Le poète au service de la nation : Cathleen Ni Houlihan, de William Butler Yeats

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Comme indiqué dans mes précédents articles, cette semaine est consacrée à des chroniques moins longues que d’habitude, sur des ouvrages que je n’ai pas encore eu le temps de traiter et qui méritent pourtant quelques commentaires.

William Butler Yeats, Cathleen Ni Houlihan, L’Arche, 1997 (trad. Jacqueline Genet) (première éd. 1904)

L’œuvre de Yeats a mis bien des décennies à franchir la mer et à s’acclimater à nos latitudes. Alors qu’il est l’un des plus importants poètes du patrimoine anglophone, qu’il est l’un des rares Prix Nobel du premier quart de siècle à être toujours lu, que l’Anthologie bilingue de la poésie anglaise lui offre une large place dans la Pléiade, qu’une immense partie de ses écrits sont désormais disponibles dans notre langue grâce au travail monumental et continu de Jacqueline Genet, ses amateurs français sont toujours confrontés à l’incuriosité de leurs compatriotes à son égard. À leur décharge, reconnaissons qu’une certaine poésie écrite en anglais passe mal dans sa transcription française – et c’est le cas, souvent, de celle de Yeats : quand les rythmes, la musique, les effets sonores, tout ce qui constitue la magie de certains poèmes, passe à la moulinette cartésienne et latine, la poésie n’en ressort souvent que tronquée et mutilée. L’Arche a néanmoins choisi de publier, voici une quinzaine d’années, trois volumes consacrés au théâtre de Yeats (hélas sans préface, ni notices, ni notes), dont j’extrais aujourd’hui une pièce, intéressante quoique très courte : Cathleen Ni Houlihan. Le théâtre de Yeats ne peut être compris sans être replacé dans son cadre historique. Yeats s’engage dans les années 1890, alors qu’il a une trentaine d’années, dans les mouvements culturels et nationalistes irlandais (l’île ne sera indépendante du Royaume-Uni qu’en 1922). Une première expérience théâtrale, en 1899-1901, tourne court. La seconde sera la bonne. À la fin de l’année 1904, Cathleen Ni Houlihan est la première pièce à être représentée à l’Abbey Theatre, haut lieu du théâtre irlandais, toujours en activité aujourd’hui. Parce qu’elle inaugure une expérience de théâtre national irlandais, à la destination des foules, Cathleen Ni Houlihan doit être lu comme un texte aux visées non seulement poétiques mais programmatiques. Le théâtre de Yeats est certes un théâtre de poète symboliste, un théâtre de légendes irlandaises, un théâtre de musique et de mystères, dont se dégage une magie fragile, que la mise en scène peut, si elle n’est pas délicate, gâcher entièrement. Il est aussi un théâtre « identitaire » où l’Irlande refonde ses mythes, les met en forme, avec l’arme de l’ennemi, la langue anglaise. Yeats utilise des légendes et des allégories pour exprimer, sur la scène, une forme de folklore et d’esprit typiquement irlandais, à rebours des drames sociaux et naturalistes qui triomphent alors sur le continent (Ibsen, Strindberg, Hauptmann). La plupart de ses pièces ne présentent pas un ancrage nationaliste aussi explicite que Cathleen ni Houlihan, voire n’en présentent pas du tout (la comédie bouffonne Le Pot de bouillon ou la tragédie Deirdre par exemple).

Cathleen Ni Houlihan, comme le lecteur, en l’absence de préface et d’explications, ne peut le deviner à la lecture de la pièce, est un personnage irlandais mythique, une des manifestations folkloriques de l’identité nationale. Il s’agit d’une vieille mendiante, qui apparaît subitement dans une honorable famille irlandaise, pour attirer à elle (et à sa cause cachée) les jeunes hommes. Sa figure est ambiguë : elle évoque surtout celle d’une sorcière. Compte tenu de son âge, ses charmes ne peuvent être que surnaturels, immatériels, de l’ordre de l’essence et de l’idéal. Ils ne sont pas perceptibles : son discours prévaut sur son apparence, la magie des mots qu’elle emploie sur le visage qu’elle porte. Elle représente la subversion de l’ordre bourgeois : contre le confort, l’inconscience politique et, peut-être, la collaboration avec l’autorité anglaise, elle incarne une voie solitaire et ardue, pauvre et méritoire, celle de la justice et de l’indépendance de la nation. Cathleen est l’Irlande mutilée, usée, fatiguée, qui erre en quête de justice sur une terre qui lui refuse. Cette lecture ne s’impose pas nécessairement au lecteur français. En effet, le hasard de la composition du volume français a fait précéder Cathleen Ni Houlihan d’une autre pièce, dont elle paraît être le pendant. Dans La Terre du Désir et du Cœur, une jeune femme abandonne l’oppressant foyer marital pour suivre un personnage enfantin et féerique, qui représente, contre la paysannerie irlandaise catholique et obtuse, un retour aux sources magiques de l’existence nationale. Le poète charme par sa fantaisie : au monde rationnel des calculs et des préjugés répond un univers de légendes et de rêveries. Cathleen Ni Houlihan semble être le pendant « masculin » de cette pièce-là : un jeune homme, Michael, à la veille de se marier avec un beau parti, pour le bonheur, intéressé, de ses parents, est corrompu par une mendiante. En jouant sur son sens de la justice, elle le pousse, elle à qui ont été volés « quatre champs » (allégorie des quatre provinces d’Irlande, Leinster, Munster, Connacht et Ulster), à la rejoindre dans sa cause et dans son errance. Le jeune homme choisit la justice et la lutte, le péril et l’exil, contre l’avis de ses parents, contre la perspective d’un confort bourgeois assuré, contre ses intérêts matériels. Remarquons que Yeats n’a pas poussé très loin la psychologie de cette conversion, assez subite pour passer pour un ensorcellement, nous en verrons les causes plus loin. Michael semble, à la fin de la pièce, récompensé de sa confiance puisque la vieille mendiante se métamorphose, dans l’œil du jeune frère, Patrick, qui les regarde s’éloigner. Il ne voit plus la vieille mendiante mais, au loin « a young girl, and she had the walk of a queen. » (« une jeune fille, et elle a la démarche d’une reine »).

Bien sûr, la pièce tourne autour de la confrontation entre deux systèmes de valeurs concurrents : d’une part, le prosaïsme ignorant et bourgeois des parents ; de l’autre, la soif de justice éthérée et inquiétante de la mendiante. Le père, Peter, joue avec ses pièces, la mère, Bridget, s’occupe des parures du mariage, la promise, Delila, rêve des splendeurs cérémonielles du lendemain. Ce monde pratique, à courte vue, est un peu dérangé par les bruits et les hurlements venus de la ville, mais ceux-ci ne l’intriguent pas suffisamment pour qu’il cherche à savoir ce qu’il se passe vraiment. À l’inverse, Michael, quand il arrive sur scène, ne met guère de temps à demander à son petit frère d’aller s’informer en ville, signe d’une attention, d’une curiosité et d’une disponibilité à ce qui déborde du cercle resserré et intime des préoccupations de ses parents. Face à la mendiante qui arrive subitement, il laisse d’abord son père parler. Celui-ci, avec son prosaïsme coutumier, essaie de rattacher les réponses de Cathleen à ce qu’il connaît, à un univers social et géographique fermé, délimité. Si le spectateur est vite convaincu de voir en elle un personnage fantastique, dont le message ne peut être que crypté ou allégorique, Peter n’aperçoit guère qu’une mendiante, peut-être folle, assez pitoyable au fond et face à qui, à la veille de réjouissances privées, il convient d’être généreux. Michael pose, lui aussi, quelques questions ; contrairement à son père, qui interprétait les réponses pour les intégrer dans son ordre mental du monde, Michael les prend comme elles viennent, les accepte pour ce qu’elles sont, éléments cohérents en eux-mêmes, ce qui constitue le premier signe d’une conversion à venir. En quelques répliques, parce qu’il écoute par deux fois les chants de la vieille mendiante, Michael oublie son mariage, signe dramaturgique de son envoûtement. Le nationalisme de Yeats, tel qu’il se manifeste ici, et ses critiques sauront s’en souvenir (souvenez-vous de la première partie d’In memory of W.B. Yeats, d’Auden), n’est pas un nationalisme rationnel, c’est un enchantement. C’est moins la parole, l’argument rationnel, le jeu logique des causes et des conséquences, qui convertit Michael que le chant, l’expression poétique, la magie irrationnelle. Ce nationalisme-là, fondé sur le folklore et l’identité qu’on ne dit pas encore nationale, exprime une part cachée, mystique, ésotérique, à laquelle il faut être converti par un agent, en l’occurrence une mendiante qui chante des vers, un poète qui touche le cœur et non l’esprit, bref, par un redoublement propre à l’expression littéraire, par l’œuvre elle-même. Quand Patrick revient de la ville avec quelques informations, Michael est déjà converti par la mendiante. Il a oublié son mariage et s’apprête à suivre Cathleen. Que se passe-t-il à la ville ? Patrick annonce l’événement : les Français débarquent, l’insurrection nationale (de 1798) a commencé. Ni la promise de Michael ni sa mère ne sauront l’arrêter : le devoir national l’appelle. L’intéressant, c’est que l’insurrection n’emporte pas la décision, pas plus que le sens rationnel et matériel de ses intérêts. Non, il suit la mendiante parce qu’elle lui a parlé de justice – attisant ainsi son intérêt (« I have my hopes […]The hope of getting my beautiful fields back again; the hope of putting the strangers out of my house. ») ; plus intéressant, il suit aussi la mendiante car il a été converti par une puissance irrationnelle, la magie du poème et de la musique, touché au cœur, et non à l’esprit, par un message déraisonnable – tout spectateur irlandais sait que l’insurrection va échouer – et esthétique : le chant.

En cela, je pense que Cathleen Ni Houlihan éclaire particulièrement bien la conception que se faisait Yeats de l’articulation entre l’art et la politique, ou, pour être plus précis, entre l’expression esthétique du monde et le souci de l’indépendance de la nation. Ce nationalisme-là, adressé aux gens du commun, ne cherche pas à les convaincre, il cherche à les envoûter, à montrer que l’intérêt, le lucre et la vie intime ne peuvent représenter le seul horizon d’une nation qui erre, telle Cathleen, à la recherche d’une justice que nul ne lui a encore rendu. Cathleen chante pour attirer de jeunes hommes et les employer dans sa quête ; le poète chante pour agréger à la mouvance nationaliste ceux que touchera l’art, ceux que touchera la poésie, ceux que touchera une mise en scène habile. Le nationalisme apparaît ici comme passion irrationnelle, comme sentiment d’appartenance intime, et non comme compréhension logique, comme pari rationnel et intéressé. L’explosion irrationnelle, depuis lors, de certains nationalismes et ses conséquences tragiques invitent le lecteur d’aujourd’hui à la prudence. La jolie conversion nationaliste par la poésie et le sentiment n’a-t-elle pas débouché sur la négation de l’art et de l’homme ? Cathleen n’est-elle pas plus inquiétante qu’elle n’est libératrice ? Quand Patrick voit une reine plutôt qu’une mendiante, n’est-il pas, lui aussi, victime d’un inquiétant sortilège ? On comprend d’autant mieux, une fois ces questions posées, les soupçons qu’expose Auden dans son mémorial : Yeats fut peut-être, lui aussi, comme Cathleen, un faux bon génie du nationalisme.

The Moods

The Moods

Time drops in decay,

Like a candle burnt out,

And the mountain and the woods

Have their day, have their day ;

What one in the rout

Of the fire-born moods

Has fallen away ?

Le temps goutte à goutte se décompose,

Comme une bougie consumée

Et les montagnes et les bois

Ont leur moment de gloire ;

Dans la déroute

Des humeurs nées du feu

Laquelle s’est évanouie ?

W.B.Yeats, The Wing Among the Reeds, 1899 (trad J.-Y.Masson)

Turning in the widening gyre

The Second Coming, W.B. Yeats

TURNING and turning in the widening gyre
The falcon cannot hear the falconer;
Things fall apart; the centre cannot hold;
Mere anarchy is loosed upon the world,
The blood-dimmed tide is loosed, and everywhere
The ceremony of innocence is drowned;
The best lack all conviction, while the worst
Are full of passionate intensity.

Surely some revelation is at hand;
Surely the Second Coming is at hand.
The Second Coming! Hardly are those words out
When a vast image out of Spiritus Mundi
Troubles my sight: somewhere in sands of the desert
A shape with lion body and the head of a man,
A gaze blank and pitiless as the sun,
Is moving its slow thighs, while all about it
Reel shadows of the indignant desert birds.
The darkness drops again; but now I know
That twenty centuries of stony sleep
Were vexed to nightmare by a rocking cradle,
And what rough beast, its hour come round at last,
Slouches towards Bethlehem to be born?

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La seconde venue, W.B. Yeats

Tournant, tournant dans la gyre toujours plus large,
Le faucon ne peut plus entendre le fauconnier.
Tout se disloque. Le centre ne peut tenir.
L’anarchie se déchaîne sur le monde
Comme une mer noircie de sang : partout
On noie les saints élans de l’innocence.
Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires
Se gonflent de l’ardeur des passions mauvaises.

Sûrement que quelque révélation, c’est pour bientôt.
Sûrement que la Seconde Venue, c’est pour bientôt.
La Seconde Venue ! A peine dits ces mots,
Une image, immense, du Spiritus Mundi
Trouble ma vue : quelque part dans les sables du désert,
Une forme avec corps de lion et tête d’homme
Et l’œil nul et impitoyable comme un soleil
Se meut, à cuisses lentes, tandis qu’autour
Tournoient les ombres d’une colère d’oiseaux…
La ténèbre, à nouveau ; mais je sais, maintenant,
Que vingt siècles d’un sommeil de pierre, exaspérés
Par un bruit de berceau, tournent au cauchemar,
– Et quelle bête brute, revenue l’heure,
Traîne la patte vers Bethléem, pour naître enfin ?

Traduction d’Yves Bonnefoy

(Le poème a été écrit en 1919, ce qui éclaire sa tonalité générale)

Et si vous souhaitez en savoir plus sur William Butler Yeats et Yves Bonnefoy, je vous conseille le blog de Maxime Durisotti, bien meilleur sur le sujet que je ne le serai jamais.

Mémoire d’un poète : « Que le jour de sa mort fut un jour sombre et froid »

Irlande

Pris par le temps, je n’avais pas fourni avec le poème de Wystan Hugh Auden une traduction digne de ce nom – rassurez-vous, elle n’est pas de moi. C’est chose faite ci-dessous. Yeats mourut en janvier 1939 ; avec lui disparaissait un des infimes remparts que la civilisation opposait encore au déferlement guerrier qui s’annonçait. L’ensemble est une splendide évocation qui se passe de commentaires – surtout des miens.

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A la mémoire de W.B. Yeats

(mort en janvier 1939)

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I

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Il disparut en plein cœur de l’hiver :

Les ruisseaux étaient gelés, les aérodromes presque vides

Et la neige défigurait les statues municipales ;

Le mercure tomba dans la bouche du mourant.

Les instruments dont nous disposons conviennent

Que le jour de sa mort fut un jour sombre et froid.

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Loin de sa maladie

Les loups couraient toujours au milieu des sapins,

La rivière rustique dédaignait les quais élégants,

Les langues affligées

Cachèrent la mort du poète à ses poèmes.

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Mais pour lui, ce fut le dernier après-midi où il était lui-même,

Un après-midi d’infirmières et de rumeurs ;

Les provinces de son corps se révoltaient,

Les places de son esprit étaient vides,

Le silence envahit les faubourgs,

Le courant de ses sensations fut coupé ; il devint ses admirateurs.

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Le voilà dispersé à travers une centaine de villes

Et livré tout entier à d’insolites affections,

Il lui faut chercher son bonheur dans une autre sorte de bois,

Être puni selon un code de conscience étranger.

Les paroles d’un homme mort

Se modifient dans les entrailles des vivants.

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Mais dans la prétention et le bruit de demain,

Quand les courtiers hurleront comme des bêtes sur le plancher de la Bourse,

Que les pauvres souffriront comme ils y sont assez accoutumés,

Et que chacun, dans la cellule de lui-même, sera presque convaincu de sa liberté,

Quelques milliers d’hommes penseront à ce jour-là

Comme à l’un de ces jours où l’on fit quelque chose d’un peu inhabituel.

Les instruments dont nous disposons conviennent

Que le jour de sa mort fut un jour sombre et froid.

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II

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Vous étiez absurdes comme nous ; votre don survécut à tout :

La paroisse de femmes riches, la déchéance physique,

Vous-même. L’Irlande folle en vous blessant vous fit poète.

Aujourd’hui, l’Irlande a toujours sa folie et son climat,

Car la poésie ne fait rien arriver : elle survit

Dans la vallée qu’elle a créée, où les chefs d’entreprise

N’auraient aucune envie de s’ingérer, elle s’écoule vers le sud,

Hors des ranchs de l’isolement et des chagrins actifs,

Villes rudes auxquelles nous croyons, où nous mourons ; elle survit

Comme une façon d’exister, comme une bouche.

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III

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Reçois, Terre, un hôte honoré ;

William Yeats va pouvoir dormir

Que le vase irlandais repose,

Vidé de sa poésie.

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Dans le cauchemar des ténèbres

Tous les chiens d’Europe aboient,

Les nations vivantes attendent,

Chacune enfermée dans sa haine ;

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Une disgrâce de l’esprit

Se lit sur chaque face humaine,

Et des océans de pitié

Sont enclos, glacés, dans chaque œil.

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Va, poète, descends tout droit

Jusqu’au plus profond de la nuit,

Que ta voix qui nous laisse libres

Nous invite à nous réjouir.

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Que la culture d’un beau vers

Fasse du juron un vignoble,

Chante les insuccès de l’homme

Dans une extase de détresse.

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Fais, dans les déserts de son cœur,

Jaillir la source guérisseuse,

Dans la prison de ses journées

Instruis l’homme libre à louer.

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Traduction Jean Lambert, in Anthologie bilingue de la poésie anglaise, La Pléiade, Gallimard, 2005

Mémoire d’un poète : « the day of his death was a dark cold day »

yeatswilliam

In Memory of W. B. Yeats by  W. H. Auden (ou Yeats après Yeats…)

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I

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He disappeared in the dead of winter:
The brooks were frozen, the airports almost deserted,
And snow disfigured the public statues;
The mercury sank in the mouth of the dying day.
What instruments we have agree
The day of his death was a dark cold day.

Far from his illness
The wolves ran on through the evergreen forests,
The peasant river was untempted by the fashionable quays;
By mourning tongues
The death of the poet was kept from his poems.

But for him it was his last afternoon as himself,
An afternoon of nurses and rumours;
The provinces of his body revolted,
The squares of his mind were empty,
Silence invaded the suburbs,
The current of his feeling failed; he became his admirers.

Now he is scattered among a hundred cities
And wholly given over to unfamiliar affections,
To find his happiness in another kind of wood
And be punished under a foreign code of conscience.
The words of a dead man
Are modified in the guts of the living.

But in the importance and noise of to-morrow
When the brokers are roaring like beasts on the floor of the Bourse,
And the poor have the sufferings to which they are fairly accustomed,
And each in the cell of himself is almost convinced of his freedom,
A few thousand will think of this day
As one thinks of a day when one did something slightly unusual.

What instruments we have agree
The day of his death was a dark cold day.

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II

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You were silly like us; your gift survived it all:
The parish of rich women, physical decay,
Yourself. Mad Ireland hurt you into poetry.
Now Ireland has her madness and her weather still,
For poetry makes nothing happen: it survives
In the valley of its making where executives
Would never want to tamper, flows on south
From ranches of isolation and the busy griefs,
Raw towns that we believe and die in; it survives,
A way of happening, a mouth.

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III

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Earth, receive an honoured guest:
William Yeats is laid to rest.
Let the Irish vessel lie
Emptied of its poetry.

In the nightmare of the dark
All the dogs of Europe bark,
And the living nations wait,
Each sequestered in its hate;

Intellectual disgrace
Stares from every human face,
And the seas of pity lie
Locked and frozen in each eye.

Follow, poet, follow right
To the bottom of the night,
With your unconstraining voice
Still persuade us to rejoice;

With the farming of a verse
Make a vineyard of the curse,
Sing of human unsuccess
In a rapture of distress;

In the deserts of the heart
Let the healing fountain start,
In the prison of his days
Teach the free man how to praise.

Le poète et l’artifice de l’éternité

William_Butler_Yeats

Sailing to Byzantium, William Butler Yeats, 1926

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1

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That is no country for old men. The young

In one another’s arms, birds in the trees

– Those dying generations – at their song,

The salmon-falls, the mackerel-crowded seas,

Fish, flesh, or fowl, commend all summer long

Whatever is begotten, born, and dies.

Caught in that sensual music all neglect

Monuments of unaging intellect.

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2

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An aged man is but a paltry thing,

A tattered coat upon a stick, unless

Soul clap its hands and sing, and louder sing

For every tatter in its mortal dress,

Nor is there singing school but studying

Monuments of its own magnificence;

And therefore I have sailed the seas and come

To the holy city of Byzantium.

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3

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O sages standing in God’s holy fire

As in the gold mosaic of a wall,

Come from the holy fire, perne in a gyre,

And be the singing-masters of my soul.

Consume my heart away; sick with desire

And fastened to a dying animal

It knows not what it is; and gather me

Into the artifice of eternity.

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4

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Once out of nature I shall never take

My bodily form from any natural thing,

But such a form as Grecian goldsmiths make

Of hammered gold and gold enamelling

To keep a drowsy Emperor awake;

Or set upon a golden bough to sing

To lords and ladies of Byzantium

Of what is past, or passing, or to come.

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———————————————

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Traduction en français

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1

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Ce pays-là n’est pas pour les vieillards. Les garçons

Et les filles enlacés, les oiseaux dans les arbres

– Ces générations de la mort – tout à leur chant,

Les saumons bondissants, les mers combles de maquereaux,

Tout ce qui marche, nage ou vole, au long de l’été célèbre

Tout ce qui est engendré, naît et meurt.

Ravis par cette musique sensuelle, tous négligent

Les monuments de l’intellect qui ne vieillit pas.

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2

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Un homme d’âge n’est qu’une misérable chose,

Un manteau loqueteux sur un bâton, à moins

Que l’âme ne batte des mains et ne chante, et ne chante plus fort

A chaque nouvelle déchirure qui troue son habit mortel,

Mais il n’est qu’une seule école pour ce chant, c’est l’étude

Des monuments de sa propre magnificence ;

Et c’est pourquoi j’ai traversé les mers pour m’en venir

Jusqu’à la cité sainte de Byzance.

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3

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Ô vous, sages dressés dans les saintes flammes de Dieu

Comme dans l’or d’une mosaïque sur un mur,

Sortez des flammes saintes, venez dans la gyre qui tournoie

Et soyez les maîtres de chant de mon âme.

Réduisez en cendres mon cœur ; malade de désir,

Ligoté à un animal qui se meurt,

Il ignore ce qu’il est ; et recueillez-moi

Dans l’artifice de l’éternité.

.

4

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Une fois hors de la nature, je n’emprunterai plus

Ma forme corporelle à nulle chose naturelle, mais

A ces formes que les orfèvres de Grèce

Façonnent d’or battu ou couvrent de feuilles d’or

Pour tenir en éveil un Empereur somnolent ;

Ou qu’ils posent sur un rameau d’or pour qu’elles chantent

Aux seigneurs et aux dames de Byzance

Ce qui fut, ce qui est, ce qui est à venir.

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Traduction J.-Y. Masson, in, Anthologie bilingue de la poésie anglaise, La Pléiade, Gallimard, 2005