Une odyssée désenchantée : Tandem de Patrice Lecomte

Tandem, Patrice Lecomte, 1987

Je ne goûte guère la comédie à la française, qui repose trop souvent sur la seule force comique de ses gags. A la comédie douce-amère, les réalisateurs préfèrent la farce, la comédie de situation, et ses fameuses répliques que le commun qualifie de « cultes », après les avoir vues dix fois sur le petit écran. Dans Tandem, réalisé en 1987, Patrice Lecomte s’essaya, avec succès, à un autre genre de comédie, plus grinçante, et par là plus ambitieuse. Deux minables vadrouillent en province pour les besoins d’une émission radiophonique quotidienne et itinérante : Mortez, animateur vieillissant, personnage cabotin – interprété par Jean Rochefort, cabot devant l’éternel – et Riveteau, chauffeur-technicien-intendant-nounou dudit présentateur radio, incarné par Gérard Jugnot. Le couple est bien pensé : Rochefort, en Don Quichotte – rôle qu’il manquera, de peu, d’interpréter quelques années plus tard – et Jugnot en Sancho Panza. D’un côté, l’animateur imbu de lui-même, de son rôle, étouffant sa personnalité dans l’interprétation, jour après jour, du même rôle de M.Loyal, de l’autre, le technicien, pieds sur terre, sans ambition, cherchant à protéger Quichotte-Mortez contre lui-même. Les villes de province, et quand je dis « ville de province », je ne parle ni de Lyon, ni de Toulouse, s’enchaînent les unes après les autres, avec leurs hôtels glauques, leurs notables imbus d’eux-mêmes et leurs jeunes rêvant d’ailleurs. Carte postale en négatif du pays présenté chaque jour par le Jeu des mille francs, dont La langue au chat, le jeu qu’anime Mortez, est une parodie. La France que vante l’animateur, jour après jour, celle des clochers, des petits villages pittoresques, n’est en réalité qu’un décor sans profondeur, une province triste et fermée, où les gens passent leur temps à regarder les voitures passer sous les ponts des autoroutes, où ils pique-niquent à côté des pots d’échappement, où ils se font signer des autographes par des types-qui-passent-à-la-radio, etc…

Riveteau et Mortez sont à l’image des décors. L’animateur, qui joue au grand seigneur dans les sous-préfectures, est un pauvre type, joueur de casino invétéré, mythomane arrogant et inculte qui humilie ses candidats quand ils ne connaissent pas les réponses à ses colles. Il joue les idoles devant de pauvres gens, et use de son statut pour profiter de leur candeur. Le technicien est un brave type – décidément le casting joue des seules ressources réelles de ses acteurs, Rochefort en cabot, Jugnot en bon gars – sans ambition particulière, prosaïque au possible. Il bénéficie de l’aura, un peu vermoulue pourtant, de son accompagnateur, et récolte quelques feuilles des lauriers poussiéreux de Mortez – une fille de temps à autre. Cette vie immuable, sous des dehors nomades, va pourtant bientôt s’arrêter : la station de radio veut faire disparaître l’émission, et l’annonce au bon Riveteau. Devant les fréquentes sautes d’humeur de Mortez, qui oscille entre la dépression et l’euphorie, l’angoisse et l’exaltation, le technicien décide de cacher cette information. Il reste encore quelques émissions à réaliser, Riveteau enterre le problème. Ce Sancho Panza là craint que son Quichotte ne survive pas à la révélation et l’entretient dans son rêve. Pourtant, la déchéance est au bout du chemin. Les secrets ne sont pas éternels. L’émission disparaît, Mortez s’enfuit, Riveteau est viré. Le masque de gloire décatie du présentateur vole en éclats dans plusieurs scènes cruelles : des notables l’humilient et montrent son inculture, la femme qu’il appelait chaque jour avec emphase se révèle n’être que l’horloge parlante, la station ne le rappelle pas comme il l’espérait pourtant.

Les destins des deux hommes se séparent quelques temps. Le spectateur retrouve Riveteau en train de voler dans un hypermarché dont Mortez assure l’animation. Le heureux hasard de leur rencontre dans ce magasin renoue deux déchéances parallèles. L’animateur propose alors à Riveteau de le conduire de nouveau, de supermarché en supermarché cette fois. Il accepte. Quichotte croit de nouveau en lui. Le film se conclut comme il débute : une voiture, une route, et un voyage sans fin, de banlieues sinistres en villes assoupies, sans autre espérance que la perspective d’en repartir le lendemain. La dernière phrase du film évoque cette réalité sinistre, Mortez s’écriant « regarde bien le paysage, parce qu’on est pas près de revenir ». Mortez reconstruit son monde de star nomade, il promet à un Riveteau consentant un ailleurs qui ne sera jamais que la répétition infinie, quoique sujette à de légères variations, d’un quotidien sans âme, sans autre ambition que sa perpétuation. Le décor glauque de ces zones commerciales qui défigurent nos villes sera toujours le seul horizon de ce Quichotte là, qui entraîne son âme damnée, le petit Riveteau, dans ses aventures d’idole des chefs-lieux de canton.

Le cycle, dont Tandem montre la potentielle rupture, se reforme : pour Mortez et Riveteau, la vie continuera, avec ses lendemains pareils aux veilles, ses hôtels miteux, ses banlieues sinistres, un univers étouffant de médiocrité, sans issue. L’odyssée petite-bourgeoise, glauque, sordide, n’est sauvée que par l’amitié des deux hommes. La bande-son, de Riccardo Cocciante,  « Il mio rifugio » (sei tu), illustre leur relation. Mortez, dont on aperçoit l’appartement sinistre quelques minutes, est un vieux beau célibataire, Riveteau est un trentenaire disgracieux. Chacun est le dernier soutien de l’autre, son refuge. Quichotte ne survit qu’avec l’appui solide, voire complaisant de Sancho ; la vie de Sancho ne s’éclaire que de la fantaisie du Quichotte. La vie les a séparés quelques instants, ouvrant pour chacun l’abîme d’une autre existence, chemin qu’ils sont tous deux incapables d’emprunter : Tandem c’est l’histoire d’une rupture qui n’a pu avoir lieu. Le film se ferme comme il s’ouvre, sur la route, dans une éternelle répétition, cyclique. Quichotte et Sancho Panza continuent leur épopée, que rien, sinon la mort, ne pourra briser. Triste amitié, de deux acteurs condamnés à revivre le même scénario parce qu’ils ne peuvent rien connaître d’autre. Il est trop tard pour eux : le film a ouvert une potentialité, celle de leur rupture, pour mieux montrer son impossibilité. Cette comédie amère, que Lucien Jeunesse, l’inspirateur du personnage de Mortez, jugea méchante est une odyssée désenchantée de grande qualité. Dépourvue de répliques « cultes », de gags faciles à mémoriser, de tout l’appareil du comique troupier que l’on aime tant en France, elle n’a pas eu la reconnaissance qu’elle méritait. Et c’est bien dommage.

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