Autour de Staline IV : le cénacle du Kremlin (2), le Premier cercle, d’Oleg Khlevniouk

Même personnages que dans la précédente note, mais Iejov a été liquidé et effacé.

Le cercle du Kremlin, Oleg Khlevniouk, Le Seuil, 1995

Avertissement : cette note suit celle du 26 février. La séparation entre les deux parties est totalement arbitraire et la lecture de la précédente note est nécessaire à la bonne compréhension de celle-ci.

Nous sommes en 1935, Kirov a été assassiné, Ordjonikidze est mort dans des circonstances inexpliquées. La Terreur se profile à l’horizon.

Le déchaînement de terreur qui suit l’assassinat de Kirov permet à Staline et ses alliés de reprendre la main. Malgré le relâchement de la pression politique, l’URSS du milieu de la décennie ne va pas mieux : productivité en baisse – notamment par l’imbécile initiative du Stakhanovisme, lubie perturbatrice de première importance -, autonomie trop grande des structures locales, agitation et délinquance dans les villes, liée à l’insuffisante absorption des masses paysannes de l’exode rural. Contre la baisse de la productivité, Staline exige du NKVD la tête des saboteurs, car l’inefficacité économique ne peut évidemment pas être endogène au système soviétique, contrainte structurelle accrue par un roulement trop important des cadres et un télescopage des directives. Non, l’inefficacité est la conséquence de sabotages. C’est le socle mental de la terreur stalinienne. Le NKVD traquera d’illusoires saboteurs, bouc-émissaires des problèmes économiques et sociaux du pays.

Contre l’installation de trop nombreux paysans, désocialisés et donc turbulents, dans les villes, le pouvoir instaure de dures contraintes à l’installation, à Moscou et Léningrad surtout. Contre la délinquance juvénile, il fait sauter les contraintes du Code Pénal protégeant les mineurs et la peine de mort s’appliquera dès douze ans! La nomination d’Iejov au NKVD en 1937 entraîne une épuration sans précédent. Agissant sur ordre de Staline, le « nain sanglant » va pousser dans trois directions : démasquer des quotas de saboteurs dont le chiffrage est déterminé par le Politburo (700 000 exécutions, plus d’un million de déportés ; chiffres depuis revus légèrement à la hausse par Nicolas Werth) ; incriminer l’ensemble des anciens compagnons de Lénine (quasi tous les membres du Politburo de 1918 sont éliminés) ; supprimer quelques seconds couteaux du Premier cercle (Eikhe, Postychev, Tchoubar), et attaquer l’entourage proche des premiers lieutenants de Staline. Ce programme démentiel, qui le mènera à sa perte, Iejov le réalise en un an et demi. L’erreur serait d’imaginer que ce déchaînement est illogique, lié aux seuls traits de caractère de Staline, à sa paranoïa. Au contraire, la politique d’épuration sociale permet de briser une nouvelle fois les strates sociales dont le soutien au régime paraît douteux. Elle doit effrayer les potentats locaux et renforcer le pouvoir du centre moscovite. Elle supprime les témoins gênants de l’ascension de Staline et limite les pouvoirs de lieutenants trop bien installés. Les familles de Molotov et Kaganovitch sont décimées, Mikoian est menacé. Staline, qui a élevé ses hommes aux dépens des compagnons d’octobre, les place sous la menace du NKVD et de son agent dans l’organisation, Iejov. Pour accroître sa mainmise sur le système, Staline a besoin d’hommes fidèles mais inquiets, qui lui doivent leur ascension, mais savent que leur disgrâce est toujours possible. Une fois sa tâche accomplie, Iejov, que Staline a bruyamment récompensé, fera partie de la dernière charrette de condamnés. Stratagème brillant et cynique : Iejov a été en première ligne durant la terreur, l’URSS lui a décerné toutes les récompenses imaginables, une presse aux ordres l’a encensé des mois durant. On imagine alors Staline en retrait, peut-être menacé, alors qu’en sous-main il commandite dans les détails l’action de son subordonné, qu’il a mis en avant pour mieux l’accabler quand il faudra changer de politique.

Le récit de Khlevniouk s’arrête sur l’arrivée d’une nouvelle génération qui rivalisera avec la vieille garde, ces suiveurs sans saveur que Staline éleva sur les tombeaux des proches de Lénine. Après la Grande Terreur, le pouvoir de Staline est absolu. Les hésitations des années 20 sont révolues. Staline est au sommet et il ne vacillera qu’un instant, dans la panique de l’été 1941. L’immense continent historique stalinien brillamment cartographié, de nouveaux historiens peuvent, depuis Khlevniouk, s’aventurer dans l’URSS des années 30 sans craindre les chausse-trappes qui ont englouti l’historiographie des cinquante dernières années. Werth et Figes, explorateurs des tréfonds de la société soviétique, Montefiore, peintre de la Cour du Tsar Rouge et de la jeunesse de Staline doivent beaucoup à Khlevniouk. Un historien devra un jour s’intéresser aux hiérarques staliniens : une étude des suiveurs, des lieutenants, des hommes de main, les Kaganovitch, Molotov, Mikoian, Vorochilov, Jdanov, de leurs relations, de leurs conflits, constituerait la suite logique et passionnante du travail magistral, mais un peu daté, de Khlevniouk, à qui on laissera, sans l’ombre d’un doute, le beau titre de précurseur.

Pour la survie du système, Staline l’avait compris, ce qu’on nommera plus tard la Nomenklatura ne devait pas être un cercle fermé, verrouillé. Si rien ne menace plus les dirigeants, leur enthousiasme s’émousse, leur rigueur s’affadit et l’efficacité du gouvernement s’affaiblit. Staline a élevé plusieurs générations de communistes vers les plus hautes sphères de l’État. Par une politique brutale, terroriste, il oxygénait les premiers rangs de l’Union Soviétique. Ses compagnons de 1917, Trotski, Rykov, Boukharine, Zinoviev, Kamenev ? Tous exécutés. Ses lieutenants des années 30 ? les seconds sont éliminés, les premiers placés sous une menace permanente. Politiquement, ils disparaîtront peu après le tyran. Ses nouveaux protégés des années 40 ? certains finiront mal (Voznessenski, Beria), les autres gouverneront (Malenkov brièvement puis Khrouchtchev, Kossyguine). Quand aux derniers hommes élevés par Staline, Brejnev et Gromyko, ils dirigeront l’Empire jusqu’à sa dernière décennie. Après 1953, les cercles dirigeants de l’URSS ne se renouvelleront plus assez, donnant peu à peu cette impression de gouvernement gérontocratique que les images grises des années de stagnation figèrent pour l’éternité.

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Autour de Staline IV : le cénacle du Kremlin (1), le Premier cercle, d’Oleg Khlevniouk

Vorochilov, Molotov, Staline, Iejov

Le cercle du Kremlin, Oleg Khlevniouk, Le Seuil, 1995

Avertissement : cette note, un peu longue, a été très artificiellement coupée en deux parties. La première est publiée aujourd’hui, la seconde le sera dans deux jours. Ce double article relève de ma série « Autour de Staline », dont les trois premiers volets couvraient respectivement : le roman La lanterne verte, de Jerome Charyn ; deux ouvrages de Nicolas Werth, Les procès de Moscou et L’ivrogne et la marchande de fleurs ; l’étude Pour l’amour de Staline de Jean-Marie Goulemot. Je n’exclus évidemment pas d’ajouter d’autres articles à cette série que mon bienveillant lecteur voudra bien considérer comme éminemment fragmentaire.

A tous les lecteurs réguliers des excellents Nicolas Werth, Orlando Figes, Rudolf Pikhoia et Simon Sebag Montefiore, le travail d’Oleg Khlevniouk fera figure de retour aux sources. Notre connaissance de l’Union Soviétique, longtemps médiocre, s’est accrue, depuis vingt ans, de nombre de travaux grâce à l’ouverture, malheureusement partielle, de ses archives. Khlevniouk fut un précurseur. Grâce à lui, et à quelques autres, les mauvaises interprétations et les extrapolations hasardeuses, dont était riche notre littérature historique, ont été réduites au silence. Alors que le titre du Cercle du Kremlin laisse imaginer une étude approfondie des rouages du pouvoir soviétique sous Staline, des relations étranges que le géorgien entretenait avec ses lieutenants, et plus généralement, de tout ce qui fit la spécificité du règne de Staline, vu du sommet de la hiérarchie étatique, le livre est en réalité une analyse synthétique du fonctionnement du Politburo soviétique. Elle n’apprendra que peu de chose au spécialiste, pour qui, c’est entendu, Kirov ne fut pas assassiné sur ordre de Staline, pour qui la faction « modérée » du Politburo n’exista que dans l’imagination débordante des kremlinologues, pour qui les altérations sordides du caractère du tyran n’ont qu’un caractère finalement secondaire et exagéré dans l’histoire russe des années trente. Néanmoins, ces fondations devaient être posées pour donner aux historiens du fait soviétique les moyens d’approfondir leurs démarches sur des voies fécondes. Khlevniouk a, dans des fonds d’archives incomplets, tracé la perspective la plus honnête qui puisse être envisagée : certaines lacunes ne peuvent, en l’état des documents à notre disposition, pas être comblées – les dernières heures de Sergo Ordjonikidze par exemple -.

Le cercle du Kremlin commence avec l’expulsion, en 1930, de Rykov, Président du Conseil des commissaires du peuple, et dernier témoin du premier cercle léninien, liquidé par Staline au fil des années vingt. Il s’achève avec les nominations, peu avant l’invasion allemande, de Malenkov, Voznessenski et Chterbakov, troisième générations de bolcheviks, apparatchiks qui doivent à Staline leur formidable élévation dans l’appareil soviétique. Entre les deux ? Le développement létal de la campagne de collectivisation de l’agriculture, qui fit périr de la famine tant de soviétiques ; son ralentissement et l’apaisement progressif de la politique de terreur politique et économique ; l’assassinat de Kirov en 1934 et la lente montée en puissance d’une seconde vague de Terreur – majuscule cette fois-ci – dont le déchaînement en 37-38 ébranla l’URSS toute entière ; la liquidation des maîtres d’oeuvre des crimes et déportations de l’Iejovchtchina et la montée en puissance de nouveaux dirigeants. Le Staline des années 30 n’est ni le dictateur faible, hésitant, que d’aucuns ont rêvé, ni le tyran omniscient et pathologique, que d’autres ont cauchemardé – il ne l’est pas encore en tout cas, la situation sera toute autre après 1945 – . Son pouvoir, suite à la mise en place des kolkhozes, pourrait bien vaciller. Rykov, et d’autres, encore implantés dans le premier cercle, ont la capacité de le menacer. Alors, appuyé sur une équipe de seconds couteaux d’octobre 17, élevés aux premiers rangs sur l’intervention de Staline, fidèles jusqu’à l’aveuglement, les Molotov, Kaganovitch, Vorochilov, Ordjonikidze, Andreiev, ce fameux « Premier cercle », il va expulser ses derniers adversaires potentiels. Après cette liquidation séminale, la faction « modérée » du régime n’existera plus que dans l’imagination des occidentaux. Rykov exclu, le pays, lancé dans la tourmente d’un Premier plan quinquennal trop ambitieux, ne va pas mieux. La collectivisation agricole a engendré la famine, les révoltes, les objectifs trop élevés de l’industrialisation ont entraîné de sévères dysfonctionnements économiques.

Staline, avec le talent stratégique qui est le sien, va reculer. Ses camarades font d’amicales pressions sur lui. Kaganovitch, son principal lieutenant, et d’autres, tentent d’améliorer l’efficacité du système économique. Les erreurs du premier Plan Quinquennal, que Staline reconnaît à demi-mot, seront corrigées. Une détente, tant économique que politique se fait jour. Les années 33-35 sont celles de l’apaisement. On va même jusqu’à réintégrer les adversaires d’hier, Boukharine en tête. La normalisation du cours historique de l’Union Soviétique entraîne plusieurs conséquences : diminution des prérogatives de la Guépéou – devenue NKVD – ; libéralisation éphémère du système de censure ; diminution des contraintes pesant sur les paysans. Pour sauver un système au bord de l’implosion, le Cercle du Kremlin aménage une pause. Celle-ci s’arrête à la mort de Kirov, responsable du parti à Léningrad et membre du Politburo. Les historiens ont beaucoup glosé sur l’assassinat du hiérarque. Certains ont même vu en lui le dernier barrage qui retenait le torrent terroriste stalinien. Kirov, premier rival de Staline et donc, logiquement, assassiné sur l’ordre du géorgien ? Faux, répond Oleg Khlevniouk, à la suite d’Anna Kirilina, auteur d’une contre-enquête fouillée et instructive sur les conditions de la disparition de Kirov. Stalinien bon teint, soucieux de son influence à Léningrad, jeune membre du Politburo, apparatchik fade, Kirov n’a jamais été le rival de Staline. Sa mort fut une opportunité dont le Petit Père des Peuples profita progressivement.

Autre cas historique intrigant, celui de la disparition du Commissaire au Peuple à l’Industrie Lourde, Sergo Ordjonikidze. Chef d’une des plus puissantes branches de l’administration soviétique, potentiel obstacle à Staline, Sergo meurt brutalement, et fort opportunément, peu après avoir fêté ses cinquante ans. Dans leurs mémoires, Khrouchtchev et Mikoian évoquent la possibilité que Staline ait éliminé l’encombrant Sergo. Convaincu qu’il n’existe nul saboteur et que les heurts du système économique sont en fait liés à l’incurie des personnels, Sergo ne voulait pas suivre la politique stalinienne de « liquidation des saboteurs », qu’il jugeait contre-productive. Khlevniouk retrace sa dernière journée, mais s’arrête là où les archives ne disent plus rien, ces six dernières heures mystérieuses : en l’état de nos connaissances, la disparition de Sergo laisse subsister le doute. A-t-il été empoisonné, s’est-il suicidé, est-il mort naturellement – il avait une santé fragile – ? Aussi stalinien que ses autres comparses, Sergo n’aurait probablement pas été un rival pour Staline. Il aurait, par contre, pu ralentir le durcissement du régime. Cette hypothèque est levée dans le courant de l’année 1935.

Réuni de plus en plus rarement, l’organe collectif du Politburo n’a plus l’occasion de faire valoir ses intérêts. Chaque dirigeant est consulté individuellement, et, fort logiquement, rendu plus vulnérable aux exigences de Staline.

A suivre…

Autour de Staline II : la stupeur et l’écrasement, Les Procès de Moscou, de Nicolas Werth

Stalin_and_voroshilov_1935

Deuxième partie d’un cycle de lectures sur Staline et l’URSS.

Les procès de Moscou, Nicolas Werth, 2006

L’ivrogne et la marchande de fleurs, Nicolas Werth, 2009

Deux points de vue complémentaires de l’épisode le plus sanglant de l’histoire soviétique.

 

Loin de l’ironie romanesque de Jerome Charyn, Nicolas Werth révèle, livre après livre, la réalité noire du régime stalinien. L’historiographie européenne n’eut longtemps accès, en guise de source documentaire, qu’aux souvenirs, nécessairement partiaux, de quelques transfuges. La disparition de l’URSS en 1991, permit à quelques audacieux de s’immerger dans les archives soviétiques au rythme, parfois erratique, de leur déclassification. Simon Sebag Montefiore est descendu au plus profond des entrailles du Premier cercle dans son magistral dyptique sur Staline ; Rudolf Pikhoia a reconstruit l’itinéraire de l’URSS et de sa nomenklatura entre 1945 et 1991 ; Nicolas Werth, lui, tente à chaque livre d’approfondir notre connaissance de la société soviétique et des répressions qui l’ont bouleversée. Il articule ainsi l’étude de la structure sociale et celle des décisions politiques.

Les procès menés contre Zinoviev, Kamenev, Boukharine et d’autres vieux bolcheviks représentent la face émergée de l’iceberg des répressions politiques de la fin des années 30.  Une veine particulièrement fertile de l’historiographie (Souvarine, Conquest, Amis) attribue la majeure partie de la Terreur stalinienne aux traits psychologiques, voire psychiatriques, du tyran (paranoïa, mégalomanie, etc…). Werth, comme Rudolf Pikhoia, ne suit pas une pente personnaliste : certes, la psychologie de Staline explique une partie des modalités de la Terreur, mais les deux historiens relient aussi celle-ci à un état économique et social de l’URSS.

En l’occurence, quand s’ouvre la deuxième partie des années 30, la société soviétique a été soumise à de très hautes pressions avec l’industrialisation et la collectivisation des terres, toutes deux réalisées à marche forcée. Les malfaçons, les incohérences de l’offre et de la demande, les accidents du travail, suites logiques de l’accélération impulsée par Staline,  augmentaient d’année en année. La campagne stakhanoviste, du nom du célèbre ouvrier du Dombass, accélère encore ce processus de désorganisation. Les chiffres du plan ne sont pas réellement atteints, et ils ne peuvent l’être sans malfaçons et falsifications. Les clans locaux, par le biais desquels les cadres économiques se couvrent mutuellement, paralysent l’action de la direction centrale.

Les premières tentatives maladroites de Iagoda et de Staline ne parviennent pas à améliorer une situation que les campagnes stakhanovistes rendent plus crisogène encore. Le grands travaux forcés du Belomorkanal et les déportations massives ne fonctionnent pas. Le politburo veut reprendre le contrôle et s’attaque à quelques personnalités, bouc-émissaires, Zinoviev et Kamenev notamment. Leur procès est un échec : les accusés ont été jugés coupables, mais leur condamnation ne permet pas de démasquer les saboteurs qui doivent, obligatoirement, dans l’esprit des organisateurs des procès, empêcher le système de tourner efficacement.Une série « d’âmes mortes » et de capitulards peuvent bien avouer être des terroristes, 15 personnes ne suffisent pas à justifier les problèmes traversés par l’URSS.

Iagoda, responsable de l’échec des déportations massives puis du procès de 36 est remplacé par Iejov. Ce dernier intègre des hommes nouveaux au sommet du NKVD et dans les régions. En lien avec Molotov, Vorochilov et Staline, il lance deux actions : un deuxième grand procès, principalement contre des « saboteurs » cadres supérieurs des industries ; une purge de la société civile. Le second procès et la vaste purge ordonnée par Staline sont la clé de voute de la Grande Terreur. Des cadres sont supprimés au plus haut niveau, et, en parallèle, le pouvoir se livre à une chasse effrénée des « gens du passé » (anciens fonctionnaires tsaristes, gardes blancs, prêtres, koulaks, etc…) et des « nationalités » rendues suspectes par les évolutions de la politique internationale (finlandais, allemands, lettons, grecs).

L’économie soviétique ne tourne pas comme espéré. Le pouvoir impute cet échec à des cadres criminels, anticommunistes et saboteurs, assistés de nostalgiques de l’Ancien régime et d’éléments non russes, tous intéressés par l’effondrement de l’URSS. Cette idée schématique et paranoïaque permet au NKVD de mettre en place, à l’été 37, des procédures simplifiées de répression. Les NKVD locaux reçoivent des consignes précises : pour éviter le dérapage, des objectifs chiffrés (arrestations, éliminations, déportations) sont assignés sur le terrain et il est interdit de les dépasser sans l’accord de Staline.

stalin_statueAu début, le NKVD s’attaque opportunément à tous les marginaux du système soviétique : repris de justice, vagabonds, prêtres, anciens mencheviks. Seulement au bout d’un an, le pouvoir s’inquiète de voir que la productivité n’a pas été améliorée : il faut chercher des cas concrets de sabotages, dévoiler de vrais complots, démasquer de vrais réseaux de traîtres. Bien sûr, ceux-ci n’existent pas. L’économie soviétique n’est pas la proie d’un immense complot. Elle ne fonctionne pas, ou mal. Mais l’admettre serait remettre en cause les postulats marxistes d’octobre et les développements qu’a impulsés Staline. Ce révisionnisme, l’URSS ne peut s’y livrer sans s’auto-détruire, comme la suite de son histoire le prouvera.

Les purges, elles, ont dérapé. Lors de l’année 1938, une fraction très nette des arrestations et des exécutions résultent de l’imagination sans bornes des agents du NKVD qui inventent des complots, torturent des « saboteurs », rédigent eux-mêmes les témoignages à charge. Quand ils atteignent les chiffres prévus par le Centre, ils demandent des autorisations de dépassement et passent pour de « bons élèves ». Les chiffres sont éloquents : 800 000 morts, 1,5 million de déportés au goulag. Peu en reviendront.

L’ivrogne et la marchande de fleurs s’ouvre et se termine sur deux cas terrifiants, illustrant par l’absurde l’action du NKVD sur le terrain : un ivrogne casse le sous-verre du portrait du président Kalinine ; une marchande de fleurs souffle à des clients qu’on « enterre des gens de nuit ». Werth reprend les pièces d’archive telles quelles et montre comment le système passe, en quelques de jours, de ces faits anodins à une mise en accusation politique. Le NKVD « démasque », juge puis exécute ces accusés pour complot contre le pouvoir soviétique. Ensuite, il arrête et déporte leurs familles.

Nicolas Werth plonge tête baissée dans les archives, insére des extraits de procès verbaux. Ses ouvrages paraissent arides. Fausse impression : son oeuvre est authentiquement passionnante. Les procès de Moscou décortiquent surtout les procès-spectacles, cette incroyable diversion qui détourna les yeux des russes et de l’opinion internationale des purges menées au coeur de la société civile. L’ivrogne et la marchande de fleurs examine le lancement de la Terreur de 36-38, en retrace les objectifs, son emballement sur le terrain (les minutes des enquêtes en Ouzbékistan sont à ce titre ahurissantes). Les purges stoppèrent quand Iejov et ses hommes commencèrent à mettre en danger le politburo lui-même.  La purge finale sera  celle des exécutants de la grande Terreur. Une épée de Damoclès planera ensuite au-dessus de tous les nomenklaturistes. Et, quand certains, quelques années plus tard, l’oublieront, Staline se chargera de leur rappeler.