L’atelier du démodé : le Journal, de Michel Chaillou

nuage

Journal 1987-2012, Michel Chaillou, Fayard, 2015

Il existe toutes sortes de journaux d’écrivains. Du carnet de notes, avec ses abréviations, ses raccourcis, ses listes de choses vues, de choses lues, de choses entendues au monument d’introspection, précis et exhaustif, mené en quarante tomes, la gamme est fort vaste. L’écrivain l’a-t-il tenu scrupuleusement, jour après jour, toute sa vie ? Y est-il revenu de loin en loin, lorsque la nécessité s’en faisait sentir ? S’en est-il servi comme d’un répertoire ? Ou l’a-t-il envisagé comme un travail littéraire en soi ? L’a-t-il publié ? L’a-t-il renié ? Est-il devenu, comme pour Léautaud, Galey ou Amiel, le projet d’une vie, l’œuvre au sens strict ? Est-il resté, comme pour Gide ou Green, du Bos ou Claudel, un pas de côté, un massif adjacent, mais non parfaitement coalescent à l’œuvre ? S’est-il limité à regrouper, pêle-mêle les notes de travail, les schémas et les réflexions de l’auteur, comme chez Manchette ou Queneau ? Pourquoi commencer cette note par ce panorama littéraire trop vaste ? Pourquoi convoquer le ban et l’arrière-ban des lettres francophones ? Je me le demande. C’est là l’expression d’un désir de sens – et je me sens mal à l’aise de ne pas essayer de ramener une œuvre au grand courant littéraire qui l’a précédée. Les esprits comme le mien ont besoin d’ordonner, de créer un bel édifice où ranger chaque œuvre à sa place. Ils aiment explorer le foisonnement du monde pour mieux lui imposer un ordre. Cela signe, je le sais, un esprit de peu de fantaisie. Je ne devrais pas céder à ma manie classificatoire, elle signe la tête abstraite, férue de divisions, de catégorisations, de définitions ; on y reconnaît le mauvais émule de l’alma mater, l’ancien étudiant qui s’attache, quitte à forcer un peu, à la ressemblance plutôt qu’à la singularité, à la connexion des œuvres et des époques plutôt qu’à leurs irréconciliables divergences, à leur irréfragable liberté. Vivantes, oui, ces œuvres le sont, mais dans un solide agencement à la française ; de la structure, de la pensée, de l’articulation ! La vie corsetée, régulée, orientée. Les Brumes ne sont peut-être qu’un programme, un idéal ; formuler pour se libérer des formes ; tâche trop ambitieuse. Leur modeste rédacteur connaît sa nature : trop sec pour les lettres, trop sensitif pour le savoir. Rien ne convient moins, peut-être, à la liberté de Michel Chaillou, à son goût de la digression, du rêve, du jeu imprévisible de la langue. Voici un écrivain qui m’échappe. Il ne faut pas, avec lui, être pressé d’arriver ; il ne faut pas même être pressé de partir. Il exige de son lecteur une qualité rare, la lenteur ; une richesse plus rare encore, du temps.

Avant ce Journal, je n’avais lu de lui que Domestique chez Montaigne et Le Sentiment géographique. Ce sont, à mon sens, deux grands livres, non parce qu’ils se sont rendus à mes fastidieuses et méthodiques dissections, mais parce qu’ils leur ont résisté, dans leur jaillissement, leur force jaculatoire, leur errance. Le premier m’avait frappé pas son sens du concret, de la matière, du palpable ; une vie épaisse et grumelée, sans ces abstractions si fréquentes dans la langue française. Il ne fallait certes pas y chercher d’intrigue – le Journal de Chaillou dit assez le mépris dans lequel l’auteur tient cette « littérature à histoire » ; la langue, en revanche, y était menée sur un terrain charnel et tangible. Le second, mieux estimé par la critique, m’avait endormi ; ce n’est pas une perfidie ; c’était son objet. Chaillou y rêvait du lieu imaginaire des Pastorales baroques, ce Forez fantasmé dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé, lui, le fin connaisseur de ces romans infinis et devenus illisibles, de ces lentes et lointaines songeries, moutonnières. Il invitait son lecteur à errer par de belles pages à la limite de la conscience et du sommeil (le narrateur lui-même peinait à tenir les yeux ouverts), à s’envelopper dans une langue perdue, floue. Il existe des œuvres de ligne claire ; d’autres de sinuosités (manie linnéenne, je ne t’échapperai donc jamais ?). Celle de Chaillou ondoie ; rêve de la langue ou langue du rêve, je ne sais. Chaillou était un spécialiste de la littérature du XVIIe, d’avant le grand règlement classique ; son errance a des longs récits de l’ancien temps le charme lent et démodé – il avait d’ailleurs écrit un Éloge du démodé, sa dernière œuvre anthume. Le ton de son Journal, tenu très épisodiquement durant vingt-cinq ans, entre 1987 et 2012, n’est pas aussi gracieux et étonnant que le reste de son œuvre. Il est sec, sans bavures ; il liquide ; il exécute. Le lecteur imaginait-il Chaillou ainsi ? C’est un autre homme qui appert. Les enseignants, ses collègues du supérieur, sont pédants, et du haut de leurs certitudes absolues, sont surtout « titulaires de leur manque de talent », les étudiants le déçoivent, eux, « moins intéressants que les couloirs » de leur université, et les écrivains, de Mme Ernaux à M. Carrère, de M. Bon à M. Camus (Renaud), de M. Echenoz à M. Houellebecq, c’est bien pire – chacun se voit gratifié de quelques méchants adjectifs (parfois mérités), sauf les amis, bien évidemment, M. Deguy, Mme Delay, M. Roubaud.

Un Journal est un déversoir d’humeurs. S’y dessine un auteur vivant, dans ses grandeurs, dans ses petitesses. De 1987 à 1995, Chaillou travaille encore à l’université ; ses notes tiennent compte – surtout en 87-88 – de cette vie sociale en basse continue, souvent décevante. Le texte mêle exécutions de deux lignes et observations judicieuses ; cet ensemble tenu de façon très irrégulière ne crée pas de personnages. Le lecteur amateur de petites phrases, de cet envers du décor un peu vil mais souvent réjouissant, sera déçu. Chaillou n’offre aucun portrait, à l’inverse d’un Léautaud portraiturant Vallette, Gide ou Duhamel, d’un Galey croquant Chardonne, d’un Mugnier animant Cocteau ou Huysmans. Il n’y a pas de longues introspections ; ce sont des éclairs. Chaillou l’olympien tonne… en secret, car dans les lettres françaises, il est des critiques que l’on garde pour ses petits papiers personnels ; des condamnations qui se susurrent ; des hostilités certaines, mais bien dissimulées. La vie littéraire a du reste peu de place dans ce Journal ; elle en a de moins en moins les années passant. Les petites aigreurs disparaissent ; Chaillou est libéré de son labeur ; Chaillou est en retraite. Il peut enfin travailler à ce qui compte, ses livres. Il s’isole un peu, entouré de proches qu’il aime, son épouse, son fils, compositeur et historien. L’objet de ces carnets change ; ils deviennent une forme de Journal de l’œuvre. Ce n’est certes pas Le Journal des Faux-Monnayeurs de Gide, ni Le Journal du Dr Faustus, de Thomas Mann, loin s’en faut, mais enfin, le lecteur découvre, au fil de pages griffonnées à la hâte, l’arrière-plan d’un travail littéraire, ses fondations, ses hésitations, ses renoncements. Il ébauche des théories littéraires : contre l’intrigue, pour la langue ; contre la rédaction, pour l’écriture ; contre le roman, pour le rêve du roman ; contre les modes, pour le démodé ; contre la littérature de consommation courante, pour une littérature exigeante, profonde, personnelle. Son intransigeance est rassurante. Pas dupe de son propre vieillissement, Chaillou, parfois, s’interroge : prend-il insensiblement congé du monde nouveau ? Est-ce pour cela qu’il ne supporte plus une forme de veulerie culturelle d’époque ? Paradoxe chez cet homme qui exécute à raison Le Monde des Livres mais s’impatiente d’y voir son roman critiqué ; paradoxe de figurer dans cette petite société de gens de lettres, avec ses honneurs (l’Académie, à laquelle il songe un temps), ses amitiés, ses guerres et, dans son Journal, de la croquer avec une joie mauvaise ; paradoxe, au fond, d’en être sans en être – comme, d’ailleurs, de passer pour une excellence provinciale, lui qui vécut à Paris presque toute sa vie. Ces contradictions intimes fondent une vie.

Michel Chaillou eut une retraite fort active, sûrement très heureuse ; il avait des projets pour écrire jusqu’à son centenaire. La vie en a voulu autrement. Il tint donc épisodiquement, jusqu’à sa mort (2013), cet autre journal, assez différent du premier – quoique le ton s’y maintînt, phrases courtes, souvent averbales, avis tranchés, rapides, écrits en quelques minutes, souvent à la tombée du soir. Certains vivent pour tenir leur Journal, chez d’autres, il est un compagnon, chez Michel Chaillou, ce n’est qu’un écrit de circonstance, un interstice. On l’observe bien dans ces fréquentes notations horaires : 18 heures, il rédige quelques notes ; 18 heures 15, son fils revient, il cesse. Trois mois passent, il rouvre son carnet, évoque une de ses nombreuses lectures – en lien avec sa création du moment ; s’interroge sur sa démarche ; repasse le lendemain poser une rapide théorie binaire sur la lecture, l’écriture, la littérature ; s’arrête pour un mois. D’où répétitions, parfois, retours sur ses conceptions littéraires, souvent. Le diariste n’est jamais prioritaire, jamais très assuré de la valeur de l’exercice ; moyen de s’exprimer, dans des carnets tenus à la hâte, sans cet effort personnel sur soi, ou plutôt contre soi, qui signe le désir profond d’une publication posthume – et qui la gauchit, hélas. Ces notes gagnent en sincérité ce qu’elles perdent, somme toute, en intérêt ; l’auteur ressasse ; il n’investit pas assez son texte. Je lui préfère, dans le même genre, un Claude Ollier ; ses journaux avaient un rôle semblable d’adjuvant à l’œuvre en cours, de carnet de réflexions et d’observations ; mais il y avait, en sus, une attention d’auteur pour la réception de son texte, une façon de susciter l’intérêt du lecteur, qu’il se passionnât ou non pour la genèse de son œuvre. C’est moins sensible chez Michel Chaillou – vrai, brut, sans lissé. Souhaitait-il seulement la publication de ces notes ? Il n’en fait pas état.

Malgré mes quelques réserves, je pense que ses héritiers ont eu raison de publier ce massif de cinq cents pages, d’une valeur inégale ; elles éclairent la démarche littéraire de Chaillou, ses salutaires conceptions, à bonne distance des facilités de l’heure. On l’apprécie sans l’approuver, parce qu’il a une armature. L’excès d’exigence n’est jamais un défaut ; j’ai toujours plaisir à lire des professions d’excellence, même si elles tendent, au fond, à condamner la petite médiocrité du petit lecteur que je suis (petitement ?). Par peur de blesser des épidermes trop fragiles, la critique oublie souvent de trancher, de peser les mérites, d’ancrer son point de vue avec fermeté. Que le lecteur s’accorde ou non avec les conceptions de Michel Chaillou – quel enthousiasme étonnant pour l’homme Philippe Sollers, quelle naïveté, peut-être ? – qu’il s’accorde ou non, donc, avec lui, il en appréciera le mordant, la fermeté, la rudesse. Il n’en partagera pas tous les postulats ; il regrettera seulement que l’ensemble ne soit ni plus vaste, ni plus ambitieux.

J’aime les journaux d’écrivains, leur tenue incertaine, leurs emportements, leurs indiscrétions. Un journal doit être libre ; libre de ses injustices, libre de ses fulgurances, libre de ses méchancetés ; l’agacement, la colère, la hantise s’y expriment aussi bien que l’émerveillement, la bonté, la sincérité. Libre, ce Journal l’est. C’est une vertu précieuse ; elle se perd, elle est, pour reprendre un mot cher à l’auteur, démodée.

Un rêve 1926 : Bella, de Jean Giraudoux

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Bella, Jean Giraudoux, in « Œuvres Romanesques Complètes I », Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990 (Première éd. 1926)

Écrire un roman sur la crête du présent, c’est peut-être le condamner à mourir jeune. L’air du temps circule en ses pages, les mots à la mode, les concepts d’une époque, les idées d’une décennie forment une matière dense, située. La vie circule dans l’art aussi par ce qu’elle a de plus éphémère. Une œuvre soutenue par son temps peut-elle lui survivre ? L’avenir peut-il comprendre la langue étrangère que pratiquait le passé lorsqu’il était présent ? Le sort des romans de Giraudoux, dont l’édition Pléiade, malgré sa grande qualité, n’a pas connu de succès public particulier, témoigne de cette infructueuse postérité. Parce qu’ils étaient actuels, saturés de leur époque, des références communes d’une génération, de la perspective d’un après-guerre qui ne savait pas encore n’être qu’un entre-deux-guerres, ils se sont démodés. Renaud Matignon, dans ses piquantes chroniques, eût dit : « C’était à lire… en 1926 ». Le contemporain peine, s’il est dépourvu de sens historique, à apprécier à leur juste valeur ces fictions érudites, digressives, décousues ; leur langue même résonne étrangement ; traînée d’une comète depuis longtemps passée dans le firmament, cette œuvre romanesque est condamnée à nous glisser des mains, à se dissiper dans le lointain de notre sensibilité. Le cerveau doit suppléer le cœur, la raison les sens. L’immédiateté est morte. Le lot des références communes est perdu. Au dialogue direct entre l’œuvre et son lecteur s’est substitué une interface, un traducteur, soit un lourd appareil de notes et de précisions historiques. La subtilité de ces textes échappe à leurs lecteurs distraits d’aujourd’hui ; leur langueur déplaît ; le temps, aussi, les a peut-être périmés. La magie délicate de romans tissés sur l’étoffe du présent s’est évanouie à mesure que passaient les années ; les illisibles pastorales d’Ancien Régime ne sont pas moins lointaines que les rêveries giralduciennes. J’éprouve en les lisant un sentiment d’étrangèreté : nous sommes irrémédiablement séparés – et pourtant, au détour d’une phrase, d’une image, d’un raccourci, l’ombre fugitive d’un accord passe entre nous. Pour combien de temps encore ?

La langue de Monsieur Giraudoux est-elle moins oubliée que celle de Madame de Scudéry ? Notre époque lui est rétive ; non faute de perception historique, comme je le croyais d’abord – notre temps présentiste est, par paradoxe, saturé, hanté, par le passé, qu’importe qu’il ne le comprenne jamais vraiment – mais par défaut de langue commune. Son altérité l’éloigne ; ses codes sont morts. Giraudoux fut trop passionnément de son temps pour appartenir au nôtre. Je feuillette ici ou là quelques exemples de qui se veut explicitement littérature de l’extrême contemporain, avec sa langue courante, aplatie, presque orale, menée et promenée le long des pages sans efforts ni déplaisir ; trop souvent sans style ni personnalité. Ce français nouveau peut receler quelques richesses, par les horizons qu’il s’ouvre contre la Règle ; il charrie surtout l’esprit de notre époque, syntaxe malléable, grammaire simplifiée, vocabulaire mutant. L’informe règne ; il est authentique, paraît-il, pas élitiste, pas méprisant, avenant, bref, sympa. Son défaut ? Il ne peut s’entendre avec des langues mortes, même lorsqu’elles s’exprimaient en français, français 1660, français 1815 ou français 1925. Le français 2015, c’est l’idiosyncrasie des tous-pareils, un paysage de singularités identiques, où chacun, se proclamant soi, se renvoie dans le rang sans le savoir. Personnaliser la langue, voilà le mot d’ordre ; le paradoxe central de cette quête est que l’exception, répétée mille fois, cent mille fois, un million de fois, n’accouche que de ressemblances. La spontanéité ne dépasse pas l’expression du commun, de l’autre, banal, normalisé, en nous. Le style ne naît pas sans contrainte, mais par la contrainte ; sans contrainte, ne s’exprime qu’une langue anonyme, collective, informelle. Voilà pourquoi tant d’auteurs se ressemblent sans le savoir ; ils n’écrivent pas, ils rédigent, spontanés, ce que d’autres pourraient composer pareillement à leur place. Ce sont les remplaçables de la littérature. Alors quoi, les anciens sont des astres morts et il n’y a plus de français ? Mon sentiment est ambigu : la fluidité, comme inspirée de cette langue ductile et dominante qu’est l’anglais, représente d’évidence l’avenir de notre langue, ce français à la syntaxe jadis « incorruptible » (Rivarol) et désormais désaccordée. Est-ce une décadence ? Non, sire, c’est une évolution, une mutation définitive. Le français ne se ressemble plus – les négligences « années 50 » de Sagan ou de Nourissier ne sont pas moins éloignées de nous que les finesses de Giraudoux, les ornements de Barrès, le classicisme de Valéry. Ne pas céder au vertige fallacieux des mots ; tenir la ligne claire, blanche, simple ; aller jusqu’à l’arasement complet, par hantise de l’emphase, de la pompe, de la verticalité. Comme le disait le perfide Gore Vidal dans un entretien à la Paris Review : une phrase en vaut une autre, un mot en vaut une autre, démocratie de la page, démocratie de la phrase, écrasement de la langue, passée au hachoir de la parlure commune. S’exprime peut-être le « ça » sous-jacent, ce bouclier de spontanéité mal maîtrisée qui s’oppose au surmoi que formera toujours la langue, grammaire, syntaxe, règles, bref, cet autre punitif en nous. Giraudoux est aussi devenu illisible de la péremption de sa langue, de son phrasé, de sa forme.

Comment le suffisant et bavard rédacteur de Brumes peut-il encore une fois prétendre faire une recension, ou une chronique, ou, prétentieux, une critique et parler d’autre chose que du seul livre ? Et Bella ? Ses Fontranges, ses Rebendart, ses Dubardeau ? Son audace, ses affres, ses fantaisies ? Viendra-t-on enfin au but ? Giraudoux ! Giraudoux ! Qu’on y vienne ! N’y a-t-il pas tromperie ? Le plumitif brumeux n’est-il pas trop souvent coutumier du fait ? Est-ce efficace, cela, cette manière de dériver à distance du sujet ? De ronchonner sur le présent ? Des « propos comme ça », des argumentaires improuvés, des remarques oiseuses pourquoi ? Évoquera-t-il enfin Bella, son contenu, ses beautés, son attachante excentricité ? Cessera-t-il ces questionnements imbéciles, dont le seul objet paraît être de redresser un article enlisé et de retrouver, laborieux, le fil perdu quelques lignes plus haut ?

En réalité, je ne crois pas ces questionnements hors sujet : lire Giraudoux, c’est se confronter à un écran, relativement opaque, signe d’une véritable distance entre notre sensibilité littéraire et la sienne. C’est le cas pour toute littérature ancienne me direz-vous. Oui et non. Car celle de Giraudoux, en s’ancrant de toutes ses forces dans son propre présent, s’est délibérément datée, mise hors d’accès du lecteur à venir. Nous ne parlons plus la même langue. Le désuet de ces fictions ouvre une fenêtre inattendue sur un état perdu de la civilisation, un état antérieur, dont la compréhension immédiate nous échappe. Qu’y observe-t-on ? La France rad-soc de la IIIe, l’Allemagne d’avant 33, le fantôme de la belle époque, le songe improbable d’une Europe réconciliée, le tout supérieurement porté par une langue délicate, ne se livrant qu’au lecteur patient, attentif, lent. Il faut parfois lire à voix haute, incarner le texte pour toucher sa beauté. Ouvrons donc enfin Bella, un des succès les plus certains de l’auteur, à la recherche (peut-être surannée elle aussi ?) des arguments de la fiction : intrigue, personnages, scènes, tout ce qui, sous le nom « histoire » incarne aussi la littérature. Giraudoux n’a cessé, lors de la composition du roman, de retoucher son histoire, d’ajouter des épisodes, d’en retrancher. Bella apparaît comme un texte « palimpseste », cousant comme il le peut plusieurs histoires distinctes, revues dix fois. Les astuces narratives de notre époque, tirées de décoctions scénaristiques sophistiquées, sont loin. Bella est un chapelet de scènes tenu par un fil très fragile. Giraudoux place son art sous la tension de deux exigences difficiles à concilier : la nécessité de l’intrigue et la tentation de la digression. L’essentiel du livre tient non dans ce qu’il a de dynamique, de romanesque, l’intrigue mais dans ce qu’il a de statique, les portraits, les parenthèses, parfois à la limite de l’essai historique. Derrière les figures de Rebendart et des Dubardeau, se tiennent celles de Raymond Poincaré et de la fratrie Berthelot. Voilà pour quelle raison première le roman exige désormais une sorte de guide de lecture. Giraudoux diplomate, était un proche et un protégé de Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d’Orsay, connu pour avoir influencé et encouragé les écrivains-diplomates : Giraudoux bien sûr, mais aussi Claudel, Morand et Saint-John Perse. Berthelot avait été relevé de ses fonctions après une obscure affaire politico-financière ; Raymond Poincaré, Président pendant la guerre, Président du Conseil après, avait été un de ses principaux adversaires. Bella est aussi, malgré tout, une vengeance, celle du camp de Berthelot (et donc de Caillaux et de Malvy) contre les poincaristes et leurs alliés, les petites mains ambitieuses et sans scrupule des ministères, que Giraudoux vitriolise et ridiculise gaiement.

Le portrait de Rebendart-Poincaré intéresse encore, par sa qualité littéraire, le lecteur d’aujourd’hui, alors que son modèle n’est plus guère qu’un nom de rues et d’établissements scolaires. La charge est d’une virulence inouïe, d’autant plus de la part d’un fonctionnaire, en principe astreint à un devoir de réserve. Fauteur de troubles, ennemi de la réconciliation franco-allemande, responsable du déclenchement de la guerre, par sa passivité aux instants-clé, discoureur glacial et morbide, ministre colérique et dominateur, être austère et frigide, dont le seul plaisir est le pouvoir, Rebendart concentre sur lui toute l’inhumanité bourgeoise, positiviste, nationaliste de son temps. Il gouverne avec des mots faux, des phrases fausses, des discours faux. À chacune de ses respirations, il souffle le froid d’une raison inhumaine, passéiste, morte. Sa première apparition dans le roman est une des plus belles pages de Giraudoux, un des plus assurées, un des plus émouvantes aussi par ce que l’ancien combattant laisse percer de souffrance jamais exprimée. Rebendart le rancunier, le virulent, l’insensible, incarne tout le mal patriotard et rhétorique d’une France qui a raté la paix (et qui, on ne le sait pas encore alors, le paiera). Figé et raide comme la mort, Rebendart dépasse donc son seul modèle, Poincaré, pour figurer les maux de l’époque. Contre lui, un clan, chaleureux, fantasque, généreux, vivace, les Dubardeau. Ils sont le souffle de vie du roman. Ce sont les frères Berthelot, le chimiste, le diplomate, l’historien, le philosophe, tous mélangés et peints en une aimable bande d’esprits libres et brillants, géniaux, grandioses et donc jalousés. Leur France pardonne plutôt que de venger, elle réconcilie plutôt que d’opposer, elle aime plutôt que de haïr. Autour de cette opposition, Giraudoux brode une affaire de désaveu politique, saupoudrée d’un peu de sentiments, ceux qu’éprouve le narrateur, fils des Dubardeau, pour Bella de Fontranges, belle-fille veuve de Rebendart. N’est-ce là qu’un vieux roman bourgeois à clé, dont les serrures, rouillées, ne protègent plus rien ? Je ne le pense pas – même si le livre est sans nul doute démodé. Se tenir à la seule « histoire », assez molle, de Bella, c’est passer à côté de l’essentiel, cette sublimation romanesque d’une idée : la France déchirée (comme l’Europe), en quête de réconciliation (comme l’Europe). Le geste symbolique et presque final de Bella, tentant de contraindre l’orgueilleux Dubardeau et le rancunier Rebendart à se pardonner, à se serrer la main, et mourant de ne pas y parvenir en atteste. Bella romance, dans une fantaisie ambiguë, l’état collectif de division ; il tente de raccommoder ce qui a été déchiré. Des larmes achèvent le roman : larmes de joie dans l’illusion d’une réconciliation intérieure ? Larmes de douleur face à la perte irrémédiable de l’unité ?

Le narrateur est, je l’ai dit, le fils de Dubardeau ; c’est le symbole de l’affection presque filiale que manifestait Giraudoux à l’égard de Philippe Berthelot. Il est partie prenante dans l’histoire qu’il raconte ; la réconciliation, il ne la souhaite pas tant que cela ; son ennemi, ennemi de son clan, est identifié, il préférerait le vaincre. Sa virulence n’est pas un appel au pardon, à l’oubli. Pour ce faire, l’auteur passe par l’autre grande ligne narrative, annoncée par le sous-titre du roman, l’histoire des Fontranges. Cette fantaisie décousue, mal raccommodée à l’intrigue de haute politique, rationnelle, constitue le point de fuite du roman. Brett Dawson, dans sa notice, regrette qu’elle ait été mal comprise ; peut-être était-elle aussi trop équivoque, trop peu éloquente ? Comment marier la réalité historique et politique, même travestie, à un songe fantasque, littéraire ? Le roman souffre du jointoiement incertain des deux récits, comme si l’auteur avait voulu marier, sans y parvenir vraiment, ses deux tendances profondes, les brumes de son romantisme, si germanique, et le sol de son cartésianisme, si français. Les chapitres V et IX, dans lesquels figure l’histoire des Fontranges sont raccrochés trop artificiellement au train d’une histoire qui s’enlise à cause d’eux. Pourtant, ils figurent une forme de résolution de l’intrigue, que l’orgueil des uns et la rancune des autres rendent impossible. Les Fontranges sont depuis longtemps une famille divisée, naturellement, entre générations, entre forts et faibles, entre hommes et femmes (ces catégories ne se recoupent pas, elles alternent, dans une loi et suivant une perspective plus proches des contes ou des paraboles que des romans). Son état naturel est la division, la scission entre les êtres. Or le double sacrifice des Fontranges, Jacques à la guerre, Bella au service de l’État, offre à leur père, dans une scène onirique et sensuelle, l’occasion de la réconciliation. La « glace et le feu » se glissent près de Fontranges, l’enveloppent. La mort a tout réglé, un deuil s’ouvre, et, par-delà la tristesse qu’il suppose, la possibilité fusionnelle du pardon. Ces pages belles par leur incertitude, ces pages un peu obscures, ces pages si éloignées de nous pâtissent de l’intrigue politique qui les précède, de son faux-air de basse polémique, de ressentiment.

La virulence du roman n’avait pas échappé à ses contemporains, pris eux aussi dans le flot des vengeances, des rancœurs, non, des Réparations. Ils virent bien les guerres internes, l’hostilité à Poincaré, la défense outrée des Berthelot – Ph.Berthelot n’a pas été relevé sans raison de ses fonctions au Quai d’Orsay, même s’il fut réintégré par la suite. Ils ne virent pas, dans l’angle aveugle de leur présent, de leur sensibilité à œillères, la tentative osée de Jean Giraudoux, cette promesse de grâce, d’acquittement, de pardon général, que la mort peut offrir. Contre les divisions réelles de l’histoire, le rêve d’une réconciliation universelle… Est-il si démodé que cela, ce roman d’une France disparue, d’une époque morte, d’enjeux évanouis, s’il offre à ceux qui prennent le temps de l’explorer, dans toute son étrangèreté, la possibilité d’une trêve, non, mieux, d’une paix générale de l’identité ? Pas tant que l’on croit ; seulement, notre époque ne le lit plus. Sa forme, sa langue, ses références, ses apparences désuètes l’ont rendu illisible. Bella est condamné à n’être dans notre histoire littéraire qu’un brillant témoignage isolé, le songe obscur d’un entre-deux, une rêverie littéraire 1925 que les années ultérieures ont dissipée. Ce livre exprimait pourtant, au point de contact de l’histoire et de l’allégorie, un authentique désir de rémission – ce pardon dont rêve le passé et qu’accorde chichement notre présent.

L’anatomie de la bêtise : Travelingue, de Marcel Aymé

"Un primitivisme bouleversant"

« Un primitivisme bouleversant »

Travelingue, Marcel Aymé, in Œuvres Romanesques Complètes III, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001 (Première éd. 1941)

Le tribunal du présent a pour habitude de faire comparaître devant lui le passé, de ne pas écouter son avocat et de le condamner sur sa réputation et ses fréquentations, et non sur ses actes et écrits. Autant commencer par les éléments factuels, les évacuer dès le départ, je ne crois pas possible de les ignorer : Travelingue fut écrit en 1940-41, publié dans Je suis partout, sous l’égide de Robert Brasillach ; il présente un portrait au vitriol de la bourgeoisie française sous le Front populaire et sous la IIIe République finissante. Ce faisceau d’indices justifia la condamnation de l’écrivain à la fin de la guerre ; on lui reprocha bien des fois ce noir et virulent Travelingue, considéré au pire comme criminel, au mieux comme inopportun. Ces quelques faits suffiront à la plupart de nos contemporains pour ne pas éprouver le besoin de vérifier par eux-mêmes. Le jugement du présent est d’ores et déjà connu. Les uns ne le liront pas par peur de la contamination morale – cette peur panique qui est le premier symptôme du délabrement de l’intelligence, et l’aveu de son manque d’assurance et de certitudes morales ; les autres le liront parce qu’ils veulent s’encanailler ou voir confirmée leur conception de la société, eux si hostiles à la « bien-pensance » qu’ils en deviennent « mal-pensants » par pur réflexe. Oublions ces non-lectures en miroir. Je crois qu’un texte se juge sur pièces, librement, individuellement. Travelingue n’est pas vraiment un pamphlet contre son époque, l’histoire n’y est qu’un arrière-plan assez vague, des rumeurs, une ambiance, un fond de l’air ; Travelingue est une sorte de Bouvard et Pécuchet modernisé, une encyclopédie des imbéciles où la bêtise tient le premier rôle. Aymé parvient, en cent touches, à en dessiner l’idéal-type : absence d’indépendance d’esprit, étroitesse, vacuité intérieure, obsessions mesquines, suivisme, psittacisme, répétition de slogans creux, etc. Il la dénonce en anticipant la définition fameuse de Roland Barthes (voir le bon livre de Claude Coste à ce sujet) : elle est la part de collectif, d’irréfléchi, d’échos en nous. C’est d’ailleurs le côté déplaisant du livre, bien noté par Jean José Marchand en son temps : ce pur composé d’imbécillité et de veulerie, de médiocrité satisfaite et de méchanceté profonde finit par épuiser son lecteur, le mettre mal à l’aise. La bêtise gentille amuse ; la bêtise méchante navre d’abord, dégoûte ensuite. Elle a ici trop de temps forts, elle étouffe. À peine le lecteur a-t-il avalé quelque ânerie proférée doctement qu’Aymé lui ressert une solide plâtrée de sottise, assaisonnée de niaiseries et de vilenies.

On s’épuiserait à décompter, à présenter et à caractériser les nombreux personnages de ce court roman. Deux familles, leurs relations, leurs amis, etc. Au fond, ils ne sont que deux : la bêtise et le bon sens ; l’une multipliée, diverse, polymorphe, l’autre, rare, singulier, bien caché. Il n’y a peut-être pas lieu de résumer intrigue et sous-intrigues ; ni de chercher dans quelques scènes d’audacieuses trouvailles techniques et narratives ; moins encore d’aller débusquer des interprétations hasardeuses au coin des métaphores. Travelingue est une charge, une satire grinçante, d’une virulence que les années ont à peine émoussée. Certes, la France a changé depuis, et le texte de Marcel Aymé peut sembler un peu vieilli, tant la société dont il se moque a, en apparence, disparu. Les formes du snobisme et de la distinction ont évolué : la critique a perdu un peu de sa justesse, mais je la crois encore accessible au lecteur contemporain. À certains endroits, il convient de transposer intérieurement ; à d’autres, de se laisser prendre au charme parfois désuet du récit. En traçant le portrait d’une France bourgeoise, industrieuse, faussement cultivée, saisie à l’époque confuse du Front Populaire, Aymé dresse un réquisitoire. Nul, ou presque, n’échappe à sa méchanceté. À tel point que le lecteur souffre un peu, à mi-livre, devant un tel déferlement de médiocrité monomaniaque – car la bêtise est ici avant tout obsessionnelle. L’amatrice de cinéma n’est que cinéma, l’amateur de course à pied n’est que course à pied ; le patriotard n’est que politique, l’industriel n’est qu’usines ; ces personnages comiques frappent par l’étroitesse de leur regard et de leurs pensées ; ils n’ont pas de profondeur. Ils ne se multiplient dans l’espace de la narration que pour mieux faire résonner leur crétinerie. Ainsi les trois sœurs Ancelot, et leur mère, ne font que répéter, en psittacidés dépourvus de cervelle, les clichés interprétatifs saugrenus de la critique cinématographique. Elles les appliquent à toutes les situations de la vie, là précisément où ce vocabulaire et cette grammaire herméneutique n’ont plus cours – d’où bêtise, d’où, aussi, comique. Le sens moral leur manque autant que l’épaisseur historique ; elles n’ont pas de personnalité, pas d’individualité, et c’est bien pour cela qu’elles sont plusieurs, la sottise marche en bande ; elles sont des hollow women (pour le dire à la façon d’Eliot), qui renvoient à l’infini les mots d’ordre de leur époque. La bêtise en soi, autonome, individuelle, parce qu’elle découle d’un effort, est pour Aymé moins grave, moins dangereuse que la bêtise enrégimentée, répétée, colportée, devenue un mode de pensée automatique, un réflexe inconscient. Elle signe en chacun de nous la dépersonnalisation – car personne n’échappe à la bêtise.

Marcel Aymé l’expose avec une délectation presque excessive. La satire est un art délicat, un exercice sur la ligne de crête. En privant pratiquement le lecteur de toute respiration hors de ce magma étouffant d’imbécillité satisfaite, Aymé finit par déranger. La gentille et comique bêtise des Ancelot et des Lasquin se double de la méchante bêtise du boxeur Milou, de la perverse bêtise de son protecteur, de la lâche bêtise du romancier Pontdebois. Et si l’on sourit des commentaires cinématographiques abstrus des uns, l’on sourit bien moins des manipulations et des scélératesses des autres. Travelingue n’est pas une satire joyeuse. Aymé excelle, autant que dans d’autres romans (Aller-retour par exemple) dans la peinture de la médiocrité humaine ; il se réjouit de montrer la petitesse satisfaite, la vulgarité triomphante, l’étroitesse régnante. Il croque la bourgeoisie économique ou intellectuelle en affreuse petite-bourgeoisie, aux viles passions, aux vils instincts, aux viles pensées. L’image de l’auteur s’en trouve brouillée : la mesquinerie du paysage et des hommes finit par suggérer celle de leur créateur, l’écrivain, par contaminer la réception de l’œuvre. Malgré toute l’affection que je peux avoir pour l’œuvre de M. Aymé, il y a dans ce texte – important malgré tout – un fond d’humour haineux, de sarcasmes sans générosité, de basse vengeance, un arrière-goût saumâtre, bref quelque chose de salissant. La plupart de ses créatures sont excessives dans leur bassesse, comme l’escroc Ancelot, qui passe ses jours et ses nuits à écrire aux quelques petits porteurs dont il cherche à endormir la vigilance pour mieux les voler ; comme le boxeur-écrivain Milou, manipulateur aux passions sensuelles abjectes ; comme le jeune Lasquin, être vide qui vit pour courir, pour le demi-fond, pour devenir le nouveau Ladoumègue – et qui se cache ainsi son désir de fuite sociale ; comme les filles Ancelot, et leur furie stupide de cinéma ; comme l’hypocrite Pontdebois, cette mauvaise reviviscence de Paul Bourget, et sa cervelle macérant de petits romans moralistes ; comme Malinier, brute épaisse qui se croit assiégée par les francs-maçons et vit dans la hantise d’être déchiqueté par les « chiens judéo-socialo-marxistes ». Nul n’échappe au scalpel de l’auteur.

Les personnages du roman sont des chiffons doués de parole ; la plupart, même lorsqu’ils font profession d’intelligence comme l’écrivain Pontdebois, sont les porte-voix d’un discours collectif privé de sens, tant ses aspérités ont été émondées par la répétition. Comme la volonté d’être soi, non, le courage d’être soi, manque à peu près à tous, ce roman n’est plus que l’exposé d’un écho assourdissant, bête. Bien sûr, des détails savoureux amusent toujours. Johnny, le protecteur du boxeur, décide de orienter son favori vers une carrière facile, celle d’écrivain : il lui suffira d’évoquer ses souvenirs, dans un style transparent et brut, et cela fera figure d’œuvre. Pontdebois la trouvera médiocre et la proclamera pourtant essentielle ; Aymé pointe là quelque chose de toujours actuel, le double-discours des milieux littéraires, la confusion critique, l’agueusie artistique généralisée. N’importe qui peut bien écrire n’importe quoi, car un discours critique détraqué, sur-conceptualisé, ultra-rationalisant donnera du sens au texte, preuve en est des réactions répétées et absurdes des filles Ancelot. L’auteur montre une époque inapte au jugement, à la critique, à l’examen approfondi des œuvres et des travaux. Avec le savoureux personnage de Malinier, il sort des cercles bourgeois et met en scène la brute paranoïaque petite-bourgeoise, en quête de bouc-émissaires, prête à rejoindre quiconque lui promettra que seront (enfin) nettoyées les écuries d’Augias. Sourd ici ou là un désir de violence que le Front Populaire suscite sans pouvoir le canaliser ; Aymé observe, sans l’approuver, la dynamique fasciste – son anarchisme foncier l’aura toujours protégé de ces dérives-là. La mentalité obsidionale de l’ancien combattant, enfermé dans ses fantasmes et sa balourdise cocardière, voulant à tout prix faire le coup de poing, sans rien comprendre du monde, fait de lui un soutier potentiel du fascisme, dont le premier moteur est l’aigreur et le second la bêtise. Sa ridicule sortie finale expose, mieux que mille discours, ce que peut inspirer à l’auteur le panurgisme politique des extrêmes. Dépourvu de sens commun, comme les autres, Malinier figure une forme de naïveté corrompue, qui laisse libre-cours à ses fantaisies et reconstruit le monde à l’envers en pensant le remettre à l’endroit. Les Malinier sont nombreux, encore, de nos jours.

Mais où est le bon sens, parmi ces personnages veules, obsédés ou étriqués ? Alors qu’il distille partout la bêtise, Aymé raréfie le bon sens. Il n’équivaut pas, chez lui, à la seule intelligence, mais à l’indépendance, à la capacité de formation d’un jugement personnel, informé, équilibré et révisable ; la bêtise en revanche est toujours collective, désinformée, excessive et fixiste. Je ne vois que deux hommes pour parvenir à échapper à ce grand courant d’idioties : Alphonse Chauvieux et le coiffeur. Chauvieux, apparenté aux Lasquin, est, à l’inverse des autres, un transfuge de classe – cela semble lui avoir donné profondeur et autonomie. C’est un ancien militaire – ce qui augure mal pourtant de son indépendance d’esprit – issu de la plus modeste des petite-bourgeoisies. Il a été nommé par son beau-frère, propriétaire de l’usine, à d’inespérées fonctions d’encadrement. Sans être très intelligent, il sait réfléchir, raisonner, justifier. Et face aux épreuves, la mort de son beau-frère et protecteur, les grèves du Front Populaire, les accusations de la police, il sait garder son sang-froid, sa raison et sa gouaille. Ses apparitions sont des respirations. Il n’est ni riche, ni brillant, il est lui-même, conscient de ses fautes et de ses limites, souvent bousculé par les événements, mais jamais renversé, jamais complètement submergé par les flots de stupidité satisfaite qui l’entourent. Il garde une étincelle de bon sens, malgré tous ses défauts.

L’autre personnage de bon sens, c’est cet étrange coiffeur devenu, sans que l’on sache bien pourquoi, le dirigeant du pays. Tous les ministres viennent prendre leurs ordres auprès de ce bavard, de cet artisan-à-qui-on-ne-la-fait-pas, ce roi caché du Front Popu. Ses quelques monologues sont ambigus, difficiles à interpréter tout en étant d’un simplisme assumé, bref, avec lui commence, je crois, la vraie littérature, le trouble, l’incertitude dans la forme langagière, l’appel de l’auteur à l’intelligence autonome du lecteur. Aymé présente, au creux d’un récit satirique plutôt transparent, une fantaisie opaque, dont le sens n’est pas donné. Le manque de subtilité apparent du coiffeur dissimule fort bien son astuce et son intelligence réelles. L’auteur en profite pour lui faire glisser, au nez de la censure dans une publication de 1941, dans les pages collaborationnistes de Je suis partout, quelques mots discrets contre la tyrannie, l’Allemagne et l’Italie. Entre les lignes se dessine un autre texte, une sorte d’appel à l’indépendance d’esprit, de recours aux forces bouleversées de la raison. Le coiffeur concentre le principal mystère du roman, cette fantaisie qu’avait apprécié un Roger Nimier en son temps. Le coiffeur est-il la symbolisation satirique de la démocratie, de la sagesse populaire, d’une sorte de common decency orwellienne ? Ou n’est-il pas plutôt le signe comique de la veulerie du Front Populaire, la représentation de sa démagogie et de son absolu manque de sérieux ? Synthétiquement, n’incarne-t-il pas une sorte de voie dialectique, dynamique, entre la bêtise et le bon sens ? Les nombreux clichés de ses interventions s’articulent en toute indépendance pour produire un discours autonome, composé de banalités et de fulgurances, dont on discerne mal s’il est de premier degré ou non, s’il est critique ou non, s’il dénonce ou s’il approuve, s’il est bête ou subtil. Au récepteur de trancher. Dans le texte, hors de la volonté consciente de Marcel Aymé, s’ouvre une ambivalence, à claire-voie, à distance de la bêtise totale, totalisante, totalitaire du reste du roman. Avec le coiffeur subsiste, malgré le déferlement d’imbécillité, la possibilité du bon sens, une respiration humaine.

Certains ont qualifié le style de Travelingue (francisation de travelling) d’écriture cinématographique, notamment dans la brillante scène d’exposition, durant laquelle le grand patron Lasquin est frappé, progressivement, par une attaque cérébrale. Je ne suis pas certain de les suivre. En effet, le narrateur, omniscient, explique plus qu’il ne montre : l’intériorité des personnages est exposée, et c’est cette exposition, par sa vacuité, qui signe l’imbécillité intérieure de ces pantins de papier. Une écriture cinématographique s’attacherait aux gestes, aux figures, au mouvement, à ce qui se voit. Or, Aymé va plus loin, il fouille dans le fatras de pensées idiotes de ses personnages et les expose, consciencieusement, sur sa table de dissection romanesque. Ce n’est pas un film, c’est un fait de langue. Ça cause. Tout le monde cause. Tout le temps. C’est précisément ce qui assure le triomphe de la bêtise, une parole déréglée, automatique, vaine. Travelingue est littéraire (et non cinématographique) par ce qu’il montre de l’état de la langue commune, de la déliquescence d’une société où des formules toutes faites soutiennent une pensée automatique, où le langage, calcifié, n’est un secours pour personne, et encore moins, paradoxalement, pour ceux qui s’en servent comme instrument de domination. Les uns et les autres sont intoxiqués de mots, les grands mots à la mode de la critique cinématographique, les mots brutaux de la langue politique, les mots simplistes et appris par cœur des convenances bourgeoises ; cette maladie de la langue empêche la plupart des personnages de comprendre ce qui leur arrive, d’utiliser des critères moraux, de penser. Ils sont dépersonnalisés, vidés, épuisés. Aymé tape fort : le malaise naît de cet excès, à la frontière du sarcasme et du sérieux ; la position de surplomb du narrateur et la médiocrité des personnages donnent une déplaisante impression de mépris haineux et acerbe. Pourtant, Aymé tape juste : il rappelle que notre langue commune est toujours sous la double menace de la fossilisation et de la perversion, qu’elle peut se figer ou tromper, et que l’esprit individuel seul peut tenter, modestement et par un effort constant, de remettre d’aplomb le monde.

Une voix au-dessus de la tempête : Les Travailleurs de la mer, de Victor Hugo

pieuvre hugo

La Pieuvre, illustration de Victor Hugo

Les Travailleurs de la mer, Victor Hugo, Le Livre de Poche, 2002 (Première éd. 1866)

Tout a déjà été dit de ce livre ; tout a déjà été dit de son auteur. En cent-soixante ans, et des milliers de lectures, Les Travailleurs de la mer ont peut-être livré tous leurs secrets, tous leurs sens, tous leurs mystères. Les Hugolâtres ont sillonné hardiment L’Archipel de la Manche – long prologue poético-encyclopédico-folklorique de l’ouvrage. Les-lectrices-et-les-lecteurs, il est de bon ton de le dire ainsi de nos jours, ont navigué avec Gilliatt, protesté contre Clubin, soupiré pour Déruchette. Ils ont secouru La Durande, frémi face à l’océan, face à l’abîme, face à l’infini. Les critiques ont pesé le phrasé et jugé les figures ; ils ont contesté les détails et approuvé l’essentiel (ou l’inverse). Les philologues et les généticiens des textes ont dénudé jusque l’os le monstre de papier, à la recherche de la fameuse pieuvre, tapie au fond de sa caverne périodiquement inondée par les marées. Ils ont exploré leurs dictionnaires et encyclopédies de marine, ils ont arpenté leurs traités zoologiques, ils ont détaillé la plus infime des figures, le plus ténu des symboles dont a joué Hugo. Et chaque édition du roman s’est accompagnée de son indispensable glossaire, de son inévitable dictionnaire, de ses remarques et de ses gloses, de manière à ce qu’aucun lecteur ne manque le moindre ornement du monument de mots. Il est difficile d’écailler ce vernis de lectures pour retrouver, dans sa nouveauté, le texte originel. Il est encore plus difficile de tenter de se faire une opinion juste, à distance des admirations prosternées et des hostilités épidermiques. Critiquer Hugo c’est un peu comme être un lilliputien jugeant Gulliver ; on se sent trop petit pour commercer avec ce poète qui, au sommet d’un pic, rajoute de la démesure à la démesure, de l’insondable à l’insondable, du grandiose au grandiose. Face à lui, je ne connais au fond que deux comportements : se soumettre ou se démettre ; s’incliner ou se détourner. Notre époque, et je ne crois pas me tromper en disant cela, s’est éloignée de lui, par dédain de l’emphase, peut-être. On célèbre évidemment encore le républicain aux belles pensées, drapé dans son habit de Sénateur, opposant éternel à l’usurpateur napoléonide – sans trop s’appesantir sur son royalisme de jeunesse et son opportunisme orléaniste. On révère à l’occasion quelque morceau de son théâtre – le premier, lorsqu’il fut à l’avant-garde contre les derniers néo-classiques ; on ne méconnaît ni Cosette, ni Gavroche, ni Valjean, les héros des Misérables ; on l’a panthéonisé, on a baptisé des milliers de rues à son nom, on sait qui il est. Seulement, on ne le lit plus guère – et c’est pour cette raison qu’une lecture semi-naïve, comme peut l’être la mienne, n’est pas, je l’espère, complètement dénuée d’intérêt. Elle n’est que la modeste expression de mon sentiment devant ce livre, trop glosé, peut-être, pour être exploré en profondeur.

À quelque lecteur des Travailleurs de la mer parvenu à la deux-cent cinquantième page – incluons dans ce décompte le prologue de 1883, intitulé L’Archipel de la Manche – soit le tiers de l’ouvrage, posons-lui une question : que raconte ce livre ? Nous aurons du mal à obtenir mieux que quelques balbutiements, dans une ébauche modianesque de réponse. C’est qu’il ne peut rien en savoir, car pour le moment, il ne s’est « rien » passé, pour le dire comme je pouvais le faire lorsque, adolescent, je lisais quelque livre qui m’ennuyait. Hugo a entretenu son public de toutes sortes de choses, de l’histoire et des légendes, de Jersey et de Guernesey, de l’Angleterre et de la France, de la Normandie et des Normands, de la mer et des îles, de l’Océan et de l’Infini, des Hanois et des Douvres, de la marine à voile et de la marine à vapeur, de la proue et de la poupe, du hauban et du cabestan, du bâbord et du tribord, des mythes insulaires et du folklore anglo-normand, de la bonne langue anglaise et du patois îlien, de déniquoiseaux et de barre d’anspect, de l’anglicanisme et du presbytérianisme, du travail ardu et des loisirs simples, des nautoniers et de leurs matelots, des lois et des procès, d’un armateur et de sa fille, d’un marin et de sa mère, d’un associé et de son vol, d’un capitaine et de son honneur, d’un foyer et d’un abri, de La Durande et de La Jacressarde, d’un pistolet et d’un naufrage. Liste non exhaustive. Chaque petit élément du décor ou de l’intrigue a été dûment présenté, exposé, décrit, comparé, métaphorisé, tout au long de chapitres musicaux et rythmiques, où l’on reconnaît le balancement binaire du poète (l’abîme c’est ceci, l’océan c’est cela ; « Mess Lethierry avait deux grandes joies par semaine ; une joie le mardi et une joie le vendredi. Première joie, voir partir la Durande ; deuxième joie, la voir revenir. » ; « Cette merveille était difforme ; ce prodige était infirme », etc.). Hugo n’écrit pas le français en rythme ternaire, comme beaucoup, mais en rythme binaire. C’est la base rythmique de son œuvre, la base structurelle aussi : la terre contre la mer, le bateau contre le vent, l’homme contre la nature, etc. Le régime du livre est à la fois binaire et définitoire : binaire parce que les choses vont en couple – sauf Gilliatt, qui est seul – définitoire parce que le poète intervient sans cesse pour préciser ce qu’il énonce, l’asséner, le préciser à coups de masse, avec la certitude du génie inspiré qui rend l’univers en mots et en images :

« Qu’est-ce donc que la pieuvre ? C’est la ventouse.[…] c’est un chiffon […] c’est une sorte de roue […] Chose épouvantable, c’est mou […] Elle a un aspect de scorbut et de gangrène ; c’est de la maladie arrangée en monstruosité. […] Le poulpe hait. En effet, dans l’absolu, être hideux, c’est haïr. […] La pieuvre, c’est l’hypocrite. […] Une viscosité qui a une volonté, quoi de plus effroyable ! De la glu pétrie de haine. […] Elle n’a pas d’os, elle n’a pas de sang, elle n’a pas de chair. [rare rythme ternaire] Elle est flasque. Il n’y a rien dedans. C’est une peau.[…] Elle a un seul orifice, au centre de son rayonnement. Cet hiatus unique, est-ce l’anus ? est-ce la bouche ? C’est les deux. […] La griffe, c’est la bête qui entre dans votre chair ; la ventouse, c’est vous-même qui entrez dans la bête. […] C’est quelque chose comme les ténèbres faites bêtes. […] Pourriture, c’est nourriture. »

Ce petit montage, tiré du chapitre « Le Monstre » (II, 4, II), illustre fort bien la manière de faire de Hugo. Malgré toutes ses variations, souvent étonnantes, une base subsiste : des phrases courtes, les relatives y sont fort rares ; des définitions multipliées, qui tentent d’épuiser par le nombre ce qu’une seule d’entre elles n’est pas parvenue à saisir ; des affirmations, martelées, avec, en arrière-plan, le bom-bom binaire. C’est un style composé de tics, comme tous les styles. L’apprécier est affaire de goût. Les esprits subtils, nuancés, hésitants, sinueux, obscurs, prudents sont violentés ; Hugo-la-tempête plastronne, dans une profusion d’images, un déferlement de mots, un déluge presque biblique d’expressions. S’il s’intéresse à un bateau à vapeur, tout y passe, de sa silhouette au plus petit écrou. Hugo est intarissable. Sa curiosité est sans limites. Rien ne lui échappe. Il y a une manière typiquement hugolienne de tout aspirer, de tout dévorer, de tout assimiler, jusqu’à l’inassimilable. Elle se double d’une autre manière, elle aussi typiquement hugolienne, qui consiste à multiplier, presque à l’infini, les variations d’une même idée. Ainsi du chapitre sur l’hypocrisie, un des plus inspirés de l’ouvrage – à faire frémir les épidermes les mieux durcis. Ce passage ne peut se limiter à quelques postulats, une définition et deux exemples. Non. Il faut à Hugo cinquante lignes pour définir, de cinquante manières différentes, l’hypocrisie et les hypocrites – les lecteurs les mieux avertis y verront un moyen contourné de parler de Napoléon III, Napoléon-le-Petit que Victor-le-Géant a choisi comme adversaire. Il lui faut dire, redire, reredire la même chose d’autant de manières différentes qu’il le pourra. Sa puissance créative et lexicale s’y déploie sans bornes. Cette absence de bornes se repère aussi à la multiplicité des substantifs et des adjectifs comme infini, illimité, incalculable, inépuisable, immense, etc. On a affaire à des choses sans limites : la mer, le ciel, la peur, l’amour, le mal. C’est la verve inépuisable du poète face à l’absolu, au néant, à l’univers. Elle ne rencontre pas toujours la patience du lecteur.

Un livre, pour moi, c’est du désir. (Quel ton ! Quelle sûreté ! Quel aplomb ! Le vilain rédacteur des « Brumes » s’essaierait-il au pastiche hugolien ?) Désir de savoir, désir d’apprendre, désir de découvrir, désir d’éprouver, désir de frémir, désir de s’émouvoir, désir de comprendre, désir d’aimer, etc. Le désir a besoin d’être éveillé, avivé, mené puis satisfait. Or, dans Les Travailleurs de la mer, le poète, tout à son monument, oublie parfois de maintenir, dans son déferlement symphonique et harmonique, le désir de son lecteur d’aller plus loin. Il l’épuise. Il le submerge. Il le noie. Qu’un personnage s’empare d’un outil, et c’est toute l’histoire de cet outil qui déferle ; qu’il se trouve à un endroit, et le lieu devient un chapitre ; qu’il observe un bateau à vapeur à quai à Jersey, et s’ensuit un cours encyclopédique sur la navigation dans les îles anglo-normandes en 1822. De parenthèses en parenthèses, le roman enfle, enfle, enfle, mais, comme un paradoxe, reste sur place. Hugo ne lève l’ancre qu’à la moitié du livre – et encore. Parce qu’il veut tout dire, de toutes les manières possibles, dresser un cairn de mots à la gloire de l’homme laborieux face à la furie des éléments, l’auteur en fait trop. Sa symphonie marine, à force de s’élever, touche le point précis où se séparent la musique et le vacarme. Les morceaux de bravoure succèdent aux morceaux de bravoure – et l’histoire, l’intrigue, le roman quoi, n’a toujours pas commencé. Bien sûr, Hugo impressionne lorsqu’il fait d’une description technique un poème en prose, son admirable facilité lexicale déconcerte ; la plupart du temps, dans la première partie surtout, il donne l’impression d’avoir collationné des fiches et de les mettre les unes à la suite des autres en les récrivant à sa façon. Il y a quelque chose de faux dans les segments les plus statiques et encyclopédiques de l’œuvre. Ainsi cet affreux passage, qui boucle une des pires pages du livre, pur placage de termes de marine : « À cette époque, le guindoir à pompe n’avait pas encore remplacé l’effort intermittent de la barre d’anspect. N’ayant que deux ancres d’affourche, l’une à tribord, l’autre à bâbord, le navire ne pouvait affourcher en patte d’oie, ce qui le désarmait un peu devant certains vents. » L’auteur dit ça d’un air entendu, comme le vieux loup de mer qu’il affecte d’être ; le lecteur est ébahi. On y verra de la poésie, si l’on veut ; j’y vois surtout de l’épate, de l’esbroufe à bon compte ; « regardez comme je connais bien la mer, les marins, les bateaux, la technique, les outils, et comme je saisis bien la position de l’homme face aux choses, face aux éléments, face au destin, face à l’abîme, face à l’infini ». Et le lecteur a bien le temps, durant cette première partie de bavardage inspiré, de refermer le livre et de s’en éloigner.

Il aurait tort.

Il sera récompensé à partir du moment où le roman débute véritablement, vers sa trois-centième page. Je crois qu’il faut lire cette deuxième partie d’une traite, et pousser jusqu’à la fin du livre, tant elle a de force et de grandeur. La Durande, le navire à vapeur de Mess Lethierry, armateur de Guernesey, s’échoue sur un terrible écueil marin – les Douvres – au milieu de la Manche. C’est le résultat d’une trahison, d’un plan presque parfait, ourdi par un personnage supposé irréprochable, et pourtant aussi corrompu que sournois. N’y cherchons pas matière à profonde psychologie, le roman en est à peu près dépourvu : ses personnages sont simples, leurs passions, avouables ou non, le sont aussi. Ce roman ne dresse pas de tableau compliqué des désirs humains : richesse, amour, réputation. Son objet est ailleurs : c’est l’épopée sublime d’homo faber confronté à l’impitoyable déferlement des éléments naturels. Ce que j’appelle d’habitude le vacarme hugolien, cette manière de rajouter du grandiose au grandiose, prend soudain toute sa force. Il en faut pour résonner dans le chaos des flots. Le taiseux Gilliatt, marin soupçonné d’être un sorcier, a décidé qu’il irait récupérer le précieux moteur à vapeur échoué entre les deux écueils des Douvres – écueils en forme de H, comme l’initiale de Hugo… (modestie quand tu nous tiens) Pour ce faire, il n’a que sa force, sa résistance, sa cervelle et ses mains. Contre lui, il a, tous conjurés pour lui nuire, les oiseaux, les nuées, les marées, les tempêtes, la Pieuvre et l’océan.

Gilliatt n’affronte pas seulement une situation difficile, presque désespérée, il combat des forces aveugles, brutales, mauvaises. Il lui faut démonter La Durande, utiliser toutes les ressources de son ingéniosité technique pour retirer le moteur, échapper au déferlement des vagues, « aux présences sombres de l’abîme » figuré ou réel. Hugo a divisé cette partie du livre en quatre : « l’écueil » présente la situation du bateau dans toute sa complexité technique, spatiale et temporelle, « le labeur » montre les trésors infinis d’ingéniosité de l’homme confronté à la résistance des choses, « la lutte » le décrit, indomptable, face à l’affreuse tempête, « les doubles fonds de l’obstacle », enfin, expose Gilliatt à la créature mauvaise des abysses, la célèbre Pieuvre. Les Travailleurs de la mer sont, avec Le Roman de Renart, un des seuls livres à avoir changé le lexique animal français : on disait poulpe, on dira désormais pieuvre, tant l’animal décrit par Hugo a frappé les esprits des lecteurs. L’auteur y prend des libertés considérables avec la zoologie ; il ne faut plus lire là le romancier encyclopédique, mais le poète aux prises avec les symboles. Et cette pieuvre molle, visqueuse, méchante, tapie, fourbement, dans l’obscurité, en concentre une telle quantité que je peinerais à les énumérer. Je noterai simplement que cette partie propose une progression. L’homme affronte un monde « donné », et non construit, pour tenter d’y survivre (l’écueil), il affronte la matière pour la transformer (le labeur), il affronte les éléments pour les vaincre (la lutte) et enfin, il affronte la part obscure de lui-même et de l’univers, personnifiée par un animal tentaculaire, puissant et sournois. Chaque sous-partie de ce livre symbolise un combat humain universel, une lutte dont la civilisation, ramenée à presque zéro – un homme seul sur un îlot escarpé et dangereux, battu par les flots – sort gagnante. Le poète chante la grandeur de ce quadruple combat : le monde, les choses, les éléments, le mal.

Je ne mentirai pas en disant qu’une fois le moteur sauvé, Gilliatt reparti, l’univers élémentaire vaincu, le roman retombe. La dernière partie, où s’effondrent ses espérances, où il s’avère que ce travail n’a servi à rien – ou plutôt qu’il ne lui a servi à rien, m’a paru plus faible, excepté l’image finale. L’œil s’est accoutumé à la grandeur de l’océan et de l’abîme, il peine à retrouver ses repères dans le monde rétréci du Lilliput anglo-normand. De manière plus générale, l’intrigue, qui a un côté mélodramatique à la Eugène Sue, n’est pas très excitante. Les personnages sont pâles, comme il sied à une épopée, et leur psychologie est banale. De sorte que la meilleure partie des Travailleurs de la mer est une histoire sans paroles, le récit d’un combat pur, sans introspection, sans réticences, sans questionnements. Hugo ne dissèque pas les élans du cœur. L’amourette de Déruchette, sa relation avec le pasteur anglican Ebenezer, le silence soumis de Gilliatt, sa capitulation, sont un ou plusieurs tons en dessous de ce qui a précédé. Le retour dans le monde des hommes, de leur commune médiocrité, ne se déroule donc pas comme espéré pour le héros. L’ingéniosité technique et le courage ne sont plus des armes pour obtenir l’assentiment d’une jeune femme. L’homme laborieux, marin intrépide, est désemparé devant cet autre ordre du monde que constitue la société, ses rites, ses normes, ses sentiments. Il n’y a jamais été à l’aise. Gilliatt s’y montre aussi résigné qu’il était tenace sur les Douvres. Hugo boucle son grand récit épique par une conclusion assez inattendue, un engloutissement des espérances, un triomphe final de la défiance de soi. Et la tonitruante symphonie de s’achever, dans une dernière note sombre, pianissimo, puis un silence définitif.

Il serait malvenu de reprocher à Berlioz de ne pas écrire la musique de Debussy. Berlioz composait du Berlioz : symphonique, orchestral, avec force cuivres.  On ne peut pas espérer de Hugo quelque chose qui ne soit pas dans sa manière. Il ne propose pas de petites dentelles finement ouvragées ; il trompette sur le sommet du monde. Parfois, le texte tourne à vide, avec un rythme répétitif, d’interminables et dispensables variations, de longs détours encyclopédiques ; parfois aussi, il tombe juste, bouscule, soulève, réjouit. La manière binaire peut indisposer à la longue ; tel ou tel morceau semble d’un goût moins sûr ; l’ouvrage, biscornu et inégal, n’a pas le lissé et la tenue exacte de la perfection. Les parenthèses encyclopédiques et bavardes n’ont pas toujours un grand intérêt. Il n’en reste pas moins, dans sa deuxième partie au moins, une formidable symphonie poétique à la gloire de l’homme, de sa hardiesse, de son obstination, de son génie. Le Travailleur (de la mer ou d’ailleurs), plus homo faber qu’animal laborans si l’on suit la distinction d’Hannah Arendt, le Travailleur, donc, parce qu’il est maître de lui-même, de son intelligence et de sa force, se présente sous le visage enivrant d’un dompteur du réel, sans cesse rudoyé par des forces aveugles et capable, pourtant, de les vaincre. Que cette victoire ne s’ensuive d’aucune récompense n’enlève rien à la beauté et à la grandeur de cette geste-là.

L’utopie intenable du repli : Les Jardins statuaires, de Jacques Abeille

The Awakening - Seward Johnson

The Awakening – Seward Johnson

Les Jardins statuaires, Jacques Abeille, Gallimard, coll. « Folio », 2014 (Première éd. 1982)

 « Rien ne sort plus lentement de terre qu’une statue, et rien ne pousse plus vite », Victor Hugo, L’Archipel de la Manche

Ce livre, à sa parution, en 1982, était un pur anachronisme, une dernière bataille livrée par la dernière arrière-garde, à l’entrée du dernier défilé, alors que les avant-gardes, dûment préfacées par Roland Barthes, chapitrées par Philippe Sollers, cornaquées par Jean Ricardou, avaient triomphé, loin, là-bas, au-delà du massif montagneux, dans la plaine bénie de la modernité. Ce pavé, qu’on pouvait comparer, un peu trop hâtivement, aux récits solennels et soutenus, allégorico-géographiques de Gracq, de Jünger ou (éventuellement) de Buzzati, tomba derechef dans les profondeurs oublieuses de la conscience littéraire collective. Son temps n’était pas venu. Son style n’était pas d’époque. Ce roman avait-il seulement existé ? On n’en tint pas compte. Jacques Abeille, pourtant, continua de composer son œuvre, publiant épisodiquement ses récits chez qui en voulait. Il ne changea pas pour rejoindre le courant ; il attendit que le courant finisse, circulaire, par le rejoindre. Recommencement éternel des Arts. Le sort des batailles s’inversa, les avant-gardes devinrent des arrière-gardes, et les derniers soldats de l’Imaginaire moribond se muèrent en premiers conquérants de la Fiction renaissante. Il fallut près de trente ans pour que le grand public découvre, enfin, Les Jardins statuaires, le premier roman de Jacques Abeille. C’est la jeune et innovante maison des Éditions Attila, qui en le republiant sous une intrigante jaquette noire et illustrée, a offert récemment l’occasion à ce roman comme à son auteur de se trouver enfin un public. La parution en poche, si elle prive le lecteur de la partie illustrée de l’œuvre, lui donne néanmoins largement accès au texte, cette fois précédé d’une flatteuse réputation. Car depuis sa republication aux Éditions Attila, Jacques Abeille est devenu un auteur à lire, un de ces noms secrets que les amateurs se communiquent dès lors qu’ils savent s’adresser à leurs semblables. Malgré cette vogue actuelle, reconnaissons-le, Les Jardins statuaires constituent un massif plutôt à part dans le roman français : écriture hautaine, presque marmoréenne ; froideur et retenue de la narration ; caractère imaginatif et allusif d’un roman-parabole présentant, non sans un didactisme quelque peu pointilleux parfois, une contrée étrange, ses mœurs, ses habitants, sa civilisation ; lenteur du récit ; etc. Sa différence accentue son charme. Les lassés de l’autofiction, du fragment, de la platitude prétentieuse, du pensum sociologique, du roman américain, du minimalisme méticuleux, de la petite prose poétique, etc. sont attirés par les romans de M. Abeille, car ceux-ci n’ont, un peu comme le dit fièrement la devise des Éditions Corti, « rien de commun ».

Si quelqu’un voulait, de l’extérieur de notre République des lettres, définir ce à quoi peut bien ressembler l’écriture française contemporaine, ou tout du moins son courant majoritaire, ce n’est certes pas vers Jacques Abeille que je le dirigerais. Son chemin est peu emprunté, « the one less traveled by » disait Robert Frost dans son plus fameux poème The road not taken ; sa tentative de concilier le classicisme et l’imaginaire est plutôt rare ; je ne connais rien de plus plaisant que ces terrains littéraires un peu sauvages, pas encore défrichés, où l’on se sent, au fond, seul à seul avec l’auteur – même si c’est faux, et que celui-ci jouit désormais d’une certaine reconnaissance. Qu’il soit mal connu, un peu mésestimé, est une raison de plus, la principale peut-être, pour explorer son œuvre marginale.

L’inventeur de « mondes » aime donner un arrière-plan à l’univers imaginaire qu’il décrit : histoire, géographie, sociologie, coutumes, langues, etc. Il n’est pas seulement le démiurge agitant ses personnages ; il est l’Architecte d’un monde. L’écrivain britannique Tolkien poussa, on le sait, cette logique jusqu’à son point le plus extrême, fermant son univers sur lui-même, sans laisser la moindre parcelle de ses récits mythico-épiques référer à l’extérieur de sa trop fameuse « Terre du Milieu ». Ses épigones, appliquant l’aspect plus visible et le plus superficiel des leçons du vieux maître, inventent des langues, des animaux, des cartes, des civilisations. Leurs récits sont encombrés de noms extraordinaires, de délires imaginatifs, poussant parfois leur créativité jusqu’à l’absurde d’une quasi-glossolalie. M. Abeille, lui, ne fait rien de cela. Au contraire, il épure la singularité de sa création de tous ses encombrants accessoires, il taille, émonde, forme. Ses jardins statuaires sont un univers anonyme et figé. Nul n’y a de nom ; ni les lieux, ni les hommes (à une exception près), ni les légendes. Il naît de cette absence quasi absolue de noms propres un sentiment de proximité mêlée d’étrangeté : comme tout y est générique, privé d’identité, fixé dans sa fonctionnalité, le lecteur se sent à la fois en terrain connu et inconnu. Nul sindarin pour le troubler, pas de généalogies compliquées ou de lieux aux sonorités étranges pour le distraire. Les animaux sont communs, les hommes également. Une vague référence à Byzance fixe ce monde dans le nôtre, mais il n’y a aucun moyen de le situer, ni chronologique, ni spatial. Cela pourrait être un lointain hier comme un lointain demain. La technologie n’est guère avancée, la société est figée, le monde méconnu. Temps archaïques, à n’en pas douter ; un archaïque d’hier ou de demain, d’après la catastrophe, peut-être, cette catastrophe soulignée à l’occasion par les vastes ruines de la Ville, loin au nord. Pour décrire ces Jardins, je n’ai pas besoin de cartes et de glossaire. En peu de mots : des domaines sont accolés à d’autres domaines ; chacun est protégé par des murailles ; ils sont plus riches et plus étendus au sud, plus rares, plus inquiets au nord ; ici, au-delà de leurs limites, se tient la ruine d’une Ville, là un Gouffre, gardé par un homme. Et que fait-on dans ces domaines ? Eh ! bien, c’est là que se tient une bonne partie de la richesse imaginative du livre, d’un onirisme froid ; dans ces domaines, poussent, naturellement, des statues dont la croissance est guidée par des collectivités d’égaux, les jardiniers.

Je ne dévoile pas ici de secret. Une bonne partie du roman est consacrée à l’exploration, méticuleuse, de cette forme sociale fixe, le « jardin statuaire », par le narrateur, un étranger anonyme. En donnant la parole à un individu extérieur – dont les origines et la vie antérieure resteront inconnues – l’auteur facilite évidemment la plongée dans les Jardins. Le narrateur n’en sait pas plus que son lecteur lorsqu’il découvre son premier jardin – le seul dans lequel il sera donné de suivre la croissance d’une statue de sa première pousse à son achèvement complet. Ce pays produit, sur chaque domaine, quantité de ces statues. Leur allure dépend d’un grand nombre de paramètres : nature du sol, tradition du domaine, compétences des jardiniers, etc. Elles peuvent avoir tous les styles, dans les bornes permises, cependant, par le conservatisme esthétique inné des jardiniers. Elles poussent peu à peu, sur leur socle, nées de la terre et de la pierre, façonnées par le hasard et par les hommes. Les entretenir, les tailler, les protéger des maladies est un travail régulier. Il exige un effort continu, mené par une collectivité stable, pour laquelle le seul horizon est celui du domaine. Les jardins statuaires constituent donc des micro-sociétés fermées, paradoxales tant elles sont accueillantes pour l’étranger et, pourtant, impénétrables par leurs mœurs, leurs tabous et leur vie quotidienne. Il est possible de les visiter, non de s’y greffer, à moins d’être soi-même issu d’un autre domaine (je passe sur les détails de la complexe ethnographie proposée par l’auteur). Nul n’étant nommé, ces domaines, malgré leurs différences, se ressemblent tous : on y vit par et pour la production de statues. Elles sont vendues, paraît-il, au loin. Cet échange avec l’extérieur est limité ; le roman montre un univers fermé, autarcique. La réalité « commerciale » n’est pas exactement celle que l’on croit au début. Les statues invendues s’accumulent en réalité près des ruines septentrionales de la Ville, hors de vue des domaines ; le narrateur ne l’affirme pas mais le lecteur peut supposer qu’il s’en vend en réalité très peu. Si cette activité a une nature profonde, elle est, contrairement à ce que les jardiniers croient, autotélique : elle ne vise que son éternelle reproduction, n’acceptant, à la marge, que des variations légères. Ces petites corporations d’égaux, administrées par des anciens, se tiennent au plus près de règles établies, anciennes, sûres, dont le romancier fait le catalogue, avec un plaisir évident : coutumes, règles de mariage, de succession, etc. Les jardiniers ont un respect absolu des traditions et de lois pour eux immuables. S’il ne donne ni langue ni véritable histoire à cette société, il lui donne en revanche une profondeur ethnologique remarquable. À la moitié du livre, alors qu’est mieux connue la société statuaire, se pose une question évidente : à un univers d’une si remarquable fixité, que peut-il donc arriver ? Le récit, lent, détaillé, contient bien une histoire ; la seule qui puisse avoir un sens pour une société statuaire, figée, celle de sa destruction, ou plutôt de ses prodromes. M. Abeille se garde bien de montrer la chute des Jardins ; elle est soupçonnée, probable, attendue, dans son principe sinon dans son déroulement. Cette civilisation de la forme, dont plusieurs indices permettent de penser qu’elle est calcifiée à son point le plus extrême, ne peut que se perpétuer ou s’effondrer.

L’équilibre atteint est devenu un suréquilibre. Un des épisodes les plus forts de l’ouvrage tend à le montrer, comme une annonce de ce qui va suivre, inéluctablement pour les Jardins. Dans un des domaines, vers lequel se dirige le narrateur, les jardiniers sont presque tous partis. Il ne reste plus qu’une roche en perpétuelle croissance, dont les formes ahurissantes et colossales se contraignent, se heurtent, se brisent mutuellement, mettant en grand danger ceux qui vivent encore sur le domaine. Ils sont trop peu pour émonder le rocher qui finira par les encercler. Devenue monstrueuse de ne plus être entretenue, la forme tue. Phénomène exceptionnel auquel assiste le narrateur : dans ce monde où tous les domaines semblent établis de toute et pour toute éternité, un d’eux s’effondre, ou plutôt, croît intérieurement sans limites jusqu’à atteindre son point d’épuisement. Son évolution induit pour le reste des domaines une péremption, la possibilité de l’effondrement. Il se réintroduit, par la violence, une idée de mutation ; lorsque le contrôle absolu de la forme, auxquels croient les jardiniers, par leur travail quotidien, leur sacerdoce minéral, s’affaiblit, le temps reprend ses droits, déstructure les formes, les abolit dans un véritable chaos. S’opposent donc, schématiquement deux pôles humains : d’un côté la forme, contenue, taillée, encadrée ; de l’autre la « vie », touffue, chaotique, barbare. À trop pencher d’un côté, la société prend le risque de l’immobilité et de l’artifice ; à trop pencher de l’autre, elle s’expose à son propre effondrement, à la barbarie. Cette civilisation évoluée de travailleurs esthètes, enfermée sur des petits domaines sera la cible d’éléments nés de son propre refoulement vital : témoin cette pierre qui, mal entretenue, finit par détruire les domaines en déclin ; témoin, surtout, ces quelques réfractaires, jardiniers expulsés ou en fuite, qui, aux marges des Jardins, ont regroupé des peuplades arriérées pour en finir avec la contrée statuaire. La forme suprême, close, définitive des Jardins a engendré, par ses propres excès d’inertie, son conservatisme absolu, le lent mouvement tellurique qui va l’abattre. Le narrateur et témoin ne peut rien contre cette évolution, dont il prend acte quand il ne l’accélère pas involontairement, par des traits nouveaux, les siens, traits auxquels les jardiniers d’ordinaire répugnent : la curiosité (l’exploration des terres barbares, la volonté de visiter chaque domaine) et la sentimentalité (ses relations, en principe interdites, avec des femmes des domaines).

Cette exploration détaillée, impassible, menée avec une lente froideur, soucieuse d’harmonie, de précision, d’équilibre est une élégie : le vieux monde statuaire peut disparaître, il va disparaître et avec lui une civilisation aussi pacifique qu’archaïque. Les Jardins statuaires produisent un art qui, dans la trame même du roman, ne semble plus avoir guère de succès à l’extérieur ; ils sont encore vivants mais leur mort est inscrite dans leur figement, plus que dans une éventuelle décadence – dont le livre ne fait pas état. Par ses actes, l’étranger a accéléré involontairement l’inéluctable, auquel il assistera sans nous, sans en tenir de compte-rendu. Il a introduit, par curiosité, par volonté de comprendre, par relativisme, par amour, aussi, une grande maladie dans le vieux corps immobile : l’idée que le donné peut changer. Cette mutation suffit à elle seule à rendre possible la révolution à venir ; elle infuse le virus de la vie dans un univers formel mort. J’ai parlé plus haut de récit allégorique ; l’anonymat général de ce pays, contrebalancé par la précision des observations anthropologiques du narrateur, conduit à chercher une interprétation plus large, aux confins du fixe et du mobile, de la forme et de l’informe, de l’art et du chaos. Je ne peux en une petite note de lecture prétendre explorer tous les symboles dont se joue le livre (je pense à la place des femmes, notamment, dans la société statuaire).

Le pays des Jardins est, je l’ai dit, un monde fixe. Il y a là, probablement, une remarquable coalescence du lieu décrit, du thème narratif, de la forme littéraire et du style. Ce livre a l’apparence des statues, forme inaltérable, rigide, lisse. Ses accès de fantaisie sont contenus par un style délibérément travaillé. L’écriture de M. Abeille, singulière dans son élégance sévère, n’est ni relâchée, ni précieuse. Elle se garde du chaos baroquisant comme du tout-venant contemporain. Ses mots rares ne sont pas amphigouriques ; ils accentuent l’effet de distance. Le lecteur sent, dans un récit pourtant marqué par l’imagination, susceptible de foisonnement, une rigueur classique, un goût évident pour une beauté surannée, un retrait prudent dans le corps stable de la phrase. Au cœur même de l’écriture de l’auteur semblent se rencontrer les deux tensions majeures du récit, à savoir le sens de l’équilibre et le désir de mouvement, l’exigence classique et la pulsion baroque. L’allure est modérée ; l’ensemble offre d’ailleurs un aspect statique trompeur, car peu à peu mis en branle, à partir de sa seconde moitié. Le roman ouvre, par la richesse de ses détails, à toutes sortes d’exégèses et de généalogies. Certains y verront la trace de Julien Gracq – mais M. Abeille a la distance et la discrétion gracquiennes, non son lyrisme ; d’autres penseront à Jünger (ce roman allégorique lui aurait peut-être plu) mais, paradoxe, un Jünger sans la démesure olympienne, plus fasciné par l’homme que par la pierre – car ce roman malgré la profusion de statues s’intéresse plus aux hommes qu’aux roches ; enfin, d’autres (dont je suis) penseront, pour toutes sortes de raisons, aux Plaines de Gerald Murnane, ce roman australien méconnu présentant des sociétés cultivées, recluses dans leur propre intériorité et où se cherche, en vain, une manière satisfaisante de figurer l’existence de l’homme.

Dans les Jardins, lorsqu’une statue naît et représente un des jardiniers, celui-ci en meurt. Le narrateur, fort sceptique à ce sujet, est confronté, allégoriquement à la dialectique, que je crois ici fondatrice, entre la vie et la forme (et que je vole, pour un instant à Tilgher lisant Pirandello). La statue, expression immobile, figement de la figure humaine, ne peut coexister avec son modèle. L’être vivant atteint un stade de perfection dans cette œuvre qui l’incarne et qui l’éternise et dont il n’est pas même responsable – ce sont les hasards de la terre, les hasards de la matrice collective, sur laquelle, selon M. Abeille, l’homme n’a qu’un contrôle ténu. La naissance d’une statue à son effigie annule la vie de son modèle, qu’elle reprend, en quelque sorte, à son compte ; c’est tout autant un honneur qu’une condamnation pour le jardinier, l’assurance de sa postérité en même temps que la certitude de sa mort prochaine. Parce qu’il s’incarne ailleurs qu’en lui-même, dans une œuvre, l’être s’annule. La statue n’est pas l’accessoire de la vie, mais son essentiel. La forme supprime la vie. M. Abeille trace des liens entre la vie vécue et l’image tridimensionnelle de celle-ci, au-delà du souvenir, dans l’existence même de l’œuvre, œuvre qui engage l’existence tout entière et dont son auteur n’est pas même responsable – ou à peine. Cette allégorie complexe s’ouvre, je crois, à de multiples interprétations – dont je ne livre qu’une variante possible. Il n’est d’ailleurs pas question ici, il faut le noter, de sculpteurs, mais de jardiniers ; non d’artistes, mais de travailleurs du vivant ; les rares qui sculptent littéralement ne taillent pas la pierre mais produisent des figures en bois biscornues ; ils sont mal considérés. Ils ne sont dans le roman que les auteurs d’un simulacre, des sortes de faux-monnayeurs, coupés de la vie, de cette production continue, née des entrailles de la terre et que l’homme ne peut qu’altérer à sa marge. L’œuvre naît d’un terreau largement inconscient. Les jardiniers en prennent acte, corrigent, redressent, suppriment éventuellement, mais ils ne créent ni n’engendrent ; ils accompagnent la création. Étonnant classique que ce Jacques Abeille qui montre une œuvre naître non du désir concerté et conscient d’un artisan, mais, allégoriquement, du terreau collectif de la société et de l’inconscient ; l’homme n’est là que pour diriger un flux largement extérieur à lui. Les Jardins statuaires semblent parfois marier une approche surréaliste et onirique à une méthode rationnelle et classique.

Dans tous les aspects de leur existence, création, engendrement, labeur, sentiment, les jardiniers sont contraints, derrière les murs épais des domaines, enfermés dans des formes, enformés. Coupés du courant vital, livrés à leur sacerdoce aux traits presque monacaux, travaillant et souffrant pour une production qui, au fond, malgré les apparences se suffit à elle-même, les jardiniers forment une société particulière, utopique, à son point d’ascèse et de figement le plus abouti. Cette utopie a bien des aspects inquiétants, ou effrayants. Les utopies sont généralement glaçantes derrière leur masque de bonheur terminal, car elles sont des formes figées, et donc mortes. Personne ne se pose ici la question du sens : il est là, partout, dans le monde tel qu’il est, dans ses limites et dans son absence d’horizon. Ce peuple n’est pas encore mû par un désir d’ailleurs, temporel, géographique ou métaphysique qui signifie l’insatisfaction vitale la plus naturelle ; il existe hors du flux de l’histoire. Le narrateur, étranger, être historique, ne peut s’intégrer : on naît jardinier, on ne le devient pas. C’est la raison première de ses aventures, manière d’y être sans y être, de frôler sans toucher : dans un domaine mourant, dans les auberges extérieures, dans les ruines de la Ville, dans les plaines barbares, près du Gouffre, il parcourt ce monde pour, à un moment ou à un autre, trouver à s’y arrêter. Son trajet circulaire, tout autour d’une utopie qu’il ne peut pénétrer conduit en réalité à briser ladite utopie, à la ramener dans le jeu historique, à lui redonner vie par la saine irruption, en elle, du terme auquel elle échappait, la mort.

Les Jardins statuaires n’est pas un roman d’aventure, un roman fantastique ou un roman de pure imagination. Son style éminemment classique, voire désuet, peut égarer ; ce n’est pas là, contrairement à ce qu’une lecture superficielle peut croire, aveu de conformisme. Le statisme de l’ensemble me paraît concerté, articulé au dessein général de l’œuvre, dont il épouse la forme serrée, en un chapitre unique. M. Abeille a conçu un univers étrange, d’aucun lieu, d’aucun temps, utopique. Cette sorte de paradis, à la forme étouffante et figée, est observée dans les derniers instants qui préludent sa chute, ce moment simultané où le retour à l’histoire se conjugue à la relégation dans l’histoire. Peut-être les Jardins ont-ils survécu à l’invasion barbare ? Le romancier, par une habile pirouette, évite de se prononcer. Il n’en avait nul besoin. Même s’ils devaient avoir survécu, les Jardins ne seraient plus eux-mêmes, cette allégorie subtile du triomphe létal et temporaire de la forme sur la vie.

Un désastre d’après le Désastre : Le Piège, d’Emmanuel Bove

Chiharu Shiota - Infinity

Chiharu Shiota – Infinity

 

Le Piège, Emmanuel Bove, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1991 (Première éd. 1945)

Œuvre réputée maudite, ignorée du public, la production romanesque d’Emmanuel Bove a pourtant survécu, à sa manière, aux vagues d’oubli qui ont submergé la littérature d’avant-guerre. Son nom s’échange encore, comme un demi-secret, entre amateurs à la recherche d’autres jalons littéraires que les Piliers empléiadisés des Lettres françaises. Je ne connais pas beaucoup « d’ensablés » – pour utiliser l’expression chère à Hervé Bel (voir ici) – dont la réputation se maintienne ainsi, sans jamais s’amplifier ni s’éteindre. Bove a ses fidèles, ses introducteurs, ses lecteurs. Il est encore lu et commenté en dehors des cursus universitaires ; son œuvre n’est pas exhumée aux seules fins, scolaires et desséchantes, de nourrir un mémoire ou une thèse ; sa pulsation, faible, bat encore. Quelqu’un vous chuchote son nom, vous oriente vers un de ses romans, vers l’épais recueil paru chez Flammarion voici quinze ans. On vous garantit que « c’est très bien », « c’est très beau », « c’est très fort ». Avez-vous noté comme l’emphase des épithètes qualifiant un texte littéraire est inversement proportionnelle à la puissance dudit texte ? Plus il a de valeur, plus l’adjectif est banal. Personne, personne de littérairement averti en tout cas, n’aurait l’idée d’utiliser incroyable ou merveilleux, ou encore hypercalifragilistique pour qualifier un livre qu’il a apprécié. C’est donc, comme le veut l’habitus littéraire, à coup de murmures, d’approbations discrètes, de remarques mesurées que l’on vous invite à lire Bove, manière courtoise de vous convier dans une confrérie d’initiés. J’aime assez ce genre de renommée propagée mezza voce. Je vis à plusieurs reprises, ces dernières années, circuler le nom de Bove dans les catalogues, sans pousser plus avant mon exploration. Quelqu’un m’en dit du bien – je ne me souviens plus de lui ; il fut trop allusif dans son conseil pour que son identité me restât en mémoire. Il me donna pourtant l’impulsion pour enfin découvrir ce trop fameux maudit. Je ne prétendrai pas connaître en profondeur Emmanuel Bove d’avoir lu un roman de lui, mais je distingue un peu, désormais, les raisons de sa persistance dans l’horizon de la littérature nationale. Prenez cette note pour celle d’un candide explorant un pays inconnu – mais que faisons-nous d’autres, nous, lecteurs, sinon d’arpenter des terres jamais suffisamment cartographiées ? Le titre de ce roman constitue, sans surprise, son programme : un piège se trame puis se referme. On interprète, suspicieux, chaque instant comme un progrès de plus vers l’inéluctable. Rouage après rouage, la souricière se referme sur Joseph Bridet, protagoniste principal dont la médiocrité et la banalité assurent l’universalité.

J’ai pensé, un peu, à Camus dans la manière de Bove, sans boursouflure, d’une élégance froide et efficace, d’une simplicité sans fadeur excessive. J’y ai d’autant plus pensé que ce roman, écrit en 1945, quelques mois avant la mort de son auteur, effleure certaines thématiques chères à l’existentialisme et aux écrivains de l’Absurde. Bove mourut trop tôt pour voir d’autres se poser les mêmes questions que lui ; on oublia d’ailleurs qu’il les avait posées avant eux. Mais passons, comparaison n’est pas raison, mieux vaut lire Bove pour Bove et non pour ce qu’il a d’époque – des êtres intuitifs peuvent sentir, à distance, des choses identiques, au même moment, sans s’influencer l’un l’autre. Ses personnages sont, de l’aveu général de ses lecteurs, des êtres insignifiants, sans place dans la société, ou, pour le dire comme Nicole Caligaris, en un trait : « officiellement libres, concrètement morts ». Être fluide, ouvert à tous les possibles, délié des obligations personnelles et professionnelles, se situer partout et nulle part, équivaut à ne pas être du tout. L’homme errant est un homme mort ; rien n’arrêtera sa chute, puisqu’il ne repose sur rien. Joseph Bridet, à sa manière, s’insère dans ce schéma, parce que son monde familier, stable, régulier, s’est effondré. Il a fui Paris et les journaux qui l’employaient au moment de la Débâcle. L’action se déroule à l’automne 1940. Les Allemands viennent d’imposer à la France l’armistice que l’on sait. Le gouvernement de Vichy s’installe à peine, les exilés du printemps tentent de s’installer, de partir ou de rentrer. Il y a encore des places à prendre, à Paris, à Vichy, à Alger ou à Londres. Chacun doit trancher. Bridet se rêve avec de Gaulle à Londres. L’auteur perçoit avec justesse un trait de ce second semestre 1940 : l’incertitude d’un peuple assommé, bercé des années durant du sentiment qu’il était le plus fort, et confronté, en six semaines, à sa chute tragique. Bove capture ici les lendemains troublés de la chute. Il observe, judicieux, que le malheur ne rend pas toujours les hommes solidaires. Les petits désastres raffermissent, les trop grandes catastrophes décomposent. Chacun peut alors faire l’expérience de cette vérité existentielle brutale, d’ordinaire maquillée par les institutions sociales et politiques : on naît seul, on vit seul, on meurt seul. La guerre perdue, en détruisant les cadres anciens, en déplaçant les populations, en séparant les familles (prisonniers, etc.), a instillé, à l’échelle d’un peuple, ce qui n’était que l’expérience consciente, souvent temporaire, de quelques individus particuliers.

Bove a des phrases très justes sur la solitude de chacun dans l’épreuve collective. Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, eût dit La Fontaine. Les liens familiaux et amicaux se révèlent bien fragiles ; les ratés d’hier prennent leur revanche ; les hommes trahissent autant qu’ils se trahissent. Bridet a devant les yeux un panorama de la veulerie humaine quotidienne, de la petite bassesse, horizon à venir des années d’occupation. Le beau-frère, réfractaire antifasciste dont le protagoniste principal espérait un quelconque soutien s’accommode fort bien d’une ère nouvelle où les cartes sont rebattues, à l’avantage, peut-être, des battus censément éternels de la veille. L’ami Basson, dont les sympathies politiques droitières était fort bien connues avant-guerre, opère, lui, une volte-face étonnante et dangereuse. Dans la grande reconfiguration de l’automne 40, on ne peut se fier à personne. À plusieurs reprises, Bridet espère de la compassion, du soutien, de la cohésion ; il n’obtient rien d’autre que de la méfiance. Ses nerfs le lâchent à mesure que ses soupçons devinent, derrière les apparences, de relations secrètes et de périls supposés. Plus rien n’est évident, plus rien n’a la clarté morale d’hier. La défaite a tout sali. Avec le passeur qui doit lui faire franchir la ligne de démarcation, il n’est pas question, comme espéré, de patriotisme ou de solidarité nationale, mais d’argent, de rétribution, de commerce. Avec les policiers ne comptent que les nécessités du service, qu’importe qui donne les ordres. Avec l’épouse, rien ne dépasse la perspective du retour au foyer, quel que soit le régime en place. Tous, en vivant à leur échelle la tragédie historique, déçoivent : ils n’ont pas l’ampleur des événements. On comprend qu’un tel livre ait déplu en 1945 quand, au sortir de l’Occupation, le pays entier avait besoin de communier dans quelques mythes résistants dont on s’est plu, depuis les années 1970, à démonter les rouages. Comment admettre en 1945 les vérités du Piège ? Comment accepter ce panorama de grisaille quand un bon nombre de Français s’était convaincu d’avoir vécu en un noir et blanc bien tranché, bien moral ? Comment reconnaître l’indignité générale, excusable parce qu’humaine, mais point glorieuse, point batailleuse, point patriote ? Dans Le Piège, la France de 1940 ne se ressemble plus, donnant à chaque bavardage anodin la charge d’une bataille stratégique. Dans un pays désorienté, dans lequel les règles du jeu changent, les certitudes s’émondent, les amitiés se dissolvent, l’homme commun doit choisir, en aveugle, dans un environnement mobile, inattendu, piégé. La contingence l’emporte ; elle a force de nécessité. J’ai parlé d’homme commun, car le journaliste au chômage Bridet est bien un homme commun, sans qualités, faible comme nous pourrions tous l’être dans de telles circonstances (bien que nous ne fussions, évidemment, pas condamnés à l’être). Il a certes quelque épaisseur morale, mais son caractère oscille fort, entre l’inquiétude et l’euphorie, entre le pessimisme et l’enthousiasme, comme il peut en être de chacun de nous, au quotidien. Bove se plaignit souvent de ne pas avoir trouvé de place dans la société ; Bridet est comme lui, ou plutôt il l’est devenu, avec la guerre, qui lui a retiré sa situation – sans qu’on sache trop pour quelles raisons. Que peut-il faire ? Rebâtir ? Fuir ? S’opposer (on ne Résiste pas encore, en septembre 40) ? Coopérer (on ne Collabore pas encore non plus, bien qu’approche l’Entrevue de Montoire) ?

Je l’ai dit, ce dilemme moral n’occupe pas le protagoniste principal bien longtemps. La défaite de la France lui est insupportable ; il veut passer à Londres. Il ne tient pas compte des objurgations de sa femme, Yolande, prompte à se soumettre et à accepter l’existant (« ce qu’il nous faudrait, c’est un Hitler », les Allemands sont bien courtois, etc.). Personnage plus complexe que cette présentation le laisse supposer, Yolande est tout à la fois soumise au réel et attachée à son mari ; elle est aussi fidèle, par son comportement, que dangereuse, par ses initiatives ; elle aussi cherche à se situer au lendemain de la catastrophe. Elle n’est pas l’antagoniste de son mari et la narration reste délibérément floue sur sa véritable responsabilité dans le déroulement des événements – quand celle de Bridet paraît un peu plus assurée. Yolande peut bien chercher à dissuader son mari de partir, il n’en démord pas : Lyon, Alger, Londres, son itinéraire idéal est tout tracé. Seulement, rejoindre de Gaulle, en partant de Lyon, exige quelques appuis, ou tout du moins une méthode. La défaite a rebattu les cartes ; un nouveau jeu se met lentement en place ; il reste quelques interstices dont un homme décidé peut profiter. Certains, à Vichy, pourraient bien l’aider, à la seule condition d’aller les voir, de ne pas tout leur dire, de biaiser, de les manipuler. Il faut qu’on le laisse partir pour d’autres motifs que les siens. Tout part de ces premiers mensonges et du comportement que le personnage principal adopte ensuite. À attirer l’attention du pouvoir là où il n’y a rien, Bridet offre au pouvoir l’occasion de trouver quelque chose. Sa faute première est là. Son sens de la culpabilité – comme Raskolnikov devant le juge Porphyre, il se sait au moins coupable de mentir et le montre – et ses initiatives malheureuses feront le reste. Bove, en bon lecteur de Dostoïevski, a retenu les leçons psychologiques de Crime et châtiment, à la différence qu’il n’y a pas vraiment de crime pour justifier, ici, le châtiment ; le sentiment d’être un criminel suffira. Le piège s’enclenche dès lors que Bridet entre, sans le savoir, sur la scène d’un théâtre d’ombres, aussi fuyantes qu’incertaines, ce théâtre bien connu désormais et sur lequel M. Modiano a bâti son œuvre récemment nobelisée, Vichy, la Collaboration, etc. Le Piège est le premier roman à dire les ambivalences de 1940, sans moralisme, avec le sens aigu de l’observation et de l’intuition qui caractérise les grands romanciers. L’engrenage des circonstances, sur lequel je ne veux pas m’étendre, dépasse les capacités d’anticipation de Bridet. Chacun de ses actes a des conséquences imprévues. Non que Bove mette là en scène un inéluctable franc et massif ; au contraire, il offre à son personnage le luxe d’angoisses, d’incertitudes, de soulagements. Il balance entre Lyon et Vichy, entre l’espoir et la peur, entre la liberté et la captivité. Aveuglé, errant dans un monde de faux-semblants, le pauvre Bridet – le lecteur le prend en pitié – aggrave sa situation par le jeu conjoint de sa malchance, de sa peur et de ses mensonges. La narration n’éclaire qu’imparfaitement les zones d’ombre ; en restant à la hauteur du protagoniste principal, elle restitue, à son maximum, un sentiment vrai d’incertitude, d’angoisse mêlée d’espérance. Pas plus que Bridet, le lecteur ne connaîtra jamais la vérité des forces dont il a observé le jeu. Allégorie existentielle transparente, dont les caractères sont amplifiés par l’exceptionnalité historique, Le Piège montre un homme broyé par la société, les institutions, les autres. Fétu dans la brise, il ne peut jamais avec certitude obtenir ce qu’il souhaite – ici, en 1940, comme ailleurs, comme toujours, dirait Bove.

Au-delà de l’intrigue pure, fort bien menée, prenante, rapide, Emmanuel Bove montre dans Le Piège le pays tel qu’il était en 40, et non tel qu’il crut se voir rétrospectivement cinq ans plus tard. Ce roman ne pouvait connaître de succès immédiat ; il contredisait le courant mémoriel de son temps. Sa teneur le condamnait à attendre cinquante ans pour être jugé. Ce délai est passé et je crois, comme tous les chuchoteurs qui se passent en douce le nom d’Emmanuel Bove que ce jugement est éminemment favorable à l’écrivain. Les espoirs déçus de Bridet ne se réduisent pas aux candeurs d’un naïf, victime de hasards et de maladresses ; ils expriment un jugement proprement moral sur les conséquences dissolvantes d’une tragédie nationale ; ils disent quelque chose d’aussi profond que désabusé sur la condition humaine, solitaire, impuissante, défaite. La force de ce livre est de mettre cela en scène, en oblique, dans un récit charpenté et inquiétant. En guise de héros, le lecteur trouve un personnage falot, dans lequel il peut mettre, à une certaine distance, rassurante pour son ego, sa propre médiocrité, sa bassesse anodine d’honnête froussard, son innocence, aussi. Bridet, que tout accuse, n’est qu’un innocent joué par lui-même et par des forces incontrôlables, celles d’un monde écrasant et incertain, fait de contingence et de malheur. On ne saura pas précisément pourquoi le piège s’est refermé sur Bridet. J’évoquais Camus plus haut, mais peut-être serait-il plus juste, toutes proportions gardées, de parler de Kafka et de cette inquiétude si sensible chez les artistes juifs (Bove avait, je crois, quelque origine juive par son père) : l’homme errant, victime involontaire d’un univers incontrôlable et aliénant, confronté, pour son malheur, à un tissu de signes illisibles et de drames absurdes qui finissent par l’écraser.

Vie d’un écrivain français : le Journal littéraire, de Paul Léautaud

Léautaud 1954

Journal littéraire, Paul Léautaud, Gallimard, coll. « Folio », 2013, anthologie composée par Pascal Pia et Maurice Guyot (Première éd. 1968)

Paul Léautaud a fait inscrire sur sa tombe une intrigante épitaphe : « Écrivain français » (Jean Dutourd est le seul, à ma connaissance, à l’avoir reprise). Ses lecteurs savent que ce n’est pas là une proclamation de patriotisme acharné. Il n’était pas un fanatique de la nation, un apologue de la France et de sa grandeur. Si les guerres excitaient son appétit de spectateur goguenard des passions humaines, elles ne l’ont pas porté à défendre une « patrie » dans laquelle il ne s’est jamais reconnu. Pour cet individualiste anarchisant et antimilitariste, la France ne signifiait pas grand-chose. Son fameux Journal littéraire le répète assez, acrimonieux envers tous les « rossignols des carnages », qui chantaient la guerre pendant les massacres de 14-18 et de 39-45. Il n’était pas de ceux qui pardonnaient aux écrivains de s’être trahis en se payant confortablement de mots, loin des champs de bataille ou qui, comme l’affirmait Alfred Vallette, son patron au Mercure de France, « refusaient de penser » pendant une guerre. Alors pourquoi cet « écrivain français » ? Léautaud a choisi son épitaphe en hommage à sa seule patrie, la langue française – il le dit explicitement dans les dernières pages du Journal. Son style, je l’ai dit tantôt, était naturel, rapide, personnel. Dans sa génération, plutôt portée aux belles pages, à la grandiloquence gratuite et à l’effet de manche, il détonnait. Il n’était pas un penseur, ni un artiste. Les grandes causes ne l’attiraient pas ; la boursouflure rhétorique non plus. Il plaçait la spontanéité du ton au sommet des qualités littéraires – et c’est pour cette raison, aussi, qu’on le lit encore alors qu’on ne lit plus Barrès. Les quelques-uns qui parcourent mes notes savent que je suis né à une époque de trop grand relâchement pour partager et goûter cette apologie du style spontané, qui rime trop souvent, chez mes contemporains, avec l’absence complète de style, et ce culte si répandu chez eux de la paresse et de la facilité démagogique.

Chez Léautaud, les heurts, les petites fautes, et les phrases courtes sont heureusement rachetées par un emportement, un mordant, une fraîcheur. Qu’importe qu’il dise n’importe quoi, ou qu’on ne soit pas d’accord avec lui. (Quelle tristesse d’ailleurs de ne lire que des auteurs pensant comme soi !) Il vit, trépigne, s’agace ! Le lecteur, lui, s’amuse et ne voit (presque) jamais le temps passer. Ce Journal, livre de toute une vie, n’a pas le léché des cathédrales de prose. Son auteur ne polit pas patiemment chaque sentence, pour lui donner une illusoire perfection ; il ne dresse pas un monument à la gloire de sa petite personne ; il écrit comme il pense ; et s’il pense mal, il l’énonce bien. Ses outrances divertissent le lecteur, même s’il ne le lit pas seulement pour cela ; il le lit aussi pour ces pages inimitables où l’on croit entendre Léautaud converser, railleur et insolent, avec Gide, Valéry, Duhamel, Paulhan ou Gourmont.  Parmi l’immense galerie des personnages rencontrés par l’auteur en plus de soixante ans, Jammes, Coppée, Moréas, Schwob, Rachilde, Colette, de Régnier, Billy, Picasso, Matisse, Mauriac, Jünger, Malraux, Cocteau, Jouhandeau, Drieu et bien d’autres font ici ou là une apparition. Ne manquent vraiment que Proust, Céline, le clan des diplomates (Morand, Claudel, Giraudoux) et celui des surréalistes (Breton, Aragon, Soupault). Mais trêve de mondanités, revenons au texte. Léautaud le dit à plusieurs reprises, son goût le porte vers l’expression naturelle et singulière de soi ; fanatique, en ses jeunes années, de Mallarmé – dont la qualité première n’était certes pas le naturel et le spontané de sa plume – il a très vite, dès ses trente ans, renié le poète opaque et célébré avec Stendhal le charme d’une prose – et d’une pose – franche. Il pratique, sans vulgarité, un français vivant, un savoureux mélange d’écriture et d’oralité, au fil d’un courant de pensée émotif, réactif, en verve. Pour peu qu’il ait découvert la voix de Léautaud dans ses fameux entretiens radiophoniques, le lecteur a l’impression, à chaque page, de l’entendre. Peu d’écrivains ont su rendre le dynamisme plastique de notre langue comme lui. Homme du XVIIIe siècle égaré au premier XXe, il a la sécheresse, le naturel, la facilité des grands maîtres de la prose française d’avant Chateaubriand. Sourd aux appels du romantisme, il n’aime que la vivacité expressive et spontanée. Son récit est une longue conversation, avec lui-même ou avec les autres. Il n’est pas besoin d’approuver l’écrivain – et c’est une lecture obtuse de la littérature qu’une lecture n’y cherchant qu’approbation de ses propres préjugés – pour en saisir sa grande et rare qualité, la prestesse.

À bien y réfléchir, j’ai trouvé à Léautaud bien des traits que les entomologistes de la pensée nationale attribuent spontanément à la France. Il en a les grandeurs, comme les petitesses. Il est, avant tout, un réfractaire, aux gloires de son époque, aux institutions, à la pompe républicaine, au prestige, à l’emphase littéraire, aux grandeurs soumises à l’admiration des foules. Cet iconoclasme me plaît tout particulièrement. Son anarchisme foncier se mêle d’un sens particulièrement petit-bourgeois et égoïste des réalités matérielles. On reconnaît l’image d’Épinal du Français solitaire, querelleur, sarcastique, individualiste, avare qui jouit à l’occasion du désastre des autres, surtout quand ces autres sont ses compatriotes. Il n’y a pas de pages plus allègres et mauvaises (« Léautaud n’est pas méchant, il est mauvais », P. Valéry) qu’au moment de la défaite de 1940 ; non pour des raisons politiques ou géopolitiques (il n’y comprend rien, et ne prétend pas y comprendre quelque chose), mais parce que le malheur collectif le réjouit, surtout quand il vient punir des années de bêtise collective et d’aveuglement. Est-ce là le lâche soulagement de voir ses propres malheurs individuels partagés ? Peut-être. Il montre, au reste, un trait bien français : l’obscur désir de la catastrophe, qui contrebalance (et frustre) la fantasmatique et constante aspiration au triomphe. Il a le goût, là encore bien national, de la provocation – certaines opinions, pendant la guerre, ne sont pas très heureuses (et lui vaudront à la Libération une inquiétude passagère). Rien ne convainc cet ironiste averti, qui répète à tout propos « on ne me la fait pas ». Individualiste farouche, libertin sensuel, aussi indépendant, peut-être, que misanthrope, il incarne à un point presque caricatural la définition nationale de l’esprit fort. Il manie le contre-pied systématique avec adresse, manifeste une dureté caustique, jusqu’à la drôlerie, aussi bien à son encontre qu’à celle de ses proches ou de ses compatriotes. Par son inconséquence, sa dureté égoïste entrelardée d’accès soudains de sentimentalisme et de compassion, il apparaît aussi comme bien français. Il a ce côté spirituel et virulent hérité des petits maîtres et des moralistes du passé. Il vitupère, renâcle, moque, sans jamais d’ailleurs renier ce qu’il est ou ce qu’il croit pour obtenir telle ou telle récompense. Sa sincérité, réelle, touche autant qu’elle agace. Il s’exprime souvent comme un petit-bourgeois obtus, aux opinions bien arrêtées. Ses affirmations sont parfois idiotes ou incohérentes mais le lecteur n’a pas besoin de les partager ; leur intérêt réside dans leur drôlerie, leur excès, leur alacrité. On ne lit pas Léautaud pour son humanisme, ses bons sentiments ou sa gentillesse.

Peut-être cette lecture est-elle néanmoins orientée par la réduction de l’ouvrage signée Pascal Pia et Maurice Guyot ? Elle reprend, en mille deux cents pages, ce que Léautaud a écrit en dix-neuf volumes. Le lecteur découvre un Léautaud doublement filtré, par lui-même et par ses deux compilateurs. L’anthologie brouille parfois la continuité de l’ensemble, en le réduisant à des morceaux choisis. Les années 1935-1950 occupent une large partie du livre ; on lit surtout l’auteur vieilli (il fête ses soixante ans en 1932), dont les traits et les goûts sont déjà fortement accusés. Les parties les plus salaces de l’existence de ce « libertin » (le mot est de lui) sont soigneusement gommées et on les devine sous-jacentes, à l’occasion de telle ou telle explication sur sa maîtresse, la sensuelle Mme Cayssac, surnommée par lui « le Fléau ». La lubricité de l’auteur est mieux connue depuis la publication, voici deux ans, d’une autre anthologie, très explicite, centrée sur sa relation avec sa maîtresse. Ce qui ressort à coup sûr de cette anthologie du Journal, néanmoins, c’est que son auteur n’est pas un esprit vaste et profond, plongé dans les tourments obscurs de la métaphysique ou poétisant des sentiments confus. Rien de plus éloigné de lui que le romantisme et ses surgeons. Il n’est ni un encyclopédiste ni un esprit universel : un petit carré fermement délimité de savoirs et de plaisirs lui suffit. J’ai souri quand Léautaud, évoquant Huysmans, parle d’un homme aux goûts étroits ; qu’est-il donc lui, sinon un autre homme aux goûts étroits ? Il n’aime ni la musique, ni la peinture ; en littérature, bien peu de choses lui plaisent ; la poésie et le roman modernes l’ennuient ; la science le laisse froid ; il rejette la politique ; l’histoire et la philosophie ne l’intéressent pas ; quant aux autres, il déclare s’en passer très bien. Qu’importe, tout le monde n’est pas Queneau ou Paulhan. Qu’on le laisse à ses souvenirs, à ses femmes, à ses bêtes ! Il n’a pas besoin de plus. Comment d’ailleurs l’évoquer sans parler de sa ménagerie d’animaux recueillis, qui lui coûtait, de son propre aveu, une fortune ? Il manifeste envers ces bêtes toute la sentimentalité qu’il dissimule à autrui ; il dépense pour eux tout l’argent qu’il économise avec une avarice de plus en plus affirmée. Cela le rend touchant et désamorce l’impression constante de froideur et de dessèchement qui émane de ses ronchonnements. Ses accès de sentimentalisme sont vite refrénés, néanmoins, par quelque sarcasme. Atrabilaire et sans concession, il montre, malgré son étroitesse d’esprit, un goût littéraire étonnamment sûr, rejetant tout autant les poètes ampoulés ou nébuleux que les romanciers surestimés de son temps, qu’il qualifie d’« écrivains de bureau ».

Ses maîtres sont Diderot et Stendhal, Sterne et Voltaire. Il goûte le bel esprit, cinglant et personnel, n’aime ni les longues descriptions réalistes, ni les morceaux de bravoure surécrits à propos de la pluie et du beau temps, de la douceur de la campagne ou de la beauté du ciel. Si l’on me permet cette approximation, son Journal est une littérature « d’aveugle » comme l’est celle du XVIIIe, celle d’avant ce romantisme qu’il rejette si violemment. Il décrit peu, mais écoute attentivement ; on ne visualise rien à le lire, mais on entend beaucoup de choses. Pour le dire à la manière Claudel – qu’il ne goûtait guère – « l’œil écoute ». Et cette attention au monde, à ce qui se dit, fait tout l’intérêt de ses « choses entendues ». On se tromperait à ne prêter attention qu’aux bougonnements et aux ratiocinations de Léautaud, aussi divertissants soient-ils ; il montre souvent une grande sensibilité au monde (étroit) qui l’entoure, une capacité peu commune à le juger et l’estimer à sa juste valeur. Soyons sincères, la pratique du Journal, réceptacle des mauvaises humeurs, des irritations et des colères, n’est par principe ni tolérante ni juste. Elle accentue les traits du diariste ; elle peut tourner au ressassement. Le ressac des jours et la constance de celui qui tient la plume rendent inéluctables les redites ; la vie que rend le Journal est par nature répétitive. Dans ses carnets, aussi, l’auteur exprime ce qu’il ne peut dire aux autres sans précautions ; il peut se libérer, se vider, d’où sa virulence. L’exercice est toujours un peu biaisé. Il écrit avant tout pour lui, tout en étant conscient qu’il sera lu ; l’exercice de la sincérité est d’autant plus méritoire – et impossible – qu’il aura des témoins inconnus. Bien que Léautaud fût probablement peu tenté par l’hypocrisie sociale, son statut d’employé ne lui permettait pas toujours de dire son fait à ses patrons et collègues, Vallette, Duhamel, Dumur, etc. Il ne souhaitait pas non plus blesser des auteurs en vue, comme Gide ou Guitry en disant trop explicitement devant eux ce qu’il pensait de leurs œuvres. Ce grand sincère biaisait parfois, intelligemment. Alceste savait se taire et observer ; son recueil n’en a que plus de valeur. Il se rattrapait sans vergogne dans son Journal, en plaçant les autres devant leurs inconséquences et, parfois, leur bêtise. Le scrupuleux Gide est ainsi capturé à un instant drolatique de vanité mal placée ; le grand penseur désintéressé de l’entre-deux-guerres, Valéry, explique à l’occasion qu’il est surtout mû par la perspective de tirer quelque argent de ses plaquettes et de ses tirages rares ; l’équitable Gourmont est saisi en flagrant délit d’imbécillité patriotarde. La réputation de ces hommes n’est pas vraiment salie par ces petites indiscrétions ; ils reprennent, sous les traits acérés de Léautaud, figure humaine. Ils descendent de l’empyrée des « grantécrivains » vers le monde des hommes, avec leurs vices et leurs vertus, leurs défauts et leurs qualités. Ils revivent. Des voix rejaillissent du passé. C’est la puissance de l’écrivain que d’atteindre cette vérité.

Léautaud, mémorialiste des lettres françaises, est l’héritier d’une certaine France littéraire de l’Ancien Régime, oscillant entre sécheresse de cœur et accès subit de sentiment : il vitupère comme un misanthrope avant de s’émouvoir comme une jeune fille. C’est ce qui le rend d’ailleurs attachant ; le vieux grigou, sale et avaricieux, est capable de s’attendrir ; il s’étrangle de temps en temps d’émotion au souvenir d’un vers, d’un animal ou d’un instant de sa vie passée ; il sait se montrer compatissant et bienfaisant, même si cette veine-là s’épuise tristement avec l’âge (je n’en reviens toujours pas que, bien qu’octogénaire et malade, il ait supprimé son singe domestique comme il l’a fait, en le noyant plutôt qu’en le confiant à un vétérinaire ! C’était bien la peine de nous serrer le cœur plusieurs fois avec ses chats mourants). Son Journal est attachant par le postulat de véracité auquel se tient son auteur ; personnalité exceptionnelle, par ses défauts autant que par ses qualités, styliste allègre, Léautaud ne laisse pas indifférent. Il est un jalon certes mineur mais réel de l’histoire de notre littérature ; un observateur avisé ; une oreille attentive. Et ceux qui ont entendu ses extraordinaires entretiens avec Robert Mallet, souvent rediffusés sur les ondes de France-Culture, ont en souvenir sa voix, ses récriminations, son trouble, aussi. Il n’était pas seulement le littérateur bourru et étroit que j’ai dépeint un peu plus haut… il était aussi, à tous égards, malgré les limites d’une œuvre principalement intime, un écrivain hautement singulier. C’est ce qui fait aussi, bientôt soixante ans après sa mort, tout l’intérêt de la lecture de ce fleuve littéraire unique, son Journal.

Heureuse qui, comme Pénélope, a fait un long voyage : Suzanne et le Pacifique, de Jean Giraudoux

A View of the Monuments of Easter Island (Rapanui), William Hodges. 1775

A View of the Monuments of Easter Island (Rapanui), William Hodges. 1775

 

Suzanne et le Pacifique, Jean Giraudoux, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990 (Première éd. 1921)

 «Garde toujours Ithaque dans ton esprit,  / C’est vers elle que tu vas.  / Mais ne hâte pas ton voyage : / Mieux vaut qu’il dure beaucoup d’années, / Que tu sois déjà vieux en abordant ton île, / Riche de ce que tu auras gagné sur ta route, / Et sans espoir qu’Ithaque te donne des richesses. / Ithaque t’a donné ce beau voyage. / Sans elle, tu n’aurais pas pris la route. / Elle n’a plus rien à te donner. / Même si elle te paraît pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé : / Maintenant que te voilà sage avec tant d’expériences,  / Tu auras compris ce que les Ithaques veulent dire.»

Constantin Cavafy, Ithaque, traduction Socrate Zervos, L’Imprimerie Nationale

Le Général de Gaulle disait, paraît-il, qu’on reconnaît un imbécile à ce qu’il qualifie immanquablement Jean Giraudoux d’écrivain « précieux ». L’anecdote est peut-être apocryphe, elle n’en reste pas moins révélatrice d’un cliché très répandu. Il suffit de creuser un peu – sans le lire – pour retomber sur les mêmes expressions, répétées ici ou là : Giraudoux le magicien, Giraudoux le précieux, Giraudoux le fantaisiste. L’héritier de la Grèce, du Romantisme et de l’esprit français ; un mélange de surréalisme et de classicisme ; l’un des noms essentiels de l’Entre-Deux-Guerres, dont il saisissait à merveille l’esprit, le Zeitgeist (au point que le lire exige un siècle plus tard de copieuses notes explicatives). Voici un écrivain de grand style, un poète en prose, un imaginatif étonnant et dont les romans, écrits à la va-vite et avec une nonchalance affectée, expriment autant le génie de l’homme que celui d’une nation littéraire, voire d’une Zivilisation. Et Pierre Assouline, de vanter récemment sur les réseaux sociaux, sa « langue pure, claire et sophistiquée » – on notera que le qualificatif « précieux » a été de justesse évité. Les historiens littéraires et les critiques aiment les épithètes qui facilitent leurs travaux de classification linnéenne ; et ils les aiment d’autant plus quand les écrivains eux-mêmes se réclament du style dans lesquels on voudrait, par volonté d’intelligibilité, les confiner. Dans Suzanne et le Pacifique, quelques remarques explicites sur la préciosité font ainsi figure de manifeste littéraire ; elles ont orienté la lecture du texte, dans un sens purement littéraire, dégagé de tous enjeux historiques ou philosophiques. Une fois le qualificatif critique fixé, buriné, enfoncé dans le crâne du lecteur, celui-ci ne voit plus chez l’auteur que ce qu’on lui a recommandé d’observer pendant sa courte visite ; le lecteur de Giraudoux s’arrête à chaque instant pour mieux constater la préciosité, la luxuriance, l’érudition, les jeux littéraires et les fantaisies, etc. Il passe rapidement le fond ; on lui a dit de ne pas en tenir compte. Il accrédite ainsi l’idée du prosateur léger, de l’écrivain pour écrivains, qu’on reconnaît à coup sûr à ses tics, ce mélange de digressions poétiques et de phrases interminables, ces multiplications de « comme », ces énumérations d’animaux exotiques entre deux catalogues des grades administratifs français, ces innombrables mentions de « sous-préfet », de « préfecture », de Bellac et du Limousin au milieu de clins d’œil érudits destinés aux deux Paul, Claudel et Morand. Oui, cette virtuosité-là, parfois éreintante, parfois agaçante, parfois vieillie – le style vif pâtit du temps qui passe – cette virtuosité, donc, existe. Le lecteur ne peut certes passer outre et affirmer, absurde, de Giraudoux qu’il était un écrivain de la ligne claire, de l’épure, de la simplicité. Les textes de cet écrivain collent à leur légende ; mais ne lui collent-ils pas trop ? Comme Pierre Bayard le conseillait, avec son sens coutumier de la provocation, dans Et si les œuvres changeaient d’auteur ?, il faudrait peut-être, à un moment ou à un autre, dissiper ces nuages d’adjectifs et de préjugés qui nous empêchent de lire l’œuvre d’un regard personnel, la lire comme si elle n’avait jamais été lue, l’aborder comme un Robinson son île déserte.

Les lecteurs communs et simplets dont je suis n’osent pas toujours s’affranchir des discours critiques les mieux charpentés. Après tout, si des universitaires ont passé trente ans courbés sur un texte, comment un jeune nigaud pourrait-il prétendre y voir quoi que ce soit qui ne figure déjà, à titre d’évidence, dans les sédiments de décennies d’exégèses et d’étude des manuscrits ? Qu’on me permette cependant de lire Suzanne et le Pacifique avec une certaine fraîcheur, en dehors des carcans existants. Si j’évoque aussi longuement ce problème, c’est qu’en lisant la « notice » du texte, à la fin du volume de la « Bibliothèque de la Pléiade », je me suis aperçu, non sans surprise, que son auteur, la respectable critique québécoise Lise Gauvin, n’avait pas eu le moindre mot pour ce qui constituait, à mon humble avis, le moteur silencieux du texte, son motif dans le tapis. J’ai attendu dix pages, quinze pages, mais non, rien. Pas une phrase, pas un mot, pas un signe. Son texte était érudit, fort bien charpenté, très profond, instructif, intelligent, mais avais-je lu, moi petit lecteur néophyte en Giralducie, le même texte qu’elle ? Avais-je compris le même contexte qu’elle ? Visiblement non. Je parlais plus haut d’île déserte ; Suzanne et le Pacifique relève justement de la robinsonnade, mise au féminin. La ligne narrative du livre tient en peu de place. Une jeune femme, évoque, à la première personne, les années qu’elle a passées sur une île perdue dans le Pacifique. Comme le héros de Daniel Defoe, Suzanne est la seule survivante d’un terrible naufrage ; elle se réveille étendue sur la plage d’une petite île, au milieu d’un archipel inconnu. Là voilà seule au monde. Contrairement à Crusoé, où à ce marin méditerranéen de jadis dont elle trouve des traces sur une autre île, elle ne rebâtit pas la civilisation. Elle ne travaillera pas. Elle revendique hautement de ne pas le faire. Ni élevage, ni chasse, ni construction d’un abri ne l’occuperont. Elle vivra nue, disponible, heureuse, sans jamais éprouver la besogne harassante des survivants. Elle n’en a nul besoin ; cette île est une véritable corne d’abondance. Plutôt que de réapprendre la civilisation, elle redécouvre la nature, un monde inviolé et innommé, un Éden sans pomme et sans Adam. La chute (le naufrage) a précédé le Paradis. L’un des traits caractéristiques du récit de Suzanne sont ses fameuses descriptions éminemment poétiques et colorées d’un univers luxuriant, merveilleux, irréel, entrecoupées de souvenirs, de réminiscences de la France désormais perdue. Giraudoux y met toute sa fantaisie, tout ce que le lecteur s’attend à lire, chez lui. Sur cette île idéale, ce rêve d’île, ce fantasme d’insularité, Suzanne passe plusieurs années ; elle s’y nourrit à sa faim, s’y baigne quand elle le désire, se laisse approcher par des oiseaux inconnus qui n’ont de sauvage que le nom. Une chose, seule, lui manque, néanmoins, le regard humain. À aucun moment, malgré les douceurs de l’île, elle ne renonce à surveiller la côte, à tenter de se signaler lorsqu’elle croit voir une fumée dans le lointain. Sa solitude restera, de bout en bout, une attente, comme si ce rêve vécu, ce Paradis, ne pouvait qu’être un expédient, un temps inapte à remplacer la vie. Elle explore peu à peu l’archipel : sur une île, elle trouve quelques mammifères qu’un précédent établissement humain a oubliés ; elle y trouve aussi la case du marin qui l’a précédée, case dans laquelle se trouve Robinson Crusoé, qu’elle lit avec dégoût, tant le matérialisme du marin, du civilisateur, du colon, la désespère  ; sur une autre île, elle trouve des fétiches et des idoles dans le style, impénétrable, de l’Île de Pâques, témoins muets et effrayants d’un passé révolu, privé de sens. Ces deux occupations antérieures furent des fétichismes : l’un, indigène, au sens propre de l’adoration de statues ; l’autre, colonial, au sens figuré, de celle du travail, comme transformateur et libérateur de l’humanité. Suzanne refuse ces deux fétiches ; il ne s’agit pas de transformer le monde, mais d’abord de le voir, puis de le nommer… et enfin de l’inscrire, de le coucher sur le papier, sans rompre son équilibre.

Elle ne le sait pas, mais pendant sa longue et involontaire réclusion insulaire, la guerre a éclaté. Il lui faut la découverte des débris d’un naufrage, non, de deux naufrages, bref, d’un combat, pour comprendre. La mort paraît absente de l’île ; la mer lui amène. Des cadavres de marins anglais et allemands échouent un jour sur les plages. Avec eux, dans une boîte, un exemplaire de journal : elle découvre, d’une formule plaisante, que tout, en Europe, semble dépendre d’une seule rivière, la Marne (et de sa bataille). Son exil dans son rêve d’île durera exactement le temps du conflit. Suzanne ne sera découverte qu’en 1918 par un navire anglais et ne reviendra sur le sol de France qu’à la signature de l’Armistice. Cette Pénélope a achevé son Odyssée et retrouve Ithaque (où nul Ulysse ne l’attend). Voilà exactement où je voulais en venir. Ce qui m’a surpris dans la notice de Mme Gauvin, c’est que, saturé de références littéraires, son texte n’évoque pas un instant la guerre de 14-18, comme s’il s’agissait d’un aspect ornemental du roman, un pur détail artistique, remplaçable. Pourtant, réfléchissons un instant. Giraudoux est un ancien combattant ; même s’il n’a pas écrit, contrairement à d’autres, sur son expérience du front, il a été mobilisé et blessé deux fois. Giraudoux est un homme de culture déchiré entre son sentiment français, éminemment patriotique, et son affection de germaniste pour l’Allemagne, où il a un temps vécu. La guerre passée l’a doublement blessé – et la lecture de Siegfried et le Limousin tend à confirmer cette hypothèse par ses longs développements, autobiographiques ou non, sur l’Allemagne et sa culture. Giraudoux publie donc son premier roman depuis la fin du conflit et de quoi traite-t-il ? D’un jeune sous-officier se battant sur le front ? Des tourments d’un grand blessé de guerre ? Ou, sur le mode du ressassement, des passions d’un provincial monté de sa sous-préfecture à Paris ? Non. Il traite, à la première personne, d’une femme, perdue sur une île idéale, plus proche de l’utopie que de la réalité, et qui passe exactement la durée d’une guerre meurtrière à laquelle l’auteur a pleinement pris part dans le Pacifique (pas l’Atlantique ou l’Indien, non, le Pacifique !). Je ne voudrais pas donner l’impression de tirer le texte dans une direction qui n’est pas la sienne, mais le fait qu’un ancien combattant, souvent prompt à utiliser son propre matériau autobiographique dans ses livres, publie en 1921 un tel texte, sorte de négatif absolu de l’expérience personnelle et collective passée, celle de 14-18, ne me semble pas anodin ; pas au point qu’un critique puisse passer cela sous silence. Avec Suzanne et le Pacifique, le lecteur contemporain de Giraudoux pouvait s’évader ; il pouvait aussi lire en creux sa propre époque. On peut voir dans ce livre, à raison, innovations littéraires ou astuces érudites, parabole philosophique ou long poème en prose ; on peut y voir la manifestation d’un certain surréalisme, que confirment les appréciations positives des jeunes Soupault et Aragon  ; on peut aussi y voir un moyen de dépasser la faillite de la civilisation par le récit tortueux d’un voyage vers la nature, le rêve, l’individualité, un texte qui se perd pour mieux revenir, après une longue réflexion, à l’artifice nécessaire de la culture et de la société des hommes, renouvelées. Suzanne refuse de rebâtir, comme Defoe, ce qui a, de toute manière, échoué. La complexité du texte tient peut-être à ce que ce refus de civilisation n’équivaut pas à un désir destructif de table rase. Au contraire, Suzanne, au milieu de ses oiseaux versicolores, se rappelle la France, elle se rappelle le Limousin, elle se rappelle ses lectures – sans surprise, pour évoquer les « révolutionnaires » de la poésie, Mallarmé, Rimbaud, Claudel. Mais elle choisit ce qui peut et ce qui ne peut pas figurer dans ce rêve. Elle choisit le monde qui l’entoure. Elle choisit également de nommer, de baptiser ce qu’elle voit, en toute liberté. Elle, la plus soumise en théorie aux nécessités de la survie, peut s’en détacher à loisir – car il n’y a rien, dans son expérience, de réel. Giraudoux concentre sur l’archipel de l’utopie un bestiaire venu de tous les continents ; quoi de plus normal, puisqu’il s’agit là d’une fuite, d’une dérive hors de la réalité, d’un pas de côté dans l’envers du monde, dans l’envers de la guerre. Suzanne est l’antidote littéraire d’un monde en ruines.

Le récit frappe par ses très longues phrases, chargées de participes présents, un peu à la manière, à venir, d’un Claude Simon. Au bord de l’essoufflement, le texte cherche par le déferlement des mots à dire ce qui se présente simultanément au regard, au rêve et au souvenir ; tout doit pouvoir se prononcer dans une respiration, s’exprimer en un geste, s’insérer dans une phrase. L’expérience de la solitude insulaire aurait pu être celle du silence ; elle mène, au contraire, à la redécouverte du poids des mots, à la libération de leur agencement, à la recomposition de leurs rapports. D’où ce texte étonnant, qui semble, une fois le naufrage consommé, s’emmêler sur lui-même sans commencement ni fin. Ce tournoiement perpétuel déséquilibre le texte, le décale par rapport à son propre sujet, lui offre de longues parenthèses, entrecoupées de parenthèses, elles-mêmes enfermées dans d’autres parenthèses. Proust, à la même époque, explore l’infiniment petit de son souvenir par l’infiniment grand de son récit ; Giraudoux, dans une même geste, éclaire l’infini du rêve par l’infini du nom, de la phrase, de la séquence, à laquelle peut toujours s’adjoindre une autre séquence, puis une autre. Ces formes fluctuantes désincarcérent la vie des figures mortes dans lesquelles la vieille civilisation l’a enfermée. La narratrice peut, à sa guise, errer dans son propre rêve, cette illusion utopique – les mentions géographiques et animalières sont irréelles – nourrie autant de vie que de lectures. Suzanne et le Pacifique se développe ainsi dans de longues périodes, circulaires et foisonnantes, tentant d’embrasser un monde librement reconstitué, nouveau, dans lequel la fantaisie et l’imagination ont toute leur place. À la phrase sèche, réaliste, sans métaphores, qui adhère à l’univers tel qu’il va, Giraudoux préfère le long mouvement poétique et musical, métaphorique, onirique, qui défait et refait l’univers, dans un foisonnement d’images contiguës. Crusoé, exclu du monde, se hâtait de le rebâtir, avec un soin encyclopédique et maniaque ; Suzanne, à l’écart, préfère le recréer, avec ses mots, sa sensibilité, ses coloris et ses humeurs. Cette robinsonnade tient de l’échappée, de la parenthèse de survie ; lorsque le monde n’offre plus que désespoir, tristesse, mort, la fuite, sous la forme d’un long voyage intérieur, est toujours possible. En cela, Suzanne et le Pacifique tient peut-être une place, étonnante, dans les romans nés de l’expérience de la guerre.

Il me semble donc que ce texte merveilleux de joie, de poésie, de couleurs et d’odeurs, par ces excès même, exprime aussi (et surtout ?) la fuite dernière face à l’expérience du désespoir, fuite face à la guerre, fuite face à la faillite de la civilisation, fuite face à la vie prosaïque, matérielle et ennuyeuse. J’y ai moins lu les afféteries d’un Giraudoux précieux et délicat, multipliant les apartés gratuits et les incises digressives, que, dernière ressource de l’esprit blessé dans les ruines de l’Europe, l’invocation du rêve contre la réalité, de la lumière contre l’ombre, de la création contre la destruction. Mais ce chemin onirique ne suffit pas à l’auteur ; Suzanne éprouve en effet le besoin de revenir à l’humanité, de mettre fin à l’errance, d’achever son voyage par le retour au pays natal ; et ses larmes face au banal fonctionnaire qui l’accueille sont aussi le signe d’une tension entre les exigences formelles du réel et la liberté du rêve. Intérieur ou non, un voyage s’achève. Par de longs détours, Suzanne est enfin revenue chez elle comme Ulysse à Ithaque, changée, plus consciente d’elle-même et du monde, plus apte à savourer l’équilibre et le repos promis par le pays natal, plus libre, aussi.

La chute du justicier : Un roi sans divertissement, de Jean Giono

Homme neige

Un roi sans divertissement, Jean Giono, Gallimard, coll. « Folio », 1972 (Première éd. 1948)

And you see behind every face the mental emptiness deepen / Leaving only the growing terror of nothing to think about

T.S. Eliot, The Four Quartets, East Crocker

Pour envisager ce roman, oublions un instant le Giono d’avant-guerre, le Giono de terroir, le Giono de Regain, chantre lyrique des retours à la terre, des printemps et des renaissances, des simplicités bucoliques et des résurrections agrestes. Ce premier Giono, virgilien, n’est plus ; son art a pris, après les épreuves de la guerre (et de la Libération), une envergure inédite, un goût plus âcre, une virulence assombrie. Les beautés y survivent cernées par les ombres. Il sourd d’Un roi sans divertissement une inquiétude universelle, proprement métaphysique, signifiée par la référence pascalienne, ruisseau de doute auquel s’abreuve tout le texte. « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » : l’adage de Blaise Pascal est bien connu. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », disait, le même, par ailleurs. Les deux pensées sont liées. Parce que l’infini, l’éternel, le néant sont insupportables à un être fini et temporel, il doit les dissimuler par un système de plus en plus élaboré et raffiné de diversion. Tout est leurre ; tout doit leurrer. Il s’agit, aux tréfonds de la conscience, de voiler la boule irréfragable de noire lucidité pour rendre la condition personnelle supportable. L’homme, quel qu’il soit, doit donc trouver dans le monde, pour vivre, pour tenir, pour durer, des moyens d’oublier sa réalité première de mortel cerné par le néant et promis à s’y engloutir ; s’il n’y parvient pas, l’existence lui devient insupportable, car privée de sens et de matière, vide. Corollaire : il cherche à remplir le vide, le creux intérieur qui menace d’aspirer toute forme de présence au monde, de condamner la vie, de pousser l’individu aux dernières extrémités. Chacun d’entre nous s’agite, se donne une importance déraisonnable, se projette entièrement dans un univers social incohérent et insensé pour oublier sa condamnation au néant. Ce qui est tu est su : la fin de toutes choses, promise par tous les commencements. Chez Pascal, la foi seule permet d’affronter l’absence de divertissement, de diversion ; la foi seule donne à l’âme la force de se confronter à l’absurdité absolue d’une étincelle surgissant du néant pour immédiatement y replonger. Sans la foi, l’âme remplit le monde de simulacres, couvre les murs de sa prison temporaire de tentures, aussi vives et colorées que fausses, conçues pour faire oublier la noirceur du néant ; elle le fait à sa convenance, et sa convenance la mène à l’excès, à la tentation, au mal – consubstantiel à l’ennui. En effet, si l’absence de foi se conjugue à l’absence de divertissement, le vide l’emporte ; et quoi de plus vide, au fond, que l’esprit qui toujours nie, que le mal, ici triomphant ? Laissons-là Port-Royal et le XVIIe, laissons la foi, c’est au mal que s’intéresse Giono. Au mal sans explication, sans cause, sans but ; au mal comme diversion ; au mal comme divertissement.

Jean Giono tire de cette idée forte, puissante, générale, une illustration fictionnelle extraordinaire, un récit de l’ennui existentiel dans sa forme la plus extrême, un roman noir au centre duquel palpite l’insupportable vérité du néant. Le livre s’ouvre par une succession de meurtres, commis lors des rudes hivers des années 1840, dans un petit village des Alpes iséroises. Un roi sans divertissement se présente donc, dans sa première partie, comme une histoire policière, accrocheuse et inquiétante. Malgré la banalité inhérente au genre, le thème a tout pour séduire et saisir l’attention du lecteur ; d’autant plus que le récit est tenu par une main de maître, à un rythme remarquable, narré dans une langue singulière, oscillant entre un parler typique, rugueux et un lyrisme aussi contenu que signifiant. La nature alpine, jadis si célébrée, reflète, elle aussi, désormais, la noirceur du monde. Le hêtre majestueux de l’incipit cache dans ses hauteurs bien des atrocités. Le lecteur voit autour de la trame principale non plus un décor bienveillant ou neutre, mais l’auxiliaire du drame. La nature se teinte ainsi à l’automne d’un rouge sanguin et à l’hiver d’un blanc de linceul. Les plus belles notations ont trait au passage des saisons ; le rougissement progressif des feuillus, autour du village, annonce ainsi le retour du meurtrier, la renaissance de la peur, la résurgence de la terreur. L’écrivain n’a pas besoin d’examiner l’état d’esprit de ses personnages, un coup de pinceau sur les arbres et les montagnes suffit. Parce que le meurtrier tue comme un chasseur, les villageois ressentent l’effroi animal des proies ; la nature retrouve de ce fait toute sa puissance d’épouvante, d’habitude masquée par la civilisation. Les âmes font corps avec le décor. Revenons au récit. Des individus disparaissent ; personne ne retrouve leurs traces ; on sait seulement, parce qu’il a raté une de ses attaques, qu’il y a derrière tout cela une volonté concertée, un homme, violent, incompréhensible, sadique. Petit à petit, l’affaire prend de l’ampleur ; arrive au village une compagnie menée par le lieutenant de gendarmes du roi Langlois. Le lecteur ne peut pas encore le savoir, mais Langlois sera la clé de voûte du récit, son véritable motif. Un roi sans divertissement n’est pas, malgré les apparences, un roman policier ; c’est une fiction métaphysique qui prend une enquête criminelle comme alibi. D’ailleurs, la recherche du coupable cesse bientôt. Par un heureux hasard, le meurtrier est trouvé, puni, vaincu ; le roman n’en est pas encore à la moitié.

Admettons un instant l’évidence : le lecteur peut être déçu. Il est habitué aux histoires criminelles, dont se repaît si goulûment l’imaginaire collectif contemporain ; il s’attend à tous les rebondissements possibles, mais pas à celui-ci, à l’effondrement de l’intrigue au tiers du récit. Reste-t-il un épilogue long de cent cinquante pages ? Non, bien sûr. Pour bien montrer que son dessein est ailleurs, Giono renverse toutes les conventions policières : le meurtrier n’est pas connu du lecteur – ni des personnages du récit, c’est un solitaire qui n’a rien à voir avec le village ; son identité ne compte pas, ni sociale, ni culturelle, ni psychologique ; au fond, il ne nous intéresse pas. Aucun motif, aucune explication, aucune déduction ne vient soutenir l’enquête de Langlois. La contingence l’a servi, elle aurait aussi bien pu le desservir. Les dés ont roulé dans son sens, voilà tout ; Dupin et Poirot sont loin. Tout cet arsenal de polar, les mobiles, les indices, les raisonnements, cet attendu du roman de genre viendrait en réalité perturber la simplicité métaphysique du récit. Privé d’identité, puisque connu par ses seules initiales, le tueur reste dans l’angle mort. Il a tué, il est tué. Peu importe qui, peu importe quand, peu importe comment, peu importe pourquoi. Le crime est ramené à sa simplicité première, à sa nature fondamentale et inacceptable, à sa fascinante et primitive horreur. Il est impossible de connaître l’âme du criminel – placée à l’extérieur de la narration. Dire que nous ne savons rien des motivations du tueur est néanmoins faux. En effet, un peu plus haut dans le récit, Langlois a montré qu’il en voyait une, au moins : en protégeant démonstrativement les villageois se rendant à la messe de minuit, le soir de Noël, Langlois a offert au criminel ce qu’il cherchait, son fameux « divertissement ». Il le dit explicitement au prêtre. Est-ce à dire que l’assassin n’a œuvré que par désœuvrement ? Qu’il serait, au fond, un roi sans divertissement, coupable du mal par ennui ou par jeu ? Je ne pense pas que l’on puisse l’affirmer à coup sûr ; cela reste au niveau de l’hypothèse, ni vérifiée, ni réfutée. En effet, les deux autres parties du livre tendent plutôt à montrer que cette interprétation n’est qu’une parmi d’autres, celle de Langlois, d’un Langlois orienté dont le récit découvre peu à peu les fêlures et les impasses. Le deuxième tiers du livre s’intéresse à un autre tueur, plus « normal » mais pas moins dangereux, un loup terrifiant, qui massacre le bétail des villageois – Langlois le chasse lors d’une battue mémorable, dans des scènes d’une crépusculaire beauté. Enfin, le dernier tiers du roman s’intéresse au justicier lui-même, et observe, non sans sinuosités, son incapacité à trouver dans l’amitié, le labeur et l’amour le repos cherché. Rien ne le sauvera.

La narration d’Un roi sans divertissement est étrange. Elle ne se tient jamais au même porte-voix. Elle commence avec un conteur-historien qui cherche à faire la lumière sur l’affaire, part dans le passé, donne la parole à l’un, revient au présent, donne la parole à l’autre, repart, passe de personnage en personnage pour se conclure de manière ambiguë, dans un dernier paragraphe sans indications narratives claires. Qui parle ? Beaucoup de monde. Que disent-ils ? Bien des choses, équivoques, ambiguës, incertaines. Le fait narratif ne tient pas de l’anecdote relevée par un esprit scolaire et consciencieux, qui aurait bien retenu ses leçons d’antan sur la place de la narration – et des schémas afférents – dans le cadre de l’explication de textes. En réalité, il est crucial d’observer qui parle et d’observer que, la plupart du temps, nous ne le savons pas sans un temps de réflexion, un retour en arrière, etc. Une voix collective, aux multiples incarnations, semble à l’œuvre. En revanche, nous savons d’instinct qui ne parle pas. Nous savons qui nous est absolument étranger : le tueur, le loup, Langlois. La narration trace un même cercle autour de l’assassin, de la bête et du justicier, permettant leur rapprochement, suggérant leur identité profonde, celle du crime, de la bestialité et de la vengeance (car Langlois est moins un justicier qu’un vengeur). Même au bref moment (pp. 204-205) où Langlois semble prendre la parole « intérieurement », il ne le fait que derrière le filtre de la vieille « Saucisse » (c’est son surnom), qui le connaissait bien et prend la parole pour lui. L’astuce du romancier tient tout entière dans ce système narratif ; on n’entre pas dans la conscience de certains personnages pas plus qu’on ne pénètre la conscience du mal, trou noir dont on ne s’approche, comme le fit Langlois, qu’en prenant de grands risques. Le mal est un vide, une absence, un informe qui ne peut que se circonscrire par un mur, étanche, de mots. Le mal est aussi l’ultime divertissement auquel se livrer quand tout paraît consommé.

Dans une des dernières scènes du roman, Langlois observe, silencieux et fasciné, s’écouler sur la neige le sang d’une oie. Une tentation morbide affleure. Enfin, les masques tombent. Le sens général du texte se révèle. Langlois est un vengeur, il ne rend pas la justice des hommes, mais la sienne. Avec le consentement tacite des autorités, il s’affranchit des règles de la société, de son cadre déterminé, de ses procédures, pour rendre justice seul, sur la base de ses seuls critères, de sa seule perception, de sa seule raison. La société, incarné par un procureur fort bienveillant à son égard, le laisse faire par commodité ; mais elle contrevient de ce fait à ses propres règles. Il existe une justice socialisée, qui prend à son compte les charges émotionnelles et morales de l’acte judiciaire et de l’exécution, impersonnelle, de la condamnation ; une justice professionnelle et responsable ; une justice qui garantit l’ordre et la vertu ; une justice qui n’abat pas froidement et sans procès ceux qu’elle croit coupable. Bref, toute justice personnelle est criminelle ; la vengeance mène, pour celui qui s’y livre, aux mêmes conséquences que le meurtre gratuit. Langlois ne procède pas d’une autre nature que le tueur sadique et la bête dangereuse. Ce justicier perverti, aussi âpre que populaire, est un héros dangereux, qui éprouve pour la mort, le sang, le meurtre, la même forme d’appétit inexpliqué que le meurtrier et le loup. Il est de la même étoffe qu’eux ; sa différence tient à deux choses : le justicier est un pilier de la société – son seul juge est sa conscience ; le texte montre sa chute – il n’y a pas de chute possible pour le loup et celle du meurtrier reste cachée. Bien que cette chute se fasse en silence, avec force circonvolutions et hésitations, elle n’en est pas moins le moteur du livre. Subtilement, Giono condamne, dans un même geste, le tueur et son assassin, le criminel et le vengeur, ou, pour le dire plus clairement, le collaborateur et son épurateur. Le roman dépasse, bien sûr, le seul contexte d’une Libération mal vécue par l’écrivain ; celui-ci n’en est pas moins transposé dans une narration très subtile, qui ne prend fait et cause pour personne et condamne, avant tout, le système dans lequel les hommes agissent.

Le mal exerce sur Langlois une forme d’attirance à laquelle il ne peut se soustraire que par la plus extrême, la plus immédiate et la plus définitive forme de démission. Le vengeur n’est en effet plus apte à vivre une vie paisible – celle d’un homme rangé, marié, entouré d’amis et de proches, ou, pour le dire en termes pascaliens, entouré de divertissements – Langlois s’est, au fil du roman, ensauvagé. Le gendarme, chasseur, agent de l’ordre, est aussi un tueur ; pour le moment, ses propres crimes ont toujours été couverts, par l’amitié du procureur, par la confiance de la population, et, bien sûr, par leur caractère défendable, nécessaire. Encore que celui-ci, pour l’assassinat de M. V., puisse être contesté – l’homme était sans défense, sans avocat, sans juge ; ce premier accroc à la légalité, à l’encadrement de la justice par la société, est peut-être la source du drame ultérieur. Le lecteur y prête alors insuffisamment attention ; le récit l’a rendu, par l’art et l’émotion qui en naît, complice du désir de vengeance des villageois et du gendarme. Il en oublie la nature impardonnable du crime commis de sang-froid par l’homme d’ordre. Après tout, Langlois n’a-t-il pas cédé à sa propre fascination du mal ? Ne serait-ce là l’origine de son changement de comportement au fil du récit, de ce durcissement qui étonne les braves narrateurs ? Vu à juste titre comme leur sauveur par les habitants du village, l’officier de gendarmerie a aussi commis un meurtre qui le ravale au même niveau que ses ennemis, justifiant par là son encerclement narratif. Si les plaisirs simples ne lui suffisent plus, ne trouvera-t-il pas son divertissement dans le spectacle du mal, voire dans son exécution ? La différence n’est plus de nature, elle est de degré. L’homme est perdu. Langlois est le véritable roi sans divertissement du roman, l’homme non rédimé et plein de misères de Pascal, privé progressivement, de par son rôle de vengeur, de toutes ses attaches humaines, de toutes ses petites diversions. Il affronte, esprit de négation vidé de l’intérieur et mécréant, l’ennui primordial, le néant ; pour le combattre, il lui reste une tentation, le mal, ce divertissement d’ordre supérieur auquel il ne s’accorde pas le droit de se livrer sans cette forme de légitimation improprement appelée justice et néanmoins nécessaire ; sa conclusion de ce dilemme est parfaitement logique : il rendra justice une troisième et dernière fois, envers lui-même. Avec ce roman complexe et envoûtant, lyrique et torturé, dont les péripéties restent longtemps en bouche et le sens éthique plus longtemps encore en tête, Jean Giono a écrit, à mon sens, son chef-d’œuvre ; il suffit, seul, à garantir sa postérité.

Quelques mots sur l’écriture

5 juillet 1992

Tout l’insondable de cette activité d’écriture est détectable les jours où, vaquant d’un lieu à l’autre de la maison, ou même seulement à l’étage, au second étage dans l’une ou l’autre des trois pièces sous le toit, ouvrant un livre ici, la télévision là et regardant quelques instants une partie de tennis ou une course d’automobiles, comme aujourd’hui, puis regardant les bois par le vasistas, le village, la rue, revenant dans mon bureau et m’allongeant sur la chaise longue avec une revue, un livre, la Bible comme je le fais depuis près d’un an, me relevant, descendant jusqu’au jardin, appelant le chat qui se bagarre avec des chats de la ferme, rentrant dans la salle à manger et mastiquant un morceau de pain, remontant, entrant dans ma chambre et changeant de pull ou de chemise ou de chaussettes, faisant un tour dans la salle de bains, pensant à ce que je vais faire dans les jours qui viennent, à qui va venir ici, quand j’irai à Paris, pensant aux lettres à écrire, à celles que j’attends, et remontant dans mon bureau, revoyant les petites feuilles bleues sur le bureau, m’asseyant sans l’avoir décidé absolument, relisant deux lignes et prenant le stylo à bille, je rature un mot, une phrase, en écris une autre, reviens en arrière et rature encore, ou continue, et quelque temps après j’ai couvert une page ou deux de lignes à peu près illisibles, biffées, rebiffées, avec renvois au verso, notes, nouvelles ratures, étonné d’avoir écrit ça, je me relève et recommence à déambuler – autrement dit, pendant tout ce temps de déambulation et ces mêmes actes sans poids réel, je n’ai pensé aussi qu’à ça, à continuer la phrase où elle en était restée et pourtant je suis sûr que je n’y ai pas pensé, je pensais à autre chose, à quantité d’autres choses, mais l’activité parallèle se poursuivait en sourdine, non pas inconsciente peut-être, mais sans que je la remarque, sans que j’y fasse attention vraiment, elle allait son bonhomme de chemin, sur sa lancée, des combinaisons de mots ou d’idées s’effectuaient sans que j’y réfléchisse, des groupements de mots se présentaient (à qui ?), étaient évalués, acceptés ou rejetés, et quand je suis remonté dans mon bureau et que j’ai vu les petits rectangles de papier, m’asseyant à la table, tout naturellement, j’ai « enchaîné » : oui, ma « chaîne » s’était déroulée tout ce temps-là, tandis que j’allais et venais, faisais ceci, cela, il ne tenait qu’à moi de reprendre en main la chaîne, la vue des bouts de papier en a été l’occasion ; la chaîne aurait pu se continuer longtemps encore et je ne l’aurais reprise en main que plus tard, bien plus tard, le soir ou le lendemain, mais alors je ne l’aurais pas reprise au même endroit sûrement, ou plusieurs maillons auraient été modifiés dans l’intervalle, et la suite du « texte » n’aurait pas été exactement la même, quelque élément important aurait été changé ; tel est l’enjeu de cette alternance d’errance et de griffonnage : le hasard y a sa part, à chaque instant, chaque perception et détour d’attention… Voilà comment ça marche, cette chose en sourdine, et qui montre comment elle va de pair et de concert avec la fameuse « voix » dite « intérieure » – au point qu’on peut presque qualifier d’ « automatiques » certaines de ces opérations, elles s’effectuent quasi « toutes seules », à condition, bien sûr, d’être là, d’être en phase générale d’écriture, d’être à proximité des bouts de papier et des notes, à proximité du lieu où se déploie la chaîne, d’être au centre du mécanisme, de ne pas perdre les fils de la chaîne. Mais je suis stupéfait toujours par ce qu’il entre, oui, d’automatisme, pour ainsi dire de somnambulisme, dans ce travail : je me suis promené somnambule dans la maison, ne pourrais pas retracer exactement mes parcours, mon corps s’y est mû comme somnambule et le cheminement du travail d’écriture aussi, si je puis dire. J’ai dit « insondable » au début. Ce pourrait être « inanalysable ». C’est ainsi depuis quarante ans et plus… C’est probablement pour cela que j’ai tant de mal à me persuader que j’ai réellement écrit ces livres, une vingtaine de livres, que c’est vraiment moi qui les ai écrits ; que j’ai tant de mal à me convaincre que je suis vraiment un écrivain. C’est comme si j’avais fait tout un tas de choses depuis quarante ou cinquante ans, exercé toutes sortes de métiers, voyagé, rencontré quantité de gens, circulé, accompli bien des tâches, professionnelles et autres, dans beaucoup de pays, et qu’en plus, en un supplément bizarre, adjacent, muet, concomitant (mais non pas marginal, toujours prégnant et concomitant mais comme invisible, ou inaudible), j’avais écrit une vingtaine de livres chemin faisant, un tous les deux ans, bon an mal an. Je dirais bien que quelqu’un d’autre les a écrits à ma place, mais ça ne ferait qu’épaissir le mystère. C’est mon affaire, en tout cas, c’est ma vie, cette histoire-là est illisible, à cause de l’ « affaire », précisément. Et voilà que cette affaire a filé hors du courant de l’Histoire et n’est plus d’actualité, ces dernières décennies l’ont poussé en marge, enfouie. Mais il y a là toujours, fût-ce hors champ, fût-ce en sourdine ou souterrainement, une force qui passe, qui passe chez certains, qui passe pour moi ou en moi, et dont je n’ai jamais percé l’origine – pas familiale en tout cas. C’est comme si j’avais pris un relais, qu’on m’avait passé un témoin, un beau jour, sans me demander mon avis, que je l’avais saisi sans comprendre à quoi il m’engageait et n’avais jamais pu depuis lors le repasser à un autre et m’en débarrasser. Je l’ai peut-être repassé à d’autres sans le savoir, mais n’en ai pas été débarrassé.

Claude Ollier, Hors-champ (1990-2000), pp. 67-70

J’ai lu ces pages quelques jours avant le décès de leur auteur, Claude Ollier, décédé le 18 octobre dernier, à l’âge respectable de 91 ans. Cette coïncidence étrange fait peut-être de moi, pour reprendre et altérer une expression célèbre, le dernier homme à l’avoir lu vivant. D’où mon envie de partager ce beau passage sur le processus de l’écriture, extrait de l’un de ses derniers livres.