Après la petite diatribe de l’autre jour, je reviens à mes petites causeries littéraires, avec un vénérable classique de notre littérature.
Cinq-Mars, Alfred de Vigny, Gallimard, « Folio », 1980 (Première éd. 1826)
Alfred de Vigny, dans notre littérature, fut le grand précurseur : le premier poème mythologico-romantique ? Eloa en 1824 ; la première expression de la solitude du génie ? Moïse en 1826 ; le premier drame de l’artiste incompris ? Stello en prose en 1832 et Chatterton, au théâtre, en 1835 ; le premier scandale du théâtre romantique ? sa traduction d’Othello, en 1829,quelques mois avant la célèbre « bataille d’Hernani » ; le premier grand succès du roman historique français ? Cinq-Mars en 1826. L’étonnant est qu’il ne poursuivit nulle part ses efforts : après Chatterton, à pas encore quarante ans (il en vécut soixante-six), sa carrière littéraire, à quelques poèmes (posthumes) exceptés, était terminée. Il traça des panoramas que d’autres peuplèrent. Depuis, ses œuvres sont souvent oblitérées par les monuments littéraires qui leur ont succédé. Le Richelieu de son Cinq-Mars présentait ainsi, en germe, le fameux et machiavélique Cardinal des Trois Mousquetaires, qui effaça dans la mémoire collective son modèle. Vigny saisissait toutes les modes de son époque mais ne s’attachait à aucune, et lorsque l’homme mourut, en 1863, il rejoignit l’écrivain, mort en réalité depuis un quart de siècle. Bien sûr, les historiens de la littérature lui trouvent quelques obscurs précurseurs en France et lui opposent les monstres sacrés d’outre-Manche, Lord Byron et Sir Walter Scott, dont les écrits étaient déjà fameux lorsque Vigny entra en littérature. Ils disent aussi, à raison, que Vigny, sans esprit de suite, n’a fait qu’ouvrir le chemin des géants polygraphes de son temps, Hugo, Dumas, etc. Les grandes œuvres postérieures n’enlèvent rien à la première gloire de Vigny, celle d’avoir, à moins de trente-cinq ans, montré le chemin à suivre à de plus féconds que lui. On a beaucoup écrit sur Cinq-Mars, je n’aurai pas l’outrecuidance de prétendre découvrir des angles de lecture inaperçus ou des beautés dissimulées dans ce roman bien connu. Je voudrais néanmoins me livrer à l’exploration de quelques-uns de ses aspects les plus intéressants, à mon sens. Qu’évoque ce roman ? la dernière grande conspiration du règne de Louis XIII, menée, avec l’appui des Grands et futurs frondeurs, par le favori du monarque, Henri d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, 20 ans à peine. Cette conspiration vise moins le roi que le puissant et moribond Cardinal de Richelieu, Premier ministre depuis plus de vingt ans. Celui-ci, malgré la détérioration de sa santé, parvient à éventer le complot, mal tenu par des personnalités médiocres et pusillanimes – dont le frère même du roi, Gaston d’Orléans. Cinq-Mars finit exécuté, place des Terreaux, à Lyon, avec son meilleur ami, le fidèle François de Thou.
Un des aspects les plus étonnants de ce livre, pour le lecteur contemporain, c’est son manque de liant. Les deux parties, séparées de deux ans, semblent autonomes. Cinq-Mars apparaît comme un agglomérat de vignettes historiques, souvent réussies, mais reliées par un très vague fil scénaristique. Chaque scène est un aperçu qui fonctionne presque tout seul : le procès de Grandier, le gouvernement quotidien de Richelieu, la lecture chez Marion Delorme, le Père Joseph, le serment des conjurés, la poursuite dans les Pyrénées, la remontée du Rhône, l’exécution, etc. Vigny écrit l’histoire comme d’autres la peignent : triple unité, attention au décorum, puissance évocatoire et visuelle, isolement relatif des vignettes historiques les unes des autres, etc. Vigny, comme le premier Balzac d’ailleurs, se permet quelques incohérences, accélère brutalement son récit, puis s’arrête sur une grande scène, signifiante, qui fonctionne presque isolément du reste. Peu importe que la trame en souffre. Ainsi, le chapitre sur le procès et l’exécution du père Urbain Grandier, à Loudun, au début du livre, constitue une sorte de nouvelle isolée. Le jeune marquis d’Effiat y figure, presque par hasard, lui qui vient à peine de quitter son château natal pour rejoindre la cour à laquelle le Cardinal de Richelieu l’a convié. Le rôle qu’y joue Cinq-Mars est parfaitement anecdotique ; la scène est bizarrement cousue au reste du récit. Le plaisir de l’écriture semble avoir outrepassé ses contraintes cohésives. L’affaire des possédées de Loudun a tout, il est vrai, pour attirer un écrivain romantique : un prêtre séduisant et charismatique est accusé par des Ursulines d’avoir envoûté leur communauté et de l’avoir livrée aux puissances lucifériennes. Comme le prêtre, Grandier, s’est publiquement attaqué à Richelieu, le pouvoir cardinalice y voit une bonne occasion de faire taire définitivement un opposant dangereux. Le procès, auquel s’intéresse Vigny, est truqué, et le prêtre condamné et brûlé. À cette affaire, extérieure à la conspiration de Cinq-Mars, l’écrivain consacre tout de même cinq des vingt-neuf chapitres du roman. La scène se déroule de nuit, sous un orage diluvien, dans la vieille ville médiévale de Loudun : scène romantique, scène gothique. Tout y est : la noirceur des âmes, la nuit, l’obscurantisme, la possession, le mensonge, les pécheresses, la colère de la foule, le feu des inquisiteurs, feu de mots, feu de flammes. Le romantisme saute au-dessus du classicisme louisquatorzien pour saisir la main de l’âge baroque qu’il se permet de noircir encore. Le ton du roman est donné, après un premier chapitre trompeur et burlesque, dans lequel le vieux Maréchal de Bassompierre a jacassé à qui mieux mieux, pour le plus grand plaisir du lecteur. Cinq-Mars jouera, à l’exemple des livres de Sir Walter Scott, des noirceurs de l’âme et de l’histoire ; son ambiance sera résolument nocturne. Les serments se prêtent dans les ténèbres des caves, à peine éclairées de quelques bougies caravagesques ; le Cardinal gouverne près de sa cheminée, dans la pénombre d’un vieux château ; le Père Joseph d’un côté, les conjurés de l’autre, œuvrent la nuit ; le peuple même, qui fait irruption devant le Louvre, préfigurant les futurs sans-culottes, s’agite à la faveur de l’obscurité. Les scènes lumineuses sont rares dans ce roman qui joue beaucoup plus sur les impressions du lecteur que sur sa sensibilité psychologique. Récit de poète, souvent d’une grande beauté – la scène nocturne de Loudun, plus que celle, un peu outrée des Pyrénées, me paraît être une grande réussite du livre – Cinq-Mars n’atteint peut-être pas les sommets psychologiques auquel nous a formés le roman français.
La cohérence psychologique manque parfois autant que la profondeur. Cinq-Mars passe un moment pour un jeune homme romantique, qui s’élève par amour d’une jeune princesse mantouane qu’il ne peut espérer épouser qu’à la condition de devenir, rapidement, un des Grands du royaume ; puis, il se métamorphose en politique matois, qui s’oppose au dessein centralisateur de Richelieu, et décide de comploter, rationnellement, contre le Cardinal, sans plus guère penser à son serment amoureux ; quand la princesse lui échappe enfin, il lâche tout sans combattre – alors que rien n’est encore complètement joué. Ni véritable politique, ni amoureux crédible, Cinq-Mars échappe au lecteur : fluide, variable, il présente les incohérences et les revirements de la jeunesse ; littérairement, ils surprennent, tant ils sont peu prévisibles et illustrent le manque de cohésion générale. Vigny, par là, ne trace-t-il pas néanmoins le portrait d’une noblesse versatile, velléitaire et inefficace et, partant, inapte à contrecarrer les desseins ambitieux et centralisateurs du Cardinal ? L’incohérence de Cinq-Mars ne condense-t-elle pas moins les défauts du récit que ceux de la noblesse ? Auquel cas Vigny, qu’on accusa de vouloir, par Cinq-Mars, critiquer l’absolutisme et le centralisme et réhabiliter l’ancienne noblesse, ne trace-t-il pas – délibérément ou non – le portrait d’une noblesse condamnée historiquement ? Il n’en reste pas moins que pour le lecteur d’aujourd’hui, les revirements des personnages, leur simplicité parfois effarante, leur monolithisme, pour être plus exact, affaiblissent la tenue romanesque du récit. J’atténuerai cependant mes remarques en notant que, s’ils sont un peu caricaturaux, les portraits de Richelieu et de Louis XIII font montre d’une certaine pénétration et d’une grande efficacité littéraire : la scène qui les oppose dépeint très finement quelle a pu être leur relation, faite d’un mélange de mépris, d’admiration et de crainte mutuelles. L’un est en mesure de renvoyer l’autre, mais ne parvient pas à s’y résoudre durablement, tandis que l’autre, qui le méprise, s’inquiète pour la pérennité de son œuvre politique. Bien sûr, Vigny, issu d’une lignée de petite noblesse de robe, critique explicitement le rabaissement de la noblesse par le cardinal : il voit l’origine lointaine de la Révolution dans l’isolement de plus en plus grand du monarque absolu face à son pays ; la noblesse, réduite à une courtisanerie inutile et dispendieuse, ne put défendre contre le peuple un roi trop grand, trop haut, trop seul. Je ne discuterai pas ici la pertinence de cette lecture de l’histoire, que je me contente de la souligner, après avoir montré qu’elle était peut-être doublée de doutes sous-jacents sur la qualité et la pertinence même de l’action de la noblesse.
On a beaucoup commenté les anachronismes de ce roman, qui n’en manque certes pas. Ils remplissent une bonne partie de la Causerie du lundi de Sainte-Beuve consacrée au livre. Vigny ramène à la vie des morts dont il a besoin, comme l’éminence du Cardinal, le fameux Père Joseph. Il mélange allégrement les évènements, bouscule la chronologie, concatène l’histoire pour lui donner le souffle dont le continuum du passé est parfois privé. Vigny romance l’histoire et façonne, dans l’imaginaire collectif, par le succès de ce roman, les figures d’un Louis XIII versatile et faible, et d’un Richelieu manipulateur et brutal. Au-delà de ces deux personnages centraux, il ne se passe d’aucune des célébrités de l’époque, qui remplissent l’arrière-plan de son récit : Jean-Paul de Gondi, futur cardinal de Retz, le jeune dauphin, futur Louis XIV et son frère, Jean-Baptiste Poquelin, futur Molière, et bien d’autres, dont le vieux maréchal de Bassompierre, Anne d’Autriche, Gaston d’Orléans, Laubardemont, Marie de Mantoue, le Père Lactance, d’Urfé, Scudéry, Vaugelas, Marion Delorme, Corneille, John Milton, Bouillon, Mazarin, etc. N’en jetez plus ! Vigny rend ainsi hommage à certains de ses auteurs préférés, comme Retz, qu’il présente sous la figure plaisante d’un bretteur et d’un jouisseur. Retz joue dans le roman un rôle très important – en contradiction avec ses Mémoires, dans lesquelles le nom même de Cinq-Mars est à peine cité et celui de sa conjuration tu. L’une des scènes qui a été le plus reprochée à Vigny, c’est celle (chapitre XX) dans laquelle le jeune Milton lit des extraits d’une traduction de Paradise Lost (historiquement loin d’être composé) devant l’élite littéraire et académique du temps, qui se moque outrageusement du grand poème anglais. Pour Scudéry, Vaugelas, Desbarreaux, parfaites illustrations de l’imbécillité littéraire d’une époque et de son incompréhension du « nouveau » et du « génial », Paradise Lost n’a pas de valeur. Milton, comme les romantiques du temps de Vigny, est incompris des sommités de son temps, depuis pourtant tombées dans l’obscurité, ce que savent et l’auteur, et le lecteur.
Seuls deux hommes saisissent d’instinct quelle peut être la force de ce qu’ils entendent : Pierre Corneille, jeune tragédien déjà célèbre (et controversé) et le juvénile Jean-Baptise Poquelin, alors âgé… de 16 ans ! Le génie seul reconnaît le génie, leçon romantique s’il en est. L’astuce est un peu grossière. On retrouvera, à la toute fin du roman, Corneille et Milton, discutant de la conspiration de Cinq-Mars, de la destinée de la monarchie, de la France et de l’Angleterre, et d’un Anglais qui s’élève alors contre l’absolutisme des Stuarts… Cromwell ! (la révolution anglaise et le « Commonwealth » anticipés d’une décennie…). Ces deux passages, historiquement, ne tiennent pas ; Vigny fait un clin d’œil à son lectorat, à qui il a déjà fait sentir que, derrière les fautes de Louis XIII et de Richelieu, se tenaient, au loin, l’absolutisme et la Révolution. Corneille et Milton, pythies littéraires et politiques, expriment le génie universel et visionnaire propre, selon la doxa romantique, aux hommes de lettres, capables d’anticiper ce que les politiques, le nez collé à la fange de leur temps, ne voient pas. Plutôt que de dire que ces deux scènes ne fonctionnent pas historiquement, peut-être faut-il les lire comme les dernières manifestations d’un genre littéraire déjà disparu à l’époque de Vigny : le dialogue des morts (Fontenelle ou Fénelon en écrivirent de leur temps). Quand Vigny imagine le dialogue de Milton et de Corneille, auquel il adjoint in extremis et pour le plaisir le jeune Molière, il se plaît à ressusciter une vieille forme littéraire, à l’évident intérêt philosophique. Que peuvent se dire deux hommes, certes contemporains, mais dont on n’a aucune preuve qu’ils se soient parlés et connus ? Belle question à laquelle le roman historique, recréation du passé, récréation de l’écrivain, permet de répondre. Conversant, symboliquement, aux pieds de la statue d’Henri IV, Corneille et Milton s’interrogent sur le pouvoir, sur Richelieu et sur la grandeur ; c’est l’Anglais qui conclut cet échange en contestant le bilan du Cardinal et en lui opposant, celui, à venir, de Cromwell. Ne lisons pas sèchement ces scènes en pointant leur absurdité factuelle. Mieux vaut y voir une forme de connivence entre l’auteur et son lecteur, tous deux parfaitement conscients de l’impossibilité historique du récit, et pourtant sensibles à sa vérité symbolique, littéraire et intellectuelle.
La narration de Cinq-Mars ne laisse jamais oublier qu’elle se déroule au XIXe siècle, 180 ans après les évènements qu’elle dépeint. Lorsque le peuple parisien, échauffé par les partisans de la noblesse et par ceux du Cardinal, s’insurge et vient réclamer, au Louvre, un signe de la reine et la présentation du petit Dauphin Louis, le lecteur contemporain de Vigny, comme celui d’aujourd’hui, voit 1791 ; dans le geste d’apaisement d’Anne d’Autriche à la foule en colère, se dessine déjà celui de Marie-Antoinette, cent cinquante ans plus tard. La Révolution, rupture historique majeure, est l’arrière-plan nécessaire d’un tel livre, tant il est probable que sans elle, une telle œuvre n’aurait pu être écrite. Si Richelieu intéresse et clive, c’est que son œuvre, jalon dans l’unification du territoire et dans sa centralisation, prélude des crises et des bouleversements à venir, suscite autant l’admiration que la critique. Vigny, qui le blâme et le présente, ourdissant ses projets dans l’ombre, comme une figure ténébreuse, ne peut s’empêcher, néanmoins, de manifester de l’admiration à son égard. Ainsi quand, dans une scène réussie, Richelieu abandonne quelques heures à Louis XIII le soin de toutes les décisions diplomatiques et politiques, Vigny montre quelle précision, quelle méthode et quel soin le Cardinal portait aux affaires d’État. Le pauvre monarque, submergé, rappelle vite son ministre. L’histoire a depuis un peu corrigé le portrait de Louis, en montrant qu’il fut, lors des six mois qui séparèrent la mort du Cardinal de la sienne, capable de gouverner sans commettre d’erreurs ni de fautes. Vigny, néanmoins, désigne ce que Bernard Shaw résumera en une saisissante formule : « Certains sont des rois, d’autres sont des hommes d’État, ce sont rarement les mêmes. » Après cette leçon sur les derniers temps du Cardinal, Vigny, encouragé par le triomphe de Cinq-Mars, envisagea d’écrire d’autres romans historiques : projet avorté, comme tant d’autres. Les Trois Mousquetaires prendront, vingt ans plus tard, l’ascendant sur le roman de Vigny, qui restera dès lors dans l’ombre de la création de Dumas. Il s’en distingue pourtant par bien des points : moins rocambolesque, il touche parfois très juste et constitue moins un roman que la rêverie d’un homme sur une époque dont il est séparé par autant d’années que nous le sommes de lui. Malgré ses défauts et son hétérogénéité, Cinq-Mars n’est pas sans grandeur, à la condition, bien sûr, de ne pas prendre pour un livre d’histoire cette rêverie romantique sur la fin d’une époque, sur l’agonie d’un monde, prélude d’un temps nouveau.