Le prophète et la supercherie

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Un petit aparté historique dans le cycle « Jeanne d’Arc au théâtre ».

Dans son Jeanne d’Arc (Perrin, « Tempus », 2009) l’historienne Colette Beaune retrace, avec minutie, l’environnement médiéval du « mystère » Jeanne d’Arc. Elle montre que la plupart des aspects extraordinaires de l’expérience johannique se retrouvent, sous des formes proches, dans l’histoire du temps : prophétesses venues des marges sociales et géographiques, provoquant des « miracles », se disant inspirées par Dieu, etc. Dans ce livre, véritable coupe géologique dans la société médiévale du XVe siècle, d’une rigueur qui le dispute à l’exhaustivité, au risque parfois du pointillisme, le lecteur est convié à apprécier Jeanne d’Arc dans sa véritable spécificité – moindre que ce qu’en feront les dramaturges qui écriront sur elle passé 1850. Mme Beaune montre aussi, dans son chapitre final, que Jeanne inspira bien des marginaux, qui se prétendirent, eux aussi, à son exemple, missionnés par des Voix divines pour sauver le royaume de France. J’ai trouvé l’anecdote de Guillaume le Berger très intéressante, pour ce qu’elle montre d’une certaine forme de cynisme dans l’exploitation du mythe johannique par les cours médiévales, en l’occurrence ici par Renaud de Chartres, le chancelier du roi Charles VII. Je ne crois pas cet épisode très connu ; je trouvais qu’il pouvait avoir sa place ici. J’espère que mes lecteurs m’excuseront de cet aparté.

« La première réincarnation [de Jeanne] est un peu particulière. Quand Jeanne d’Arc fut capturée à Compiègne en mai 1430, le chancelier Renaud de Chartres eut immédiatement l’idée d’effectuer une sorte d’échange standard pour maintenir le moral des troupes royales. Guillaume le Berger, qu’il sortit alors de sa manche, correspond à l’idée que Renaud se faisait de Jeanne (ce qu’elle aurait dû être et n’avait pas été). Comme Jeanne, c’est un adolescent pauvre. Il a des révélations de Dieu et « agit sur commandement divin pour déconfire Anglais et Bourguignons ». Sa présence est un gage de victoire. Lui aussi est un envoyé choisi par Dieu derrière son troupeau dans les montagnes du Gévaudan, son corps est stigmatisé et il chevauche de côté (comme une femme) pour montrer de fois en autre ses mains, pieds et côté tachés de sang. À la différence de Jeanne peu manœuvrable, il n’envisageait aucun rôle politique ou militaire actif, à la grande satisfaction de son mentor. Il expliquait aussi pourquoi l’élection de Jeanne s’était interrompue à son profit : « la Pucelle s’était constituée en orgueil, elle faisait à sa volonté et ne voulait prendre conseil. » Soucieux d’éviter au maximum toute difficulté théologique, Renaud avait prudemment choisi un garçon qui n’était doté d’aucun étendard programmatique ou arme céleste. Autrement dit, Guillaume était ce que Renaud pouvait accepter de Jeanne.

La mascotte fut approuvée par La Hire ou Poton mais dénoncée illico par les Bourguignons comme une manipulation et une folle créance. Le succès en fut modeste et bref. Le 12 août 1431, alors que Jeanne était morte depuis moins de trois mois, le Berger fut capturé aux côtés de Poton de Xaintrailles dans une escarmouche près de Beauvais et tomba aux mains des Anglo-Bourguignons. Pierre Cauchon le réclama puisqu’il avait été capturé dans son diocèse. Il fut lui aussi suspecté d’hérésie. Ses révélations pouvaient venir du diable et il « se faisait idolâtrer par autrui ». Peut-être l’évêque croyait-il aussi qu’il faisait enchantements pour faire venir la victoire sur les gens du roi. Toujours est-il qu’il passa quatre mois en prison à Rouen, sans avoir le droit à un procès d’inquisition. Probablement reconnu comme simulateur, le Berger fut remis aux Anglais qui le ramenèrent à Paris pour qu’il figurât au sacre d’Henry VI, le 16 décembre 1431. Le malheureux défila lors de l’entrée, lié et garrotté, comme un larron, parodiquement placé entre les neuf preux et le jeune roi sois le dais. Autrefois, Vercingétorix avait ainsi participé au triomphe de César avant d’être mis à mort. Le soir même, Guillaume fut mis dans un sac et noyé dans la Seine. Le procédé fut abandonné. Les chroniqueurs bourguignons en rirent « Les Anglais en eurent grand honneur, triomphe et gloire… Icelle folie avait été expérimentée à la charge, déshonneur et perte du royaume. » Un peu embarrassé, le chroniqueur officiel de Charles VII, Jean Chartier, réduit l’épisode à l’initiative personnelle d’un illuminé. »

Jeanne d’Arc, Colette Beaune, Perrin, « Tempus », pp. 442-443

D’autres cas sont également intéressants, comme cette Pucelle du Mans, qui, en 1460-1461, accumula en quelques mois guérisons inexpliquées et prophéties politiques et publiques, et ce tout en prétendant dialoguer avec des puissances supérieures. Celles-ci lui inspiraient d’ailleurs un programme de revendications assez précis. Ses suppliques politiques tournaient en effet autour de la nécessité, maintenant que l’Anglais avait été vaincu et chassé du continent, de baisser les impôts royaux. L’écho de son apparition déborda rapidement les limites du diocèse du Mans, jusqu’à interpeller les prélats de la Cour. L’expérience tourna court lorsque l’Archevêque de Tours l’examina, au printemps 1461, et conclut à la supercherie. Pour lui, la Pucelle du Mans, sorte d’icône de la propagande anti-fiscale de l’époque, avait été manipulée, pour de peu honorables motifs, par l’évêque du Mans, Martin Berruyer, et par son entourage. On la condamna au pilori – où elle porta au cou une mention infamante – ; elle purgea une peine de prison et, à sa sortie, paraît-il, devint tenancière de bordel.

D’autres Pucelles visionnaires, dénonciatrices des excès fiscaux du roi, devaient apparaître périodiquement dans ces années-là, manipulées par quelques autorités bourgeoises locales qui trouvaient là un porte-voix efficace et frappant à leurs propres visées politiques. J’ai toujours été fasciné par ces anecdotes historiques qui, plus que les grands mythes usés jusqu’à la corde par des relectures successives et contradictoires, donnent à saisir la grumelure d’une époque, sa texture complexe, bref, ce qui lui donne sa profondeur de champ.

 

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« Jeanne d’Arc au théâtre II », Le libre-arbitre de la Walkyrie : La Pucelle d’Orléans, de Friedrich Schiller

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La Pucelle d’Orléans, Friedrich Schiller, L’Arche, 2011 (trad. Brice Germain) (Première éd. originale 1801)

Évoquant La Pucelle d’Orléans dans son Journal (1942-1949), André Gide n’eut pas de mots assez durs pour fustiger cette invraisemblable « Jeanne-Walkyrie », « pénible », « inadmissible », « ridicule », « insignifiante », personnage principal d’une pièce où tout ne serait motivé par « un enfantin besoin d’effet scénique ». Et il est vrai, sans même adopter la dureté gidienne à son égard, que le personnage de Jeanne, chez Schiller, surprend quelque peu par son monolithisme martial, ses coups d’épée, son illumination guerrière, mais bien plus encore par ses inattendus dilemmes amoureux et par son ascension finale. Si le théâtre d’histoire, par souci de cohérence dramatique, permet bien à un auteur de s’écarter du strict déroulement des évènements, Schiller prend néanmoins de considérables libertés, qui ébahissent le lecteur et le spectateur actuels. Jeanne prédisant la découverte de l’Amérique à l’ancêtre de Charles Quint, Jeanne appelant Agnès Sorel « ma reine », Jeanne amoureuse d’un Anglais, Jeanne tuée sur le champ de bataille, Jeanne sans ses juges, Jeanne sans son bûcher, voilà beaucoup, tout de même, à admettre pour quiconque connaît un peu l’histoire de la Pucelle. Même si elle a sa cohérence interne, cette étrange altération historique convainc d’autant moins le spectateur moderne qu’il ne peut plus admettre Jeanne, désormais mythifiée en victime des juges et des bourreaux, mourant d’une flèche anglaise reçue en libérant son roi… La Pucelle d’Orléans montre, à cet égard, deux pièces distinctes. Jusqu’à la mort (anachronique) de Talbot face aux armées du Dauphin et de Jeanne, au troisième acte, Schiller ne s’éloigne guère du tissu historique. Ses péchés sont alors bien véniels : il supprime d’Alençon, vieillit Agnès Sorel (la future maîtresse de Charles VII est alors historiquement âgée de sept ans…), modifie les prénoms des familiers de Jeanne (dont son « soupirant » lorrain historique, ici appelé Raymond), montre le retournement d’alliance du duc de Bourgogne, etc. Contrairement à Shakespeare, les Anglais l’intéressent peu – on n’aperçoit pas même Bedford. Rien de tout cela ne change radicalement l’histoire de Jeanne, ni n’altère son sens mythologico-philosophique. On admet même sans peine son décorum et ses paysages. L’ambiance de la pièce, avec ses tempêtes, ses forêts, ses crépuscules, ses coups de tonnerre, prend une teinte vaguement magique, médiévale comme pouvait l’imaginer le XIXe siècle romantique, avec son allure de tableau de Caspar David Friedrich. On a dit et répété que Schiller, transposant le classicisme en Allemagne, ne figurait pas dans la grande école du Romantisme allemand ; par cette pièce tardive, pourtant, il s’en approche. Dans cette fantaisie héroïco-médiévale, avec ses cliquetis d’armures, ses grands serments, ses miracles et ses apparitions surnaturelles, on trouve en germe ce que le romantisme exaltera, en France comme en Allemagne – mais gauchi par un certain rationalisme, une tenue classique qui semble empêcher le véritable déchaînement magique que le sujet pouvait laisser espérer.

Jusqu’à la mort de Talbot, donc, le lecteur ou le spectateur n’est pas surpris. Schiller figure d’abord Domrémy et l’Arbre aux Fées – sous lequel Jeanne a été accusée par ses juges rouennais de se livrer au commerce démoniaque – dans un Prologue plutôt convaincant, durant lequel la jeune illuminée fait montre de la détermination qui lui permettra de se faire présenter au Dauphin à des centaines de kilomètres de là. Elle est déjà elle-même, investie d’une puissance qui la distingue du commun. Alors que son père essaie de la raisonner en lui montrant que les affaires dynastiques ne concernent pas une paysanne, Jeanne répond, grandiloquente : « Avec sa faucille, la Pucelle viendra / Faucher les récoltes de son orgueil [l’orgueil de l’Anglais] / Arracher du ciel sa gloire / Qu’il a accrochée là-haut, aux étoiles ». Le père de Jeanne voit là la manifestation d’une démesure inhumaine et l’œuvre du Malin ; il ne croira jamais au rôle historique de Jeanne et reviendra – passablement injuste – au 4e Acte la condamner en public et contribuer à son bannissement. Les discours de Jeanne, qu’ils soient destinés à ses familiers ou aux Grands du royaume, montrent une grande éloquence, mêlant, dans un système prophétique, les évènements du jour (l’occupation de la France), les retournements du lendemain (la mort de Talbot, la défaite anglaise) et les espérances du surlendemain (le couronnement, la victoire, la Croisade, Jérusalem). Les études historiques tendent à accréditer ce déroulement de prédictions médiévales, aboutissant toujours à la libération de l’humanité à Jérusalem. À la fois visionnaire et inspirée, Jeanne s’arme pour rejoindre le Dauphin. Seule en chemin, elle précise la nature du message qui lui a été adressé par la Vierge et qui constituera la trame des trois premiers actes : Chinon, Orléans, Reims. Après cette ouverture où la jeune fille, suffisamment forte pour dompter un loup (p.16), a pris les armes qu’une bohémienne avait données à un des paysans du village, Schiller suit un temps la ligne bien connue des évènements de 1429. Le Premier Acte, c’est Chinon, la Cour désespérée (où seuls Dunois et Sorel semblent encore y croire), l’arrivée inattendue de la Pucelle qui ravive l’espérance, la scène de la reconnaissance immédiate du Dauphin par Jeanne, le serment, l’étendard, l’épée. Le deuxième Acte, c’est Orléans, la fuite des Anglais, la route de Reims qui s’ouvre aux armes françaises. Au troisième Acte, Jeanne rallie le duc de Bourgogne, énonce quelques prophéties auprès des Princes, puis c’est la chevauchée vers Reims, les batailles, le beau monologue de Talbot agonisant, véritable poème dans la pièce : « Je rendrai à la terre / et au soleil éternel, les atomes qui sont / réunis en moi pour la douleur et le plaisir / et du puissant Talbot, qui, de sa gloire martiale / Emplissait le monde, il ne restera plus rien / Qu’une poignée de légère poussière. C’est ainsi / que l’homme finit… et la seule richesse / Que nous emportions du combat de la vie / Est la révélation évidente du néant / Et le mépris profond de tout / Ce qui nous parut respectable et désirable » . La pièce bascule ici.

Jeanne, sur le champ de bataille, peu après, se trouve isolée des troupes françaises et opposée à un intrigant Chevalier Noir, dont il s’avère bientôt qu’il est une présence surréelle, une voix d’ombre, un personnage infernal, venu avertir Jeanne de ne pas dépasser les bornes que le Destin lui a prescrites. Voix intérieure ? Émanation des ténèbres ? Messager de raison ? Nul ne le sait – et le metteur en scène aura toute liberté pour figurer la scène de la manière qui lui paraîtra la plus judicieuse. Le message dont Jeanne se savait investie est définitivement troublé. Sa foi en elle-même est atteinte : elle qui a toujours écouté les messages divins – émis par une apparition en qui elle avait confiance, la Vierge de lumière – doute désormais. Que penser de ce personnage, sombre comme l’enfer, sarcastique et visionnaire, qui lui prédit sa chute ? Doit-elle s’arrêter à Reims ? Continuer ? Jeanne, en doutant, devient vulnérable. La seconde partie de la pièce s’ouvre : elle s’éloigne considérablement de l’Histoire. Qu’on en juge ! Peu après avoir combattu le Chevalier Noir, Jeanne se bat contre un bel Anglais, invention de Schiller, Lionel, qu’elle épargne non par miséricorde mais par désir amoureux. Jeanne amoureuse ! Et d’un Anglais qui plus est ! Jeanne sujette aux tourments du cœur, comme une vulgaire grisette ! Pour Jeanne, troublée par les prédictions de l’infernal Chevalier Noir, ce coup de foudre est le signe de sa chute. Jusqu’à sa captivité, elle ne sera plus elle-même, coupable, à ses yeux, d’avoir trahi son serment, d’avoir songé un instant à abandonner sa virginité, coupable au fond, non d’avoir cédé à la tentation, mais d’y avoir été exposée. Cela montre l’étendue de son orgueil : le Christ lui-même fut tenté ! Ce coin bien léger dans le système de la Pucelle entraîne son effondrement dans le 4e Acte. Schiller y malmène désormais allègrement l’histoire ; c’est qu’il faut montrer sa Pucelle se tourmentant d’avoir éprouvé un sentiment humain, se dénigrant publiquement d’avoir abandonné l’armure de la Walkyrie pour les sentiments de la Demoiselle. Jeanne a « profané, blasphémé le Saint-Nom » (IV, 3). En conséquence de quoi, Jeanne est punie, autant par elle-même que par les autres. La Hire et Dunois se battent presque pour obtenir sa main, qu’elle refuse. Pis, son père l’accuse publiquement, sur le parvis de la cathédrale de Reims, à la sortie de la messe de couronnement, d’être une créature des Enfers, mue par le Malin ! Et elle ne se défend pas, consciente qu’elle a trahi, manqué à son serment, fauté en s’abaissant à ressentir une fugace attirance pour un beau visage de jouvenceau. À l’incrimination publique de son père s’ajoute le tonnerre, les orages, bref, la colère divine, qui sanctionne, aux yeux naïfs de la foule, la chute de Jeanne mortifiée. Deux coups de tonnerre, la pluie commence à tomber, le parvis se vide, même Dunois fuit et ne reste plus que Jeanne, seule, abandonnée de tous, bientôt en exil. Le versatile Charles VII qui parlait d’en faire « l’égal de Saint-Denis, le protecteur de ce pays » et d’élever un « autel en son honneur » (IV, 10), la bannit deux scènes plus tard.

L’Acte V montre Jeanne réfugiée chez de simples charbonniers, arrêtée par les Anglais, enchaînée sur ordre d’Isabeau de Bavière (la veuve de Charles VI), plus sorcière virago que jamais, écumant contre son fils, contre les Français, contre la mollesse des hommes, contre tout. Isabeau est la véritable putain maléfique de la pièce, voix monstrueuse, vengeresse sanglée et armée, reflet inversé de la pauvre Pucelle. Entre parenthèses, je voudrais indiquer que les trois personnages féminins principaux, Isabeau, Sorel et Jeanne possèdent bien des traits communs, généralement attribués aux hommes : virilité, esprit de décision, volonté, fermeté, rigueur, etc. Ceci ouvre probablement quelques champs de réflexion aux critiques modernes, préoccupés par le genre… L’Acte V tourne à la tragédie pour les Français. Jeanne assiste impuissante à l’effondrement de l’armée française ; elle prie Dieu d’intervenir (V, 11), le supplie de donner la victoire à la France ; à l’instant qui suit cette supplique insistante, Charles VII lui-même est fait prisonnier. Le message est clair : Dieu a bien abandonné Jeanne s’il répond à sa prière par la capture du roi ! Il n’est plus question de douter, le Chevalier Noir avait raison, le terme de son épopée se situait à Reims. L’instant est crucial. Jeanne n’est plus soutenue par la puissance surnaturelle qui la poussait aux trois premiers actes – elle le disait peu avant, à la scène 6 de l’Acte V (« Nul Dieu n’apparaît, plus aucun Ange ne se montre / Les miracles s’arrêtent, le Ciel est clos »). Pourtant, il y a en elle quelque chose qui ne dépend pas du surnaturel, quelque chose qui ne tient pas compte des avertissements des Cieux, quelque chose d’éminent qui pourrait s’appeler l’exercice de sa propre liberté. Jeanne, trahissant son serment de virginité totale, est abandonnée des cieux, mais elle est par là rendue à elle-même. Tout dépend désormais d’elle, et non plus des arbitraires considérations de puissances supérieures. Sans la condamnation de Dieu, Jeanne est libre. Si elle a été élue par les cieux, c’est qu’elle avait en elle des qualités qui demeurent, quoi qu’il puisse se passer : le courage, la force physique (ne rappelait-on pas au Prologue qu’elle avait terrassé un loup trop insistant auprès de ses brebis ?), plus encore, la foi, l’espérance, la détermination. Immédiatement après que le roi fut tombé dans les mains anglaises, Jeanne se libère, seule, de ses chaînes, à l’ébahissement de tous. Ne rompt-elle pas symboliquement les chaînes de son élection divine, ces chaînes qui la condamnaient à disparaître après Reims, ces chaînes d’agent divin sans libre-arbitre, ces chaînes qui la liaient à des serments, des promesses, des espérances de rétribution ? Ces chaînes anglaises incarnaient la stase d’impuissance dans laquelle sa « trahison » l’avait mise durant tout l’Acte IV et les trois quarts de l’Acte V. En les brisant, elle reprend la main sur sa destinée. Ne comptant plus que sur elle, sur sa conviction, Jeanne se jette dans la mêlée, libère le roi, fait basculer la bataille. Isabeau est faite prisonnière, Charles VII triomphe. Et Jeanne ? Elle meurt, libre et réconciliée, en prononçant ces paroles « Vers le ciel… vers le ciel… la terre s’efface / Brève est la douleur et éternelle est la joie ». Silencieusement les chefs militaires français recouvrent son corps de bannières et d’étendards puis le rideau tombe sur la scène.

Que dire alors de cette fin, qui rejette délibérément les instants tragiques de la captivité, du procès et du bûcher, au profit d’une réconciliation finale, malgré la mort, entre Jeanne, sa foi et le royaume ? Triomphe de la force matérielle et de la volonté libre ? Matérialisation, sur terre, d’une puissance surnaturelle ? La pièce ne choisit pas vraiment, tentant de mêler deux explications exclusives dans une synthèse hésitante, qui bascule subitement à l’extrême fin de la pièce (Schiller aime ce genre d’accélérations). On ne saura pas si les signes matériels de la supériorité de la guerrière sont les causes ou les conséquences de son élection divine. On ne saura pas si Dieu a abandonné Jeanne à dessein, pour la contraindre à manifester son libre-arbitre et à conquérir, sans aide, la grâce, sanctionnée par l’assomption qui s’ouvre à elle dans son agonie. Jeanne a vaincu et sauvé le royaume, consciente tout à tour de son élection divine et de sa liberté irréfragable : la part de l’une et de l’autre demeureront incertaines. Le spectateur n’aura vu qu’un mystérieux chevalier noir et entendu tonner la foudre. À lui d’estimer ce que valent ces signes. Revenons un peu sur ceux-ci. Jeanne dit avoir aperçu et écouté la sainte Vierge ; ses proches constatent, dès le Prologue, qu’elle a une force physique inattendue, signe peut-être d’une élection qui restera toujours cachée, dissimulée aux yeux des spectateurs, contraints, comme les courtisans du Dauphin, de croire à un miracle dont ils n’ont pas vu l’origine, et dont ils perçoivent seulement les plus évidentes manifestations. Je l’ai dit, Jeanne, jusqu’au mitan du troisième acte, est invulnérable. Elle est une guerrière formidable, qui apparaît à Chinon déjà auréolée d’une victoire, victoire acquise sur la route de Vaucouleurs à Chinon, victoire historiquement fictive qui justifie d’ailleurs sa présentation à un Dauphin désespéré, que Dunois et La Hire menacent déjà d’abandonner à son sort. Elle gagne à Orléans les armes à la main, abat sans pitié ses ennemis (l’implorant Montgomery est tué en duel, aux dernières scènes de l’acte II), commande au même titre qu’un grand général aux armées du Valois. Sa parole lui permet, surnaturelle, de convertir qui la rencontre. Ni Charles, ni le duc de Bourgogne ne peuvent lui résister.

Alors que la Jeanne de Shakespeare convertissait Bourgogne en utilisant tout le clavier des sentiments humains, la Jeanne de Schiller obtient le même résultat avec moitié moins de paroles, mais beaucoup plus de magie (Bourgogne : « Est-ce un Dieu qui chavire mon cœur au plus profond de ma poitrine ?[…] Mon cœur me le dit : elle est envoyée de Dieu. »). La prophétesse convertit plus qu’elle ne convainc. Ses pouvoirs semblent ceux qu’une puissance supérieure lui a donnés. Ainsi, inspirée par Dieu, qui connaît le monde du lendemain, elle est une prophétesse qui annonce à Charles les périls à venir de sa lignée – l’orgueil et la démesure des guerres d’Italie – et qui promet déjà au duc de Bourgogne l’ascension et la chute de Charles le Téméraire, l’alliance habsbourgeoise et la découverte de l’Amérique ! (« ils [tes descendants] décrèteront des lois au monde connu / et à un nouveau que la main de Dieu / garde encore caché derrière des mers inviolées » III, 4). Le spectateur peut donc juger le caractère authentique des prophéties de Jeanne qui est inspirée par une puissance surnaturelle – elle n’est pas la « charlatanerie » soupçonnée par Talbot – propos aigri de commandant défait. Elle souligne que sa force dépend de son vœu de virginité « Je suis la guerrière du Dieu Suprême [on comprend que Gide ait parlé de Walkyrie] / et ne puis être l’épouse d’aucun homme. » Or, un émissaire surnaturel lui annonce la fin de sa mission et, elle-même, plus humaine qu’elle n’y paraît, sent en elle monter peu après un sentiment amoureux pour un noble anglais, Lionel. Elle doute. Elle n’est plus l’agent aveugle de la fatalité, incapable de miséricorde pour le pauvre Montgomery à l’Acte II – celui-ci tente par tous les moyens de l’attendrir. Dieu l’abandonne et la punit – la foudre, les tempêtes, la capture par les Anglais. Son silence, comme sa parole, n’obtiennent plus rien : ses charmes se sont dissipés. Son salut final, dans les dernières scènes de l’Acte V, après avoir éprouvé la tentation, l’exil, l’envie d’en finir, ce sera de, librement, briser ses chaînes et aller conquérir, sur le champ de bataille une mort choisie, une libération, que sa force intérieure lui offre comme compensation à l’abandon de Dieu – et que Dieu a peut-être voulu. La Walkyrie meurt libre.

La pièce de Schiller s’éloigne de l’histoire pour constituer une variation « romantique » (dixit Schiller) sur le thème préféré du dramaturge allemand : l’exercice de la liberté. Il importait peu à Schiller, préoccupé par le libre-arbitre, que Jeanne affrontât à Rouen une cruelle ordalie ; il aurait pourtant été possible, comme Thierry Maulnier l’a montré dans sa propre pièce, de faire de Jeanne, parce qu’elle fut relapse, un agent de la liberté humaine et de la pièce une mise en scène de celle-ci. La modification de l’Histoire laisse dubitatif – même si, on le sait, l’explication vient probablement du fait que Schiller n’avait pas à sa disposition les sources, notamment judiciaires, compilées un demi-siècle plus tard par Quicherat. L’étrange choix de faire de Jeanne une pure guerrière nationale, coincée entre l’armure de l’héroïne et la robe de la jeune femme, écartelée entre sa transparente destinée de martyre tragique et ses obscures aspirations de jeune femme commune, affaiblit plus qu’il ne renforce la pièce. Sa conquête de la liberté nous paraît bien méandrique. Du même auteur, on préférera sans doute l’immense Wallenstein (chroniqué ici) ou Marie Stuart, œuvres autrement plus réussies que cette variation un peu clinquante et parfois mécanique sur un thème auquel le mythe de Jeanne aurait pourtant pu et dû convenir.

Post-Scriptum : quelques propos de Dunois à l’Acte I sonnent bien ironiquement si l’on pense qu’ils ont été écrits en 1800/1801 : « Le peuple doit se sacrifier pour son roi / C’est la destinée et la loi du monde / Le Français ne sait ni ne veut autre chose / Infâme est la nation qui n’entreprend / Pas tout dans la joie pour son honneur. » (I, 5)

Cycle à suivre…

 

« Jeanne d’Arc au théâtre I », Pucelle ou bien Putain : La Première Partie d’Henry VI, de William Shakespeare

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La Première Partie d’Henry VI, William Shakespeare, Gallimard, Collection « Bibliothèque de la Pléiade », Histoires, tome I, Gallimard, 2008 (trad. Line Cottegnies) (Première éd. originale 1623)

De l’ensemble des pièces de Shakespeare, la trilogie d’Henry VI ne figure pas, c’est le moins que l’on puisse dire à son sujet, parmi les plus connues et les plus jouées. Lue et envisagée comme un long prélude à Richard III, qui la conclut, Henry VI est rarement présentée en intégralité : les metteurs en scène y piochent tel ou tel épisode, à mesure de leur projet scénique. La trilogie retrace la lente désagrégation du royaume d’Angleterre entre 1422 et 1471, sous le médiocre Henry VI, victime des affrontements et des ambitions de ses oncles et cousins (Winchester, Suffolk, Somerset, Richard d’York et ses fils). De ce conte de fureur et de fracas, il n’est pas toujours nécessaire de tout reprendre : les batailles se multiplient, non sans répétitions, jusqu’à l’effondrement final, sanctionné par la tyrannie du maléfique duc de Gloucester, l’emblématique Richard III. Henry VI contient quelques bonnes scènes – toute l’insurrection de John Cade, dans la Deuxième Partie, par exemple – mais n’est jamais qu’une pièce de jeunesse, écrite, selon toute probabilité, en collaboration. Des trois parties de cette pièce mineure, la Première Partie est probablement la moins bonne, celle dont l’attribution au grand dramaturge élisabéthain est la moins certaine. Les spécialistes les plus experts ne voient sa main que dans quelques scènes seulement, ainsi que dans le redressement d’une structure scénaristique originelle assez faible (et dont reste bien des étais). Si la Première Partie m’intéresse, c’est qu’elle présente, sur scène, Jeanne d’Arc, pour la première fois (à ma connaissance) dans l’histoire du théâtre. Cette pièce, composée au début des années 1590 est donc postérieure de cent soixante années des évènements qu’elle traite ; l’histoire de la pucelle d’Orléans est alors une légende de chroniques anglaises, éloignée de la vérité historique. Jeanne est vue par Shakespeare, cas rare dans l’histoire de ses représentations théâtrales, comme un personnage à la fois secondaire et hostile. De toutes les pièces qui la présentent, c’est, sans conteste, la plus dure à son égard. Néanmoins, et c’est tout de même l’intérêt de son emploi dans la pièce, le dramaturge – j’utiliserai cette appellation par facilité même s’il est probable qu’ils furent plusieurs – la représente comme un personnage moins absurdement simpliste qu’il n’y paraît. Jeanne n’est pas seulement la mascotte d’une bande de brigands, menés par un seigneur félon et illégitime – le Dauphin – elle possède un charisme, une force de conviction, une parole qui menacent l’Angleterre plus que ses talents militaires. Entre pureté et vice, entre pucelle et putain, Jeanne incarne un personnage étonnant, qui n’est pas sans influence sur le déclin continental de l’Angleterre. Néanmoins, ce qui vainc en premier lieu les Anglais de Bedford – le Régent, oncle d’Henry VI – et de Talbot – leur grand général – ce ne sont pas les armes françaises, ce sont, avant tout, les divisions d’une caste féodale mal tenue par un roi trop jeune (et qui n’apparaît que tardivement dans la pièce).

Écrite à l’âge élisabéthain, à destination d’une opinion publique férocement hostile aux nations catholiques du continent, La Première Partie constitue une relecture théâtrale assez étroite des derniers temps de la guerre de Cent Ans, envisagée comme un échec historique de la monarchie anglaise. La pièce condense des années d’histoire en un seul mouvement, en s’éloignant parfois considérablement de la trame véridique des événements. Le lecteur y trouve quelques anachronismes comme le tableau sans nuances de la profonde hostilité qui sourd entre le Protecteur du royaume, Humphrey de Gloucester, et son oncle (et grand-oncle du roi), le Cardinal de Winchester. Celui-ci figure une parfaite représentation du « papiste » arriviste, corrompu et criminel, tel que le public protestant anglais pouvait le concevoir à la fin du XVIe siècle. D’ailleurs, les scènes avec Winchester ne sont pas, et de loin, les plus réussies de la pièce, comme si ce personnage sonnait faux très en profondeur. L’Histoire est quoi qu’il en soit malmenée au profit d’un mécanisme théâtral composé d’une succession de désastres extrêmes, que compensent des retournements imprévus. Le véritable adversaire de la dynastie n’est pas en France, il est à la Cour, et réside dans le jeu de deux systèmes d’ambitions contraires : Gloucester contre Winchester (l’État contre l’Église) ; Richard, bientôt duc d’York, contre le duc de Somerset (les York contre les Lancastre). Ce double conflit empêche tout gouvernement efficace du domaine des Lancastre, surtout pendant la minorité d’un jeune roi. Chacun a des droits à la couronne ; chacun cherche, sinon à se l’approprier, tout du moins à la gouverner. En montrant ces Grands tout préoccupés de leur pouvoir personnel et tout pénétrés de la légitimité de leurs ambitions, le dramaturge désigne un ferment de dissolution dont il va observer les effets centrifuges jusqu’à la consommation totale de la dynastie. Dès la première scène, alors qu’Henry V vient d’être enterré, le message est clairement énoncé par un messager, venu apprendre aux Grands que les possessions de France sont presque toutes perdues (la pièce se sert de l’histoire sans trop de respect pour la véracité des faits) ; pour ce simple héraut, ces terres sont perdues non « par la traîtrise, mais par manque d’hommes et d’argent / Parmi les soldats voici ce qu’on murmure : / Que vous entretenez ici des factions rivales, / Et qu’au lieu de vous préparer à mener bataille, / Vous vous querellez pour le choix de vos généraux » (I, 1, l. 69-73).

Le programme de la pièce (et même de la trilogie) est énoncé. Henry VI a trop d’oncles et de cousins, sa légitimité, née du coup de force de son grand-père Henry IV Bolingbroke contre le roi légitime Richard II, est trop sujette à contestation, et lui-même est trop jeune, trop passif, trop éloigné de l’action pour contraindre l’implacable mécanique de dissolution. La Première Partie présente les prodromes de la guerre des Deux-Roses, en en soulignant toute l’absurdité. En se battant entre eux, les Anglais ont en effet fini par perdre la France, dont ils étaient les maîtres incontestés – Shakespeare met çà et là quelques saillies francophobes destinées à plaire au public anglais patriote. Les premières tensions qui enflamment l’hostilité latente de Richard envers Henry VI et ses oncles, naissent pour un motif juridique obscur – que le dramaturge ne dévoile même pas. Richard et Somerset s’accusent l’un l’autre, à l’acte II, 4 devant un tribunal de Grands, sans que celui-ci ne parvienne à trancher. À la fin, ils demandent à chacun de se prononcer en arborant la rose que l’un et l’autre ont choisie pour rallier leurs partisans : la Rose Rouge pour les Lancastre, la Rose Blanche pour les York. La scène représente, avec une certaine efficacité dramaturgique et poétique, les prémices du conflit des Deux-Roses – le metteur en scène saura faire en sorte de jouer sur ces roses pendant la représentation. À la scène suivante, Richard apprend de son oncle maternel qu’il détient des droits plus légitimes à la couronne que le roi en place : la rébellion à venir de Richard est entendue, même si elle ne se dévoile réellement qu’à la Deuxième Partie. Dans la Première Partie, les grandes oppositions ne font que naître ; si elles finissent par entraîner la défaite anglaise sur le continent (Somerset, pour affaiblir York, n’envoie pas à Talbot les renforts promis pendant la bataille décisive de l’Acte IV), elles ne constituent pas encore le tissu même de la pièce.

Cette lecture partiale de la défaite historique de l’Angleterre oriente nécessairement celle du personnage de Jeanne d’Arc. Une conception ultérieure (et française) de l’histoire de la guerre de Cent Ans fit de son intervention le moment décisif, qui inversa définitivement le rapport de force entre Lancastre et Valois. Or, pour Shakespeare, la Pucelle n’est pas vraiment décisive. Certes, elle renforce le camp Valois, elle provoque les Grands d’Angleterre, joue sur leurs dissensions, les conduit à la faute, ranime les énergies du parti du Dauphin. Si elle profite de la situation, elle ne la crée pourtant pas. L’Angleterre se vainc elle-même. De fait, Jeanne n’est pas le sujet de la pièce, ni même son personnage principal – la pièce n’en a pas, même si Talbot, York, Gloucester ou Somerset jouent chacun un rôle éminent, dans un trop-plein de grandes figures, très représentatif du problème que posera le règne d’Henry VI. Jeanne est toujours flanquée des Valois, présentés comme une bande de brigands sans mérite, inférieurs militairement et qui s’emparent des forteresses à la faveur de la ruse. Aucun d’eux n’est réellement individualisé : le volubile Charles est toujours flanqué de ses trois interchangeables lieutenants, ses cousins René d’Anjou, le duc d’Alençon et le Bâtard d’Orléans, Dunois. Le dramaturge n’est pas tendre avec eux : malgré leurs prétentions et leur faconde très française, ils accumulent des victoires sans lendemain, suivies immanquablement de lourdes défaites. Leur confiance en Jeanne, qui apparaît à l’Acte I à la cour du Dauphin, n’est pas même entamée par les revers qu’infligent les Anglais aux troupes françaises – le dramaturge rejoue la défaite anglaise d’une scène dès la scène suivante, de manière à ce que les Français ne l’emportent jamais vraiment. Charles et ses hommes sont de parfaites nullités, qui n’obtiennent que par l’épuisement intérieur des énergies anglaises et par la montée du dissentiment des Grands ce qu’ils ne parviennent à prendre par la force sur le champ de bataille. Leur chance réside dans les querelles des Plantagenêts. On est déçu de ces personnages historiques sans épaisseur, ne fonctionnant qu’en groupe, sans caractéristique, répétant toujours les mêmes erreurs et les mêmes fanfaronnades – comme le feraient des personnages comiques. Bergson disait du rire qu’il était « du mécanique plaqué sur du vivant » ; on aurait envie d’extraire cette phrase des raisonnements bergsoniens pour l’employer à l’égard de Charles et de ses hommes, qui n’inspirent guère, par leur raideur absurde, leur jactance et leurs défaites répétées, que la moquerie. Il n’y a pas de respect possible pour de tels vainqueurs. L’auteur de La Première Partie (je peine à dire Shakespeare), ne voit bien qu’une chose à leur propos : leur manque absolu de reconnaissance envers leur bienfaitrice. La bande des Valois, qui réclame les plus grands honneurs pour Jeanne, jusqu’à vouloir en faire la sainte du royaume (« Joan la Pucelle shall be France’s saint », I,6, v .29), l’abandonne absolument à l’Acte V. À la scène 5, York, accompagné de Warwick, la juge et la condamne au bûcher, puis reçoit, à la scène 6, Charles et ses sicaires, qui n’ont alors pas un seul mot pour Jeanne ! Ce qui pourrait constituer une omission particulièrement fautive du dramaturge (signe d’une couture scénaristique mal faite) apparaît à qui connaît l’histoire comme un coup de génie. Les Valois ont utilisé Jeanne, l’ont célébrée, l’ont vantée. Quand ils obtiennent de leurs ennemis une trêve aux allures de victoire, qu’importe ce que devient la Pucelle, qui, littéralement, sort de leur univers mental. La voix qui leur offrait la trahison en leur faveur du Duc de Bourgogne, la voix qui ranimait les énergies françaises et dissolvait les anglaises, la voix peut-être maléfique de la prophétesse est rayée d’un trait de l’univers mental de Charles et de ses sbires. Par leur silence, les Valois anéantissent Jeanne mieux que les flammes. Les Grands peuvent reprendre le cours de leurs arrangements diplomatiques, Jeanne ne fut qu’un épiphénomène, à peine morte, déjà oubliée.

La Première Partie ne présente pas une Jeanne d’Arc, mais deux : d’un côté, la Pucelle, prophétesse inspirée qui, par la seule vertu de sa parole, enflamme les énergies, réveille les cœurs et altère le sort de la guerre ; de l’autre, la Putain, sorcière infernale, que l’acte final présente dans toute l’étendue de sa lâcheté et de son ignominie. Shakespeare et ses collaborateurs ne sont pas avares en sous-entendus sexuels envers la Pucelle, tout au long de la pièce, mais ne la disqualifient vraiment qu’à la toute fin, lorsqu’ils la présentent devant son juge, Richard d’York. Avant ceci, ses propos étaient assez équivoques pour laisser le public dans l’expectative ; certes Talbot, le héros anglais, lui est constamment hostile ; cependant, Jeanne est un membre brillant et mystérieux du camp Valois, un personnage dont les discours ne sont pas sans beauté poétique, ni sans éloquence. Ainsi, lors de la première rencontre entre la bande du Dauphin et de Jeanne, ceux-ci se méprennent sur elle : Charles lui propose le mariage (montrant là son peu d’élévation – comment peut-il envisager de se marier avec une vachère ?), René et d’Alençon n’y comprennent pas grand chose, Dunois, qui l’a introduite à la cour, ne dit rien pour l’aider. Il a raison car les discours de Jeanne finissent par emporter l’adhésion. « La gloire est comme un cercle dans l’eau / Qui ne cesse de s’agrandir pour / à force de s’étendre, s’évanouir dans le néant / Avec la mort d’Henry [V], le cercle anglais s’efface, / Dispersées sont toutes les gloires qu’il portait en lui. / Je suis désormais comme ce fier et insolent vaisseau / Qui portait à la fois César et son destin. » (I, 2, 132-139). Celle qui prononce ses belles paroles, prophétesse inspirée, sera désormais tout à la fois la flamme des batailles et la proclamatrice des victoires françaises. Comme l’armée française perd très vite ce qu’elle emporte, Jeanne est contrainte de raviver plusieurs fois l’énergie des Valois (II, I ; III, 3). Son langage n’est pas celui d’une femme du peuple ; elle n’hésite pas à utiliser des métaphores (« the happy wedding-torch that joineth Rouen unto her countrymen », pour parler d’un flambeau qui donnera le signal de l’assaut des Français sur Rouen, III, 2, 25-26 ; Talbot comparé à un paon, III, 3 ; 5-6, etc.), et s’exprime en vers (tandis que les personnages populaires d’Henry VI, comme les partisans de John Cade, et John Cade lui-même, ne s’expriment qu’en prose). Plus que ses prouesses militaires, dont j’ai dit qu’elles étaient immédiatement effacées par l’Anglais Talbot, ce sont ses prouesses d’éloquence qui frappent les lecteurs et spectateurs de la pièce.

Son meilleur morceau, excepté le passage poétique sur le « cercle de gloire », se déroule au mitan de la pièce, à la 3e scène du IIIe Acte, lorsqu’elle emporte le revirement en faveur des Valois du duc de Bourgogne, pourtant allié des Anglais. La Pucelle brille ici presque trop fort pour un adversaire ; on comprend d’autant mieux, peut-être, que le dramaturge l’ait dépeinte en Putain maléfique dans le dernier acte, comme pour effacer l’impression touchante qu’elle avait dégagée en renversant la fidélité du duc de Bourgogne. Elle lui rappelle d’abord les horreurs de la guerre (« cités défigurées », personnification de la France, comparée à un enfant agonisant, « monstrueuses plaies »), horreurs dont il est responsable (« plaies que tu infliges toi-même à son sein douloureux ») avant de rappeler qu’il s’agit bien des blessures de son pays (« Une seule goutte de sang tirée du flanc de ton pays / devrait t’affliger plus que des torrents de sang étranger »). Logiquement, elle lui demande : « Frappe qui la blesse et ne blesse pas qui la secourt ». Comme le revirement du duc n’est pas encore certain à cet instant, elle se reprend et dresse, avec un certain sens politique, « l’état de service » du duc, dont la responsabilité historique dans la victoire anglaise n’est pas mince : puisqu’il a trahi sa nation [et non son suzerain, la logique de Jeanne est déjà post-féodale], quel sera le comportement des Anglais à son égard au lendemain de leur victoire ? Puisqu’il est lui-même un Valois, descendant de Jean II, quelle place lui sera réservée sous le règne d’une dynastie étrangère, avec laquelle il n’a pas de liens familiaux [toujours la logique post-féodale] ? N’a-t-il pas déjà été trahi par les Anglais lors de la libération gratuite (et fictive historiquement) du duc d’Orléans, son ennemi ? Ces deux discours emportent le revirement (qui historiquement n’a rien à voir avec Jeanne) du duc de Bourgogne. Il faut observer la grande finesse de Jeanne, qui se conforme aux canons topiques de l’éloquence : appel inaugural à l’émotion ; rappel de la responsabilité de l’interlocuteur dans la situation présente ; évocation de sa proximité dynastique avec ses ennemis du jour ; prédiction de l’ingratitude à venir de ses alliés ; critique de l’irresponsabilité politique qui conditionne le maintien du duc dans le camp anglais. Bourgogne, bouleversé par ces paroles, change de camp aussitôt. Il faut noter, aussi, que les Anglais n’ont fait subir, durant les premiers actes, aucune rebuffade au duc de Bourgogne, qu’ils considèrent comme un des leurs, sans jamais remettre en cause son honnêteté ou son dévouement. C’est donc Jeanne, et elle seule, qui émeut le duc, et le ramène au camp Valois, sans jamais insister sur un lien vassalique dont on pressent déjà qu’il ne signifie plus rien. Cette grandeur rhétorique de la Pucelle ne pouvait être tenue jusqu’à la fin de la pièce. Le dramaturge exécute donc son personnage, à l’Acte V, en la montrant comme une Putain infernale.

À l’Acte IV, le héros guerrier Talbot meurt, trahi par le duc de Somerset. Son agonie est l’occasion d’une débauche de poignante éloquence, qui devait arracher des larmes aux spectateurs de l’époque. Talbot personnifie le héros tragique : martial, sublime et vaincu. Jeanne, qui désormais n’est plus la Pucelle mais la Putain infernale commente avec un cynisme lapidaire cette mort : « [il] est ici à nos pieds, puant et couvert de mouches. » (IV, 7, 75-76). Le manque de respect envers le héros adverse signe le retournement du personnage, devenu Bouche de l’Enfer, prédisant (à l’Acte V, 3) la ruine, l’effroi, la « lamentation du monde ». Immédiatement après, comme pour rendre plus sensible le retournement de l’émouvante Pucelle en une effroyable Sorcière, Shakespeare la montre en commerce avec ses voix, qu’elle invoque comme des « substitutes under the lordly monarch of the north » (V, 3, 5-6), c’est-à-dire, explicitement, comme des serviteurs de Lucifer ! L’ambiguïté est levée, le voile de la Pucelle arraché, c’est à une sorcière que nous avions affaire ! Toute la scène confronte l’invocatrice Jeanne au jeu et au mime silencieux des démons, qui, par leur silence absolu, montrent qu’ils abandonnent Jeanne à son propre sort. Elle offre son âme, son corps, tout ce qu’elle a, pour le salut de la France – même comme sorcière maléfique, elle combat tout de même pour une cause élevée, sa patrie. Malgré cela, les démons se refusent à elle et se retirent. York capture Jeanne, abandonnée par les soldats français, à la scène suivante. Toute la scène du procès (V, 5) n’aura comme objet que de salir et de souiller Jeanne, dont le jeu se limitera désormais à de sinistres éructations et à une litanie de malédictions (dont n’est pas même exempt le Dauphin, à la grande stupéfaction de Richard d’York).

Le procès de Jeanne ne se ressemble pas. On l’observera dans ce cycle, plus les pièces sont écrites près de nous, plus le procès devient leur obsession. À l’inverse, pour les dramaturges les plus anciens, l’affaire de Jeanne est celle d’une guerrière ou d’une sorcière, pas d’une accusée, qu’elle soit coupable ou victime. Shakespeare, comme Schiller après lui, ne respecte pas l’histoire et se débarrasse de Jeanne sans lui faire connaître les tourments, désormais très bien connus, du procès rouennais, de l’abjuration, de la rétractation et du bûcher. Il y a là une raison logique assez simple, les sources judiciaires ne furent compilées et mises à disposition du public cultivé qu’au milieu du XIXe. Pour ceux qui écrivirent sur la Geste de Jeanne sans les avoir consultées, le procès ne devait pas constituer un épisode important, ni même révélateur. La lecture du mythe se concentrera sur le procès à mesure que le thème de l’individu solitaire, écrasé par une mécanique judiciaire et félonne prendra l’ascendant sur celui de l’illuminée portant sur ses épaules le destin d’une dynastie parmi d’autres. Ici, la grandeur de la Pucelle est dissipée par le dévoilement de son commerce avec le Diable et par sa défense, lamentable, lors de son procès : elle renie son père, venu témoigner en sa faveur, maudit les Anglais, nie toute entente avec le démon – si Richard, son juge ne le sait pas, le spectateur, lui, sait qu’elle ment – puis, pour se sauver à tout prix, après avoir proclamé sa virginité annonce qu’elle est enceinte (on ne brûle pas une femme enceinte) ! Elle-même ne sait pas trop de qui elle est enceinte – Charles ? d’Alençon ? René d’Anjou ? – comme pour confirmer la légende de Putain, que les Anglais lui ont tressé par dépit. York la condamne et elle, au moment d’être emportée, l’invective : « Je vous maudis / Puisse le glorieux soleil ne jamais resplendir / Au pays où vous avez votre demeure ; / Que les ténèbres et l’ombre funeste de la mort / Vous entourent, et qu’accablés par le crime et le désespoir, / Vous finissiez par vous rompre le cou ou par vous pendre ». Je note que les deux personnages à qui s’adresse directement Jeanne, Richard d’York et le duc de Warwick connaîtront un destin tragique dans la Troisième Partie d’Henry VI, comme si l’Enfer avait voulu réaliser le souhait ultime de son agent sur la terre. Peu après, les Valois, venus conclure une trêve avec l’Angleterre, n’auront pas un mot pour Jeanne, comme je l’ai souligné plus haut.

Bien sûr, La Première Partie d’Henry VI est une pièce mineure, je n’ai que trop souligné les défauts qui la rendent bien pâle, même aux côtés des deux pièces suivantes de la trilogie, pourtant elles-mêmes inférieures à l’immense Richard III. La main de Shakespeare n’est peut-être pas pour grand chose dans cette pièce dans laquelle Jeanne compte moins que les dissensions internes entre les Grands de la Cour d’Angleterre. Néanmoins, si l’Acte V la condamne comme une sorcière maléfique, bouche infernale et corrompue, il ne doit pas obérer les scènes antérieures dans lesquelles la Pucelle a montré tout à la fois vivacité, éloquence et force de conviction, au service d’une coterie qui ne la méritait même pas, tant elle paraît médiocre. Cette pièce, la plus dure du corpus à l’encontre de Jeanne, ne parvient pas, néanmoins, à faire l’économie de la singularité historique que constitue la vierge de Domrémy. Même à charge, son portrait la montre séduisante et puissante, au service d’une cause nationale et patriotique, que favorise involontairement l’anarchie régnant au sommet de l’État anglais. Les deux parties suivantes de la trilogie ne reviendront plus sur Jeanne, mettant l’accent, pour la Deuxième Partie, sur la chute du duc Humphrey de Gloucester et sur l’ascension de Richard d’York, bien servi par le savoureux John Cade et pour la Troisième Partie, sur la chute de Richard d’York et les derniers heurts entre les fils de ce dernier et Henry VI.

À suivre : « Jeanne d’Arc au théâtre II » : Friedrich Schiller, La Pucelle d’Orléans

Introduction au cycle de notes « Jeanne d’Arc au théâtre »

Image tirée de la Passion de Jeanne d'Arc, film de Dreyer (1928)

Image tirée de La Passion de Jeanne d’Arc, film de Dreyer (1928)

 

À l’écart de ce que je propose d’habitude, j’ai écrit une notice introductive et contextuelle au cycle « Jeanne d’Arc au théâtre », que je voudrais vous présenter ces prochains jours. Les notes qui constitueront cet ensemble pourront être plus brèves que mes notes habituelles, puisque parties d’un ensemble plus vaste que je suis contraint de segmenter. Ce « chapeau » général n’a pour but que de rappeler quelques points historiques et littéraires, aux fins d’alléger les différentes notes du cycle de leurs détails contextuels. Les historiens n’y apprendront pas grand chose. Je tiens aussi à préciser que le choix de la figure de Jeanne d’Arc relève du hasard et du calendrier de mes lectures et non d’une quelconque prise de position éthico-politique. Dernière précision : la logique visuellement descendante du blog rend un peu absurde l’organisation et la segmentation de mes notes mais je ne vois pas comment faire autrement.

Faut-il encore présenter Jeanne d’Arc ? Le mythe est bien connu ; il figura, entre 1850 (date de la fin de la recension exhaustive des sources par Quicherat) et 1970, un moment particulier de l’historiographie française, patriotique, chrétienne et populaire. L’essor de la conscience nationale, qu’incarnait Jeanne, associé aux cultes dixneuviémistes de la vierge mariale et de la patrie en armes donnèrent à cet épisode historique l’ampleur que nous lui connaissons depuis lors – et qui n’était pas le sien aux 17e et 18e siècles (et même durant le premier 19e). L’école de la République lui conféra, à la même époque, son lustre fabuleux, alors même que le pays connaissait plusieurs fois, au moins partiellement, les affres de l’occupation étrangère et de la défaite. Sa légende se répercuta sous une multitude de formes artistiques : pièces de théâtre, peintures, statues, romans, films, chansons, etc. Le mythe de Jeanne répondait à un besoin social et collectif que la littérature entérina – la plupart des œuvres que j’examinerai ont été écrites entre 1870 et 1960. Elle fascina à l’occasion les artistes étrangers. Même annexée, en France, par le camp conservateur et catholique – elle est de nos jours une icône de la droite radicale – Jeanne persiste dans la mémoire collective. Comme « sujet littéraire », elle présente un grand intérêt, par sa notoriété, par la compacité de son histoire, par le dénouement tragique de celle-ci comme par ses à-côtés légendaires. Les ambiguïtés de l’histoire et du personnage laissent une grande liberté à l’écrivain ou au scénariste qui s’empare d’un tel sujet, aux confins de l’histoire et de la légende. Même si elle peut figurer désormais une forme obsolète de personnage national, sa légende, en Angleterre comme en France, reste vivace, bien connue, ouverte à la relecture comme à la réinterprétation (des lectures plus féministes en ont donné récemment une illustration, revivifiant ainsi un mythe quelque peu calcifié). Depuis vingt ans, Jeanne a ainsi donné lieu à une dizaine de romans historiques, à deux œuvres chorales, à sept films et téléfilms (les deux plus célèbres étant les versions de Jacques Rivette et de Luc Besson, dans des registres fort différents) et à une vingtaine de chansons populaires et de variété, interprétée par des artistes aussi différents qu’Arcade Fire, Elton John, Kate Bush, Low ou Tangerine Dream. Je ne m’intéresserai ici qu’aux œuvres théâtrales, ce qui permet de limiter le « corpus » aux œuvres suivantes : La Première partie d’Henry VI, de Shakespeare ; La Pucelle d’Orléans, de Schiller ; Jeanne d’Arc et Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc, de Charles Péguy ; Sainte-Jeanne de George Shaw, Sainte-Jeanne des Abattoirs, de Bertolt Brecht ; Jeanne au bûcher, de Paul Claudel ; Jeanne et ses juges, de Thierry Maulnier et L’Alouette de Jean Anouilh. Cette liste n’est pas entièrement définitive et peut évoluer. J’exclus bien sûr de ce panorama les poèmes, qu’ils soient satiriques (comme celui de Voltaire) ou épiques (Southey, Charmettes), ainsi que les romans (Twain, Keneally, etc.).

Je me permets, ici, de résumer le contexte historique de l’apparition de Jeanne. La lignée directe des descendants d’Hugues Capet s’étant éteinte en 1326, deux dynasties collatérales réclament pour elle le trône de France : les Plantagenêts et les Valois. Les uns, qui règnent déjà sur l’Angleterre, estiment que la couronne leur revient parce qu’elle peut être transmise par les femmes à leur roi Édouard III – les autres pensent l’inverse et ne reconnaissent que la succession par les mâles, qui attribue la couronne à Philippe VI. Le conflit se double de rivalités commerciales, économiques et féodales entre les deux couronnes. Il éclate une dizaine d’années après l’accession des Valois au trône de France et, même s’il est entrecoupé de trêves, ne s’achève qu’au milieu du siècle suivant. Jeanne d’Arc émerge à une phase critique de la guerre. Celle-ci n’a pas été linéaire. Les Plantagenêts ont en effet connu de nombreux succès durant la première phase du conflit, avant que les Valois ne retournent, sous Charles V (1364-1380), la tendance. Aucun des deux camps, néanmoins, n’est parvenu à vaincre complètement l’autre. Peu à peu, sous Charles VI (1380-1422), la position des Plantagenêts, bientôt supplantés en Angleterre par une branche collatérale, les Lancastre, se renforce. Charles VI, sujet à des crises de démence, laisse le pouvoir effectif à ses oncles et à son frère, qui finissent par se battre entre eux. L’autorité royale se délite continûment, jusqu’à ce que le sort paraisse définitivement basculer en faveur d’une intervention des Lancastre. La guerre de Cent Ans se double donc d’une guerre civile dont les effets dévastateurs menacent la survie même de la couronne. Les Anglais profitent des troubles en France pour reprendre la main, perdue trente ans plus tôt. Charles VI, mentalement affaibli, influençable, victime de désastres militaires de grande ampleur (Azincourt 1415), cerné par les Anglais, eux-mêmes alliés à ses propres cousins bourguignons, aux ambitions tantôt contradictoires, tantôt concordantes, a dépossédé son dernier fils. Il a fait, par le Traité de Troyes, du roi anglais Henry V, l’héritier de la couronne et ce avec l’assentiment du plus puissant vassal des rois de France, le duc de Bourgogne. Henry V et Charles VI meurent cependant à quelques mois d’intervalle, dans le courant de l’année 1422. La couronne échoit, selon les partisans des Lancastre, à un enfant, Henry VI, âgé de quelques mois à la mort de son père ; pour les partisans des Valois, elle doit revenir, par le jeu de la règle de primogéniture masculine, au dernier fils de Charles VI, le Dauphin Charles, nommé, par dérision « le roi de Bourges », tant son domaine est réduit. La guerre civile se déchaîne. La position du Dauphin est fragile et Orléans, une de ses dernières grandes places fortes est assiégée.

En 1429, une jeune Lorraine, Jeanne arrive à la cour du Dauphin. Elle prétend que sainte Marguerite, sainte Catherine et saint Michel – les fameuses « voix » – l’auraient adjurée de sauver le royaume de France de la mainmise anglaise. Son obstination, son charisme, son aura lui ont permis de convaincre des nobles lorrains qui finissent par l’envoyer à Chinon, rencontrer Charles. La légende veut qu’elle l’ait reconnu, caché parmi ses courtisans et qu’elle ait fait forte impression, alors, sur une cour superstitieuse – cette scène, au fort potentiel dramaturgique, est une de celles qui reviennent le plus dans les représentations théâtrales et cinématographiques du mythe. Convaincante, elle ranime les énergies auprès du Dauphin. Charles lui donne alors une armure et l’envoie à Orléans, où son cousin Dunois, bâtard du duc d’Orléans, piétine devant les assiégeants anglais. La présence de la jeune femme redonne courage aux troupes françaises qui forcent les troupes anglo-bourguignonnes à lever le siège. Une campagne militaire victorieuse, menée par Dunois, La Hire, d’Alençon, les capitaines du Dauphin, et par Jeanne, s’ensuit. Elle permet de repousser les Anglais, de les vaincre plusieurs fois et d’ouvrir au Dauphin la route de Reims, où il est sacré en juillet 1429, comme doivent l’être tous les rois de France. Les différents protagonistes ne le savent pas encore, mais la guerre vient de tourner. La jeune femme, qui a cristallisé les énergies autour d’elle, exige du roi qu’il aille plus loin et qu’il lui permette de reprendre Paris, toujours sous contrôle de la dynastie anglaise des Lancastre et de son Régent, le duc de Bedford. Le siège de Paris échoue et l’étoile de Jeanne pâlit déjà. On s’inquiète auprès du roi. L’illuminée dérange le jeu politique ; la mystique trouble les stratégies, dénonce les arrangements, empêche les trêves et les concessions consubstantielles au jeu diplomatique féodal. Prise près de Compiègne par les Bourguignons, elle est vendue aux Anglais qui la confient à la justice ecclésiastique, à Rouen. Jugée hérétique et relapse à l’issue d’un procès devenu célèbre, elle est brûlée en place publique le 30 mai 1431, sans que Charles VII ne tente de la sauver. Vingt-cinq ans plus tard, le parti Valois l’ayant emporté sur les Lancastre, un nouveau procès permettra de la réhabiliter des siècles avant que l’Église, se déjugeant, ne la béatifie (1920).

L’intervention de Jeanne a ouvert une nouvelle et dernière période du conflit franco-anglais. Les Bourguignons repassent du côté de Charles VII en 1435. La position anglaise s’effrite et, à mesure que les ambitions des Grands, autour du faible Henry VI, se déchaînent, la couronne d’Angleterre s’affaiblit. Elle finit par lâcher ses possessions continentales après la défaite de Castillon en 1453. Vingt ans après la geste de Jeanne, la Guerre de Cent Ans s’achève. Les Valois l’ont emporté, les Anglais sont chassés du territoire (Calais, seule, reste en leur possession, jusque 1558). Les monarques français, Charles VII et son fils Louis XI, vont désormais s’employer à consolider la couronne pendant qu’en Angleterre se déchaîne une guerre civile terrible entre les maisons d’York et de Lancastre, « la guerre des Deux-Roses », qui affaiblit durablement le pays. C’est elle qui justifie l’attention que Shakespeare et ses probables collaborateurs porteront au mythe de Jeanne dans La Première partie d’Henry VI (que suivront une Deuxième puis une Troisième partie d’une tétralogie couronnée par l’immense tragédie Richard III).

Au-delà de sa puissance proprement historique, dont se sont emparés les historiens et écrivains français, au moment de la cristallisation des légendes nationales, le mythe de Jeanne d’Arc présente suffisamment d’attraits pour inspirer les dramaturges. Son histoire est riche, elle se ramasse en peu de mois, s’achève tragiquement. Les principaux épisodes de la légende ont une puissance théâtrale évidente : Domrémy, les voix, l’émergence comme figure publique, Chinon et la rencontre avec le Dauphin, le siège d’Orléans, les victoires, Patay, le Sacre, l’échec devant Paris, la capture, le procès et le bûcher. Il y a là un scénario tout fait. Les sources sont, en outre, suffisamment incompatibles et incertaines pour donner une grande liberté d’écriture au dramaturge. Qui était-elle vraiment ? Fait-on d’elle une sainte ? une inspirée ? une possédée ? Est-elle une chef de guerre ? une « mascotte » ? un « tribun » charismatique ? Est-elle trahie par elle-même ? par la cour ? Comment se comportent les grands du royaume face à elle ? Et le peuple ? Représente-t-elle vraiment l’irruption de la Nation (les Français contre les Anglais) au milieu de complexes et féodales querelles dynastiques ? Charles l’aurait-il emporté sans elle ? Quelle était sa légitimité et celle de sa cause ? Est-elle unique en son genre ? Ou est-ce seulement sa réussite qui l’est ? Quel rôle joue-t-elle dedans ? Son procès fut-il un scandaleux spécimen d’injustice ? fut-il mené avec une certaine équité ? que signifie sa mort tragique ? assomption d’une martyre ? défaite d’une hérétique ? liquidation par le pouvoir d’une de ces inquiétantes figures charismatiques médiévales aux frontières de la sainteté et de la folie ? Fallait-il que Charles la sauve ? N’est-ce pas un triomphe du cynisme de la raison d’État sur la justice ? Autour de scènes fortes, visuelles, frappantes, le dramaturge peut déployer son art et tirer de son sujet une lecture orientée du mythe, lecture qui ne remplace certes pas le travail de l’historien mais s’aventure sur des terrains interdits à celui-ci. Jeanne ouvre la porte vers le Moyen Âge et la Renaissance, elle offre des aperçus épiques et mystiques, elle permet la matérialisation dramaturgique de réflexions philosophiques, politiques, éthiques. Le personnage de Jeanne est, quelle que soit la perception des historiens, suffisamment ambigu pour permettre différentes lectures, complémentaires ou opposées. Le contexte, troublé, de la guerre civile, concomitant d’un déclin général de la féodalité, donne au dramaturge la possibilité de multiplier les registres. Les personnages, bien campés et bien connus, figures légendaires et néanmoins réelles, de Talbot ou de Bedford, de Dunois ou du Dauphin, de Rais ou de Cauchon, permettent d’enrichir la pièce d’un arrière-plan tour à tour épique, dramatique ou même comique. Ainsi, le Charles de Shakespeare n’est guère plus que le chef d’une bande de brigands, celui de Schiller n’est pas exempt d’une certaine noblesse quand celui de Shaw passe pour un petit seigneur médiéval assez ridicule et plutôt cynique. Les choix des dramaturges, comme leurs silences, orientent notre lecture de la légende. Chacun ouvre une perspective d’interprétation littéraire qu’il me paraissait intéressant d’explorer, dans un cycle spécifique.

À suivre : « Jeanne d’Arc au théâtre I » : William Shakespeare, La Première Partie d’Henry VI