Une élégie russe : La Vie d’Arséniev, d’Ivan Bounine

paysage russe

La Vie d’Arséniev, Ivan Bounine, Le Livre de Poche, 2008 (Trad. Claire Hauchard ; première éd. française 1999 ; première éd. originale définitive 1952 ; Titre original : Жизнь Арсеньева)

Quatorzième note de la série « Prix Nobel de Littérature » (ont déjà été abordés par le passé : Saul Bellow (Nobel 1976), Heinrich Böll (1972), Bjørnstierne Bjørnsøn (1903), William Faulkner (1949), Sinclair Lewis (1930), V.S.Naipaul (2001), Kenzabûro Ôe (1994), Luigi Pirandello (1934), Georges Séféris (1963), John Steinbeck (1962), Theo Walcott (1992), Patrick White (1973) et William Butler Yeats (1923)). Ivan Bounine a reçu cette récompense en 1933.

Si l’enfance représente pour tout homme un « pays perdu », l’enfance de l’exilé est, pour lui, un « pays doublement perdu ». Le passé est par principe inaccessible ; toutefois, le lieu, les objets, les odeurs, les saveurs permettent de se le rappeler, de faire remonter, par les sens, un ensemble irrémédiablement perdu et pourtant préservé, plus ou moins inactif, au fond de la mémoire. Voir à nouveau, entendre à nouveau, toucher à nouveau, sentir à nouveau, goûter à nouveau ; rejaillissent soudain, venus des tréfonds de l’âme, des images et des sentiments lointains, des émotions et des plaisirs qu’on pensait oubliés. Un coffre à jouets, une armoire familiale, une vieille maison ramènent à la surface de l’esprit ces détails évanescents, et donnent, par l’effet de distance qu’ils suggèrent, la claire et mélancolique conscience du temps qui passe, pour toujours. Tempus fugit. Pour l’exilé, arraché spatialement et temporellement au pays de son enfance, se remémorer est plus douloureux : les sens, dans un environnement lointain, différent, se laissent moins aisément solliciter ; l’effort conscient de la mémoire renforce l’écart entre le présent et un passé doublement perdu ; s’animent peu à peu les fantômes de l’enfance et de la jeunesse, la famille, trépassée depuis, les amis, éloignés, les lieux, hors de portée, les situations, évanouies. Le souvenir ne ramène pas seulement à la surface de la conscience un état perdu, mais une société, une civilisation, un monde. La poésie naît de cette émotion, de cette sensibilité extrême à ce qui n’est plus, au passé, à la mort ; le douloureux bonheur de faire revivre. Dans La Vie d’Arséniev, roman autobiographique, Ivan Bounine, retrouve, par l’écriture, une jeunesse perdue, vécue dans un lieu perdu, à une époque perdue dans un pays perdu. Tout souvenir d’enfance est élégiaque, et celui-ci l’est doublement, triplement, quadruplement. Car celui qui l’écrit ranime à distance cet univers disparu ; il vit à Grasse, au bord de la Méditerranée, comme d’autres exilés russes, partis en 1917 lorsque leur pays bascula dans une autre ère historique ; il ne rentrera pas, et le sait. Faire revivre la Russie profonde, par la plume, est un acte à la fois bienfaisant – s’opposer à l’oubli, au grand destructeur qu’est le temps – et mutilant – se rappeler que tout cela est mort, inaccessible, image condamnée à disparaître quand périront les derniers survivants de cette époque. Les êtres d’espérance, épris d’avenir et de lendemains ne seront pas touchés par ce tableau ; en revanche, ceux pour qui la beauté n’est jamais plus forte que perdue, remémorée, racontée, mythifiée, et le bonheur jamais plus touchant que disparu, ne peuvent qu’être émus par la fresque de Bounine.

Comme son titre invite à le penser, La Vie d’Arséniev n’est pas une autobiographie en bonne et due forme. Le narrateur se distingue de Bounine, par son nom comme par son existence. Les spécialistes ont noté, ici ou là, des écarts entre les vies de l’auteur et du narrateur ; ces différences portent tantôt sur des détails, tantôt sur des événements considérables. Pourtant, le matériau, bien que retouché, est trop fortement autobiographique pour ne pas être considéré comme une remémoration ; Bounine et Arséniev sont nés au même endroit, dans le même milieu et leurs parcours sont proches. L’auteur a romancé sa jeunesse, et, l’arrangeant par des effets d’art, lui a donné la puissance émotionnelle dont la vie brute est malgré tout dépourvue. Ce « mentir-vrai », comme aurait dit Aragon, transforme le témoignage en œuvre d’art, et le souvenir brut en élégie. Ici, il ranime la campagne des moujiks, là, les groupuscules intellectuels de la province des années 1890 ; la Russie de Pouchkine, de Gogol, de Tolstoï s’anime une dernière fois – elle est, au moment de l’écriture du texte, condamnée. Bounine ne peint pas seulement une société, mais une contrée, des paysages ; par ses notations lyriques, il s’offre un dernier voyage, transfiguré, dans l’épaisseur naturelle de la steppe, dans les chaleurs de ses brefs étés, dans les frimas de ses longs hivers. Bounine se détourne d’un progressisme obsédé par l’Homme, l’Histoire, la Société, abstractions à majuscules qui ne satisfont pas le poète ; de nombreuses et charmantes notations tentent de capturer, par un jeu d’images délicates, la nature, le paysage, les hommes. Ce n’est pas une littérature-outil, argument d’émancipation et de propagande ; Bounine recrée un passé disparu non pour le juger, mais pour le montrer, non pour le penser, mais pour le ressentir, une dernière fois. Toute la beauté du texte, irréductible à la glose la mieux inspirée – ce que n’est certes pas cette note – vient de sa justesse, de ce qu’elle touche exactement sa cible, sans emphase ni froideur ; l’auteur tisse un entrelacs très tenu de peines et de joies, au fil de ses souvenirs. S’il est évident qu’il déplore la disparition de la Russie d’hier, écrasée par la Russie des-lendemains-qui-chantent, et qu’il le fait d’une position sociale déterminée (la petite noblesse provinciale appauvrie), Bounine ne s’arrête pas là. Il n’anime pas par pure nostalgie une société disparue ; il lui insuffle la vie, par des détails, des instantanés, des émotions fugaces, un ensemble de choses vues qui donne sa cohérence au passé tout entier. Le père d’Arséniev, un des personnages les plus touchants du livre, est d’évidence le dernier rejeton dilapidateur d’une grandeur sur le point de s’éteindre ; sa maison est mal gérée, les terres mal exploitées. Les dettes s’accumulent. Son portrait n’est pas l’étude économico-politique d’une classe en voie d’extinction ; c’est celle d’un homme, avec ses imperfections, ses faiblesses, mais aussi ses grandeurs, d’âme notamment. Et lorsque, vers la fin du livre, Arséniev retourne voir son père, vieilli et appauvri, c’est pour retrouver l’homme déclinant mais heureux, cultivé, rieur, encore attentif à sa mise, affectueux. La mélancolie n’est ici jamais pitoyable ou obscure ; elle est légère, parfois souriante. Le narrateur présente ces figures pour leur donner un dernier souffle de vie, posthume, leur faire rejouer une dernière fois leur rôle dans une vieille pièce à la veille d’être oubliée, leur vie.

Bien que ce texte palpite souvent d’une force juvénile, avec ses espoirs, ses émerveillements, ses passions, la mort y occupe nécessairement une place importante. Trois personnages l’incarnent particulièrement (parmi d’autres) : le grand duc Nicolas, pour le versant collectif ; l’oncle, pour le versant familial ; l’épouse, pour le versant personnel. Le grand duc Nicolas Nicolaïevitch Romanov, cousin du Tsar, s’était établi en France après la révolution de 1917. À sa mort, en 1929, Arséniev/Bounine (la distinction s’estompe entre eux à cet instant) vint se recueillir sur sa dépouille, dans sa villa d’Antibes. Le narrateur/auteur avait déjà vu le prince une fois, de loin, en 1891, alors que le grand duc accompagnait le transfert de Crimée vers Saint-Petersbourg de la dépouille de son père (Nicolas Nicolaïevitch Romanov, fils de Nicolas Ier). La remémoration des instants d’un passé lointain suscite une digression soudaine hors de l’histoire d’une jeunesse. Est-ce Arséniev, est-ce Bounine, sont-ce les deux qui se recueillent devant le corps du Romanov ? Est-ce un simple hommage politico-narratif à un prince déchu ? Pas seulement. Le Romanov n’est pas un émigré de plus ; il occupait l’un des tout premiers rangs de l’émigration blanche ; sous la plume de Bounine, il incarne, par ses liens familiaux, par son importance politique et militaire, par son statut de survivant, également, la Russie, la Russie tsariste, la Russie ancienne, que le PCUS est alors en train de liquider. Cette prise de position littéraire, discrète – car Bounine ne fait pas de son roman un manifeste légitimiste – fut assez mal reçue par l’intelligentsia des années 50 (qui préférait ignorer des textes qu’elle estimait réactionnaires, jugeant sur la pureté supposée des intentions politiques, plus que sur la qualité réelle des réalisations littéraires). Arséniev se tenant devant le corps sans vie du grand duc, c’est un survivant devant le corps d’un autre survivant, pensant à la fin de son monde, et à sa propre fin ; leur distance sociale est en partie effacée par la macule de l’exil ; entre eux, se dessine une solidarité supérieure, puissante, celle des rejetés, qui doivent vivre hors de cette part inaliénable d’eux-mêmes qu’est leur patrie.

Une autre mort touche profondément Arséniev, celle de son oncle Pissarev, naguère si vivant, si puissant, et pourtant abattu en quelques jours par de subits malaises. Le jeune et sensible Arséniev, dont se dessine déjà, au loin, la vocation de poète, de nouvelliste, de romancier, rencontre pour la première fois l’inacceptable, la mort, la disparition, l’évanouissement pour toujours (ainsi cet instant où, devant le corps sans vie de l’oncle Pissarev, il songe à l’étendue insurmontable entre ce trépas et la résurrection des morts promise). Il prend conscience de la mortalité de ses proches comme de la sienne ; première rupture avec l’enfance, entendue comme un sentiment de l’éternité et de l’intangibilité ; première apparition du temps, du temps qui blesse, du temps qui tue. D’autres, après l’oncle, mourront. Aucune mort, pourtant, n’aura l’impact de celle-ci, la première, cette défloraison de l’horreur du monde, ce pourrissement de toutes choses, secret si bien celé aux âmes enfantines : tout ceci est voué à disparaître, les hommes, leurs bâtisses, leur société, leurs croyances, etc. Et l’écriture, comme inscription dans un temps long d’instants reconstitués peut conserver, plus longtemps que la seule mémoire des hommes, si fragile, l’essence de la vie, les sensations et les pensées.

Une troisième mort occupe l’extrême fin du récit, discrète, car presque indicible : le décès de la jeune épouse. La réserve dont fait preuve Arséniev à cet égard bouleverse plus que de larmoyants développements ; se mêle, comme dans Le Jardin des Finzi-Contini de Bassani, la joie d’avoir vécu et la douleur d’avoir perdu ; que le narrateur soit là, encore en vie, assis, écrivant des décennies plus tard, animant par la plume sa jeune épouse, alors que son corps à elle est en terre, décomposé, depuis si longtemps, suffit. Ramener à la vie, par le souvenir, la jeune femme, c’est se rappeler sa vie et sa disparition, dans une alternance de réconfort et de souffrance ; mémoire d’un bonheur réel quoique précocement anéanti et d’une douleur trop atroce pour être énoncée dans sa plénitude. Ce sont peut-être les plus belles phrases, les plus émouvantes, que celles par lesquelles Arséniev vacille entre la résurrection d’un amour (aussi imparfait et insatisfaisant fût-il) et la perspective inéluctable de son tombeau. Ces trois morts sont les trois blessures inguérissables, désignées et non soignées : la fin d’une société, la fin d’une famille, la fin d’un amour. Pour l’exilé trois fois mutilé, ce retour sur soi qu’est La Vie d’Arséniev offre, dans l’espace clos de l’œuvre, acte créatif opposé au temps, grand destructeur, le moyen de faire revivre ce qui ne vit plus.

Quand il raconte sa jeunesse, un écrivain peut être tenté de tracer le chemin de sa vocation, son effloraison, son épanouissement, au détriment du reste. Il y a de cela chez Bounine : un sentier littéraire particulier, suivi en dépit des avertissements des uns et des autres, la naissance d’un artiste, sa réussite, etc. Pourtant, le poète – car Bounine s’est d’abord voulu poète, donc œil, oreille, peau, âme – le poète ne peut être séparé du monde dans lequel il développe ses facultés. Le parcours de l’écrivain n’est pas celui de l’homme de lettres ; comptent plus ses émotions et ses visions que ses rencontres et ses réussites. Le paysage importe ; l’entourage importe ; les premières lectures importent ; la petite réussite sociale, quant à elle, compte peu – surtout chez un noble, qui n’avait pas à quêter une supériorité, héritée et non conquise. Arséniev n’est pas un personnage de Balzac, son ascension ne compte pas ; sa formation est d’abord sensible, morale, intellectuelle. Bounine peint une floraison des sens et de l’esprit. Les réflexions sur Lermontov, Pouchkine, Nekrassov, Tourguéniev, Tchernychevski, Bielinski et bien d’autres occupent une part du texte : très vite, le jeune homme a su quelle littérature défendre, à distance des modes engagées pour lesquelles il montre une souveraine ironie, une indépendance, marque d’un esprit fort. L’esthétique d’Arséniev correspond étroitement à celle de Bounine. Le Dit du Prince Igor le passionne quand Que faire ? l’ennuie ; Bounine se situe dans la grande tradition littéraire de son pays et refuse les engagements de l’heure, les satires faciles, les récits à thèse. Son style – quoi que le lecteur puisse éprouver de son lyrisme derrière les filtres d’une traduction – le démontre assez. Le comité Nobel, en lui attribuant sa récompense, évoqua le talent artistique avec lequel il perpétua, en prose, les formes traditionnelles de l’écriture russe. C’est à la fois vrai et un peu réducteur. Son classicisme lyrique se double d’une profonde capacité à animer un tableau, par ses détails (et le génie de la littérature, disait, entre autres, Nabokov, passe par le détail) : il émeut par de menus souvenirs, un cheveu, une odeur, des fragments mnésiques ; il touche par sa force de composition, qui mêle plusieurs passés en une seule scène, pour leur donner la profondeur manquant à l’instant brut. Cela signe l’auteur de première importance.

Si elle est située temporellement et littérairement, la Vie d’Arséniev l’est aussi spatialement. Ce livre est marqué par les paysages, l’immense étendue cultivée autour d’Orel, la fertile plaine du Don. L’adulte capture dans les rets de ses phrases l’enfant observant, fasciné, la nature ; un océan sans formes, un silence parfois absolu, un pays sans bornes. De telles impressions frappent de jeunes imaginations. Bounine n’avait pour tout point de fuite et tout horizon qu’une surface plane. Le vieux manoir, cerné par l’infini, fut pour lui une première école des sens. Le poète, par principe, met en formes ce qui n’en a pas, l’instant, la vie, l’image ; il délimite, il creuse, il coupe – pour mieux faire exister, par distinction, transposé en mots, ce qui importe du reste ; au ras d’une steppe sans fin, naît, chez une âme d’envergure, sensitive, puissante, un besoin de formes, de limites, de régulation ; l’écriture est une réaction face à l’informe du paysage – comme face à l’informe du temps, cet amas d’instants arithmétiquement identiques et pourtant absolument inégaux ; éprouver l’infini dans sa chair, l’accepter, l’enter sur sa sensibilité, conduit au mysticisme, ou à la poésie. Bounine n’est pas devenu un de ces ermites Vieux-Russes ; il a choisi la voie de l’art. Et dans l’espace fermé de ces pages, à distance de l’endroit, à distance de l’époque, il retrouve, par l’effort intense de son esprit, par la force de son expression, l’exacte mesure de l’infini, qu’il conjugue à la première exigence de l’art, la forme. La remémoration unifie diverses sensations, dont les correspondances n’existent que dans le temps vécu du poète. Des échos se répercutent dans la steppe ; les instants de tous les passés se mêlent ; et, par la bienfaisante forme, trouvent au-delà du présent les moyens d’une réverbération continue, car il suffit de lire et de relire pour éprouver à nouveau le sentiment évanoui.

Il est d’autant plus difficile d’évoquer cet aspect de l’œuvre qu’aucun commentaire n’épuisera la beauté du propos, son exact équilibre, sa perfection – que l’on devine, et à laquelle on croit, malgré le filtre toujours trop opaque de la (très belle) traduction. Tenter de comprendre et de disséquer par de rationnelles considérations les profondeurs émouvantes d’un texte est un exercice presque impossible ; les deux exercices sont trop opposés, la raison et le sentiment se font barrage ; La Vie d’Arséniev parce qu’elle m’a touché est, je m’en rends compte à force de peiner sur cette note, aux limites de ce que je peux évoquer. En le lisant, j’ai vécu ces instants où ce qui compte n’est ni l’originalité, ni la nouveauté d’un texte, ni ses idées, ni ses principes, ni son intrigue ; cet instant, si rare dans une vie de lecteur compulsif, c’est celui où il vous touche, exactement, parfaitement, là où vous êtes, comme vous êtes, tant votre âme que votre esprit. Je lis pour apprendre ; je lis pour éprouver ; tout livre enseigne quelque chose – même à ses propres dépens ; peu émeuvent, si peu qu’il faut peut-être ne pas creuser, ne pas chercher à desceller l’ouvrage, à déceler ses secrets ; les garder pour soi, et inviter autrui non à le comprendre, mais à le sentir et donc à le lire.

Publicité

« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer » : Le Persan, d’Alexander Ilichevsky

Shirvan

Le Persan, Alexander Ilichevsky, Gallimard, 2014 (Trad. Hélène Sinany, Première éd. originale 2010 ; Titre original : «Перс»)

Je m’étonne souvent du vacarme médiatique autour de certains livres, qui pour le dire à la manière épicière d’un Olivier Adam « ont la carte ». Ils génèrent un bruit disproportionné au regard de leurs qualités formelles, littéraires ou philosophiques. Pendant deux, trois ou quatre semaines, les milieux spécialisés ne parlent que d’eux et de leurs auteurs, ces écrivains à-lire-de-toute-urgence. Radio France, Le Monde, Libération, L’Obs, Le Figaro, Lire, Le Magazine Littéraire, etc : unanimité, univocité, conformité. Ils sont partout, admirés, révérés, promus, comme si les critiques devaient avoir tous les mêmes goûts, les mêmes sensibilités, les mêmes préférences ! Si le dernier Toussaint plaît, il plaît partout. Si le dernier Échenoz a convaincu l’un d’eux, il les convaincra tous. Si le dernier Ernaux se voit accolé l’épithète « incontournable », tous le répéteront jusqu’à la nausée. Et si des 300 romans traduits, c’est le dernier Ford, le dernier Roth ou le dernier Salter qu’a aimé le Monsieur Critique du Monde, on ne parlera, là et ailleurs, que de lui. Leurs romans sont les-livres-qu’il-faut-avoir-lus-ou-fait-semblant-d’avoir-lus pour être à la page. Les photographies de leurs auteurs, compassées ou affectées, ornent les couvertures des journaux et les pages les plus en vues des sites de l’Internet littéraire. Tout le monde se souvient ainsi de cet aguicheur (et fallacieux) « Emmanuel Carrère domine la rentrée littéraire », en première page du Monde voici quelques mois. Le quotidien avait décidé ce jour-là d’assimiler bêtement la pensée littéraire au vocable du sport, Emmanuel Carrère au Paris Saint-Germain qui domine le football français, ou à Rafael Nadal qui domine Roland-Garros. Je crains que ce parallèle hasardeux ait signalé hélas un esprit étroit et moutonnier, plus occupé à répéter un nom comme un mantra pour le faire monter à la bourse aux valeurs, fustigée jadis par Julien Gracq, qu’à estimer avec justice et équité la qualité des nouvelles parutions. Je serais assez tenté, par réaction, de faire, dans mon petit carré de province, le plus grand bruit possible à propos d’un livre aussi touchant qu’intéressant, et passé complètement inaperçu à sa sortie l’an dernier, Le Persan, de l’écrivain russe Alexander Ilichevsky. Non que ce livre soit sans défauts, d’ailleurs, ou qu’il puisse figurer, sans contestation, au panthéon littéraire de notre siècle ; mais je trouve dommage qu’il ait été passé complètement sous silence. Je ne sais trop pour quelles raisons. Peut-être sa date de parution (juin) n’était-elle pas judicieuse ? Ou alors est-ce sa longueur qui a fait fuir les critiques ? Ou encore parce qu’il ne se laisse pas aisément résumer par quiconque n’a fait que le feuilleter, le flairer, le survoler ?

Le Persan n’est pas de ces petits livres tendus qui, sur cent ou deux cents pages, parcourent en ligne droite ou courbe l’espace entre leur point de départ et leur point d’arrivée. Il est très difficile, tout du moins dans la première moitié de ce roman, de trouver le fil narratif principal, la colonne vertébrale littéraire autour de laquelle s’articule l’ouvrage. J’ai pensé pendant une bonne partie de ma lecture qu’il n’y avait pas d’intrigue première, tant les digressions se mêlaient aux digressions, les retours en arrière aux retours en arrière et les éléments disjoints aux éléments disjoints. Le principe du livre est de mêler tous les passés, dans un kaléidoscope narratif et temporel rendant presque impossible une reconstitution ordonnée et chronologique. Le lecteur ne parvient pas sans peine à déterminer le point temporel duquel s’exprime le narrateur, Ilia Dubnov ; il n’est pas non plus toujours en mesure de déterminer si les événements relatés par tel chapitre se situent avant ou après ceux que narre tel autre. Si l’espace du roman est, malgré des incursions en Europe, en Russie, en Iran et en Amérique, assez fermement circonscrit à l’Azerbaïdjan, sa chronologie, en revanche, se présente comme une pelote fort emmêlée. Cette narration éclatée m’a rappelé, au moins dans son principe, le maître ouvrage de Claude Simon, La Route des Flandres – mais ponctué, contenu, sans tentative de déstructuration grammaticale, ce maniérisme qui a tant fait pour la fausse réputation d’illisibilité de l’écrivain français. Différentes époques se mêlent, se côtoient, s’articulent, de manière à ce qu’apparaissent plus saillantes les continuités entre des temps que le lecteur pense spontanément inconciliables : l’Azerbaïdjan et la Perse aux âges reculés, au XIXe siècle, à l’époque communiste, dans les années 90 et aujourd’hui. Alexander Ilichevsky réussit le tour de force d’écrire un roman saturé d’Histoire et d’histoires sans jamais verser dans le roman historique, ou dans la reconstitution en costumes. De sous-chapitres en sous-chapitres, le récit passe, sans aucune transition, de l’enfance du narrateur dans les années 60 à la jeunesse de sa mère, vingt ans plus tôt, de l’âge d’or des industriels pétroliers de 1890 à l’Iran des Ayatollahs, du communisme triomphant à l’islamisme militant. La mémoire, par principe, juxtapose des sentiments, des personnes, des faits qui ne sont pas historiquement contigus ou consécutifs ; néanmoins, pour le narrateur, leur voisinage mental, leur articulation directe, leur relation profonde et continue existe. Il n’est nul besoin d’éprouver un intérêt personnel envers l’histoire azérie, sa géographie ou son peuple pour saisir, passé les longueurs indéniables de la première partie, la réelle beauté de ce livre.

Le Persan exige d’être lentement effeuillé, comme une de ces tulipes si bien chantées par la poésie persane (cette fleur est un motif central et souterrain du livre et justifie presque à elle seule l’incongrue digression hollandaise). Il ne se livre pas en un instant. Il prend son temps, semble s’égarer, foisonner dans des directions contraires jusqu’à n’être plus, à un moment, qu’une sorte de recueil de situations, de souvenirs, de portraits souvent réussis, presque de nouvelles. Alfred Nobel y côtoie Mansour al-Hallaj ; Ben Laden passe par ici, Staline par là ; les poèmes de Khlebnikov frôlent les préceptes du chiite houroufite Fazlullah Naïmi ; l’islam le plus mystique croise le chemin de la science la plus matérialiste ; et, toujours, l’intrigante Caspienne berce les côtes azéries. Soudain, alors que s’enchaînent digressions et parenthèses, vers la trois centième page, ces dizaines de fils, de mentions ambiguës, de précisions en apparence superflues, prennent sens. Une forme d’intrigue principale se fait jour, et justifie ce qui a précédé. Dubnov est un ingénieur pétrolier. Son parcours antérieur est rendu un peu confus par ces aller-retours permanents de la narration. Il est néanmoins possible de l’ordonner rapidement : d’origine russe, il a grandi dans la péninsule de l’Apchéron, au bord de la Caspienne, à quelques encablures de Bakou ; il a émigré aux États-Unis ; au début des années 90, il est revenu travailler dans la riche zone pétrolière de la Caspienne, où il a retrouvé son ami d’enfance, Hachem, devenu une sorte de sage voué à l’ornithologie. De cette coïncidence naît l’arc narratif principal, quoique ténu, de l’ouvrage. S’y greffent les destinées des hommes et des femmes, mais surtout des hommes, qui ont, en cet Azerbaïdjan sauvage, croisé Ilia Dubnov. Du professeur d’art dramatique de Hachem, Stein, au directeur de la réserve naturelle, Evers, en passant par la mère de Dubnov, par l’adjoint de Hachem ou encore par le navigateur expérimenté qu’est le « Sikh », le narrateur montre, par leurs figures, qu’il porte une immense attention à chaque détail, à chaque homme, à chaque objet. Chacun de ses personnages secondaires passe un temps bref au premier plan du récit, comme si la profusion du roman devait symboliser la pluralité du monde. La stratégie littéraire de M. Ilichevsky est digressive, faite d’échos délicats que je n’ai pas le temps de détailler (ainsi le motif du cerf-volant répond-il, à la toute fin du livre, à celui de l’aviation, qui l’avait ouvert) ; il faut donc se laisser emporter par les détails, les petites longueurs, les anecdotes diffuses, les citations savantes (il faut remercier la traductrice pour avoir eu l’initiative de composer un glossaire) ; et tout en regrettant qu’il n’ait pas tranché dans tel ou tel morceau de bravoure, accepter tout le livre comme l’expression d’une sincérité dans ce qui s’apparente avant tout à une quête globale de vérité.

Si quelques discussions scientifiques ou spirituelles peuvent laisser plutôt perplexe, par leur fadeur ou leur artificialité, elles n’alourdissent pas exagérément l’ouvrage ; certes, elles sont trop techniques pour le béotien, trop superficielles pour le connaisseur, et leur relative faiblesse aurait dû conduire, à mon sens, l’auteur à se concentrer sur ce qu’il savait le mieux faire, le pur récit. Je crois en effet que l’explicite tue la littérature, en privant le lecteur de son pouvoir d’interprétation ; une certaine brume, équivoque, est nécessaire pour que le texte ait de la profondeur, qu’il permette l’analyse. Parfois, l’auteur oublie ce principe et ralentit son récit par des considérations théoriques au premier degré, plaquées ici ou là. Ce point excepté, techniquement, M. Ilichevsky se livre surtout à des récapitulations narratives, rythmées par quelques scènes dont la rareté accentue l’effet et la force – l’émeute originelle dans laquelle manque de périr la mère du narrateur, la rencontre d’Hachem et du Prince sur le marché aux faucons, la grande chasse aux outardes, le dernier passage en Azerbaïdjan de Dubnov, etc. Là, dans ces scènes, comme dans les meilleurs portraits, ceux touchants de Hachem, du Sikh et de Stein, l’auteur joue sa partition à la perfection. Ailleurs, il a malheureusement des temps faibles.

Tout au long d’un texte pourtant très tenu poétiquement, M. Ilichevsky se laisse en effet aller à ses penchants naturels : l’appendice gratuit (la recherche, un peu superflue, car inachevée, du mystérieux Vobline), le portrait facile, à coup d’infinitifs (être untel, c’est aimer telle chose, voir telle autre, penser ceci, faire cela, etc.), ou encore l’étirement démesuré de ses lignes narratives. Les affaires amoureuses de Dubnov, par exemple, parasitent plus le reste du livre qu’elles ne l’éclairent, et ce roman dans le roman aurait peut-être gagné à être mis de côté. Il l’est d’ailleurs pendant plusieurs centaines de pages, jusqu’à ce que l’ex-femme du narrateur resurgisse, pour disparaître de nouveau peu après. Ces retrouvailles manquées ne m’ont pas convaincu, bien que je sois conscient que le comportement de l’ex-épouse de Dubnov signe en quelque sorte la faillite spirituelle de l’occident au Moyen-Orient, victime de son matérialisme, de sa naïveté et de son amour exagéré de l’étrangèreté. Une légère condensation de ce roman de six cents pages aurait pu, probablement, lui donner plus de force, sans ruiner son architecture, sans bouleverser sa philosophie, sans détruire son équilibre. M. Ilichevsky a parié sur la patience de son lecteur – patience récompensée par ailleurs, dans l’emballement poétique et narratif de la deuxième partie. Je gage que cette stratégie littéraire n’est pas sans conséquences sur la réception du livre, à une époque où tous, jusqu’aux professionnels du livre (professeurs, écrivains, éditeurs, journalistes) serinent sur tous les tons que le temps leur manque pour lire. D’où probablement la consécration des textes courts, des romans étroits, des proses denses. Le Persan est long, diffus, englobant ; le lecteur ne doit pas se laisser rebuter par ce relatif anachronisme, que compense à mes yeux la modernité de sa construction, l’originalité de sa forme, de ses effets d’écho, de ses leitmotivs, de ses thèmes. Et la beauté de la langue, bien qu’en traduction : Mme Sinany a reçu un prix – mérité – pour son travail fort réussi d’adaptation.

Ce récit est, je crois, avant tout celui d’une multitude disloquée de quêtes entrecroisées. Le cœur du roman et de sa forme étonnante, réside dans ce principe de recherches « tous azimuts ». Dubnov cherche du pétrole pour la société qui l’emploie ; il essaie de retrouver, dans des échantillons tirés des profondeurs, des traces de la première vie terrestre (qu’il nomme LUCA, Last Universal Common Ancestor) ; il veut savoir où son ex-femme s’est réfugiée après avoir enlevé son fils ; il désire renouer avec son grand ami d’enfance, Hachem, avec lequel il inventa un monde imaginaire – et donc découvrir ce qu’il est devenu ; il tente de protéger un oiseau menacé, dont je parlerai plus loin, l’outarde houbara. Au centre du livre, à travers les explications techniques, les descriptions poétiques, les portraits psychologiques, les discussions scientifiques, les réflexions spirituelles, les précisions historiques, les notations géographiques, se tient donc un motif : la quête de connaissances, par la raison comme par les sens, par l’exploration du lieu comme par celle du temps. L’auteur la dissimule en ses multiples digressions ; un esprit aussi grossier que le mien ne s’y est néanmoins pas laissé prendre. Dubnov veut savoir et ce roman, aux ambitions universelles malgré son particularisme affiché, son localisme même, est une sorte de fichier d’enquête, où sont placées, les unes après les autres, dans un ordre plus subtilement arrangé et musical qu’il n’y paraît, les conclusions de ses « recherches », qu’elles soient scientifiques, morales, intellectuelles, sensitives, politiques ou sentimentales. Le paradoxe réside peut-être dans l’habile évitement de l’écueil premier du roman totalisant : la thèse. Car de ce miroir éclaté n’émane ni forme univoque, ni certitude, sinon celle de l’exigence première qui structure la vie humaine, l’effort, l’effort en tout, l’effort pour tout, d’autant plus méritoire que la défaite est inéluctable (le narrateur ne touche jamais au but). Ces quêtes, vouées à échouer, n’ont au fond abouti que dans un domaine : à produire un livre, poétique et complexe, qui s’attaque, par mille perspectives différentes, à la même montagne, extra-littéraire, du sens.

L’auteur explore donc les différentes facettes d’une quête totale : technique, avec le pétrole ; scientifique, avec l’affaire de l’organisme premier ; familial, avec l’histoire de l’ex-femme et de son enfant ; mémoriel, avec le retour sur l’enfance ; amical, avec Kerry ou Hachem ; littéraire, avec les références aux travaux de Khlebnikov et d’Abicht ; spirituel, avec le fond philosophique et ésotérique de soufisme et de mysticisme chiite ; symbolique, avec la clé de voûte du livre, la défense de l’outarde. De toute évidence, un homme qui cherche à résoudre sept ou huit questions insolubles est condamné à n’en résoudre aucune. La beauté de son geste n’est pas dans son inachèvement, si attendu, mais dans les étapes, précises, de sa quête. Dubnov ne trouve pas LA vérité, certes, il met au jour de petites vérités, toutes partielles, et pourtant dont aucune n’est fausse. Son vrai résultat, c’est son récit (« Le monde est fait pour aboutir dans un beau livre », disait Mallarmé). Et au cœur d’icelui, la lutte ornithologique d’un homme. En effet, par ses recherches scientifiques, Dubnov a retrouvé son ami d’enfance Hachem, à mon sens le plus beau personnage du livre. Ce sage, formé à l’exigeante école du soufisme, dirige, dans le Parc national du Shirvan, une équipe constituée par ses soins, une équipe d’hommes communs, de simples Azéris, et pourtant d’une grande dignité, mus par cette common decency tant célébrée par George Orwell. Leur objet peut paraître anecdotique. Ils protègent l’outarde houbara, un oiseau très recherché dans le monde arabe pour ses vertus aphrodisiaques. Les émirs arabes ont exterminé l’espèce dans leur péninsule désertique. Ils la traquent désormais partout en Eurasie, achetant ici ou là le droit de la chasser, au faucon exclusivement. Leurs « safaris » tuent tant d’individus que l’oiseau menace de disparaître complètement. Leurs fonds sont illimités et les régimes pakistanais, ouzbek ou azéri n’ont pas les moyens de résister à leurs avances. Hachem est un être vertueux, charismatique et pondéré, admiré par ses amis, craint par la crédule population montagnarde qui le respecte autant qu’elle le redoute. C’est un homme tolérant mais décidé, moral au sens des romans de Camus. Bien que l’action soit sans espoir, il est de son devoir d’y consacrer toutes ses forces. Hachem est parvenu, pendant des années, à protéger l’outarde, à l’apprivoiser, par des méthodes éthologiques artisanales, et a permis à la population locale de houbaras de croître à nouveau. Contre lui, il a la superstition locale – dont il parvient non sans mal à se dépêtrer – et, bientôt, donc, les émirs, leurs faucons d’élite, leurs moyens sans bornes, leurs équipes industrielles de repérage, de rabattage et d’abattage.

Le dernier tiers du livre est consacré à cette lutte que j’ai envisagée comme symbolique : le combat entre quelques hommes communs, dont les défauts individuels n’annulent pas la grandeur morale, et des données structurelles impitoyables : l’argent et la foi, ou plutôt leur corruption que sont la cupidité et le fanatisme. Ce n’est pas un hasard que sourde, au fil des pages, la montée d’un islam politique revendicatif et ultra-conservateur. Hachem, aux marges de l’hérésie, est un individu libre, il est donc son adversaire naturel ; le combat entre eux est inéluctable et l’outarde n’est que l’astucieux moyen que le romancier a trouvé pour le représenter. M. Ilichevsky ne délivre pas de grandes leçons ; il montre, par Hachem, un homme, musulman, sage, équitable, digne, confronté au vent mauvais qui balaie le monde moyen-oriental depuis vingt-cinq ans. Mon résumé peut être un peu trompeur dans le sens où il dénude, dans une masse diffuse, l’axe central du récit, que son auteur a soigneusement protégé, entouré, dissimulé. Le Persan est un roman subtil, qui, sans donner l’air de devoir y toucher, approche de près les périls de l’heure présente (que je n’ai pas besoin d’énumérer, hélas). Que peuvent faire les hommes de bien quand tout leur est contraire ? Comment sauver quelque chose de bon et de faible – et l’outarde n’est que la symbolisation astucieuse de notre extrême fragilité – quand partout l’intolérance la plus abstruse et la bêtise la mieux manipulée l’emportent ? Comment faire en sorte de ne pas se résigner ? Comment peuvent agir les esprits lucides, qui se battent contre la dégradation sans fin, écologique, spirituelle, politique, du monde ? Comment sont-ils vainqueurs, comment sont-ils défaits ? Y a-t-il quelque part une espérance ?

Malgré ses éclairs de lumière, ses effets littéraires, le caractère émouvant de la lutte qu’il dépeint, Le Persan est aussi un roman sombre, presque élégiaque – peu de ses personnages survivent. Sa fin, en forme d’énigmatique aporie, laisse au lecteur, dans le silence de la dernière page, le soin de conclure. Qu’il y puise, malgré tout, réconfort et énergie ! L’Azerbaïdjan, pour lequel on ne peut éprouver qu’un intérêt très limité, désigne sur ses quelques arpents, des périls universels. L’encyclopédisme de l’ouvrage et le particularisme de son sujet ne se heurtent pas. Ils se conjuguent pour offrir au lecteur une perspective ambitieuse sur notre présence au monde. Ce roman, inégal et fort, a l’étrange particularité de prendre de l’ampleur et de la puissance au fil des pages ; malgré son aspect chaotique, informe, déstructuré, il trace en sous-main une perspective claire, la quête, toujours renouvelée, du sens ; et derrière l’acte complètement anodin de protéger la vie d’une outarde face à des chasseurs, se devine la nécessité éthique de tenir, de toutes ses forces, de toute son intelligence, de toute sa sagesse, contre la déraison du monde.

Post-scriptum : l’extermination de l’outarde houbara, pour le seul amusement de certains princes de la péninsule arabique, ne doit rien, hélas, à l’imagination du romancier Alexander Ilichevsky. C’est un fait avéré, scandaleux. Il est en cours, se fait au vu et au su de tous, et aboutira inéluctablement à la disparition de l’espèce. Quelques photos-trophées de ces carnages circulent sur l’Internet.

À vrai dire : Le Conservateur des antiquités, de Youri Dombrovski

Titanoboa

Titanoboa

Le Conservateur des antiquités, Youri Dombrovski, La Découverte, coll. « Culte Fictions », 2005 (Trad. Jean Cathala, Première éd. 1966, Première éd. originale 1964 ; titre original : Хранитель древностей)

J’ai déjà traité d’un autre roman de Dombrovski, Le singe vient réclamer son crâne, par le passé. Je crois même qu’il s’agissait de la toute dernière note critique avant la longue suspension du blog, entre 2010 et 2013 (pour l’anecdote, 138 notes – de qualité et de longueur variables – avaient été publiées entre août 2009 et mai 2010 ; 137 – de qualité toujours variable, mais d’une longueur plus affirmée – l’ont été depuis octobre 2013). Selon toute probabilité, cette note-ci se contentera d’être la dernière critique de l’année 2014.

« Il n’est pas de tyran au monde qui aime la vérité ; la vérité n’obéit pas. », Alain

« Qui contrôle le passé contrôle le futur ; qui contrôle le présent contrôle le passé ». C’est ainsi que George Orwell, dans sa célèbre dystopie 1984 résumait le sens du travail historique, et, plus largement, politique, dans un régime totalitaire. Aucune fonction n’est plus sensible : l’intuition remarquable d’Orwell, certes poussée à son paroxysme, offre un aperçu saisissant de ce que permet une lecture manipulatrice de l’histoire des faits, des hommes, des événements. Un système politique fondé sur le mensonge, le travestissement des faits présents et passés, leur relecture permanente à l’aune des impératifs stratégiques ou tactiques du jour, s’intéresse de très près à ce que peuvent dire, penser ou trouver les professionnels de l’histoire, archéologues, antiquaires, conservateurs. L’indifférence n’est pas permise. La matière du passé, loin d’être morte, émet encore des radiations qu’il s’agit tantôt de mettre au jour, tantôt d’enfouir. Le régime n’a bien sûr pas besoin d’un savoir précis, vrai, mais d’une pâte historique molle, interprétable, qu’il peut modeler à volonté. Lorsque ce système se prévaut, comme le Stalinisme, d’une lecture historiciste de la civilisation, d’obédience hégéliano-marxiste, il surveille avec d’autant plus de vigilance la fabrique du passé par le présent. Et pour un Conservateur des antiquités, comme le narrateur éponyme du roman de Dombrovski, vouloir à toute force, en pleine Terreur, se tenir à des impératifs scientifiques, historiques, philosophiques de vérité s’avère fort dangereux. Fallait-il invoquer le patronage presque encombrant d’Orwell pour introduire le roman de Dombrovski ? Ses lecteurs m’objecteront à raison qu’il n’y a guère de rapport, sinon le contexte totalitaire, entre la glaçante parabole politique de l’un et le récit allusif et satirique de l’autre. Le Soviétique, publiant en plein Dégel, sous Khrouchtchev, dans Novy Mir, n’a pas, de toute évidence, la dimension universelle atteinte par son confrère anglais. Si une inquiétude plane tout le long du livre, elle n’a rien de l’angoissante étreinte d’Oceania ; la Terreur y est moins maléfique qu’imbécile. Il est peu probable que l’on puisse extraire du livre du Russe les leçons que l’occident continue à chercher chez l’Anglais. Le contexte de publication a joué : Orwell pouvait être brutalement explicite, Dombrovski, non. Sa liberté de parole et de critique était restreinte. D’où cet étrange récit, organisé sur deux plans presque distincts : un récit, foisonnant et quelque peu satirique, de l’année 1937 vue par un conservateur d’Alma-Ata (Kazakhstan) ; un réseau de symboles, d’allusions, de notations discrètes, portant une lecture critique de la Terreur stalinienne.

Les lecteurs francophones intéressés par l’exploration sérieuse et factuelle des années 1937 et 1938 en URSS liront avec profit les textes de Nicolas Werth, dont l’excellent L’Ivrogne et la marchande de fleurs. Pour la gravité historique et littéraire, ils se dirigeront vers Soljenitsyne. S’ils devaient d’aventure se contenter d’une lecture littérale du Conservateur des antiquités, ils auraient de cette période une vision fort adoucie, presque rose. Je ne veux pas dire par là que Dombrovski manipule la matière historique pour exonérer le régime de ses crimes ; il est tout simplement contraint, pour être publié, en 1964, de livrer une critique fort partiale, enrobée dans une joie superficielle et un peu factice. Les Kolkhozes sont riches et florissants, on s’y enivre joyeusement, les Soviétiques apparaissent bien nourris, la vie, comme le disait Staline un peu plus tôt, « devient plus heureuse, plus gaie » (Je rappelle que ces mots furent prononcés entre les fosses communes de la Grande Famine et les tombeaux de la Grande Terreur, ce qui donne sa véritable perspective, cynique et criminelle, à la formule du Géorgien). De la société soviétique, Dombrovski dessine un portrait mesuré, acceptable pour le Parti de 1964, soit sous la forme d’une autocritique des errements passés. Exceptés quelques excès policiers et politiques, au fond, tout va bien en URSS. C’est la raison pour laquelle la surface littérale du récit ne peut manquer de décevoir par la prudence de ses positions ; et, ainsi, d’accuser son âge. Rien ne dépasse ce que permettait l’époque, cette brève respiration opérée entre le XXe Congrès et la réaction « bréjnevienne ». Confronté, comme Ismail Kadaré, par exemple, avant 1990, à la nécessité de dire sans dire, l’auteur opère par un réseau de suggestions, d’allusions, d’allégories ; au lecteur de faire le travail d’assemblage, de reconstitution générale. Et dans les silences – des personnages, mais aussi de l’intrigue – se tient toute la critique que Dombrosvski ne pouvait écrire. En cela, même lorsque le NKVD entre en scène, avec ses menaces, voilées ou non, sa brutalité et ses arrestations, le lecteur d’aujourd’hui ne se sentira guère oppressé. À lui de ne pas être inattentif de ce qui se dit, à l’arrière-plan du texte – les contemporains de Dombrovski, lecteurs de Novy Mir, ne devaient pas s’y tromper. Car il n’est pas douteux que l’écrivain, déporté au Kazakhstan sous Staline, victime lui aussi de la répression, traité comme un dissident dans les années 70, s’opposait en profondeur au régime qui l’a peut-être assassiné.

Le narrateur, un savant aussi neutre politiquement qu’imprudent, voit tomber sur lui une série de petites catastrophes qui font la matière scénaristique du livre, comédie de la Terreur. Son travail scientifique, toujours interrompu par des fâcheux, est en quelque sorte rattrapé par son époque, par les exigences absurdes de Staline et par leur transposition grotesque en province. Se superposent à ses recherches les lubies des uns et des autres, lubies dont on comprend peu à peu qu’elles sont commandées par le contexte politique. Le travail de cotation et d’évaluation des réserves archéologiques kazakhes n’a certes rien de particulièrement sensible ; en revanche, l’organisation d’expositions, l’établissement de catalogues, l’affichage de vieilles photographies devient rapidement un fardeau, entrecoupé de fouilles idiotes et d’une enquête zoologique sur laquelle je reviendrai. Expose-t-on une photographie d’un grand savant d’avant 1917 qu’une collègue, politiquement chatouilleuse, vient s’insurger qu’on y aperçoive telle décoration disparue ; expose-t-on avec le plus grand sérieux scientifique d’ennuyeux tessons anciens que le directeur du musée propose, à la place, un spectaculaire diorama, qui, lui, touchera les prolétaires ; évoque-t-on des collections de livres anciens mal répertoriés qu’une bibliothécaire acharnée vient hurler qu’elle se fiche bien de ces vieilleries et que son travail concerne le grand public ignorant et non les érudits vétillards. Le lecteur comprend que, loin d’être anodine, la conjonction de ces susceptibilités froissées pourrait être nuisible au narrateur ; il convient, en 1937, de ne pas avoir d’ennemis, pour ne pas en devenir un soi-même. Ce qu’un auteur américain n’avait pas encore appelé La conjuration des imbéciles s’était formée ; et sans quelques bienveillances, celles du directeur du musée par exemple, le sort du narrateur eût été scellé plus rapidement encore. La terreur est figurée ici non comme une tragédie historique sombre, mais, d’un point de vue satirique, comme l’alliance de tous ceux qui ne pensent pas – ou pour qui d’autres pensent – contre ceux qui essaient encore, modestement, de penser. Ainsi les affirmations, stupides mais dans la ligne politique, d’un cuistre ignorant (le chasseur de trésors) ont-elles plus de valeur que les réflexions informées d’un professionnel.

Conserver les antiquités, dans une société ivre de modernisation et d’avenir, est en soi une position latérale, décentrée, et donc, in fine, dangereuse. Jamais nommé autrement que par sa fonction, manière de lui dénier toute singularité individuelle et de le généraliser, le conservateur est par définition celui qui préserve, à une époque où l’on détruit. Quand lui, par exemple, s’intéresse au travail de l’architecte Zenkov – qui fit construire la gigantesque (et impressionnante) cathédrale en bois d’Alma-Ata au début du XXe siècle – son directeur, plus sensible à l’air du temps, réfléchit à une reconstruction complète de la ville – et à la destruction de ladite église, désaffectée. Le narrateur, physiquement retiré dans une des tours du musée, n’est pas à l’abri de son temps : jamais le passé n’a été aussi présent, jamais l’idée de conservation n’a été plus subversive, jamais l’antiquité n’a été moins antique. Et là se tient, à mon avis, le centre de la critique menée par Dombrovski. Le conservateur, par ses connaissances, sa capacité à les mettre en perspective, sa quête de vérité, est encombrant, sinon dangereux. Il ne faut pas conserver, mais manipuler ; et celui qui refuse de manipuler a nécessairement des raisons pour cela, des raisons qui dans la logique obsidionale et perverse du régime ne peuvent avoir de rapport avec la vérité, dont il est le seul détenteur. Comme le disait Orwell, contrôler le passé, c’est contrôler l’avenir. Et trop bien connaître le lointain empereur Aurélien, tyran oublié auquel s’intéresse le récit, c’est aussi trop bien dévoiler le proche et incontournable Staline. Dombrovski, en affublant cet Aurélien de moustaches noires, ne trompe personne ; c’est l’allusion la plus directe du livre, et il n’est pas neutre que le portrait, objectivement divisé en une liste de qualités et une liste de défauts, trouve plus des uns et moins des autres. Hitler, me direz-vous, portait aussi, magie de l’équivoque, une moustache ; il est évoqué par ailleurs, dans un portrait proche de l’Arturo Ui de Brecht, c’est-à-dire à un gangster ; c’est bien à Staline qu’Aurélien réfère.

Peut-être est-ce l’héritage du Gogol des Âmes mortes ? Le portrait de cette lointaine Alma-Ata, et de son Musée, n’est pas dénué d’humour. Autour du conservateur-narrateur, homme commun cherchant à faire son travail scientifique en paix, typique de l’intellectuel en sa tour d’ivoire, évidemment apolitique, s’animent des personnalités colorées, divertissantes : l’encombrant chasseur de trésors amateur, la féroce bibliothécaire, la militante obtuse, les journalistes incompétents, les joyeux kolkhoziens, le commissaire politique buté, le madré directeur, etc. On s’amusera de constater que cette société de censure écrit beaucoup… pour dénoncer. La malveillance n’est jamais poussée très loin, mais les Soviétiques d’alors savent que le NKVD n’avait pas besoin de grand chose pour incriminer les uns ou les autres. Les tchékistes sont porteurs de mauvais présages, qu’ils soient brutaux – lors de l’arrestation de l’économe du musée – ou qu’ils jouent aux conseillers bienveillants – vers la fin du roman. Il n’y a guère de psychologie dans cette galerie de personnages ; ce qui importe, ce ne sont pas les individus mais les types. S’anime la société nouvelle, telle que les années 20 et 30 en ont accouché ; opportuniste et arriviste, elle ne vaut guère mieux que la précédente, comme l’avait montré Boulgakov dans les premiers chapitres du Maître et Marguerite. Dombrovski croque, par le ridicule, les notables de la société soviétique provinciale. Son roman, un peu débraillé, passe d’un type à l’autre, sans guère suivre de fil conducteur, comme Tchitchikov passait, chez Gogol, d’un domaine à l’autre. Les défauts apparaissent être moins ceux du système que ceux des hommes et des femmes qui le forment. Les principes ne sont pas fondamentalement mauvais, mais mal appliqués, par des gens qui ne les comprennent pas suffisamment ; ainsi tout l’imbroglio avec la bibliothécaire vient-il d’une faute humaine, le remake du vieux quiproquo du Lieutenant Kijé (Youri Tynianov). Chaque mésaventure peut être rattachée à une incompréhension, comme si toute la société soviétique souffrait avant tout d’insuffisance – manière de critiquer l’homme sans s’attaquer trop ouvertement au système qui le fonde.

Derrière ce tableau d’incompétences appert cependant, discrètement, l’absurdité des exigences idéologiques moscovites, la violence du Stalinisme. Dombrovski se livre à un exercice délicat : il doit dénoncer les excès de Staline sans toucher au système économique et politique global de l’URSS. Il le fait en s’attaquant aux méthodes (oppression, arrestations sans but, paranoïa), mais non au principe (soviétisme, révolution, etc.). Le Kolkhoze est évidemment décrit comme prospère, mais l’auteur peut montrer son chef en train d’évoquer la disparition de son frère, purgé. Cette scène, forte, dévoile sans fard l’aspect mensonger des prétendus complots découverts par le NKVD sur ordre de Staline. Il faut bien avoir à l’esprit qu’en 1964, ce genre de dénonciations était encore neuf en littérature. Le récit gagne en gravité, d’ailleurs, lorsque la police commence à s’intéresser avec plus d’attention au kolkhozien et au narrateur ; l’épilogue un peu avorté, aveu d’optimisme malgré les incertitudes du lendemain, laisse au lecteur – averti – le soin d’imaginer ce qui a bien pu se produire pour eux. Le silence est alors le moyen le plus éloquent de dire sans dire, de suggérer la répression sans la montrer.

Peut-on évoquer le réseau d’allusions et de paraboles du récit sans réfléchir sur l’anecdote du serpent ? Jean Cathala, le traducteur, dans sa postface du livre, a donné une interprétation fort astucieuse que je ne voudrais pas reprendre à mon compte sans en citer l’auteur. Dans le roman, ce fil narratif, le plus absurde et dont le narrateur peine à se dépêtrer, est né d’une rumeur. Le kolkhozien Potapov assure, auprès de journalistes, avoir tiré sur un boa, qui erre dans les lointains faubourgs d’Alma-Ata. L’histoire du serpent est une légende urbaine soviétique ; un boa se serait échappé d’un cirque et survivrait, depuis et contre toute logique zoologique, aux rigueurs insurmontables de l’hiver russe (ou kazakh). L’affaire ressort de temps à autres dans la presse, elle a tout de la rumeur non fondée. Pourtant Potapov l’affirme bien haut, le répète, il a tiré sur le boa, il en est certain. Le conservateur des antiquités cherche, sans trop d’entrain, à faire la lumière sur une histoire qu’il juge, à juste titre, idiote. Seulement, en haut lieu, on s’interroge. Si l’affaire est fausse, à qui profite-t-elle ? La mécanique de la psychose est en marche. Et voilà Potapov, dont les antécédents politiques ne sont pas parfaitement rouges, suspecté, pris dans une nasse, contraint d’attraper le serpent pour prouver son innocence. Le récit touche alors au mythe (presque biblique), comme le souligne justement Jean Cathala : Potapov et le conservateur descendent dans un gouffre (l’Enfer ?) et en ramènent … une immense couleuvre. Car, s’il n’y avait pas de boa, comme tout le laissait supposer, il y avait bien une couleuvre qui, dans un moment de panique, fut prise pour autre chose. Il n’y avait pas de malveillance, simplement, une nouvelle fois, une insuffisance, une confusion. La couleuvre prise pour un boa constrictor, serpent qui étouffe pour tuer, est-elle, comme le pense Cathala, une manifestation allégorique du despotisme, de Staline lui-même ? N’a-t-on pas cru le dictateur plus grand qu’il n’était ? N’a-t-on pas cédé à l’effroi au lieu de se battre ? En fuyant le serpent, l’homme prend le risque de le laisser prospérer, de vivre sous son éternelle menace ; en l’affrontant, il se rend compte, en revanche, que ce n’est rien d’autre qu’une couleuvre, un animal inoffensif, dont le pouvoir de suggestion tient tout entier à la peur instinctive, et non rationnelle, qu’il provoque. Staline, alors, n’est rien ; céder à la panique équivaut à se soumettre au despote ; lui qui règne par la peur doit disparaître dans la violence. La nature profonde de la tyrannie n’est pas autre chose qu’un gangstérisme travesti en vertu et prospérant sur le mensonge et l’effroi ; le despotisme c’est une couleuvre se faisant passer pour un boa, et obtenant, par là, la possibilité d’étrangler d’une société. Et ce basculement-là naît moins de la violence d’un seul – insuffisante – que d’une adhésion servile d’une petite multitude à un système mensonger – on revient à la leçon classique de La Boétie. Quelle porte de sortie s’offre à l’homme alors ? Empêcher le triomphe du faux, affronter le serpent, affronter la vérité du serpent, et surtout dire la vérité du serpent, opposer le souci de vérité au basculement général dans le mensonge.

Que penser, alors, du roman de Dombrovski ? Récit foisonnant, assez négligé, mêlant considérations autobiographiques – l’auteur a été relégué à Alma-Ata – et allusions mythologiques ou historiques, Le Conservateur des antiquités dévoile non la nature maléfique d’une tyrannie, mais son caractère profondément dérisoire et faux. La Fontaine en eût tiré une fable : La Couleuvre qu’on prit pour un boa. La petite société des notabilités communistes semble tirée de Gogol, avec ses médiocres, ses alcooliques, ses arrivistes et ses incapables. Elle n’est pas dangereuse par désir de nuire mais par bêtise, par ambition, par peur. Il suffit à un pouvoir lointain, astucieux, reptilien, de manipuler les uns et les autres pour s’assurer leur plein et imbécile assentiment à un monde de servitude. La bêtise, massive, délatrice, envieuse, menace de l’emporter ; la Terreur s’attaque aux corps pour briser les derniers esprits épris de vérité. Contre cette perspective, Dombrovski désigne une force d’espérance (relative), la même qui a fondé, sous une autre forme, l’effort de George Orwell, la même qui doit nous permettre de tenir contre tous les enrégimentements, la quête de vérité. Elle pousse, dans une parabole audacieuse, le kolkhozien Potapov à aller, malgré sa peur, chasser et tuer le serpent pour vérifier. Elle conduit le conservateur à se battre intellectuellement, malgré les risques, contre le règne du faux, de l’imposture et du mensonge. Conserver les antiquités, ce n’est pas tenir à jour le répertoire de la poussière, c’est maintenir le passé hors des griffes du présent, la vérité hors de celles du mensonge, l’intelligence hors de celles de la bêtise. À sa mesure, et dans les limites imposées par son époque, Dombrovski a répondu à l’exigence première de l’écriture, opposer au règne du faux une forme, incoercible, de vérité.

Un rire amer : Au diable vauvert, d’Evgueni Zamiatine

Siberia

Au diable vauvert, Evgueni Zamiatine, Verdier, 2006 (trad. Jean-Baptiste Godon)

« Qu’elle est triste, notre Russie ! »

A.Pouchkine à N.Gogol après sa lecture des Âmes mortes

 

De Zamiatine, le grand public cultivé connaît surtout Nous autres (chroniqué ici), roman dystopique assez troublant et visionnaire, composé dans les premières années du régime soviétique. Cinq ans après ma recension, j’en conseille de nouveau la lecture. Les nouvelles longues du Russe sont en revanche restées largement méconnues, et n’étaient pas, jusqu’à une date récente, accessibles au public français non russophone. Il a fallu attendre les années 90 pour que des éditeurs francophones (L’Âge d’Homme et Verdier) s’intéressent à ce versant de son œuvre. Le recueil publié par Verdier en 2006 contient deux textes contemporains l’un de l’autre : « Au diable vauvert » (1914) et « Alatyr » (1915). Leur proximité chronologique, stylistique et thématique justifie leur mise en commun. Le lecteur y trouvera un Zamiatine satiriste, croquant sans pitié la vie de l’extrême province de l’Empire russe et ses effets dévastateurs sur les fonctionnaires exilés qui tentent d’y tenir un front invisible contre un ennemi improbable. En le lisant, j’ai immédiatement pensé à Gogol, à ses Âmes mortes et au constat attristé de Pouchkine (ici placé en épigraphe) : la cocasserie des situations ne dissimule pas la profonde tristesse qui sourd de ces vies gâchées, de ces êtres perdus, exilés au fond de la Russie, au fond de leur âme et, avouons-le, au fond de leur bouteille. La censure de l’époque ne s’y était pas trompée et avait rapidement retiré ce livre des librairies – le contexte de guerre ne se prêtait pas à ces manifestations humoristiques contre l’armée russe. Les mésaventures des écrits de Zamiatine ne s’arrêtent pas là puisque ces textes seront également censurés quelques années plus tard par le pouvoir stalinien, assez peu friand de ces morceaux démoralisants de la vie russe. Le lecteur contemporain y lira encore quelque tableau pertinent de la vie humaine lorsque son horizon se restreint à un horizon misérable et peu accueillant. Est-ce à dire que ce recueil est un Désert des tartares arrosé de Vodka ? Pas vraiment : le malaise métaphysique s’y dissimule au fond des verres, dans les rires et les grognements sexuels, comme un vague relent d’amertume corruptrice qui jamais ne se dissipe. Il n’y a pas d’attente ; il n’y a pas d’eschatologie possible ; on vit, on couche, on trompe, on meurt ; de l’horizon ne surgira aucune force rédemptrice, aucune unité de sens permettant de justifier le sacrifice consenti. Aux êtres d’accepter, libres ou contraints, de devenir comme les autres, et d’accepter la médiocrité éthylique, les bas plaisirs et leurs âcres lendemains. Qu’ils s’y laissent entraîner ou qu’ils se révoltent, il n’existe pas pour eux de salut.

Alatyr présente une affaire de mœurs, dans un décor gogolien et sur une trame dostoïevskyenne : un prince arrive dans une ville lointaine ; des jeunes femmes lui tournent autour, en quête d’un beau mariage ; lui, incurable idéaliste, ne cherche qu’à enseigner l’esperanto à ces âmes perdues. L’affaire tourne d’abord à la farce avant de s’achever en tragédie. Zamiatine exprime, en quelques courts chapitres un écart bien connu, souvent mis en scène par la littérature russe, entre l’idéal et la réalité, entre le fantasme des progressistes et l’arriération de la masse, entre l’extrême volontarisme des avant-gardistes et le surmoi réactionnaire de la population. Déjà perce, je trouve, dans Alatyr, l’hiatus qui fera naître le premier régime communiste du monde occidental dans la nation la moins avancée, la moins occidentale de cet espace. L’histoire de l’U.R.S.S., comme le soupçonnait Soljenitsyne dans La Roue rouge, est jouée avant que de commencer. La bonne initiative, charitable et progressiste, finit dans le sang – parce qu’elle ne pouvait être comprise par ceux à qui elle était destinée. Zamiatine le dit à sa façon, à la fois elliptique et farcesque ; on ne peut se laisser prendre à adopter une lecture complètement réaliste des faits ici retracés dans une langue très étonnante. Le traducteur, M. Godon, a reçu un prix pour cette traduction, il est permis d’estimer qu’il est parvenu à restituer une partie de l’étrangeté symbolique reconnue de la prose de Zamiatine. Les évènements sont retranscrits dans une langue rapide, hachée, elliptique ; en peu de pages, bien des choses sont dites, bien plus sont tues ; le lecteur a l’impression d’être sans cesse ramené à un point de basculement entre le réel et le symbole, entre la vérité apparente et la vérité profonde des êtres. Ce point d’incertitude, s’il peut perturber le lecteur habitué à des trames mieux cadrées et déroulées, donne aux récits de Zamiatine une propension explosive inédite. La province russe n’est pas molle et sans âme ; elle est un univers à part entière, régi par des règles différentes, dans lequel il convient de ne pas trop longtemps s’aventurer avec ses illusions caritatives et ses fantasmes généreux. Le pire est certain, il suffit de l’attendre. Des évènements fantastiques surgissent et se rétractent, sans que les personnages ne s’en émeuvent vraiment. Le diable apparaît, dans cette nouvelle, sous les traits de bien des personnages, expression de l’équivoque mystique vieux-russe, de l’altérité radicale des provinces lointaines. Sont-ce des illusions ? Des apparitions ? Des exagérations ? Des symboles ? Le lecteur est laissé dans une forme d’incertitude mâtinée de désespoir. À la fin, ne demeure plus que la garantie d’un désastre et d’une espérance perdue (la pièce de cinq kopecks qui tombe). Le doute (illusion ? réalité ? symbole ? signe positif ? signe négatif ?) qui émane de ce texte est consubstantiel au devenir historique de la Russie de ces années d’avant 1917.

Au diable vauvert, sans en donner l’impression, est un récit d’initiation. Le jeune officier Andrei Ivanytch arrive dans une forteresse anonyme de l’Extrême-Orient russe, où l’on garde l’empire contre d’éventuelles incursions japonaises – la guerre de 1905 n’est pas encore complètement engloutie dans les mémoires déjà alcoolisées des officiers. Ce jeune homme, assez commun, découvre la vie de province multipliée par la vie de garnison, équation génératrice d’un ennui infini. Autour de lui, figurent des personnages médiocres, excentriques, violents, déjà condamnés par leur trop longue présence dans ce « diable vauvert » définitif. La devise de ces hommes pourrait être « Il faut bien vivre ». Quand la principale occupation d’un général consiste à inventer des recettes culinaires d’une grande originalité – et d’en profiter pour jouer de mauvais tours aux officiers qu’il invite à les déguster ; quand la femme d’un officier a huit enfants dont aucun ne ressemble au père, mais chacun à un officier différent de la garnison ; quand l’alcool seul occupe les soirées et les divertissements de tous ; sans avoir dit grand chose de cette nouvelle, j’en ai dit suffisamment pour qu’on en saisisse l’ambiance de médiocrité éthylique et de désespoir dissimulé. Ces hommes et ces femmes doivent bien trouver à s’occuper pour conjurer l’ennui, l’hiver et la brume qui menace de ne jamais se lever. Le désœuvrement sibérien est affûté par la vie en petit groupe, l’isolement et l’éloignement : les petites affaires prennent l’ampleur des grandes ; les questionnements métaphysiques s’achèvent en noyade, dans l’alcool ou dans le fleuve ; les idéaux un peu mous, un peu pâles, des jeunes gens médiocres, se délitent dans des tourments maussades, où l’insignifiance le dispute à la mesquinerie. Aucun grand sentiment ne survit à la concasseuse de l’exil en extrême Russie : la vie d’un cercle fermé et lointain isole autant qu’elle abaisse celui qui ne parvient pas à en sortir assez vite. Zamiatine aurait pu dresser un tableau d’une sombre gravité, dénoncer, vitupérer ou fustiger. Non. Il fait mieux, il se moque. « Nous serions beau à la guerre » dit un des personnages, lorsqu’il observe l’état de délitement moral et mental qu’implique le désœuvrement et l’éloignement ; tout est dit, déjà, des années sinistres qui s’ouvrent pour la Russie.

La presse, en 2006, avait insisté sur l’humour ravageur de ces deux nouvelles. Le rire acerbe que suscite ces textes laisse surtout percer, une fois le soubresaut amusé évanoui, un terrible désespoir. Je ne suis pas parvenu à m’esclaffer de cette pauvreté d’âme si durement exposée. Comme le dit le dicton trop usé, il s’agit de se dépêcher d’en rire pour ne pas avoir à en pleurer. Certains passages satiriques sont là pour adoucir les arêtes d’Au diable vauvert, comme le symbolisme un peu fantastique atténue la charge d’Alatyr. Le portrait général de la Russie profonde qui émane de ces deux textes n’en demeure pas moins d’une tristesse insondable, que de nombreux passages expriment, à leur manière. Le soir « rampe aux fenêtres », les baptêmes se font à l’absinthe (p.56), le cœur est enserré dans « un insupportable étau » (p. 103), les hommes n’ont pas la force d’être seul « en face à face avec soi-même » (p. 59) ; parce qu’il s’agit d’une satire, les hommes ne se caractérisent plus que par des différences physiques, qu’expriment les épithètes homériques grotesques dont use Zamiatine. Elles résument les hommes en un trait (le nez en trompette d’Andrei, l’absence de menton du Prince), comme un caricaturiste le fait d’un coup de crayon. Quand les officiers se ridiculisent devant les Français, faut-il rire de cette grosse farce… ou pleurer de ce qu’elle dit d’une communauté exilée et noyée dans son alcool ? À la différence du Drogo du Désert des Tartares, Andrei Ivanytch n’espère même pas s’enfuir ; il ne veut pas se sauver – dans tous les sens du terme – mais il espère un temps sauver l’épouse du capitaine Schmidt, femme amoureuse et battue. Ce genre de rêves est exclu : il n’y a pas de salut au diable vauvert. De l’échec d’Andrei découle la scène finale où, après le désastre, ivre, il danse devant les autres officiers. « Il est des nôtres », conclut l’un d’eux : il n’a plus foi en l’homme, il ne rêvera plus de sauver les autres, il accepte son sort (contre lequel il n’a somme toute guère regimbé), il restera ici-bas. Un signe de la pertinence de Zamiatine, c’est qu’il fut censuré par le Tsar et par les rouges : la satire laisse percer trop de choses de la nature profonde d’une certaine Russie de désespoir. Même si ces deux textes sont parfois nébuleux et d’une virulence un peu éventée, ils conservent une force qui justifie, un siècle après leur première publication en russe, leur découverte en français.

 

Le monde se revendique primate : Le singe vient réclamer son crâne, de Youri Dombrovski

.

Le singe vient réclamer son crâne, Youri Dombrovski, 1958

Alors qu’il purge une peine d’isolement au Kazakhstan, l’écrivain soviétique Youri Dombrovski, écrit un étrange roman, au titre non moins étrange, Le singe vient réclamer son crâne. Situé dans une projection idéalisée de la France, où l’écrivain ne mettra jamais les pieds, il décrit le progressif délitement de la civilisation face à la barbarie. Le jeune journaliste Hans Maisonnier rencontre, par hasard, quelques années après la seconde guerre mondiale, Gardner, l’agent nazi qui a causé la perte de son père. Libéré pour raisons de santé, Gardner s’apprête à reprendre des fonctions pour le compte de son gouvernement. Maisonnier dénonce dans son journal cet élargissement anticipé et cause, involontairement, la mort du gestapiste, assassiné quelques jours après la publication de l’article accusateur. Même s’il débute comme un roman policier, le livre de Dombrovski n’est pas une enquête criminelle. La mort de Gardner pousse  en effet le jeune Maisonnier à revenir sur les évènements qui ont touché sa famille quinze ans plus tôt. Le cœur du roman est là, aux premiers mois de l’occupation nazie, alors que les services spéciaux allemands tentent d’obtenir le ralliement à leur cause du paléoanthropologue Léon Maisonnier. Internationalement reconnu, docteur honoris causa des plus prestigieuses universités, le scientifique s’oppose aux assertions paléontologiques fallacieuses des nazis. Son équipe, composée de brillants chercheurs, le suit d’abord dans ce combat intellectuel.

Pour gagner Maisonnier à leur cause, les nazis utilisent les moyens les plus brutaux : ils effraient, torturent, assassinent. Le roman prend la forme d’un huis-clos terrifiant. Face au retour de la barbarie, que valent les diplômes, les recherches, le savoir ? Comme le dira le seul survivant de l’équipe, que sa lâcheté aura sauvé, « le singe vient réclamer son crâne » et face à cette agression, aucun recours n’est possible. Le monde que croient connaître les chercheurs s’est dissipé. Les termes de l’équation ont changé. Dans un univers où l’intellect, les arguments, la connaissance représentaient la plus haute valeur d’échange, ils pouvaient lutter – et l’emporter – avec leurs propres armes. L’arrivée de Gardner change la donne. Maisonnier, Hanka et Lanet, car c’est sur eux que se concentre le récit, vont devoir se battre pour leur survie – physique et morale – dans un univers dont ils ne maîtrisent aucune règle. Pour les envoyés du régime d’occupation, un seul objectif, que le professeur Maisonnier renie l’ensemble de ses travaux précédents, non conformes à l’idéal racial nazi. Ils ont deux atouts, la détermination glaciale de Gardner et les liens de famille du professeur Maisonnier avec un de leurs agents, Kurtzer. Le lecteur assiste au ballet des deux hommes qui réduisent peu à peu l’institut de paléoanthropologie à une coquille vide. C’est de la défaite de la culture, de l’effondrement de la pensée que traite Dombrovski. Le voile de conventions civilisées se dissipe et émerge la vraie nature de ces hommes de chair et de sang.

Si les bourreaux se ressemblent, singes brutaux et cruels auxquels Dombrovski, délibérément ou non, affecte un attribut physique de couleur jaune, les victimes, elles, sont restituées dans toute leur complexité. Hanka, atteint de crises d’hystérie, perd le contact avec lui-même lors de son emprisonnement. Il ne s’agit pas, assis dans un fauteuil, de proclamer son courage, sa détermination, son éthique comme on disserterait de l’amitié entre Goethe et Schiller. Hanka est confronté, sans préparation, à ses propres défauts, enfouis en temps de paix sous des pelletées de conventions sociales. Lanet, lucide, trop lucide, abdique  immédiatement tout espoir et préfère sacrifier son honneur au bénéfice de sa survie. « Un millier d’Achilles morts ne valent pas un déserteur vivant » explique-t-il au professeur Maisonnier. Face aux monstres qui infestent son époque, il se terre, incapable, physiquement et moralement, de les affronter. Il trahit, et pourtant Dombrovski ne le juge pas. Quand on a affronté les interrogatoires du NKVD, la vie sous Staline et les internements, on est moins prompt au manichéisme. Enfin Maisonnier, cible de toutes les attentions allemandes, préfèrera s’empoisonner, ses travaux achevés et mis en sécurité, plutôt que de céder aux barbares.  Le singe vient réclamer son crâne et le monde ne se ressemble plus : Dombrovski montre le dérèglement général, qu’il accentue par une écriture parfois elliptique, brouillonne. Les silences, les non-dits, l’espace vidé de ses mots en révèle plus que tous les discours. L’étrange jardinier des Maisonnier, Kurt, fugitif tzigane et ancien cobaye d’expériences nazies, semble maîtriser des fils dont aucun des protagonistes ne devine l’existence. Et seule la sagacité du lecteur éclairera la vraie nature du personnage.

Les règles du jeu ont changé, les mots, eux-mêmes, se vident de leur sens. Les dialogues perdent peu à peu leur précision, le monde des doctes bavards doit se conformer à un nouvel univers et en dire le moins possible. Au fur et à mesure du livre, les nazis conquièrent le monopole de la parole. Les singes aux araignées noires – c’est ainsi que Dombrovski parle des croix gammées – discourent, dissèquent, assomment. Ils sont les maîtres. Les autres personnages leur répondent par des demi-silences, des paroles voilées, des allusions. Le rapport de force s’est inversé. Les brutes sont bavardes. Et ne se feront silencieuses qu’après leur défaite. Le jeune Maisonnier, ce n’est pas un hasard, achèvera la vie de Gardner par un article de presse fracassant. Comme si, après avoir contraint le monde à se taire, les singes devaient subir le réveil de la parole. Le singe vient réclamer son crâne n’est pas un roman historique. Si le pays décrit par Dombrovski s’apparente à la France, les conditions d’occupation, elles, ressemblent beaucoup à ce qu’elles furent sur le front de l’est. Peu importe. Car l’essentiel n’était pas là. La hache du bourreau est dégainée, la civilisation vacille, aucune fondation ne tient plus. Le monde se revendique primate. Et chacun de répondre comme il le peut à ce défi qui le dépasse.

Soljénitsyne, de Georges Nivat : esquisse d’un bilan

Soljenitsyne 2

Le phénomène Soljénitsyne, Georges Nivat, 2008

Lorsqu’au début des années 60 le régime soviétique connut un très relatif dégel intellectuel, les œuvres d’auteurs que personne n’appelait encore dissidents se frayèrent un chemin vers les librairies. La déstalinisation, entamée au XXe Congrès du PCUS par le célèbre rapport secret de Khrouchtchev, ouvrit quelques perspectives à une critique partielle des excès du régime. La publication des premiers textes d’un ancien prisonnier du Goulag, Alexandre Soljénitsyne, dans la revue Novy mir, eut un retentissement immédiat, bien au-delà du cercle lettré qui constituait le public habituel de ce périodique. Soljénitsyne devint, pour plus de quarante ans, le romancier russe le plus célèbre – et probablement l’un des plus controversés. L’appel d’air permis par Khrouchtchev, ne devait plus jamais se refermer : malgré les efforts des cercles brejnéviens, et l’expulsion de l’écrivain d’URSS, Soljénitstyne demeura la figure majeure de la littérature russe, le porte-voix international des errances et des crimes du communisme soviétique.

Georges Nivat, premier traducteur en français de La Journée d’Ivan Denissovitch, avait publié une première version du phénomène Soljénitsyne dans les années 70. L’écrivain était alors au faîte de sa gloire : Prix Nobel de littérature, expulsé d’URSS, auteur du magistral Archipel du Goulag. A l’époque, l’intelligentsia communiste, notamment française, représentait encore une force non négligeable : défendre Soljénitsyne avait un sens lorsqu’en face, certains falsifiaient l’histoire avec une mauvaise foi pleine de morgue. L’œuvre du romancier dépassait la littérature pour s’aventurer dans le champ des passions politiques. Lire Soljénitsyne en 1973, c’était un acte politique : une opposition aux mensonges propagés depuis 1917 par « la grande lueur à l’est ». En 2009, lire Soljénitsyne ne comporte plus les mêmes enjeux : les méfaits du communisme, les déportations massives et l’obscurantisme stalinien sont connus. L’œuvre, déchargée de ses aspects passionnels, peut maintenant faire l’objet d’une étude littéraire et historique apaisée.

Suite au décès de Soljénitsyne l’an dernier, Fayard a donc proposé à Georges Nivat d’écrire une seconde version, définitive cette fois, de son ouvrage critique. Cette révision s’imposait, les problèmes proprement politiques que soulevèrent la parution du massif « Journée d’Ivan Denissovitch / Premier Cercle / Pavillon des cancéreux / Archipel du goulag » s’étant éteints depuis 1989. Quelques traces de cette première version persistent, dans les notes de bas de page ou dans certains paragraphes des chapitres initiaux, mais elles sont suffisamment éparses pour que cette seconde édition mérite toute l’attention du lecteur.

Le livre n’est pas une biographie de Soljénitsyne : les repères chronologiques sont évacués dans un chapitre liminaire. Nivat s’intéresse principalement à l’œuvre de l’écrivain russe, par une approche thématique bien maîtrisée. Les aspects proprement littéraires – travail sur la langue russe, construction polyphonique des romans, organisation théorique – prennent cependant le pas sur les aspects historiques de l’œuvre. A juste titre, Nivat remarque la bipolarisation des études sur Soljénitsyne : les premières, émanant de spécialistes des sciences sociales, se concentrent sur la dimension politico-historique de l’œuvre (comme l’a encore fait Daniel Mahoney récemment) ; les secondes, écrites par des spécialistes de littérature russe n’examinent que la dimension esthétique et artistique des romans. Il apparaît pourtant difficile de totalement scinder les deux : l’approche littéraire de Soljénitsyne ne peut, à aucun moment, être séparée de son contexte historique et politique. Son expérience historique de déporté, son regard anti-libéral, certains glisseront  même le mot obscurantiste, sur l’histoire russe, forment avec le massif romanesque un tout inextricable.

L’étude de Nivat, complète, penche vers une approche plus littéraire qu’historique, au bénéfice d’une analyse poussée des ressorts littéraires de l’œuvre. Le résultat est appréciable : le commentaire artistique de Soljénitsyne, écrivain trop politique pour les littéraires, trop littéraire pour les politiques, est encore aujourd’hui lacunaire. Ce livre constitue, à ce titre, une bonne première approche. Nivat, et c’est tout à son honneur, n’évite d’ailleurs pas les sujets qui fâchent : les juifs et Deux siècles ensembles, la russianité et l’orthodoxie religieuse du « Père-la-Morale » (Alexandre Zinoviev), son égocentrisme, sa rigidité intellectuelle et sa critique spiritualiste du libéralisme. Soljénitsyne fut un des plus importants opposants à l’URSS. Mais en aucun cas, il n’était un libéral occidentalisé : cette méprise historique est au fondement des controverses tardives au sujet de son œuvre. Conservateur pro-russe, orthodoxe, poutinien dans ses dernières années, Soljénitsyne a posé problème en occident parce qu’il ne pouvait figurer l’opposant consensuel et démocrate rêvé par les libéraux. Enraciné dans son identité religieuse et nationale, Soljénitsyne n’était pas pour autant chauvin. Sa théorie politique et éthique reposait plus sur les principes de l’auto-limitation matérielle, d’une spiritualité orientale mâtinée de libre-arbitre individuel devant l’aliénation que sur une revendication agressive de son identité. Nivat explique avec clarté les idées de Soljénitstyne comme il explique sa méthode littéraire. Comprendre Soljénitsyne, c’est l’enchâsser dans l’histoire littéraire et intellectuelle russe : sans elle, ses positions apparaissent trop exotiques aux yeux de l’observateur occidental inattentif.

Nivat ne dresse pas un panégyrique de l’homme mais il prend quand même nettement position en faveur de Soljénitsyne. Il souligne ses défauts et ceux de son œuvre, mais en estime également l’intérêt formel et littéraire. Un exemple, qui ressort difficilement dans les traductions : Soljénitsyne, en matière de création linguistique, a été un innovateur, un inventeur de mots, un amateur de combinaisons syntaxiques et sémantiques. La forme elle-même, aujourd’hui peut-être un peu dépassée, du roman choral, multipliant à l’infini les points de vue, les monologues intérieurs et les dialogues politiques et historiques, a probablement représenté le sommet d’une voie de la modernité littéraire.

Nivat s’attèle à chaque thème avec une application identique. Il parvient sans problème à resituer Alexandre Soljénitsyne dans la littérature du XXe siècle. Il relève ses échecs – l’obèse Roue Rouge et ses 6 600 pages, qui réussit dans le détail, mais échoue au fond -, ses errements – une histoire des relations entre les juifs et les russes datée historiographiquement, une acuité intellectuelle gâchée par une mentalité d’anachorète sectaire – mais aussi ses réussites romanesques et politiques. Le phénomène Soljénitsyne est une belle entreprise, solidement charpentée, qui pourra constituer l’introduction de référence aux études Soljénitsyniennes. Le lecteur regrettera à l’occasion la présence de quelques fautes de frappe, qui obscurcissent malheureusement une poignée de paragraphes sans jamais, cependant, affaiblir la portée de l’ensemble.