les colorados – s’opposait au général Oribe, chef du parti blanc – les blancos. Derrière cette lutte de partis se profilait l’ombre inquiétante du dictateur Argentin, Rosas, lui-même blanco. L’Uruguay de Rivera et des colorados se battait pour son indépendance.

Garibaldi prit rapidement le commandement d’une légion d’exilés italiens qui défendaient, aux côtés de Rivera, la souveraineté uruguayenne. Ils brillèrent contre des ennemis plus nombreux qu’eux : le nom de Garibaldi commença à se répandre hors d’Uruguay. Aux commandes d’une brigade pauvre et mal équipée, il permit au parti de Rivera de tenir la capitale, Montevideo. Après l’intervention des franco-britanniques aux côtés des colorados, l’Uruguay préserva son indépendance. Garibaldi décida alors de revenir en Italie : arrivée par un heureux hasard en plein Printemps des peuples – 1848 – la légion italienne d’Uruguay se mit au service du Piémont, en guerre contre l’Autriche. Quelques mois après la défaite piémontaise, Garibaldi trouva refuge en Toscane puis à Rome. La population avait chassé le Pape et proclamé la République. Pendant un peu plus d’un an, il défendit la jeune démocratie, bientôt submergée par les armées françaises, napolitaines et autrichiennes. Défait, poursuivi, Garibaldi parvint à s’échapper par miracle. Il reprit alors les routes de l’exil sud-américain.

Redevenu capitaine de marine, il sillonna le Pacifique quelques années, aux commandes d’un navire marchand. Le Piémont continuait pourtant, par tous les moyens, d’essayer d’unifier l’Italie. Garibaldi décida de revenir sur le Vieux Continent. Après quelques opérations contre les autrichiens dans les Alpes, il réalisa l’exploit pour lequel il est entré dans l’Histoire. A la tête d’un millier de volontaires, issus des classes de la bourgeoisie libérale du nord de l’Italie, il débarqua à l’ouest de la Sicile, terre qui appartenait à l’époque au Royaume bourbon et absolutiste des Deux-Siciles. En cinq mois, les Mille vainquirent à trois reprises l’armée napolitaine, conquirent la Sicile, puis la botte de l’Italie et achevèrent leur épopée par la prise de Naples. L’épisode est probablement le plus célèbre du Risorgimento ; il permit au Piémont d’unifier la péninsule. Dictateur – à la romaine – des Deux-Siciles, il remit le royaume à Victor-Emmanuel II, roi du Piémont, qui accepta et invita aussitôt le conquérant à rentrer chez lui. Garibaldi considérait pourtant qu’il n’avait pas achevé sa mission : Rome et Venise échappaient encore à la mainmise italienne.

Après un repos de quelques mois, et malgré les propositions d’Abraham Lincoln, qui souhaitait sa présence à la tête d’une division yankee contre les sudistes, Garibaldi reprit les armes pour s’emparer de Rome. Empruntant de nouveau le chemin des Mille, il débarqua en Sicile, puis dans les Pouilles. Le roi d’Italie, qui ne pouvait laisser agir Garibaldi – les français étaient prêts à intervenir pour protéger le Pape – envoya son armée arrêter les irréguliers. Blessé grièvement à la bataille de l’Aspromonte, Garibaldi renonça, provisoirement, à son entreprise.  Diminué, l’italien n’abandonna pas l’action militaire – sens profond de son existence. Il mènera une armée italienne contre les autrichiens en 1866, tentera une nouvelle fois de s’emparer de Rome en 1868, puis défendra, à la tête de volontaires, la jeune République française contre les prussiens en 1870-71.

Le parcours de Garibaldi, pourtant résumé en quelques paragraphes, est d’une extraordinaire densité. Celle-ci suffit à expliquer la notoriété internationale dont il bénéficia tout au long de son action publique. Voilà un homme qui fut corsaire au Brésil, général en Uruguay, défendit Milan contre les Autrichiens, dirigea les armées de la République Romaine, conquit un royaume doté d’une armée de 80 000 hommes avec un millier de volontaires, ne plia que contre la realpolitik des dirigeants de son temps et trouva l’énergie, à 60 ans passés, de diriger un corps d’armée contre les puissants prussiens dans un pays qui n’était pas le sien. Les médias de son temps en firent une icône internationale, une légende. Alfonso Scirocco revient sur la vie de Garibaldi en démêlant le mythe et la réalité. Plutôt aimable pour son sujet, l’historien retrace avec de nombreux détails l’épopée d’une des figures légendaires de l’histoire italienne. Difficile de ne pas éprouver d’admiration, d’ailleurs, pour cet homme naïf et courageux, pour sa vie d’aventures dans un siècle qui, après Napoléon, n’était plus destiné à connaître de héros.

Le Garibaldi présenté par Scirocco n’est pas exempt de défauts. Mais lorsqu’il se met en marche, sa capacité de mobilisation des troupes, son audace tactique, ses intuitions stratégiques emportent l’admiration de tous. Pourtant, lors de sa plus célèbre campagne, il bénéficia largement de l’incurie du commandement napolitain. Il s’engagea parfois à tort dans des campagnes condamnées d’avance – la plus célèbre connut son achèvement lors d’une bataille d’à peine un quart d’heure sur l’Aspromonte. Ses positions politiques, floues, consistaient en de grands principes (la Liberté, le Peuple) assénés avec emphase. Garibaldi est du siècle de Hugo et des démocrates de 1848. Les églises socialistes, en formation, le concernent peu : les marxistes n’ont pas encore mis la main sur l’Internationale et les positions théoriques du guérillero italien s’avèrent flexibles. Seule constante : la libération de l’Italie des despotes réinstallés par le Congrés de Vienne, et l’unification de la péninsule sous l’égide du Piémont.

Garibaldi est un héros romantique, un conquérant mystérieux, qui ne trouve de justesse que dans l’action perpétuelle, les campagnes, les marches et les batailles. Il n’aspire pas au pouvoir politique – qu’il dépose aux pieds de Victor-Emmanuel après l’avoir conquis à Naples -, il n’aspire pas au gouvernement – ses mandats de députés, en Uruguay, en Italie et en France,  s’achèvent brièvement -, il n’aspire pas à la renommée – même s’il l’utilise à bon escient lors de ses campagnes -. Voilà la clé de l’homme : un soldat qui ne conquiert pas pour lui-même, qui combat pour ce qu’il perçoit du Bien et du Vrai, et le restitue ensuite aux pouvoirs légitimes. Garibaldi combat : Justice, Liberté, Vérité sont ses étoiles polaires. Le siècle l’adula. Washington tenta de le recruter pendant la Guerre de Sécession. Ses exploits résonnèrent à New York, Lima, Londres, Tokyo et Istanbul. Garibaldi est le premier héros de l’âge global. Les journaux lui donnèrent une notoriété, presque sans taches, que ne connut pas même Bonaparte, héros clivant. Le mythe dépassa la réalité.

Le Garibaldi de Scirocco est un excellent portrait, précis et mesuré, d’un des derniers héros de l’histoire des hommes, le dernier de l’ère pré-industrielle. Même s’il montre parfois quelque sympathie pour son sujet, Scirocco parvient à garder suffisamment de mesure pour faire de ce livre la meilleure biographie en français du condottière des pauvres. Le garibaldisme est aujourd’hui empoussiéré, mais la geste aventurière demeure.

Le plomb et la glace : Cent jours à Palerme, de Giuseppe Ferrara

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Cent jours à Palerme, Giuseppe Ferrara, 1984

Lorsque tombe Toto Riina au début des années 90, une des pages les plus sanglantes de l’histoire de la mafia et de l’Italie se referme. Le parrain corléonais, tyran névrosé et sanguinaire, achèvera en prison sa longue carrière criminelle. Dans son ouvrage Cosa Nostra, John Dickie explique que l’implosion du système mafieux lors de l’opération mani pulite est la conséquence directe des excès de la dictature Riina. Ses principaux adversaires préférèrent rompre la loi tacite du silence et se dénoncer à la police plutôt que d’attendre l’arrivée des bourreaux du clan Riina. Il faut bien mesurer à quel point en étaient arrivés les parrains secondaires, les chefs de famille et les petites mains pour se décider à aller se rendre à la justice, avouer et démasquer enfin une partie des légendaires réseaux criminels. Il fallut également que l’Etat italien, d’habitude faible, prît les choses en main avec résolution.

Pendant une décennie, les initiatives du pouvoir italien ne furent que de honteuses palinodies. Les chefs de l’inamovible Démocratie chrétienne n’avaient guère d’intérêt à agir. Andreotti et Craxi – tous deux premiers ministres – et bien d’autres encore tomberont  plus tard dans les mailles de la justice. Celle-ci condamna d’ailleurs Andreotti pour avoir commandité le meurtre qui ouvre Cent jours à Palerme. Dans l’histoire italienne, les années 70-80 sont surnommées les années de plomb, car le pays est victime  parallèllement de la violence de groupuscules terroristes (d’extrême-droite et d’extrême-gauche) et de celle de la mafia. Giuseppe Ferrara, cinéaste politique, s’attaqua en 1984 à la terrible vague d’assassinats qui ensanglantèrent la Sicile au tournant de la décennie. Le film est d’une brutalité glaçante : pas de musique, pas d’héroïsation des uns ou des autres. Juste un scalpel, froid, métallique, qui dissèque les cent jours d’un préfet de Palerme, incarné par Lino Ventura. Tourné bien avant que la réalité historique ne se fasse jour, Cent jours à Palerme se contente d’analyser  l’échec du général Dalla Chiesa, l’homme qui avait pourtant rompu la terreur des brigades rouges.

La scène d’ouverture montre les éliminations successives d’un journaliste, d’un commissaire de police, du procureur et du Président de la région sicilienne. Sous le ciel bleu acier d’une inquiétante Sicile, d’où le danger peut survenir n’importe quand, n’importe où, n’importe comment, la terreur mafieuse ne connaît plus aucune limite. Ni Riina, ni son système n’apparaissent dans le film : cette mafia peut prendre tous les visages, elle est une structure transparente qui double le système économique et institutionnel local. Pour un piémontais comme Dalla Chiesa, le défi semble dès le départ perdu. Venu sans les garanties promises par le gouvernement, il agit comme il le peut : il repense la sécurité de la Préfecture de police, réquisitionne nuit et jour ses collaborateurs, interpelle des suspects, exaspère la puissance mafieuse.

Ventura, marmoréen, incarne à la perfection Dalla Chiesa : il est l’Etat, l’Ordre, la Justice. Toutes les institutions passent en lui et dans la pureté absolue, voire absolutiste de son action. L’acteur, qui avait toujours joué les durs dans des films plus ou moins sérieux, qui représentait aux yeux du public la droiture suprême, la virilité et le courage, a été bien choisi. Dans ce Dalla Chiesa hiératique convergent les principes les plus élevés de la civilisation. Mais le réel, qu’il soit sicilien ou non, ne se conforme pas à un personnage-principe. Au contraire, il se rebelle, se rebiffe, se débat jusqu’à ce que le principe, abâtardi, violenté, ne soit plus qu’un ersatz dégénéré. Ou qu’il disparaisse.

Cent jours à Palerme est une tragédie. Au sens premier de l’inéluctabilité dramatique. Alors que Dalla Chiesa se dépense sans compter, interpelle pouvoirs publics et suspects, sa femme prend soudain conscience de la réalité. Dans un éclair de lucidité, qui illumine le film, elle explique à son mari qu’il n’est pas là pour réussir. Qu’il n’est qu’un alibi,  un mouton sacrifié par le pouvoir, déliquescent et corrompu. Le gouvernement envoie Dalla Chiesa non pour qu’il réussisse, mais pour qu’il échoue. Les fractions affairistes de Rome et d’ailleurs manœuvrent, les ministres tergiversent, le gouvernement s’effondre sur lui-même, tandis qu’à Palerme, le nombre de morts s’élève. Que fait Dalla Chiesa contre ces 99 assassinats en quelques mois? Les démonstrations de force en pleine Coupe du monde de football ne suffisent pas : Dalla Chiesa est en porte-à-faux. Le pouvoir l’a abandonné. Les mafieux le narguent chaque jour un peu plus. Et la réalité tragique se fait jour : le préfet doit échouer. Si même lui, le vainqueur des brigades rouges, n’a pas réussi, alors la mafia n’est qu’une fatalité, un état structurel que rien ne peut contrecarrer. L’échec de Dalla Chiesa justifie tous les abandons, tous les renoncements. La Sicile sera livrée à elle-même.

En 1982, après une centaine de jours à Palerme, le préfet Dalla Chiesa et sa femme sont exécutés par la mafia. Si on se limite au message de Ferrara, rien ne pourra alors empêcher la tragédie de se perpétuer, encore et encore. Le cinéaste ne se fait pas d’illusion, mais il dénonce. Pas de noms, mais la convergence de la lâcheté des têtes pensantes de la Démocratie Chrétienne et de la brutalité atroce des méthodes de la mafia. Paradoxalement, l’avenir contredira le message de Ferrara : le système politique vermoulu s’effondrera quelques années plus tard, entraînant avec lui les hommes corrompus de la DC ; les juges Falcone et Borsalino, massacrés en 1992 par la mafia en pleine opération Mains Propres, seront les dernières victimes du système Riina.

Malgré cela, la mafia existe toujours. Le système politique est toujours corrompu. Mais la Terreur quotidienne que faisaient peser les hommes de Riina s’est dissipée. Dalla Chiesa n’est plus qu’un nom de plus dans la liste des victimes de la mafia. Mais sa mort n’a pas été complètement inutile. Et le film de Ferrara aura participé à cette prise de conscience sans fard de la réalité de l’implantation mafieuse au début des années 80.

L’Empire agonise toujours à Ravenne

Le Désert rouge, Michelangelo Antonioni, 1964

Dans le décor crépusculaire de l’industrieuse Ravenne, Antonioni, que je découvrais pour l’occasion, filme les convulsions d’une femme confrontée à une lente descente au tombeau.

Michelangelo Antonioni ouvre et referme son film sur la glaçante perspective d’une usine moderne, bruyante, discordante, lugubre, perdue au milieu des brouillards de l’Emilie-Romagne.  Ce n’est pas une Italie joyeuse. Ce n’est pas une Italie antique. Ce n’est pas une Italie agreste. L’Italie que dévoile Antonioni est celle des faubourgs, des centres industriels, recouverte de smog, entourée de marais fangeux et empuantis.  Dans cet espace totalement artificiel, que s’est construit la société comme cadre et finalement comme prison, Giuliana, une jeune mère de famille dépressive essaie de redonner une direction à sa vie. Antonioni prend appui sur ce thème pour développer, en deux heures, un film symbole des affres de la société contemporaine.

Giuliana est mariée. Elle a un fils. Des amis. Une maison. Une situation disait-on alors. Elle est malheureuse. Thème battu et rebattu sans doute. Mais développé ici comme le mythe de Sisyphe. Quel échappatoire à la torture quotidienne que représente un couple vitrifié, un enfant sans amour, une inactivité forcée? Antonioni recense en deux heures les différentes voies qui s’offrent à Giuliana : la reconquête du mari, prototype de l’ingénieur spirituellement mort, est un échec ; le lancement d’un commerce, d’une activité, dont on pressent qu’elle n’est qu’une illusoire tentative de vivre autrement, ne peut réussir ; l’enfant s’offre en secours extrêmement limité : vivant mais pas (encore? on peut en douter vu l’environnement) conscient ; l’amant n’en est pas un, même s’il paraît encore en vie, la scène d’amour s’apparente trop à un viol pour qu’on y voie une promesse de salut.

L’agitation de Giuliana symbolise, tout au long du film le malaise de la société contemporaine. Son dialogue avec Corrado, le seul autre personnage vivant,  n’aboutit pas : la crise est trop profonde. Les somnambules vont et viennent.  Ils parlent, échangent, essaient de faire émerger une alternative. Mais celle que Corrado propose est faussée.  Il ne s’en cache même pas. Il bouge, il déménage, il se fuit lui-même et le sait. Sa frénésie de départs, de nouveautés est une illusion, mais il l’assume. Comme il le peut. Giuliana, elle, est incapable de rompre, si elle « part, elle emportera tout », même le malaise sourd qui l’entoure.

Tout échoue ici, même la fuite finale, contre la pièce d’acier trempé qu’est le monde contemporain. Giuliana s’agite, Giuliana pleure, Giuliana se révolte, mais son destin est déjà tracé :  une société industrielle glauque et une existence programmée l’enchaînent  à un présent dont elle ne sortira pas. Antonioni ne place pas de ligne de fuite, le suicide, essayé en amont, a échoué. Rien. Elle ne pourra rien. Et son supplice, comme ceux des antiques Sisyphe et Tantale, sera l’éternel recommencement, continuer, sans fin, dans les brouillards ouatés d’une vie déjà achevée.

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Habillée en vert, accompagnée de son enfant, son arrivée à l’usine ouvre le film. Habillée en vert de nouveau, son retour à l’usine le clôt. Le vert de sa tenue est décidément la seule touche d’espoir de ce film. Avec un inattendu   recours à l’imagination, qui ne se produit qu’une fois, lorsque contrainte et forcée, elle raconte une histoire étrange, aux couleurs vives, à son enfant (prétendument?) malade. Cela tient du bovarysme. La société artificielle, morte dévore le monde qui l’environne et les humains, êtres naturels, vivants,y sont perdus.

Certes les personnages parlent, échangent, s’agitent. Leur présent est nébuleux. Aucune place pour un interstice entre les exigences artificielles et les nécessités naturelles. Nulle fantaisie, la vie a déserté définitivement. Antonioni pose un problème insoluble : comment vivre dans le monde moderne ? Sa réponse est lugubre: les hommes et les femmes peuvent s’agiter mais ni la fuite ni l’aventure ne sont des solutions. Ne reste plus qu’à s’anesthésier complètement. Fétichiser le monde environnant. S’amouracher des objets. Se fermer à l »humain et faire son devoir. Sans fin. Sans y réfléchir surtout.