Les grands romanciers et les grands poètes peuvent saisir leur temps, en dehors de toute enquête historique érudite, de toute réflexion sociologique poussée, et même de toute démarche à peu près scientifique. Ils pressentent, par une sorte d’intuition presque tellurique, les sourds mouvements tectoniques de leur époque. Le monde change ; ils s’en aperçoivent. Qu’il se produise quelque chose de neuf – qu’ils sont parfois bien en peine de nommer – et les en avertissent leurs sens, plus éveillés que les nôtres, à nous pauvres animaux rationnels et étroits, cervelles raisonnantes et influençables. Si la précision leur fait parfois défaut, le jeu de leur intuition produit pourtant, à l’occasion, des résultats saisissants. Ces écrivains montrent moins leur génie en réfléchissant froidement, par le jeu spéculatif, professoral, théorique, qu’en transposant, par le biais de la poésie et de la prose, le réel dans l’espace épuré, et donc signifiant, de la fiction.
Parmi ces écrivains hypersensitifs, je compte évidemment D.H.Lawrence, dont j’ai déjà souligné par le passé la finesse de certains de ses pressentiments – sur le fascisme, notamment, dans Kangourou. Peu importe que Lawrence tourne à l’occasion des pages durant autour d’un problème qu’il ne parvient pas à exposer (dans le tiers final de Femmes Amoureuses, par exemple). Lorsque se produit l’étincelle, au cœur d’un grand texte (de Lawrence ou d’un autre), le lecteur est récompensé de tous ses efforts – et peut accéder à un stade différent d’intellection, sur lui, sur autrui ou sur le monde qui l’entoure. La lecture s’en trouve justifiée.
Dans ce texte méconnu de D.H. Lawrence, écrit le 19 février 1924 (la date est importante), le lecteur trouvera un tableau inquiet de l’Allemagne d’alors, d’une inquiétude purement perceptive, attentive aux gens, aux sons, aux villes ; d’une intelligence des sens, préoccupée par la dangereuse irrationalité qu’elle pressent être en plein essor. Je la trouve plus proche de l’essai fictionnel que du strict reportage, du fragment autobiographique que de l’enquête journalistique. Sa forme peut apparaître datée, et ses imprécisions fort éloignées des prédictions telles que les envisage une conception étroite du prophétisme, c’est un fait. L’histoire peut y être malmenée. Quelques facilités apparaissent ici ou là, sur le sang et la race ; elles sont d’époque, et ce qui allait naître ne les avait pas encore définitivement disqualifiées. Pardonnons à celui qui a senti que quelque chose devait se produire de n’avoir pas su quelle forme précise et scientifique ce quelque chose prendrait. Au-delà de ces détails superficiels, Lawrence (mort en 1930) avait en réalité perçu, dès le franchissement du Rhin, le visage effrayant qu’allait prendre l’Allemagne une décennie plus tard, visage qu’elle avait déjà en puissance, et dont il avait saisi, par quelques allusions littéraires à la « Tartarie », toute la barbarie sous-jacente. Pour le dire comme Jünger, bien plus tard, en 1938, alors que tous les signaux de la progression du mal collectif étaient observables : Le Grand Forestier va s’éveiller. Et c’est un mérite, certes inutile pour la civilisation, mais un mérite tout de même, pour D.H.Lawrence, de l’avoir, à sa manière, avec ses mots, parfois usés, parfois dépassés, pressenti parmi les premiers.
Même si elle n’a aucun rapport avec le recueil qui la comprend (Matins mexicains), cette lettre méritait bien, à mon avis, d’y être incluse par l’éditeur, Le Bruit du Temps. On y saisit ici, en pleine action, l’instinct du romancier : ce qu’il voit, ce qu’il sent, ce qu’il pressent, a une justesse que peu de démonstrations méthodiques peuvent atteindre, elles qui sont engoncées dans leurs sains principes rationnels, qui les soutiennent et les ralentissent ; le romancier, lui, peut laisser ses sens s’exprimer – qu’il ne se mêle pas de démontrer, qu’il se contente de montrer. S’il est bon – et Lawrence l’était – cela suffira.
(Je vous remercie de m’indiquer les éventuelles coquilles d’un texte passé à la moulinette d’un logiciel de reconnaissance de caractères – une grande première pour moi ; il y avait quelques imprécisions, je crois les avoir toutes corrigées, mais qui sait…)
UNE LETTRE D’ALLEMAGNE
Nous retournons à Paris demain, c’est donc le dernier moment pour écrire une lettre d’Allemagne. Envoyée plutôt depuis la lisière de l’Allemagne.
C’est un voyage sinistre que celui de Paris à Nancy, à travers cette région de la Marne qui donne encore le sentiment qu’on lui a extirpé l’âme à coups d’explosifs ; pourtant les champs mornes sont nivelés et cultivés, et les arbres, blêmes et fins comme des fils, tiennent debout. Tout ici paraît cependant vide, nul et non avenu. Dans les villages, des alignements de rues où les maisons délabrées ont l’air de chicots entre des dents saines.
Vous arrivez à Strasbourg, où les gens continuent de parler l’allemand d’Alsace, comme depuis toujours, malgré les enseignes en français des magasins. L’endroit a l’air mort. Beaucoup d’articles en coton, du coton blanc, venus de Mulhouse, d’usines qui étaient anciennement allemandes. Une masse invraisemblable de cotonnades blanches bon marché.
La façade de la cathédrale, haute, plate, ouvragée, une sorte d’obscurité dans l’obscurité, avec une rosace ronde et de longs, longs prismes de pierre. Étrange que des hommes aient eu un jour envie de poser pierre ouvragée sur pierre ouvragée jusqu’à une telle hauteur, et sans tout faire tomber. Le gothique! Ça me rendait toujours joyeux de voir s’écrouler mes châteaux de cartes. Mais ces Goths et ces Alamans avaient apparemment une passion pour les hauteurs vertigineuses.
Le Rhin est toujours le Rhin, le grand séparateur. Ce que vous ressentez en le traversant. Des berges détrempées, planes, gelées. Puis le fleuve, froid, sinueux. Enfin l’autre côté, qui a l’air si froid, si vide, si gelé, si abandonné. Le train s’arrête et rejette furieusement sa vapeur. Après quoi il s’étire à travers la plaine plate du Rhin, passe des zones inondées prises par le gel, des champs de givre, dans le vide de cette portion de territoire occupé.
Dès que vous avez franchi le Rhin, l’esprit du lieu change. On n’essaie plus de vous servir le boniment de l’aménité. Les zones marécageuses sont gelées. Les champs sont vides. On dirait qu’il n’y a plus personne au monde.
C’est comme si la vie s’était retirée vers l’Est. Comme si la vie germanique refluait lentement pour éviter tout contact avec l’Europe occidentale, refluait vers les déserts de l’Est. Voici les collines rondes, pesantes, massives de la Forêt-Noire, noires du noir d’encre des arbres allemands et qu’émaille un peu de blanc neigeux. On dirait une succession d’énormes éminences intriquées, sombres, qui obstruent le regard vers l’Est. Vous les considérez depuis la plaine du Rhin, et comprenez que vous vous trouvez sur une véritable frontière, une frontière contre quelque chose.
À l’instant où vous êtes en Allemagne, vous savez. Un sentiment de vide, de vague menace. C’est ainsi que les soldats romains ont dû contempler ces coteaux ronds, noirs et massifs : avec une certaine crainte, et en comprenant qu’ils touchaient là à une limite, leur limite. La crainte des indigènes invisibles. La crainte de cette vie invisible rôdant dans les bois. La crainte de leur exact contraire.
Il en va de même pour les Français ; cette même crainte, presque mystique. Mais on ne doit insulter pas même ses propres craintes.
L’Allemagne, cette partie de l’Allemagne, est très différente de ce qu’elle était il y a deux ans et demi, lorsque j’y étais venu. À l’époque, elle était encore ouverte à l’Europe. Elle regardait encore vers l’Europe occidentale en espérant une réunion, une sorte de réconciliation. Époque révolue, désormais. La mystérieuse, l’inexorable barrière est retombée ; et ses puissantes inclinations portent une fois encore l’esprit germanique vers l’Est : vers la Russie, vers la Tartarie. L’étrange vortex de la Tartarie est redevenu le centre positif, et la positivité de l’Europe occidentale a été brisée. La positivité de notre civilisation s’est rompue. Les influences, invisiblement, proviennent dorénavant de la Tartarie. Tant et si bien que toute l’Allemagne lit Bêtes, hommes et dieux avec une sorte de fascination. Et ce faisant retrouve sa fascination pour l’Est destructeur qui engendra Attila.
Il fait nuit, donc. Baden Baden est un petit endroit paisible, une fois tous les curistes partis. Plus aucun Tourgueniev, plus aucun Dostoïevski, ni grand-duc ni roi Edwards venant boire les eaux. Tous les signes extérieurs d’une ville d’eau mondialement connue – mais vide à présent, un simple village de la Forêt-Noire, que traversent des trains chargés de grumes en direction de la France.
Le Rentenmark, le nouveau mark-or allemand, est abominablement cher. En Angleterre les prix sont élevés, mais à Baden on achète moins avec la devise anglaise qu’on ne peut acheter à Londres, et de beaucoup. En outre il n’y a pas de travail – donc pas d’argent. Personne n’achète quoi que ce soit, hormis le strict nécessaire. Les commerçants sont désespérés. Et il y a de moins en moins de travail.
Tout le monde renonce au téléphone – trop cher. Les tramways ne circulent pas, sauf trois fois par jour jusqu’à la gare. Vers l’Annaberg, dans la banlieue, les lignes sont envahies par la rouille et les tramways n’y vont plus. Les gens sont dans l’incapacité d’acquitter les dix pfennigs du billet. Aujourd’hui, dix pfennigs représentent une somme importante : un penny. C’est exactement cent milliards de marks.
L’argent devient fou, et les gens avec.
La nuit, l’endroit est plongé dans une obscurité presque totale, pour économiser la lumière. Économie, économie, économie – cela aussi tourne à la folie. Par chance, le gouvernement fait en sorte que le pain reste relativement bon marché.
Mais la nuit vous avez l’impression qu’il se passe d’étranges choses dans le noir, vous ressentez l’étrangeté qui émane de cette Forêt-Noire jamais vraiment conquise. Vous vous raidissez, à l’écoute de la nuit. Vous éprouvez une sensation de danger. Cela ne vient pas des gens. Ils n’ont pas l’air dangereux. C’est de l’air lui-même que provient cette sensation de danger, la sensation bizarre d’un mystérieux danger, une sensation qui hérisse.
Quelque chose s’est passé. Quelque chose s’est passé qui ne s’est pas encore produit. L’ancien sortilège de l’ancien monde s’est rompu, et l’ancien esprit sauvage, celui qui hérisse, a pris possession des lieux. La guerre n’a pas brisé l’espoir de paix-et-production du monde, mais elle l’a profondément altéré. C’est pourtant ce vieil espoir de paix-et-production qui continue de gouverner, de gouverner la conscience à tout le moins. Même en Allemagne, il n’a pas complètement disparu.
Mais c’est comme s’il avait pratiquement disparu. Ces deux dernières années en sont la cause. L’espoir de paix-et-production s’est brisé. L’ancien courant, l’ancienne adhésion n’ont plus cours. Et c’est un courant plus ancien qui s’est imposé. Retour, retour à la sauvage polarité tatare, éloignement de la polarité que représentait l’Europe chrétienne civilisée. Cela, me semble-t-il, a déjà eu lieu. Et c’est un fait infiniment plus important que tout autre événement plus concret. Il engendrera la prochaine phase des événements.
Et l’impression jamais ne s’atténue. En remontant la vallée du Rhin, c’est toujours la même obscure sensation de danger, de silence, de suspens. Non que les gens soient occupés à comploter, manigancer, ourdir – je ne le crois pas une minute. Mais quelque chose s’est produit dans l’âme humaine, par-delà tout espoir. L’âme humaine s’est détachée de l’unisson, s’en est allée se fortifier ailleurs. L’ancien esprit de l’Allemagne préhistorique est de retour, à la fin de l’Histoire.
Même chose à Heidelberg. Heidelberg, des gens partout, partout, partout. Des étudiants, tous pareils, des jeunes gens sac au dos tous semblables, des bandes de filles et de garçons qui descendent des collines. Pareils, et différents. Ces curieuses bandes de Jeunes Socialistes, garçons et filles, avec leurs discours antimatérialistes et leurs affirmations teintées de mysticisme, c’est leur étrangeté qui vous frappe. Quelque chose de primitif, comme des bandes errantes issues de tribus qui se seraient scindées, éparpillées, ainsi les voit-on. Et ces flots de gens produisent une impression de silence, de secret, de dissimulation. L’impression que tout homme et toute chose ont fui l’ancienne harmonie, comme des barbares rôdant dans un buis fuient les regards. Les vieilles habitudes demeurent. Mais la masse des gens n’a pas d’argent. Et le courant des sentiments s’est entièrement inversé.
Vous êtes là, dans les bois qui dominent la ville, et vous contemplez le Neckar vert qui glisse rapidement hors de l’échancrure allemande pour rejoindre le Rhin. Le soleil disparaît lentement, écarlate, dans la brume de la vallée du Rhin. De l’autre côté, la vieille pierre rosée du château en ruine semble s’embraser, la maréchalerie en dessous est dans l’ombre, les toits pointus de la vieille ville compacte, qui vient buter sur la porte du pont, brillent puis s’éteignent. La brume est bleue.
C’est comme si les années faisaient rapidement marche arrière – et n’avançaient plus. Le temps, comme un ressort qui casse et brusquement se recroqueville, semble revenir avec une mystérieuse vélocité vers une sorte de mort. Revenir au fantôme du haut Moyen Âge allemand, puis à l’époque romaine, puis au temps des forêts silencieuses et des barbares qui y rôdent, menaçants.
Les races germaniques recèlent quelque chose que rien n’est susceptible d’altérer. À peau blanche, élémentaire, dangereux. Notre civilisation est née de la fusion des yeux noirs et des yeux bleus. La rencontre, le mélange, l’enchevêtrement des deux races ont été la joie de notre ère. Le Celte était là, étranger mais nécessaire, tel un réactif chimique à la fusion. La civilisation européenne a alors pris son essor. Pareillement ces cathédrales, et ces pensées.
Mais aujourd’hui, le Celte est l’agent désintégrateur. Les races latines et méridionales se dissocient des races septentrionales, et l’instinct nordique du Germain reflue vers la Tartarie, vers le vortex destructeur de la Tartarie.
C’est le destin, personne désormais n’y peut rien changer. Le sang lui-même se transforme. Au cours de ces trois dernières années, la composition même du sang s’est modifiée dans les veines de l’Europe. Mais surtout dans les veines germaniques.
Et nous avons simultanément contribué à cela – par l’occupation de la Ruhr, par l’impéritie anglaise, par la perfidie allemande. C’est nous-même qui avons fait cela. Et apparemment on ne pouvait faire autrement.
Quos vult perdere Deus, dementat prius.
19 février 1924, DH.Lawrence.
« Une lettre d’Allemagne », D.H.Lawrence, Matins mexicains et autres essais, Le Bruit du Temps, 2012 (Trad. Jean-Baptiste de Seynes)