
John Constable, The Lake District
Le Prélude, William Wordsworth, Éditions du Sandre, 2013 (trad. Denis Bonnecase) (Première éd. originale 1805 ; texte revu en 1850)
« Not seldom from the uproar I retired
Into a silent bay, or sportively
Glanced sideway, leaving the tumultuous throng,
To cut across the reflex of a star
That fled, and, flying still before me, gleamed
Upon the glassy plain. »
I, 447-452
(« Je me retirais de ce vacarme / Pour gagner un îlot de silence ou bien par jeu / Je jetais un regard de côté, laissant la foule en tumulte / Pour couper le reflet d’une étoile qui se sauvait / Et qui, toujours fuyant devant moi, luisait / Sur le plat miroir »)
Pour prendre conscience de l’ampleur de ce poème autobiographique de William Wordsworth, qu’il me soit permis, en guise d’ouverture de cette note (un peu plus conséquente que d’habitude), de rappeler le nombre de vers d’autres monuments poétiques des siècles passés : Orlando Furioso dépasse les 38 000 vers, le Don Juan de Byron, les 16 000, La Jérusalem Délivrée en compte plus de 15 000, la Divine Comédie, plus de 14 000, Le Paradis Perdu, 10 500, et Les Lusiades (chroniquées ici) 8 800. Le Prélude en compte un peu moins, 7 900, divisés en quatorze livres de tailles variables. Il s’agit donc d’une œuvre ambitieuse, qui, comme son titre l’indique, s’intéresse à la jeunesse du poète, à son parcours personnel, philosophique, politique et littéraire. La remémoration s’arrête à la veille de la première publication, lorsque le poète assuré d’être devenu lui-même, publie ses premiers textes majeurs. On peut saluer la très belle initiative des Éditions du Sandre qui, après avoir réédité les œuvres de Shelley et celles de Byron, ont donné à traduire ce Prélude à Denis Bonnecase : celui-ci s’en sort fort bien, en coulant le blank verse de Wordsworth dans une traduction souple, rythmée et intelligente. Dommage, cependant, que l’éditeur n’ait pas choisi – probablement pour des raisons financières – de présenter une version bilingue, que ce vaste poème aurait bien mérité (je regrette aussi, de manière plus anecdotique, le choix discutable de couverture qui a été fait ; j’aurai imaginé quelque chose de plus harmonieux et de plus proche de l’esthétique de Wordsworth que ce mélange de mauve, de vert et de photos de moutons). Orphelin très jeune, Wordsworth grandit dans la campagne anglaise, qu’il quitte pour étudier à Cambridge, avant que de s’installer à Londres. Deux voyages en France marquent sa jeunesse, l’un en 1790, en direction de l’Italie, l’autre, à Paris, en 1791-92. On conçoit, au seul énoncé de ces dates que le jeune poète a le privilège immense d’assister à des évènements historiques. Il ressent d’abord envers eux un immense enthousiasme avant de modérer, devant le spectacle meurtrier de la Terreur, ses ardeurs premières. Poète romantique, contemporain de Keats, de Shelley, de Byron et surtout de Coleridge, son grand ami, Wordsworth a développé dans ce Prélude une grande variété de thèmes sur lesquels je ne pourrai revenir exhaustivement. J’en ai choisi quatre : le poème du paysage et de la nature, la critique de la vie moderne, la philosophie du Romantisme et le témoignage sur la Révolution. Wordsworth et Coleridge n’ayant pas connu les tragiques destinées de Keats, Shelley et Byron, on a eu tendance, souvent, en France, à les méconnaître, bien à tort. Cette note, qui n’a pas d’autre ambition que de saisir quelques traits de l’œuvre, se limitera à un exposé de ses principales tendances (elle est à la fois trop longue et trop courte, mais tant pis…). Si je peux contribuer rien qu’un peu, du haut de ma modeste culture et de mon encore plus modeste intelligence, au rayonnement de cette œuvre, j’en serai ravi. Je me permettrai de citer les vers anglais, sans systématiquement les assortir de leur traduction française, tout comme je citerai parfois la traduction sans l’assortir de l’original ; je ne me livre pas ici à une analyse détaillée, mais à une petite causerie, je m’affranchis donc des règles les plus strictes de la critique poétique.
Le Prélude s’organise autour de plusieurs étapes : l’enfance (livres I et II), Cambridge (III à V), le premier voyage initiatique en France (VI) et, en miroir, le séjour londonien (VII), le parcours artistique et philosophique (VIII et XII-XIV), le séjour en France de 1791-92 (IX à XI). Le cœur de l’œuvre réside dans les livres VI et VII, récapitulations d’expériences décisives, l’une de la profondeur inépuisable du contact avec la Nature, l’autre de la fausseté absolue du rapport à la civilisation. Ces deux chants opèrent en miroir : l’un expose, par de fines modulations, allant du murmure bucolique jusqu’au tumulte symphonique, la splendeur de la nature, de la campagne, du paysage ; l’autre, ironique et critique, dépeint de manière très ordonnée les caractéristiques négatives de la civilisation urbaine telles qu’elles s’expriment dans le Londres des Pitt. Le premier livre s’ouvre sur une promenade dans la campagne anglaise, comme le dernier, conclusif, achève la boucle lyrique par une dernière célébration bucolique des vertus de la Nature. Le poète, seul être conscient de l’unité et de la perfection de l’œuvre « divine », voyant capable de toucher ce qui dépasse notre entendement (la Nature « passeth understanding » (XIV, 127)) désigne par là une des sources premières du romantisme entendu comme une sensibilité, une époque, une culture. Une des grandes caractéristiques de la civilisation élitaire de la fin du XVIIIe et du début du XIXe, c’est en effet l’invention du paysage. Chateaubriand, dans la Vie de Rancé, rappelle que les nobles qui venaient à La Trappe visiter Rancé vers 1685 étaient inaptes à percevoir les beautés du paysage naturel qui les entouraient. Un siècle plus tard, tout a changé. Wordsworth, comme Gainsborough, et plus encore comme Constable son contemporain, est un peintre des paysages. Ce sont eux qui font son éducation dans les deux premiers livres, ce sont eux qui le sauvent de l’ennui universitaire de Cambridge aux livres suivants, ce sont eux, encore, qui l’élèvent jusqu’à l’extase dans les Alpes. L’ouverture même du Prélude leur doit tout : Wordsworth, en se promenant dans la campagne anglaise, retrouve, inchangées, ses émotions de jeunesse ; elles lui donnent l’idée de composer ce poème et de « faire de la joie présente / la manière d’un chant » (I/47-48). Les deux livres consacrés à l’enfance du poète énoncent ce primat du paysage et de la nature, nature avec laquelle il est en « communion » (I/422), nature avec laquelle il a connu une première expérience décisive, lors d’une nuit de solitude, passée sur une barque à naviguer sur un lac. La campagne, la mer (vue comme un « champ de lumière » I/579), le décor naturel, constituent les moyens par lesquels le poète a accédé à la conscience de l’unicité du monde, à ce « never-failing principle of joy » (I/450) qu’est la nature. En bon romantique, Wordsworth célèbre les bois, les vallons, les lacs et, bien sûr, les ruines. Certaines vues de Wordsworth semblent énoncées pour commenter des tableaux de Caspar David Friedrich – ou les peintures du Prussien pour illustrer le poème de l’Anglais. Ainsi les restes de l’abbaye du val de « Nightshade » (mot signifiant la belladone, en anglais, mais aussi, décomposé, l’ombre de la nuit), donnent-t-il au jeune garçon l’occasion de saisir, pour la première fois, la magie de la ruine, dont il célèbrera, avec plus de lyrisme encore, la force d’évocation lors de son passage à la Grande Chartreuse, au Livre VI. Wordsworth anticipe la remarque de Chateaubriand : ruines, « si vous renaissiez, retrouveriez-vous le charme dont vous a parées votre poussière ? ». Des ruines émane une puissance évocatrice dont le poète romantique se fait le chantre. Moins que les ruines, néanmoins, c’est le paysage qu’exalte le poète anglais. Si les premiers livres reviennent en effet sur la nature de l’expérience sensible du paysage, par petites touches, avec une nostalgie parfois marquée (au Livre IV par exemple), il faut attendre le voyage décisif en France, en Suisse et en Italie pour toucher au point le plus extrême de la sensation paysagère.
Le livre VI, le plus long du Prélude, comprend le récit du voyage effectué sur le continent de 1790. Il commence pianissimo comme un éloge de la douceur de vivre française à une époque où la Révolution n’émet autour d’elle qu’une immense vibration d’espérance. La France paysanne que traverse Wordsworth est une France aimante et aimée. Le poème s’apparente à une « géorgique » : ce sont les travaux et les jours, les fêtes paysannes, un « chemin glorieux » duquel n’émane qu’une aimable douceur de vivre. Le poète évoque paix et tranquillité, joie profonde et transports affectueux. Le portrait que trace Wordsworth de sa réception en France est idyllique : « Nous portions un nom / qu’en France on honorait, le nom d’Anglais » (VI/402-403). Le contact avec la Grande Chartreuse, récemment vidée de ses moines, rompt brutalement la belle géorgique. Le monastère, vidé, trône au milieu d’une « impressionnante solitude » (VI/428) et la vision d’hommes en armes qui en excluent de force les moines annonce déjà les violences futures de l’ordalie révolutionnaire. Le poème change de ton et, à mesure que s’élève la route, donne plus de voix. Les murmures de l’orchestre laissent la place au tambour et aux cors, à la montagne violente, élevée, extrême. Le Mont-Blanc, lorsqu’il apparaît, est si impressionnant qu’il semble faux au jeune poète, il n’est qu’une image (v.525), comme si le débordement du monde empêchait d’office la perception sensible de l’homme. Tout cela est trop grand, trop déréglé pour exister. Et pourtant… Le franchissement des Alpes est l’occasion pour le poète élégant des lacs et des bois de se faire le symphoniste des excès et des débordements de la nature. Il évoque « The immeasurable height / Of woods decaying, never to be decayed, / The stationeary blasts of waterfalls » (« la hauteur infinie des forêts / qui dépérissaient sans jamais dépérir / Le souffle assourdissant et constant des cascades… » (v.625-627)), il évoque aussi la tentation de l’expérience mystique (« lutter et se perdre en soi-même en tremblant »), que fait naître un spectacle « étourdissant », « vertigineux », « sans entraves », « types et symboles de l’Éternité, de ce qui est premier et dernier et milieu et sans fin » (v. 640) (« The types and symbols of Eternity, / Of first, and last, and midst, and without end. »). Le poète multiplie les épithètes comme s’agrandit son sentiment de l’infini, de l’éternité et de l’unité du monde. Ce débordement, d’une centaine de vers, est suivi par un repos, la descente, via la Suisse, dans la douce Italie. Ce n’est plus une géorgique, mais une bucolique auquel Wordsworth convie son lecteur : la beauté sereine et joyeuse d’une vie de bonté et d’amour, passée dans les chants et les danses, vision que les plus réalistes des lecteurs considéreront comme une extrapolation poétique de la vie que pouvaient mener les paysans alpins de l’époque (et un lieu commun). Un tel livre exprime néanmoins la sensibilité d’une époque, la conscience de la nature, la propension à la « rêverie du promeneur solitaire », pour reprendre les mots de Rousseau. Composé comme une symphonie, ce sixième livre est probablement le plus lyrique de toute l’œuvre. Le poète des paysages y tutoie l’infini (mais je le préfère quand il module, aux premiers et derniers chants, question de sensibilité sûrement).
Wordsworth a choisi de faire suivre cette Symphonie alpestre par un livre qui présente des vertus entièrement opposées. Fini le lyrisme, fini les cors qui résonnent dans les vallées, finies les brumes déchirées par les sapins, place à la grouillante Londres, authentique capitale du XIXe siècle, à sa misère et à son vacarme, à ses éclats et à ses monuments. La ville fait l’objet d’un long portrait, ironique et total, qui exprime tous les vices et les maux de la civilisation urbaine. Le jeune rural qu’était Wordsworth, porté depuis son enfance sur les lacs et les bois, ne devait pas du tout apprécier la grande cité, « le grand entrepôt » du monde. Thackeray et son Vanity Fair étaient encore dans les limbes, et Wordsworth livrait déjà son propre livre des vanités que pourrait résumer ce passage aux vers 574-578 :
« … a thousand others, that, in hall,
Court, theatre, conventicle, or shop,
In public room or private, park or street,
Each fondly reared on his own pedestal,
Looked out for admiration. »
(« … un millier d’autres, au concert,
Au prétoire, au théâtre, au temple, dans les boutiques,
Les lieux publics ou les lieux privés, les parcs ou les rues,
Chacun naïvement dressé sur son piédestal,
En attente d’admiration »)
Cette image des Londoniens juchés sur leurs piédestaux, dans l’attente éperdue de l’expression de l’admiration d’autrui est d’une remarquable modernité. De nos jours, les piédestaux sont virtuels, mais chacun y attend bien sagement, comme les Londoniens, la louange qu’il croit mériter. La critique de Wordsworth ne se limite pas à ce passage fort bien vu. En réalité, si le lecteur se munit d’un crayon, il peut découper tout le septième livre en petites parties qui constituent chacune une critique d’une caractéristique de la civilisation urbaine. Le jeune poète récapitule son expérience comme, aux troisième et cinquième livres, il exprimait son expérience de la sécheresse des érudits, de la bêtise des étudiants et de l’inanité des universités (Wordsworth a un défaut, il lui arrive de pontifier, heureusement il s’arrête vite). Wordsworth évoque la ville avec une métaphore animalière vouée à devenir un véritable lieu commun dans les décennies qui suivront : la fourmilière (« Rise up, thou monstruous ant-hill on the plain / Of a too busy world » (VII/149-150), ou pour reprendre la traduction de M. Bonnecase, « la monstrueuse fourmilière sur la plaine d’un monde trop affairé »). Un monde d’agitation, fondé sur l’argent, s’expose au regard sans concession du poète. Il en critique la vénalité (lui qui dit refuser le primat de la Richesse des Nations, d’Adam Smith, Livre XIII/v.78). Il distingue aussi, avec pas mal de prescience, l’indistinction fondatrice de la civilisation urbaine et démocratique, qui met autant à la mode Shakespeare que n’importe quel charlatan (« Boyle, Shakespeare, Newton, or the attractive head / Of some quack-doctor, famous in his day. » 168-169 « ou la tête engageante / de quelque charlatan célèbre en son temps »). La grande cité cosmopolite est celle des engouements absurdes mais aussi, bien avant Dickens, celle de la perte et de l’errance, de la foule des visages durs et de la pauvreté, des prostituées et des malfrats. Il n’est ici question que de labyrinthes lugubres, de grondements surréels, de vices et de chaos. Le lecteur peut légitimement estimer que le Jacobin Wordsworth, devenu avec le temps plus conservateur, jusqu’à insérer un éloge de Burke dans ce 7e livre, a, lors de la dernière édition de l’ouvrage, vers 1850, accentué ses premières critiques. Le demi-siècle entre les deux éditions lui avait donné raison. Le monde élitaire n’échappe pas à son regard critique : les spectacles sont vus comme des simulacres (le diorama est alors fort à la mode), les divertissements comme des artifices. Quant à l’éloquence de la chaire et de la tribune, elle trompe l’honnête homme plus qu’elle ne le guide. Wordsworth reconnaît à demi-mot s’être fait prendre, jeune, à ces tambours et ces cris de ceux qu’il qualifie de « spécieux prodiges » : « till the strain /Transcendent, superhuman as it seemed, / Grows tedious even in a young man’s ears » (v.509-511) ; « puis ses accents transcendants, à ce qu’il semblait surhumains / deviennent ennuyeux, fût-ce à l’oreille d’un jeune homme »). Le tourbillon perpétuel et insupportable de la grande ville est résumé par la manifestation d’un « parlement de monstres » (« a parliament of monsters » (v. 718)) : celui qui s’exprime dans la fête urbaine, vue comme l’expression de toutes les faussetés, de toutes les vanités, de tous les artifices d’une civilisation trompeuse. Baudelaire contempteur du progrès pointe déjà sous la plume de Wordsworth. Celui-ci félicite à l’occasion son ami Coleridge, Londonien, d’avoir su outrepasser les contraintes de ce milieu peu propice à l’expression de la sensibilité poétique.
Sa critique de la civilisation met aussi en doute la manufacture de l’intelligence humaine que prétend être l’université. Trois livres évoquent Cambridge, où le jeune Wordsworth découvre un univers très différent de celui de sa campagne natale. S’il est un temps tenté par le conformisme, la solitude conserve de puissants attraits, qui lui épargnent les affres et les compromissions de l’académisme, de l’érudition stérile et de la glose. Plutôt que de lire et d’étudier (l’assiduité n’est pas son fort : « the vague reading of a truant youth » (VI/95)), Wordsworth préfère se promener, paresser et rêver.
« I was the Dreamer, they the Dream; I roamed
Delighted through the motley spectacle; »
(« J’étais le Rêveur et eux le rêve : enchanté /
Je vagabondais dans cette scène bariolée… ») (III/29-30)
Certains segments expriment là des sentiments très communs chez les poètes et les artistes, mal à l’aise face à l’aride exigence de l’alma mater. Les étudiants qui l’entourent l’intéressent moins que lui-même ; il porte sur eux un regard aiguisé :
« With loyal students, faithful to their books,
Half-and-half idlers, hardy recusants,
And honest dunces »
(« De loyaux étudiants, fidèles à leurs livres, /
Mélange de paresseux, de hardis réfractaires,
Et d’honnêtes ignorants ») (III/65-68)
Il y trouve un peu d’amitié mais leur préfère le contact direct avec la nature ou avec les grands classiques, sur lesquels il s’étend peu. Wordsworth, s’il se confronte à quelques grandes sources d’élévation intellectuelle (Chaucer, Spenser, Milton, Shakespeare, Newton) retient surtout de l’université l’exercice obstiné de sa propre liberté contre les exigences académiques. Il décrit ainsi sa jeunesse :
« Unknown, unthought of, yet I was most rich
I had a world about me – ‘twas my own
I made it, for it only lived to me »
(« Inconnu, négligé, j’étais pourtant très riche
J’avais un monde autour de moi ; il était mien
Il était mon œuvre, car il n’existait que pour moi ») (III/143-145)
Et, plus loin, exprime durement son rejet de l’éducation qui lui est dispensée :
« Was ever known
The witless shepherd who persists to drive
A flock that thirsts not to a pool disliked? »
(« Vit-on jamais
Berger imbécile s’obstinant à conduire
Un troupeau n’ayant pas soif à une mare détestée ? ») (III/405-407)
Ces quelques citations expriment bien le dédain dans lequel Wordsworth tient rapidement l’étude. Il ne voit dans le peuple pérorant des amphithéâtres que vanité de « chattering popinjays » (« perroquets bavards », III/446), et dans l’œuvre de ceux-ci qu’un labeur devenu « esclave de lui-même », labeur où la tristesse trouve son aliment (« sadness find its fuel » V/11). Wordsworth, face à l’aridité de l’érudition, préfère suivre les chemins buissonniers, les mêmes qu’avant, ceux où :
« Our childhood sits,
Our simple childhood, sits upon a throne
That hath more power than all the elements. »
(« Notre enfance ;
Notre enfance naïve, siège sur un trône,
Qui est plus puissant que tous les éléments ») (V/508-510).
Wordsworth se tient à l’éloge de la liberté d’aller « à sauts & à gambades » (Montaigne), au contact de la nature, source fertile de l’émotion poétique et philosophique, contre le savoir des scoliastes et des glossateurs. Sa réelle culture littéraire n’est d’ailleurs que rarement exprimée comme telle : ce sont les notes du traducteur qui renvoient le lecteur à tel ou tel vers de Spenser ou de Milton. S’il se place dans une filiation littéraire, Wordsworth le fait avec une certaine discrétion, laissant au livre une place éducative fort modeste face à l’apprentissage de l’exercice de la sensibilité. Le poète connaît le monde avant d’en connaître le récit : la littérature est en apparence seconde chez ce poète qui aime à s’exposer comme un solitaire éprouvant les sentiments avant de les découvrir sous la plume de tel ou tel écrivain. À le lire, on croirait même qu’il est parvenu à débarrasser son intellection et son regard des strates de mots et de savoirs accumulés avant lui. Prélude d’une vie, prélude d’une régénération poétique, Le Prélude aspire à une forme de renouveau, plus contrôlée et limitée qu’il n’y paraît, de la poésie de son temps. Contre une civilisation tournant en rond, vaniteuse et vaine, bavarde et vétillarde, Wordsworth trace la possibilité d’une régénération artistique. La Nature contre la culture, le paysage contre la ville, l’homme contre la civilisation. Ne nous laissons pas prendre à cette astuce. Là est un des paradoxes de l’écrivain : il critique la ville, il critique l’université, il critique la littérature mais ses tours trahissent ses nombreuses lectures comme ses rêves, on le verra un peu plus loin, trahissent son rapport conservateur aux classiques.
Le Prélude, ainsi exposé, donne une impression de schématisme. N’en croyez rien. Le Prélude, parce qu’il compte plusieurs milliers de vers, peut se permettre d’insérer des ballades, des nouvelles, de petits récits fort réussis qui donnent tout son prix à l’œuvre globale. Leur simple beauté, leur musicalité en font des repos dans la longue narration d’une jeunesse heureuse. Au livre IV, le poète accompagne ainsi un vétéran estropié le long des chemins, une nuit qu’il revient d’une fête paysanne. Il expose là, en une centaine de vers, la matière d’une ballade poétique, genre dont il est, dès la rédaction du Prélude, un des plus prolifiques créateurs (en 1797, il a publié son recueil le plus connu des Lyrical Ballads). De même, ses élégies sur le tombeau d’un enfant ou sur le pendu dont le nom est perdu constituent des parenthèses poétiques dans la matière même du poème, des éléments qu’il est possible d’extraire de la continuité d’un Prélude assez économe d’anecdotes (ce qui leur donne plus de poids). Au Livre V, il expose même un étrange rêve, survenu lors d’une lecture du Quichotte face à la mer. Wordsworth s’endort et son rêve exprime, sous forme d’allégorie, des raisonnements assez intéressants sur la postérité de l’œuvre face à la menace de son engloutissement par le temps. La place manque ici pour décrire cette parenthèse poétique, pourtant fort bienvenue. Wordsworth doute de la postérité, car pour lui les œuvres sont de « frêles châsses » (V/49) (« shrines so frail »), mortelles. Dans ce songe, il croise un cavalier qui veut enterrer les Éléments d’Euclide et le Quichotte (tous deux sous la forme poétique de coquillages) parce qu’une tempête menace de détruire la civilisation. Ces deux œuvres-coquillages, échos des temps passés et du savoir de l’homme, sont la matérialisation symbolique de ce que doit défendre l’homme, en les cachant de l’œil de la tempête. S’il s’appesantit surtout sur la nature, Wordsworth montre là son sens aigu de l’héritage, du classique, du « monument of unageing intellect » (Yeats), de ce « manuscrit qui ne brûle pas » (Boulgakov) ; sa rupture n’en est pas une, et il se place avec tous ceux qui défendent et transmettent les grands textes du passé. Ces classiques sont peu nombreux, c’est Homère, c’est Spenser, c’est, surtout Milton, que Wordsworth cite très souvent, manière de montrer que son éducation poétique a beau être le produit de sa sensibilité exposée à la splendeur et à l’unicité de la nature, elle repose, aussi, tout de même, sur les livres (ce qu’il exprime par sa définition d’une société choisie : « The noble living and the noble dead » (XI/394).
Le poème de Wordsworth est aussi un poème philosophique qui expose, en plusieurs chants, les convictions philosophiques du poète. J’ai déjà exposé un peu plus haut quelques-unes des grandes tendances de cette philosophie : importance du souvenir et de la remémoration pour nourrir l’inspiration, contact direct de l’Être avec l’univers, capacité à déserter de soi, fine compréhension des interactions entre présent et passé, perception de l’unité du monde par les sens et non par la raison, etc. En bon romantique, Wordsworth critique la raison qu’il qualifie de « béquille », de faculté secondaire qui fait multiplier inutilement les distinctions. Homme de son temps, Wordsworth a failli céder à la tendance rationaliste de l’époque. À diverses reprises, dans le texte, il critique telle ou telle position de Bentham, chef de file des utilitaristes : contre lui, Wordsworth affirme que l’imagination est la faculté maîtresse de l’homme, le seul moyen, pour lui, d’atteindre à l’unité, contre la raison diviseuse. Le romantisme, je n’ose le rappeler, est bien la réponse de l’ombre aux Lumières, de l’infini à la raison, de l’unité à la division. Les livres XII et XIII sont consacrés, principalement, à l’exposition d’une crise personnelle dont le poète ne sort qu’avec le soutien de sa sœur et de sa femme, Mary (Wordsworth est très pudique à son propos, il est peu dire que le Prélude n’est pas un poème amoureux, l’amour n’y tient presque aucune place). Le refus des modes de son temps, le règne glaçant de la Raison, incarnée pour toute l’Europe par l’avocat arrageois Maximilien de Robespierre, mettent fin aux hésitations du poète qui délaisse les productions superficielles pour revenir à l’essence de son art. Quatre refus articulent la conclusion du Prélude : refus de l’économisme et de la bourgeoisie (la mention à Adam Smith, déjà citée plus haut), refus de la mauvaise littérature (les livres qui « debase the Many for the pleasure of those few » « les livres qui avilissent la multitude pour le plaisir de quelques-uns » (XIII/210-211), refus des vérités générales et communes (l’individu doit approcher la vérité par lui-même et non par le discours commun et social), le refus des vanités (auquel il a consacré le Livre VII). Wordsworth, romantique, croit à la Nature, à l’individu, à la sensibilité, à l’exercice personnel des facultés critiques. La raison raisonnante et voltairienne lui inspire le plus grand doute ; pour autant, il ne se perd pas dans l’infini, l’absolu ou le grandiose. Si le goût de la solitude, rappelé à de multiples reprises, à un goût byronesque (songez à Manfred, le Prométhée vengé du poète anglais), il est tempéré par ce goût de l’écart, de la tranquille marginalité qui caractérise les vrais solitaires. Le vacarme poétique que lui inspire quelque paysage grandiose n’efface jamais sa perception première de la nature comme une harmonie composée de lumières et d’ombres, un clair-obscur, un mezzo-voce où coexistent douceur et grandeur. Wordsworth ne se perd presque jamais à jouer de la cymbale poétique pour impressionner. En cela, il est un romantique tenu, sans excès, plus proche, au fond, si le parallèle pictural m’est permis, de Constable que de Friedrich, même s’il ne dédaigne pas, à l’occasion, faire trompeter quelques vers.
Il m’est difficile de conclure cette courte évocation du Prélude sans aborder un point qui intéresse particulièrement les lecteurs français de l’œuvre : la Révolution. Le poète séjourna deux fois en France : en 1790 et en 1791-92. Son intérêt pour la Révolution est assez affirmé pour lui avoir fait ressentir de la joie ( !) lors de la défaite des armées anglaises à Hondschoote face aux révolutionnaires. Je crois qu’il est nécessaire de citer les vers qui expriment ces sentiments singuliers, dont le poète, en 1805 et 1850 ne se souvient pas sans douleur et sans honte.
« I rejoiced,
Yea, afterwards–truth most painful to record!–
Exulted, in the triumph of my soul,
When Englishmen by thousands were o’erthrown,
Left without glory on the field, or driven,
Brave hearts! to shameful flight. »
« Je jubilai,
Oui, après coup – vérité très pénible à rappeler !-,
J’exultai, dans mon âme triomphante,
Lorsque des Anglais, par milliers furent vaincus,
Abandonnés sans gloire sur le champ de bataille,
Ou poussés, cœurs braves !, à une fuite honteuse. » (X/280-288)
Le poète, qui revient sur ses sentiments de jeune homme, se montre sincère. Rappelons, à sa décharge, que les premiers mouvements révolutionnaires furent très favorablement accueillis en Angleterre, seul pays d’Europe qui n’avait pas hésité par le passé à trancher la tête de son roi lorsque celui-ci s’était opposé aux vœux de la majorité. Que la France abandonne l’absolutisme avait représenté, dans toute l’Europe, et donc, en Angleterre, une immense espérance. Wordsworth la rappelle au livre VI (338-341) en décrivant l’ambiance de l’été 1790 :
« But Europe at that time was thrilled with joy,
France standing on the top of golden hours,
And human nature seeming born again. »
« Mais l’Europe en ce temps-là, frémissait de joie,
La France était au zénith de ses heures d’or, [citation de Shakespeare]
Et la nature humaine semblait renaître »
À plusieurs reprises, ces sentiments très favorables à la Révolution vont s’exprimer pleinement. Une trentaine de vers, au Livre VI, condensent et exaltent les espoirs du temps. Leur éloquence révolutionnaire est d’époque et Wordsworth pastiche un style fort courant alors. Ce passage commence (VI/765) par « Honour to the patriot’s zeal ! Glory and hope to new-born liberty », extrait que je n’ai pas besoin, je pense, d’accompagner de sa traduction. Le témoin enthousiaste revient en France en 1792 ; ses sentiments politiques le mènent vers le jacobinisme, et, dans le jacobinisme, plutôt vers la Gironde que vers la Montagne. Il sympathise avec le général Beaupuy, Girondin regretté à qui il dédie un éloquent tombeau. Valmy l’enchante, les Septembrisades l’inquiètent. Robespierre l’effraie. Sa joie lors de la défaite de Hondschoote, fin 1793, montre néanmoins qu’il n’a pas encore pris ses distances avec la Terreur. Il faudra les crimes du premier semestre 1794 pour que le poète abandonne ses positions avancées et célèbre, avec ses compatriotes la chute et la mort de Maximilien. Le dernier vers du dixième livre (« We beat with thundering hoofs the level sand. », « Nos sabots tonnants martelant la plate étendue de sable »), ce dernier écho entendu le jour de la mort de Robespierre, introduit néanmoins, dans cette scène de célébrations, une inquiétude : ces sabots, ce sont les sabots de la guerre, c’est Bonaparte, c’est l’Empire qui déjà pointent à l’horizon. Même s’il se rapprochera des conservateurs, Wordsworth n’abandonnera pas une lecture progressiste de l’événement : il attribue la Terreur non aux institutions mais à l’ignorance d’un peuple trop longtemps abruti par les tyrans. Sa proximité avec la sémantique révolutionnaire est souvent marquée. Il s’agit, au-delà des seules qualités poétiques de ces Livres, d’un intéressant témoignage de l’impact qu’eut la Révolution sur l’Angleterre éduquée.
Le Prélude, autobiographie poétique remarquable, donne à Wordsworth l’occasion de brosser son portrait et celui d’une époque : des college de Cambridge aux clubs révolutionnaires parisiens, du Londres de Pitt et de Coleridge aux saisissants paysages alpins, des ruines aux cottages, du val de Nightshade à la Grande Chartreuse, c’est la matrice d’une sensibilité européenne qui s’expose dans un poème subtil et plaisant. Le vers blanc miltonien, ce pentamètre iambique non rimé (pour le dire avec les termes techniques en vigueur) a été remarquablement rendu par me traducteur, M. Bonnecase : si la musique de Wordsworth est perdue (mais tous les poètes anglais sont dans le même cas quand ils sont transposés en français), les variations de ton et les changements d’allure sont éminemment perceptibles. L’immense poème autobiographique s’achève alors que Wordsworth, certain de son art, s’apprête à écrire les Lyrical Ballads qui feront de lui, encadré chronologiquement par Southey d’un côté et Burns ou Tennyson de l’autre, l’une des cinq gloires de la poésie romantique anglaise (avec Shelley, Keats, Byron et Coleridge). Son autobiographie poétique demeure une des plus franches et claires expressions d’une époque, d’une sensibilité et d’un génie : la régénération de l’homme sera poétique ou ne sera pas.
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