Les deux corps du peintre : Mr Turner, de Mike Leigh

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Mr Turner, Mike Leigh, 2014

Je crois que, depuis la reprise de ce blog à l’automne 2013, je n’ai pas évoqué un seul film. Ce n’est certes pas l’objet de ce site, centré sur le livre, principal domaine de (très relative) compétence de son auteur ; par le passé, cependant, j’avais traité, au hasard de mes visionnages, de quelques films italiens, américains ou français. Je sais qu’il existe déjà, ici ou là, d’excellents lieux de critique cinématographique, tenus par des cinéphiles avertis, qui sauront convoquer, mieux que moi, à l’appui de leurs textes, de solides références historiques, philosophiques et artistiques. En outre, la presse a globalement bien accueilli l’œuvre que je vais aborder – ma voix ne présentera pas de contrepoint majeur en la matière. Néanmoins, je voudrais revenir sur ce Mr Turner, film du britannique Mike Leigh, actuellement dans les salles. Appartenant au genre fort à la mode du biopic – le terme, mot-valise composé de deux apocopes, est affreux, mais passons – Mr Turner se veut l’exposé cinématographique des vingt dernières années de la vie du peintre J.M.W. Turner, maître anglais des marines lumineuses et pré-impressionnistes, considéré après sa mort comme un précurseur et un moderniste – élément favorable, depuis plus d’un siècle, à la survie post-mortem d’un artiste. J’ai toujours eu une certaine affection pour la peinture de Turner, que je n’ai jamais manqué d’admirer lorsque l’occasion m’en était donnée au Musée des Beaux-Arts de Nancy (exposition Turner – Le Lorrain), au Louvre, à la National Gallery ou, l’été dernier, au National Museum de Cardiff. Malgré quelques petites facilités, les scénaristes n’ont, à mon sens, pas cédé à la tentation de l’hagiographie. Un peu à la manière de Patrick White dans Le Vivisecteur – toutes proportions gardées, tant la comparaison est difficile entre le Turner de M. Leigh et le Duffield de White – il s’opère ici une forme de déromanticisation de l’artiste, envisagé dans une perspective (modérément) critique. La gloire du peintre – quoique nimbée de mystère – n’est certes pas vraiment écornée ; l’homme en revanche est présenté sous un jour très ambigu : bon fils mais mauvais père ; bon ami mais mauvais amant ; bon serviteur mais mauvais maître. Ni antipathique, ni sympathique, parfois touchant, parfois répugnant, Turner apparaît comme un homme brusque, égoïste, centré sur son art ; l’icône est humanisée, ramenée du panthéon de l’art vers le sol commun de l’espèce. Turner vit, Turner pleure, Turner grogne, Turner rit, Turner aime, Turner fornique, Turner tombe, Turner meurt. Turner n’est pas l’artiste éthéré, être délicat et raffiné, effleurant de ses petits pinceaux sa virginale toile. Il malmène son pinceau, crache, retouche, efface, déchire, en quête de quelque chose, une vérité, un sens – peut-être le sens contenu par ses dernières paroles (« Le Soleil est Dieu »).

Même s’il est tenu par une exigence de linéarité chronologique, le film expose un enchaînement, parfois ténu, de scènes signifiantes presque autonomes, que le spectateur est invité à interpréter lui-même. Deux heures et demie durant, il voit Turner aller de Londres à Margate, de Margate à Londres, des salons à l’Académie, de l’Académie aux châteaux, des châteaux aux salons. Cette mobilité évite au « récit » de s’enliser dans l’atelier du peintre – dans lequel, au fond, le réalisateur pénètre assez peu (la caméra se tient souvent à son seuil). Le principal risque d’un tel film était peut-être de se confiner dans un statisme superbe et lumineux, directement inspiré de Turner, comme dans la scène d’exposition, en Hollande – jeu de lumière, de moulins et de campagne pittoresque. Rien de plus périlleux que de vouloir transposer la sensibilité du peintre sur la pellicule et de perdre ainsi toute la substance de l’art turnérien au profit de jolis chromos numériquement améliorés. M. Leigh conjure ce danger de joliesse en évitant, le plus souvent, de confronter le peintre à ses sujets ; excepté, comme un clin d’œil, la célèbre image du remorquage du Téméraire, jamais, ou presque, le peintre n’est présenté, tel un héros de Friedrich, devant ses propres modèles maritimes et solaires. Je n’ai d’ailleurs pas compris que certains critiques, dans Les Inrocks notamment, reprochassent à M. Leigh d’avoir sombré dans une sorte de boursouflure esthétique romantique – à croire qu’ils avaient quitté la salle après la première scène. Le réalisateur évite, au contraire, la plupart des scènes attendues, comme dans ce balnéaire Margate dont le spectateur ne verra jamais que les quais, les bateaux et la petite maison où séjourne le peintre pour travailler ; et jamais ce panorama qui, paraît-il, fait la réputation de la station. Le réalisateur désamorce – à quelques exceptions près – ses propres tendances à chercher l’éblouissement : ainsi la salle d’entreposage des toiles, chez Turner, n’est-elle, malgré la mise en scène spécifique à laquelle sont soumis les clients putatifs du peintre, rien de plus que quatre murs peints en rouge, couverts de toiles achevées et empilées là sans art, illuminées par une verrière que tamise des tentures mal nettoyées et couvertes de mouches mortes. Souvent, aux panoramas embrasés et majestueux du peintre, M. Leigh préfère les petits intérieurs à la Vermeer – car c’est à Vermeer, plus qu’à Turner, que fait penser l’image de ce film. Il filme l’intime, place souvent sa caméra au seuil des pièces – comme dans cette scène difficile entre le peintre, filmé de dos, son ex-femme et sa fille, scène où l’attention du spectateur est appelée sur les seules mains de Turner, qui se tordent à l’annonce de la mort de son autre fille, intérieurement reniée et extérieurement abandonnée. En changeant l’artiste de décor, M. Leigh prend rarement de grands angles : la caméra se resserre sur les visages – notamment celui, expressif, de Spall – sur leurs non-dits, leurs petits bavardages communs, cherchant dans l’espace restreint du champ la clé de l’individu Turner.

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Le scénario parvient, généralement, à éviter d’en dire trop, bien aidé en cela par la performance remarquée, laconique et bougonne de Timothy Spall, l’interprète principal du film. L’artiste, invité à l’occasion à s’exprimer sur son art, montre, dans l’ordre du langage, la même force déstructurante que sur ses toiles ; Turner ne finit pas toujours ses phrases, il ne cherche même pas, la plupart du temps, à en faire, se contentant d’agencements syntaxiques simples, dans un discours minimal, tenu par des substantifs basiques. La lumière ne naît pas ici du bavardage. En contrepartie de ce laconisme, le massif Spall impose sur l’écran, outre sa carrure, un jeu de mimiques, de grimaces, de grommellements, qui lui tient lieu de discours. Lorsque certains protagonistes l’interpellent sur son art, ses réponses impolies oscillent entre le simplisme provocateur et le grognement impulsif (À la question d’une noble admiratrice : « Quelle est la différence selon vous entre un soleil levant et un soleil couchant ? », Turner répond simplement :« Quand le soleil se lève, il monte ; quand il se couche, il descend »). À l’occasion, l’homme sait toutefois se faire plaisant, enjoué, séducteur, à sa manière ; la plupart du temps, il en reste à une forme d’expression orale minimale, purement fonctionnelle. Il faut des occasions exceptionnelles pour saisir un souffle de sa curiosité naturelle – les photographies, les expériences de physique – ou de sa sensibilité – ainsi la scène où il chante, d’une voix affreuse mais émue, le lamento de Didon (Purcell), ou celle où il dessine, en larmes, une jeune prostituée. L’artiste n’est pas toujours aisé à percevoir sous les différentes couches de son personnage social ; le laconisme du peintre rend d’autant plus importants les quelques passages où il exprime quelque chose, à défaut de s’exprimer. Quoi qu’il en soit, pour Mike Leigh, l’artiste n’est pas le producteur du discours critique ; il laisse cette fonction à d’autres. Une scène est à cet égard fort signifiante. Confronté dans son atelier au jeune John Ruskin – interprété à la manière lassante d’un exaspérant petit cuistre – Turner s’en tient à un discours d’une grande simplicité : le rappel du sujet du tableau, articulé par quelques détails. En revanche, Ruskin, surinterprétant le travail du maître, se livre en quelques instants à un discours critique presque délirant sur la signification philosophico-artistico-théologique de l’œuvre. En une scène passe l’idée d’une dichotomie entre d’une part une production largement inconsciente – confirmant le célèbre « vous ne savez pas ce que vous faites » de Lacan à Duras – et de l’autre une conscience largement improductive – celle de la critique. Néanmoins, même si John Ruskin montre une supériorité manifeste dans la maîtrise du langage, Turner s’avère à l’occasion capable de défendre – en ramassant nettement son propos – sa perception de l’histoire de la peinture, lors d’une discussion (un peu compassée) sur l’art de Claude le Lorrain, le grand maître de Turner. Même s’il parle peu, ne livrant que rarement le fond de sa pensée, et jamais le fond de son art, Turner montre qu’il n’est pas absolument un butor génial et bourru, rôle dans lequel l’interprétation de Timothy Spall semble parfois l’enfermer.

S’il se montre assez à l’aise pour mettre en scène l’homme, Mike Leigh est plus prudent avec le peintre. Il est assez paradoxal de constater que dans ce film, on peint peu. Quelquefois, Turner est filmé mettant la dernière touche à une marine ; en général, il ne fait que traverser l’écran, se confronter quelques instants à son rôle social, avec son père, sa servante, ses proches, ses confrères, ses clients, ses connaissances, pour disparaître peu après, pour une autre scène similaire. La caméra du réalisateur tourne autour de son sujet, se place une fois à droite, l’autre à gauche, souvent derrière lui, parfois devant, mais elle ne saisit que très rarement l’artiste peignant. Le mystère du Turner avant-gardiste, passé presque sans transition des paysages classiques de « Claude », comme les Anglais appellent le Lorrain, à une forme de pré-impressionnisme, reste entier. Bien que Constable fasse une petite apparition, lors d’une scène satirique à l’Académie de peinture, peu de choses sont montrées de l’art en général et de celui de Turner en particulier. La peinture est examinée ici par le versant de la sociabilité élitaire, d’une part (les clients, le patronage royal, l’amateur parvenu, qu’il le soit intellectuellement ou financièrement), par celui des petits conflits d’ego de la confrérie picturale de l’autre (via le Salon de 1832 ou les difficultés et les complexes du personnage récurrent de Benjamin Haydon (1786-1846)). Si M. Leigh montre une certaine finesse dans son appréciation des relations, des jeux d’influence et de pouvoir chez les peintres, par ses scènes, plutôt réussies, sises dans les salons académiques, il peine parfois à dépasser l’échelon d’une sociabilité superficielle et à entrer plus nettement dans la tête des artistes. En matière de compréhension picturale, le spectateur se contentera donc de l’admiration, ridiculisée, de Ruskin, du mépris, imbécile, de la Reine Victoria et, bien sûr, de sa conviction intime. Cette reconstitution historique ne sonne pas faux ; elle manque peut-être un peu de matière, de complexité, d’ambivalences.

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Je regrette d’ailleurs que les scénaristes aient parfois cédé à une forme de discours attendu sur « l’artiste maudit ». Certes, le XIXe siècle fut par excellence celui de l’hostilité entre Académiques et Avant-Gardistes, entre philistins et véritables artistes. Baudelaire et Flaubert nous l’ont assez répété, à nous Français. Cependant les deux scènes les plus éloquentes dans leur exposition du thème de l’artiste comme génie incompris jurent un peu avec l’élégance et la discrétion du reste du film. On y voit d’abord la Reine Victoria et son époux condamner avec hauteur deux toiles de Turner, alors que celui-ci se dissimule derrière l’embrasure de la salle – et entend donc l’opinion royale à la manière d’un valet de comédie. Ensuite, le scénario emmène Turner au spectacle et le confronte à la moquerie d’une salle entière : une piécette comique dénonce lourdement l’engouement de riches snobs envers sa peinture réputée incompréhensible ; effondré, le peintre quitte la salle avant la fin du spectacle. Fallait-il caser quelque part, à tout prix, un léger coup de griffe baudelairien sur l’albatros que ses ailes de géant, etc. ? Ces deux scènes, très explicites, lourdement soulignées, dissonent avec la matière plutôt allusive de l’œuvre. Exemple de cette intelligence générale d’exposition, la maladie de la servante délaissée est exposée peu à peu, mais elle n’est pas expliquée. Est-ce une maladie vénérienne transmise par Turner – qui use d’elle sexuellement quand le besoin s’en fait sentir – ? Est-ce, plus subtilement, une forme d’allergie et d’intoxication aux pigments ? Sa peau s’abîme en effet après la mort de Turner père, qui s’occupait au départ de préparer les couleurs de son fils, fonction que la servante a reprise. Rien ne sera explicité de ce mal, probablement létal et irréversible ; le spectateur est libre de l’interpréter comme il l’entend, et il y verra, probablement, une forme de manifestation métaphorique de l’égoïsme néfaste de l’artiste. Comme le soulignait Paul Claudel évoquant sa sœur Camille dans ses fameux Mémoires improvisés avec Jean Amrouche, la condition de l’artiste s’apparente bien à une « malédiction », pour soi comme pour l’entourage. Quoi qu’il en soit, les deux petits impairs sur le peintre maudit exceptés, c’est la force de ce film que de ne pas vouloir à toute force proposer une interprétation, voire de ridiculiser celui qui se fait profession d’en exposer une (Ruskin).

En voyant Mr Turner, je l’ai dit plus haut, j’ai pensé, brièvement, au livre anti-romantique de Patrick White, ici chroniqué, Le Vivisecteur. Bien sûr, le rapport pictural est plutôt ténu entre les lumineuses marines déstructurées de J.M.W. Turner et les tableaux déconcertants de Hurtle Duffield, mélange de Bacon, de L.Freud et de Roy de Maistre. Bien sûr, le film tend à rechercher, avec plus de discrétion qu’une certaine critique malveillante a bien voulu le dire, le beau, tandis que le livre, lui, se situerait, sur la carte des émotions, entre le grinçant, le grotesque et l’obscène. Bien sûr, le livre permet d’autres aperçus sur l’intériorité du peintre, sur sa quête, sur ses illuminations que ce film, qui contourne avec application les enjeux picturaux soulevés par la carrière de Turner. Néanmoins, par leur parti pris commun de montrer l’artiste comme un douloureux mystère, centré, voire fermé, sur lui-même, d’exposer les conséquences de ses choix sur son entourage et de ne pas laisser l’appréciation de l’œuvre contaminer celle de la vie, les deux travaux semblent tirer dans un même sens, réaliste, non, mieux que réaliste, lucide.

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Quatre variations sur l’art : Portraits imaginaires, de Walter Pater

Galerie de peinture du Sans Souci, Potsdam

Galerie de peinture du Sans Souci, Potsdam

Walter Pater, Portraits imaginaires, Éditions Ombres, coll. « Petite Bibliothèque Ombres », 2012 (trad. Philippe Neel) (première éd. originale 1887) (éd. originale traduction Neel 1930)

On est toujours tenté de chercher des correspondances étroites dans un recueil de textes, même épars, même publiés dans des revues différentes, sur plusieurs années. Réunir des écrits sous un seul titre, sous une seule reliure, c’est leur conférer une unité sous-jacente, organiser leur dialogue, permettre leur mise en relation. Or, généralement, si une unité thématique ou formelle émerge du corpus, elle tient plus fermement à la cohérence interne de son auteur qu’à l’incertaine harmonie des parties qui le composent. Un recueil n’est pas une dissertation ; chaque partie est détachable des autres et signifie, par elle-même, quelque chose. Elle n’entretient que des rapports lointains avec celles qui la précèdent et qui la suivent ; fragments d’une même pensée, facettes d’un même regard, les textes s’enrichissent mutuellement sans néanmoins s’articuler autour d’une idée forte et déductive. Pourtant, le lecteur, en les lisant les uns après les autres (ou les autres après les uns), repère des relations, peut-être imaginaires, entre eux. Quelle est la part de l’auteur ? Quelle est la part du lecteur ? Y trouve-t-on un fil thématique presque invisible ? Manque-t-on la particularité centrale de l’ensemble à force de chercher des relations hypothétiques et périphériques ? En cela, les quatre Portraits imaginaires de Walter Pater forment un ensemble aussi brillant qu’original. Ces textes, de facture fort diverse, et de tailles à peu près équivalentes, présentent des décalages, des différences, une sorte de dysharmonie stylistique et formelle qui les rendent irréductibles les uns aux autres. Pourtant, une même sensibilité, attentive et précise, celle d’un philosophe et esthète délicat, a présidé à leur création. Et une quête de sens sous-jacente paraît les animer. Ces explorations critiques, nuancées et colorées posent, sous l’apparence de la fiction, des rébus insolubles, ceux que l’art, au plus profond, finit toujours par exprimer pour qui s’y intéresse : liens secrets entre la vie et l’œuvre, puissance inconsciente et enfouie de l’artiste, mystère de son éventuel silence, force de ses capacités intuitives.

Pater a ainsi produit quatre variations, divergentes, sur l’art et les artistes ; quatre textes singuliers, posant chacun une énigme dont la résolution est laissée, ouverte, au lecteur ; quatre portraits imaginaires d’un rapport à la création ; quatre petits drames dont la fin brutale suggère, et c’est leur force, un mélancolique sentiment d’inaccompli.

Que sont donc ces quatre histoires ? Quatre biographies, s’intéressant à quatre artistes, dont trois sont imaginaires et un mal connu. Un prince des peintres de cour, sous la forme d’un journal intime, s’intéresse à Antoine Watteau, le peintre paradoxal des fêtes galantes ; Denys l’Auxerrois, réminiscence de légendes païennes, forme un mystère médiéval et poétique, celui du retour inopiné de l’âge d’or ; Sébastien van Storck présente, sous le vernis de la fiction, une réflexion philosophique sur les rapports entre la raison la plus sèche, l’art et le monde ; Le Duc Carl de Rosenmold s’intéresse, non sans ludisme, à l’émergence historique d’un art et d’une conscience propres à l’Allemagne. Chaque texte présente une couleur différente : Un prince des peintres de cour joue sur les contrastes entre l’atmosphère délicate et colorée des peintures de Watteau et l’austérité des terres du Hainaut, âpres et sombres, dont le peintre est originaire ; Denys l’Auxerrois a la vivacité figée des vitraux, un éclat poétique et symbolique proche des rêveries préraphaélites, un grain primitif et heurté ; Sébastien van Storck, mélancolique comme la Hollande où se situe l’action, présente des teintes plus grises, plus aqueuses, plus ternes, comme un écho de la profonde mélancolie de son personnage principal ; Le Duc Carl de Rosenmold hésite enfin, comme son héros, entre la vivacité enjouée, teinte de superficialité, de la civilisation latine, la rigueur lumineuse et insondable de l’héritage grec et les beautés ambiguës, ombreuses et forestières, du monde germanique. Une énumération répétée des traits particuliers de chaque texte n’aurait pas beaucoup d’intérêt. Si je souligne, par ces catalogages un peu hâtifs, leurs thématiques et leurs coloris, c’est bien parce que ces aspects signent les textes, donnent leurs tendances principales, fondent leurs apparences. Ils définissent l’impression première que dégage leur lecture. Le propos de Walter Pater, ce me semble, n’est pas celui d’un romancier, porté sur le scénario et les intrigues ; les Portraits imaginaires n’en sont certes pas dépourvus, chacun s’achevant sur un drame ; néanmoins, leur intérêt n’est pas là. Ils comptent surtout pour leur ambiance et la réflexion qui les sous-tend, pensée inaboutie, ouverte, sensible. Pater était avant tout un écrivain d’art et un philosophe. Ses fictions se déploient donc sur deux axes bien distincts : un axe de peintre (ou de poète) où comptent la composition, les couleurs, les effets, les symétries ; un axe de philosophe, où prédominent les réflexions esthétiques, les hypothèses, les déductions, la raison. La force singulière de ces Portraits réside dans l’élégance suture des deux formes : la palette du peintre rend vivante l’argumentation philosophique ; la réflexion intellectuelle donne profondeur aux compositions du peintre.

L’éditeur « Ombres » – singulière petite maison toulousaine, au catalogue riche et cohérent, et dont la presse ne parle jamais – a choisi d’accompagner son texte des réflexions d’Oscar Wilde et d’Arthur Symons sur l’œuvre de Pater en général et ces Portraits imaginaires en particulier. Il est difficile de passer après eux et de trouver dans ces textes des richesses et des points de vue inaperçus. Je vais néanmoins essayer d’évoquer, à ma mesure, mon impression de l’ensemble, à distance des deux prestigieux glossateurs.

Généralement, des quatre textes, Un prince des peintres de cour est considéré comme le moins fort, le moins pertinent, le moins intéressant. Il tient une place à part. Sa singularité dans le corpus tient déjà au fait qu’il présente, à l’inverse des trois autres, un artiste réel, historique, dont les œuvres sont encore estimées, collectionnées et commentées. Le texte prend alors les allures d’une critique d’art plaisamment déguisée, source peut-être de la méfiance qu’il suscite. Peut-être le jugement négatif tient-il aussi à la forme étrange d’une nouvelle particulièrement tamisée par la multiplication des filtres narratifs ? En effet, plutôt que d’être l’œuvre d’un narrateur extérieur, ce texte se présente sous la forme, assez peu vraisemblable, d’un Journal, exclusivement consacré à l’artiste, et tenu par la sœur d’un ancêtre de Walter Pater – qui fut historiquement (l’ancêtre et non sa sœur) le seul disciple connu de Watteau. S’étendant sur la petite vingtaine d’années qu’a duré la carrière du peintre, entre son éveil à la peinture et sa mort de la tuberculose, le Journal hésite entre la pure reconstitution et la critique d’art. Comme Watteau, d’abord ornemaniste, a décoré une pièce de la maison Pater, la narratrice a certes acquis une certaine expérience personnelle et quotidienne de ses œuvres ; son regard acéré trahit néanmoins celui, rétrospectif, de l’historien d’art qui tient la plume ; ses exégèses, même sous la forme légère, elliptique, que leur donne Pater, expriment moins les impressions épisodiques d’une jeune femme contemporaine, même attentive et profane, que les traits théoriques et savants d’un esthète expérimenté.

Cette incohérence formelle, entre l’essai réflexif et le journal fictionnel, redouble les incertitudes que porte le personnage même de Watteau. Le peintre n’a connu qu’une courte carrière (quinze ans à peine), vécue en partie dans l’obscurité (mais non dans l’absence de reconnaissance, lui qui fut admis en 1712 à l’Académie). Le mystère de Watteau, que Pater éclaire sans éclaircir, tient à son étrange distance d’avec son œuvre ; comme si le peintre n’avait exécuté que des commandes méprisables, répétitives, à la mode, dont il se départait et pour lesquelles il n’éprouvait que dédain. L’enseigne de Gersaint (œuvre d’une profondeur remarquable, que j’ai pu contempler à Berlin), tableau que Pater connaît mais qu’il ne cite pas – son porte-voix narratif ne peut l’avoir vu – exprime bien ce sentiment étonnant. Watteau intrigue, car il est comme absent de son œuvre ; l’artiste froid, austère, peint des scènes bucoliques et joyeuses, en décalage complet avec sa personnalité ; sa peinture exprime des conventions, des modes ; et c’est par le fait même que le peintre se distancie de ses propres compositions, qu’il touche, derrière les apparences, autre chose, un autre chose que devine la narratrice, que suggère Pater, mais qui ne nous sera pas livré. Watteau montre autre chose ; désigne autre chose : met en scène autre chose par son absence apparente ; mais quoi ? Le sens de l’œuvre échappe toujours et la vie de son auteur n’est d’aucun secours dans cette recherche. Quelques années avant Le Motif dans le tapis, la célèbre et brillante nouvelle de James, Walter Pater avait en fait, sous une forme narrative moins aboutie que le Maître, approché ce mystère fondateur de l’art, l’impossibilité aussi frustrante que féconde de trouver, dans l’examen de la vie et de l’œuvre d’un artiste, sa clé de voûte, son fondement, son moteur. Toutes les recherches méritent d’être menées, mais aucune n’aboutira. Des quatre énigmes des Portraits, peut-être celle-ci est-elle la plus sibylline, la moins approfondie, et, partant, la moins efficace.

Un prince des peintres de cour souffre aussi de l’immédiat voisinage de Denys l’Auxerrois, mystère médiéval fort bien mené, d’une main poétique et sûre, par son auteur. Il s’agit du texte préféré de Wilde dans ce recueil. Il ne présente pas un artiste absent, comme pouvait l’être Watteau, mais un artiste inconscient de son œuvre, ou, pour être plus précis, inconscient des effets de son œuvre. Ici, il n’est plus question de journal intime et de peintre. Le mystère tient simplement à cet argument : le retour de Dionysos et de l’âge d’or. La légende est-elle authentique ? Partiellement ? Née entièrement de l’imagination de l’auteur ? Peu importe. Alors qu’il visite Auxerre, Walter Pater découvre, sur des vitraux de la cathédrale, une histoire sans paroles, une composition de vitraux sans légende, à laquelle il va, plaisamment, donner une substance. Lorsqu’un auteur victorien s’empare du Moyen Âge, il le tord souvent dans un sens assez peu crédible, plus inspiré des romans courtois que des sévères recueils d’annales chers aux médiévistes. Par son aspect fantastique et légendaire, Denys l’Auxerrois contourne cet écueil du toc, du faux, du carton-pâte – si sensible dans les reconstitutions néo-gothiques du XIXe. L’histoire est assez simple : alors qu’ils travaillent à l’érection de leur cathédrale, des ouvriers auxerrois découvrent, sous terre, un sarcophage antique. Il contient une fiole de vin intacte, bientôt partagée par la communauté. Quelque temps après cette profanation éthylique, survient un jeune homme, Denys, dont la présence illumine rapidement la vie de la collectivité. Si le lecteur, un peu distrait par les détails les plus raffinés de la prose de Pater, n’a pas encore fait le rapprochement, l’auteur le lui impose par la multiplication des indices. Denys est Dionysos. Son été est un nouvel âge d’or, joyeux, fertile, aimant ; les hommes étanchent leur soif de vivre ; les récoltes sont abondantes comme jamais ; la communauté est heureuse. La puissance Dionysiaque – on est à l’époque des théories de Nietzsche – agite et réjouit. Seulement, comme l’ivresse, elle a ses excès virulents, ses lendemains nauséeux, ses inquiétudes avivées. Est-ce bien un « golden age » ? Ou un « gilded age » de plus ? Et pourquoi ce brave personnage déteste-t-il tant la chouette, sinon parce qu’elle incarne la sagesse, vertu qu’il ignore et instinctivement exècre ? L’Église parvient, avec sa remarquable force d’assimilation, à mettre à son service cette puissance, mais il est déjà trop tard. Denys, dont le narrateur ne pénètre jamais les pensées, remarque qu’il est de moins en moins aimé, que son œuvre produit des effets de plus en plus dévastateurs, sur lesquels il n’a pas prise. Une forme d’inconscience meut l’artiste ; ce qu’il révèle au monde, il ne le sait pas lui-même ; et s’il le sait, il ne peut l’expliquer. C’est par une dernière manifestation d’inconscience exaltée, la musique et le jeu scénique, que son destin tragique se noue. Les hommes ne veulent pas d’âge d’or dionysiaque, qui s’oppose à la sagesse et à la mesure ; l’excès engendre l’excès, jusqu’à la mort et à la dissolution. La fureur de la foule est un dernier écho sacrificiel de l’ivresse dionysiaque, dans ses aspects les plus païens. L’artiste meurt avec son mystère, cette œuvre qu’il n’avait pas comprise et dont les hommes avaient seulement observé les effets délétères.

Sébastien van Stock se situe dans une tout autre dimension littéraire que ce mystère médiéval, au point de contact exact entre une écriture picturale et une écriture philosophique – passant par la parabole. Si, pour Pater, Watteau est un artiste absent de son œuvre, si Denys est un artiste inconscient de son œuvre, van Storck peut être résumé comme un artiste refusant de faire œuvre. Ce jeune hollandais, contemporain de Spinoza, est présenté comme une double énigme : l’une, celle de son refus croissant du monde, trouve sa possible résolution dans l’examen précis de ses motivations par le narrateur ; l’autre, le paradoxe de son sacrifice, permet de maintenir un halo de mystère à l’arrière-plan du personnage. Reprenons plus en amont. Van Storck naît dans une ambiance singulière, de canaux, de brumes et d’humidité ; son tempérament, d’une austère fermeté, contraste avec ce climat imprécis, ce flou caractérisé, cette aquosité fluide, qui enveloppe et assoupit la Hollande. Le personnage cherche la vérité, par le seul jeu de la pensée, avec une rigueur extrême, jusqu’à la plus étique définition possible. Si sa démarche s’approche de celle de son modèle avoué, Spinoza (L’étique plutôt que L’éthique), elle évoquera au lecteur contemporain une sorte d’étonnante préfiguration de Wittgenstein – au moins par son comportement asocial et sa rationalité acharnée – voire de Blanchot – par son appétit de blancheur, de silence, d’absence. Bien sûr, Pater n’invente pas Wittgenstein et Blanchot, mais il pressent, dans une forme de présence refusée au monde, fondée sur des motifs rationnels, par des êtres doués d’une extrême sensibilité, les formes que pourront prendre, dans la pensée européenne, les thèmes du vide et de l’absence. Je ne suis pas assez versé en ces matières pour pousser le lien au-delà de ce que commande mon intuition d’individu modérément cultivé ; je pense néanmoins qu’un parallèle pourrait être tracé entre Sébastien van Storck et l’histoire ultérieure de la pensée européenne, sa quête (assez bruyante et bavarde) de silence, d’absence, au fond, son désir de négation. Pater, quoi qu’il en soit, ne va pas jusqu’à assumer en son nom les positions de son personnage. En effet, dans les dernières pages de la nouvelle, il opère un décalage avec la pure description dont il était l’auteur ; Pater analyse et juge son personnage du dehors ; l’auteur, à l’inverse de sa création, croit en la fécondité de l’œuvre, de l’acte comme de la parole.

Van Storck cherche, dans un enchaînement extrêmement rigoureux de causes et de conséquences, de présupposés et de déductions à toucher une forme inaltérable et substantielle de vérité. L’artiste, selon Pater, peut approcher cette vérité à la condition d’emprunter une multitude de sentiers et de raccourcis, de multiplier les formes comme les tentatives. Par définition, il est plus sensible que le commun au miroitement infini et subtil du monde ; par son don protéiforme, il effleure de bien des façons, par l’acte même de création, la substance unique et véritable. À l’inverse, Van Storck cherche cette substance par le retrait, le refus, l’absence. Contrairement à Bartleby (Melville), il est capable d’expliquer sa démarche, le sens de son retrait, conséquence d’une extrême lucidité sur le monde, conséquence d’un refus de s’illusionner, d’un refus de se payer de mots, risques que connaît bien l’artiste en travail. Van Storck refuse d’œuvrer ; toute passion est pour lui un léger dérangement de la surface de l’Esprit ; il tente d’atteindre une lucidité mathématique sur le monde, par le refus des passions. Sa sagesse est en réalité une négation : sa lucidité a alimenté un froid intérieur qui en lui a tué toute ardeur de sentir, puis toute ardeur de connaître, puis toute ardeur de créer. Le processus finit par se détruire lui-même dans une crépusculaire désintégration : rien ne rime à rien, il ne faut souhaiter qu’une chose, que la pensée retrouve son immuabilité et la conscience son absence. Son nihilisme, d’abord alimenté par une fierté de se contrôler et de n’estimer que la pensée pure, tourne à une manie fanatique du refus, à une gloire de l’anesthésie des désirs, à une renonciation infinie ; elle ne peut déboucher que sur une réalité, l’encre noire de la mélancolie. Son journal se désintègre à mesure qu’il s’approfondit dans la négation ; le néant l’enveloppe ; son acuité rationnelle s’obscurcit. La dernière étape d’un tel chemin de renoncements, on la devine, c’est le refus de la vie, l’acte final contre soi. Pour Pater, qui se démarque sensiblement d’un dangereux maître à penser dont il note les fautes de raisonnement, Sébastien a surtout agi par un orgueil presque anorexique, celui de se refréner, et d’en tirer une jouissance nourrie de spiritualité oblique et négative ; il a projeté sur l’univers sa propre mélancolie, née d’un décor et d’une maladie (la tuberculose) ; il a cru saisir par un squelette de pensée morte ce que, seul, un désir absolu et dévorant d’englober le monde pouvait toucher. Comme pour échapper à son analyste, le personnage commet néanmoins un dernier acte en contradiction avec ses théories et son aspiration au vide : son suicide n’en est pas vraiment un, c’est un sacrifice, un dernier geste salutaire qui met un point discordant à ce qui précède. Si le personnage a bien refusé l’œuvre dont il aurait pu être le père, et que le refus irrigue toute cette parabole esthético-philosophique, elle aboutit néanmoins, par le circulaire refus du refus final, à une énigme aussi intrigante que le sont celles de Watteau et de Denys.

Le duc Carl de Rosenmold achève le recueil par une respiration ; ici le propos est moins philosophique qu’historique ; on quitte les rivages irrespirables et inondés de la mélancolie. Carl, le personnage principal, aspire à la vie et aux plaisirs autant que Sébastien y renonce. L’infortuné duc prend, par rapport à ses trois « homologues » patériens, la figure du précurseur d’un temps, d’une époque, qu’il sent advenir, dont il pourrait même devenir un éminent représentant ; par un malheureux et tragique hasard, l’œuvre se refuse à lui. Rosenmold est un de ces chemins avortés dont l’histoire de la pensée et de l’art n’ont pu retenir les noms. Arrivés trop tôt, morts trop jeunes, ayant manqué l’exacte révélation de leur mesure, ces hommes et ces femmes ont pressenti des époques qu’ils n’ont pas pu faire naître. Pour le dire en une phrase, Rosenmold incarne l’histoire des prémisses de l’art national allemand. Né dans une petite principauté assoupie de cette Allemagne encore éclatée en trois cents entités indépendantes, Carl possède le caractère et la sensibilité d’un artiste. S’offrent à lui, en son siècle, les formes solidifiées, presque calcifiées, des arts français et italien ; l’historien Pater sait bien qu’en 1750 ces deux arts sont plus près de l’éternelle répétition que de la régénération créative ; celui qui s’y adonne se livre à des exercices imposés dans lesquels trop de géants l’ont précédé. Inconscient de ce processus d’épuisement, Carl, comme son contemporain Frédéric II auquel le lecteur ne peut manquer de penser, adopte un art qui n’est pas le sien, qui n’est pas celui de sa nation, qui n’est pas celui de son âme. La première partie de la nouvelle est marquée par l’insincérité du personnage principal qui va, pour s’amuser un peu, jusqu’à simuler sa propre mort. Vie théâtrale et fausse… Il assiste à son propre enterrement puis revient, à la stupeur de ses futurs sujets, qu’il exaspère ainsi de ses frasques. Pour les faire oublier, il part faire un grand tour, à la découverte de la France et de l’Italie. Son destin se noue lors de ce voyage ; il y découvre Cologne, le Rhin, la douceur de la Forêt-Noire, la beauté des Alpes et ne dépasse pas les frontières de l’espace germanique. Le voilà éclairé sur lui-même, sur sa propre recherche ; il invente un mot pour cette exaltante découverte nationale : l’Aufklärung. L’allégorie est transparente : Carl annonce Herder et Goethe, le réveil culturel de l’Allemagne, le Classicisme de Weimar et le Romantisme. Il abandonne la forme morte des arts français et italien pour accoucher d’un art allemand, et, partant, sincère. Carl est devenu lui-même ; l’Allemagne peut être l’Allemagne. Pour adoucir ce message assez schématique, Pater l’entoure d’une jolie histoire d’amour, très XVIIIe ; il n’hésite pas, néanmoins, à l’achever par une autre allégorie, plus inquiétante. Le duc finit écrasé, de nuit, alors qu’il s’apprêtait à épouser en secret sa bien-aimée, par une troupe en armes ; on ne trouvera ses restes que des années plus tard ; l’Allemagne aspirant à l’élévation culturelle et esthétique finissant piétinée par l’Allemagne des soldats et des tambours, des marches et des contre-marches, cela rappelle forcément quelque chose. La Prusse l’a emporté sur Weimar ; et derrière le beau rêve esthétique allemand s’entend un lourd bruit de bottes. Faut-il parler de prescience ? Des soldats allemands écrasant la civilisation, le rêve, le sentiment, chez eux puis à l’extérieur ; n’est-ce pas l’histoire ultérieure de l’Europe ? Le duc de Rosenmold incarne bien, alors, en sa plus entière plénitude, la figure du précurseur, mais du précurseur vaincu.

Ces quatre Portraits imaginaires sont autant de variations élégiaques sur la présence de l’artiste au monde. Par le biais de fictions, libres, explicitement imaginatives, Walter Pater, avant tout essayiste, s’est offert les moyens d’explorer plus avant les thématiques artistiques et philosophiques qui le touchaient particulièrement, et dont une approche uniquement réflexive devait lui paraître insuffisante : la quête du sens dans la vie et le corpus de l’artiste avec Watteau, la dialectique nietzschéenne de l’apollinien et du dionisyaque avec Denys, le cheminement problématique de l’œuvre entre raison et sensibilité, désir et mélancolie, présence et absence avec Sébastien, la recherche d’une expression artistique historique avec Carl. Et par les figures énigmatiques ainsi délimitées, quatre mystères fondamentaux de l’expression artistique humaine auront été énoncés, mais non résolus – car ils ne peuvent l’être : l’absence, l’inconscience, le refus et l’intuition.

Une vie d’artiste : Le Vivisecteur, de Patrick White

Atelier de Francis Bacon

Atelier de Francis Bacon

 

Le Vivisecteur, Patrick White, Gallimard, 1979 (trad. Georges Magnane) (Première éd. originale 1970)

Cette note continue la série « Nobel » de ce blog, où figurent des recensions d’œuvres de Séféris, V.S.Naipaul, Bjørnson, Pirandello, Steinbeck, Faulkner, Kenzaburo Ôe ou Yeats (voir la section Tout le blog en une page). Pour la petite histoire littéraire, ce livre, un des plus célèbres de son auteur, a récemment terminé parmi les finalistes du Man Booker Prize 1970. Récemment ? Oui, récemment. Le prix changea de périmètre en 1971, passant d’une récompense destinée aux livres parus l’année précédente (ce qu’il fit jusqu’en 1970) aux livres parus l’année en cours (à partir de 1971) ; de ce fait, les romans de 1970 ne concoururent pas pour le prestigieux prix littéraire britannique. Quarante ans plus tard, les organisateurs décidèrent de combler cette lacune : Le Vivisecteur a terminé finaliste, battu par Troubles de J.G.Farrell, mort prématurément en 1979, à l’âge de 44 ans.

Parce qu’elle confond recherche d’expression personnelle et quête de vérité artistique, notre époque a tendance à représenter l’art comme l’horizon indépassable de nos existences. Qu’il apparaisse nu, au grand jour, sous son nom (quelque peu grandiloquent désormais), ou qu’il se dissimule en ce substitut démocratique qu’est la « culture », l’art apparaît être la voie idéale de la réalisation de soi, entendue comme la parfaite cristallisation en actes des singularités de chaque être humain. Le moi n’atteint sa pleine expression que chez l’artiste. Pour être soi, et échapper ainsi aux ternes déterminismes de la vie sociale et aux contraintes rigoureuses du marché du travail, la seule voie qui soit désirable et réputée accessible à tous (en théorie, car en pratique elle ne l’est à personne ou presque) est l’art, démocratie méritocratique parfaite où ne comptent (toujours en théorie) que le doigté, le travail et le mérite. D’où la prolifique pléthore d’aspirants plasticiens, d’aspirants écrivains, d’aspirants musiciens, d’aspirants chanteurs, d’aspirants comédiens ; ils cherchent autant le moyen de s’extraire de la gangue boueuse de leur existence qu’une voie d’expression pour leur petite idiosyncrasie. Il s’agit là d’artistes accessoires, qui se vengent de la banalité de leur vie et de leur personne en surinvestissant un domaine particulier et connexe de leur quotidien, priant pour qu’il leur accorde en retour plus qu’ils n’y investissent. Ils veulent moins devenir artistes qu’échapper à l’esclavage du labeur salarié et aux contraintes qu’il suppose : l’art s’entend alors, faussement, comme une rente libératrice. Quand la manie artistique, en principe bénigne, atteint des proportions excessives, elle se double souvent d’une quête assidue et tangente de célébrité, qui relève d’une autre pathologie du temps, la fièvre narcissique de la reconnaissance. Tout ceci repose sur la mystique salutaire d’un individualisme libérateur, et dégénère souvent, dans les faits, en une maigre apologie des pouvoirs créatifs du consommateur. L’art ne se dégrade pas tant d’être pratiqué en amateur que de se transformer en produit culturel consommable, en « personnalisation », en cette « customisation » corsetée que permettent les produits créatifs dits « bacs à sable ». L’artiste, mû par une capacité expressive supérieure, est pourtant bien autre chose que ce consommateur orienté qui opère quelques choix dans un espace limité par le producteur.

Il est possible de gloser longuement sur le potentiel libératoire de l’activité artistique ; il est possible aussi de développer une vision romantique – aussi paresseuse que fausse – de la tentation bourgeoise de la vie d’artiste (voir quelques exécrables produits contemporains comme le film L’Homme qui voulait vivre sa vie) ; il est possible, enfin, d’admirer dans l’existence de l’artiste les zones les plus lumineuses (la liberté, l’expression de soi, la quête de beauté, la réussite) en passant sous silence les nécessaires et sombres contreparties (l’angoisse, le sentiment d’incapacité, le harassant questionnement formel, le spectre de l’échec). Le Vivisecteur du romancier australien Patrick White constitue un antidote à l’infection de cette lecture faussée et imprécise de l’art. Il est dommage qu’un tel livre – comme toute l’œuvre de White – soit si difficile à trouver de nos jours. Comme le souligne Jean-Philippe Domecq, dans Qui a peur de la littérature ?, le texte « baroquisant » de Patrick White contrecarre le lyrisme nébuleux qui accompagne les gloses et les commentaires mal informés sur l’Artiste et ses Œuvres. Le Vivisecteur développe une perspective intérieure sur l’art, inspirée par le XXe siècle et par l’expérience de la modernité. Un ami de l’auteur, le peintre australien Roy de Maistre (1894-1968), a joué le rôle de modèle et de déclencheur ; d’autres peintres viennent à l’esprit du lecteur au fil du roman (Bacon, Lucian Freud). Pour Patrick White, l’art est une vocation, au plein sens du mot. Le journalisme et la bureaucratie, par facilité et par traque effrénée des répétitions, ont fait de la « vocation » un synonyme vaguement pédant du syntagme « il doit » ou du substantif « fonction » : « ce document a vocation à » ; « ce service a vocation à », «  la vocation de ce progiciel sera de », etc. La vocation se dégrade alors en une vague destination générale, un semblant d’affectation qui perd tout rapport avec l’idée étymologiquement si considérable de se vouer (sous-entendu cliché « corps et âme ») à une cause et au destin subséquent qu’elle suppose. Hurtle Duffield, le personnage principal du Vivisecteur se voue donc à la peinture, dès son enfance, sans jamais revenir sur cette élection précoce. Ce roman n’est pas celui des tergiversations d’un jeune homme n’osant se lancer dans l’activité artistique ou, ce faisant, triomphant de l’hostilité collective et familiale envers sa vocation : même s’il doit vivre dans la misère la plus noire, même s’il doit construire sa hutte-atelier du bush de ses propres mains, même s’il doit se restreindre en tout et abandonner l’univers des hommes, Duffield peindra. Il importe peu qu’il devienne, au fil des années, un peintre d’envergure mondiale – pour des raisons dont Patrick White, lucide, ne cache pas qu’elles tiennent autant à son talent qu’au fonctionnement économique biaisé du marché de l’art, véritable bourse de valeurs spéculatives. Les réputations se forgent à l’encan. L’artiste, mû par une puissante et inexplicable force intérieure, ne cherche pas dans la peinture, quoi qu’il en soit, un dérivatif ou un succès économique et social. Il est né pour ça, ne fera que ça car, pour reprendre les mots de Samuel Beckett évoquant, lapidaire, sa vocation littéraire, il n’est « bon qu’à ça ».

La carrière de Duffield s’organise, narrativement, en plusieurs périodes resserrées, séparées par de vastes ellipses. Le rythme du récit, fort variable, a pu déconcerter ; pourtant, il couvre les grands âges de la vie : enfance, jeunesse, maturité, vieillesse ; il est vrai que les phases intermédiaires sont passées sous silence et que le récit saute des années entières en une ligne ou en un espace blanc. Des expériences censément cruciales, vues de l’extérieur, sont résumées en quelques lignes, quand elles ne sont pas tues (les morts de plusieurs personnages importants, les deux guerres mondiales). Le roman s’intéresse moins à la carrière artistique et à la réussite extérieure de son personnage principal qu’à son développement intérieur, heurté, et à sa quête personnelle, tumultueuse. Le temps de Duffield, voué à son art, n’est pas le temps commun ; c’est un temps relatif, celui de la maturation des chefs-d’œuvre ; la singularité du peintre doit se manifester aussi dans les discontinuités et les variations du récit, au rythme incertain de son art. Le peintre ne travaille pas en bureaucrate : des années de stase expressive ont moins d’importance qu’un instant de révélation visuelle, sur lequel le peintre reviendra des années durant. Une rencontre anodine compte parfois plus qu’une longue relation. Chaque partie de ce gros livre (édité étrangement en deux tomes de trois cents pages par Gallimard) semble se centrer, une fois les détails de l’intrigue quelque peu élagués, sur la résolution d’un problème pictural particulièrement saillant. Le schéma revient plusieurs fois : Duffield voit quelque chose, teinte, être, lumière, comme personne ne peut le voir, en une épiphanie instantanée, lumineuse et colorée. Elle procède comme une blessure de l’âme que seule la production artistique peut permettre de cicatriser. Traumatisme ou extase, l’instant passé doit être jeté, par la peinture, à la figure de l’éternité. Le vivisecteur, par son œil puis par sa main, opère à réel ouvert jusqu’à la vérité, objet de sa quête. L’art n’est jamais que le truchement par lequel se transvase une réalité perçue en une réalité projetée. White dépeint un artiste doué d’une riche palette formelle et en grande partie inconscient de la nécessité qui le traverse ; confirmant ce que disait Lacan à Duras « Vous, artistes, ne savez pas ce que vous faites », Duffield paraît souvent être l’instrument inconscient d’une nécessité innommée, puissance de vivisection du monde contenue dans son œil et exprimée par sa main. Sa verbalisation des processus en œuvre n’affleure jamais ; s’il pouvait s’exprimer par des mots au-delà de la trivialité, il ne serait pas peintre. La puissance qui l’agit, secret de l’art, ne sera jamais révélée.

D’esquisses en brouillons, de tentatives en échecs, Duffield s’affronte à la vision première jusqu’à parvenir au point précis où celle-ci peut être dépassée. Ces épiphanies ne sont pas des instants remarquables de sa vie, vus de l’extérieur : la première guerre mondiale, à laquelle il a participé (dans les tranchées) est rayée d’un trait et n’a pas de conséquences pour son art ; en revanche la nudité de sa sœur bossue, entrevue l’été de ses quinze ans, reviendra, en leitmotive, jusqu’à la fin de ses jours (et du livre). Ce genre de décalages discordants se répètent au fil de l’œuvre ; des scènes que Duffield seul juge significatives prennent le pas sur le reste ; ils constituent des nœuds de son travail, sur lesquels il revient continûment. Il lui faut les transmuer sur la toile, qu’importent les conséquences de cette mise en peinture sur ses relations personnelles et sociales, notamment sur les sentiments qu’éprouvent pour lui les quatre femmes qui traversent son existence (une prostituée, deux riches femmes mariées et une jeune pianiste). Le vivisecteur opère à cœur ouvert (et battant) : White met en lumière quelle peut être la violence de la retranscription artistique pour le « modèle » involontaire. Elle est, pour certains personnages, impossible à supporter. L’art n’est tolérable que de loin, pour l’observateur non impliqué. Par sa crudité « lucianfreudienne », la peinture de Duffield nie le discours édulcoré que les amants portent en général sur leurs actes et leurs corps ; le peintre ne ment pas, ne corrige pas sa perception, déchiquette et cisaille, jusqu’à aboutir à sa vérité, aussi monstrueuse qu’elle puisse apparaître aux autres. La contrepartie de la vocation artistique est donc que tout, absolument tout, lui est subordonné : Duffield ne peint pas quelques croûtes pour vivre confortablement, passer le temps ou se donner l’illusion qu’il est un grand peintre ; il voit pour peindre, il vit pour peindre, et, en quelque sorte, il tue pour peindre (sinon les femmes, tout du moins l’amour qu’elles lui portent). Pour l’artiste, tel que le présente l’auteur, l’autre n’est jamais une fin, il n’est qu’un moyen, un déclencheur de processus artistiques inconscients et irrépressibles : Nance, Olivia Davenport, Hera Pavloussi ou Kathy Volkov n’ont de sens que par ce qu’elles provoquent chez le peintre, qui ne leur donne rien (sinon quelques plaisirs) et leur prend tout – cette assertion serait à relativiser dans un article plus fouillé sur l’œuvre, mais enfin, tenons-en nous là ici (Kathy en devenant pianiste et concertiste semble en effet échapper à la malédiction du peintre). Difficile d’imaginer un portrait d’artiste plus égoïste ; c’est à peine si, pour lui, existe autre chose que sa toile. Seule sa sœur, Rhonda, à la fin de ses jours, le pousse au don (maladroit), à l’expression d’une générosité (peut-être intéressée). Bossue, misérable, sentant l’urine de ses nombreux chats, isolée, elle est recueillie par Duffield, qui s’occupe (un peu) d’elle (et vice-versa). De cette exception ne peut être inférée aucune règle : par Rhonda, Duffield renoue le lien tranché avec la communauté des hommes et avec sa famille, sans pour autant renoncer à son art et à sa quête ; elle est peut-être une concession de sa – mince – conscience.

White montre le processus artistique de l’intérieur, dans ses tâtonnements, ses obsessions, ses révélations. Il n’y a pas grand chose de désirable dans cette vie-là si l’on n’y est pas appelé ; elle ne pouvait convenir qu’à Duffield ; aux « tentations de Venise » des bourgeois ou des petits-bourgeois se rêvant en artistes, Le Vivisecteur offre un cinglant démenti. La carrière de peintre relève d’une nécessité intérieure existentielle et redoutable. La grandeur côtoie (et rehausse) l’abjection ; le roman est marqué par la conjonction d’éléments « élevés » et « bas », de hauteur et de bassesse. La trivialité et le prosaïsme renforcent la dé-romanticisation à l’œuvre. L’artiste n’est pas une entité éthérée, purement spectatrice, l’âme nourrie de couleurs et le corps, translucide, traversé de lumière. L’artiste est un animal vivant, avec toutes les conséquences qu’entraîne cette assertion. La narration n’hésite pas à préciser les détails digestifs et excrémentiels de la vie du peintre qui, s’il est, de toutes ses forces, un artiste, n’en reste pas moins un corps, un amas de chair, avec ses mécanismes naturels, ses excrétions, ses suppurations. Si ces précisions corporelles, pas toujours agréables pour le lecteur, ont une raison d’être, c’est bien celle-ci : montrer que l’artiste est un tout, qu’il fait œuvre par le grandiose comme par le sale, par la splendeur comme par l’ordure. Duffield rend, dans ses peintures, décrites avec précision, une vérité, belle et laide, grandiose et mesquine, triviale et sublime, telle que le peintre la ressent ; si la scène primitive présente des aspects obscènes, il n’appartient pas au peintre de les dissimuler en idéalisant ce qu’il tente de rendre sur la toile. Au contraire, ces éclairs immondes renforcent la vérité de l’art, représentation d’une perception. De même, à une autre échelle narrative, Patrick White rappelle que son peintre de génie est aussi un être asocial, qui vit chichement dans son capharnaüm, tourné vers le seul horizon de son art, à l’encontre de toute notion de confort bourgeois. Cette vie sauvage n’est pas pour tout le monde. À la vulgarité de la comédie sociale, que Duffield méprise, s’oppose l’expression de sa propre vulgarité de manières. Cette crudité convient bien à l’absence de romantisme du projet littéraire. Une critique mal intentionnée pourrait s’agacer de ces notations scatologiques un peu forcées ; elles relèvent de l’esthétique de l’ensemble et, sans elles, l’œuvre perdrait de sa lumière.

Une caractéristique un peu mélodramatique de la première partie du roman mérite, je pense, quelques réflexions. Hurtle Duffield est né dans un milieu très pauvre : son père est ferrailleur, sa mère blanchisseuse et ils ont six enfants. Le petit Hurtle, six ans, plaît à la patronne de sa mère, Mrs Courtney, une riche propriétaire terrienne. Consciente du don exceptionnel de son enfant – intelligence et sensibilité hors normes, talent pour le dessin – la mère de Hurtle finit par accepter le marché que lui propose sa patronne : l’achat adoptif de l’enfant, que ses parents biologiques ne reverront jamais. Passé d’une classe sociale à une autre, Duffield doit s’adapter à un nouvel univers, qui ne le socialise pas beaucoup mieux que l’ancien. Souvent en délicatesse avec sa sœur adoptive Rhonda, déjà infirme, Duffield finit par rompre sans mot dire avec les Courtney et s’engage dans l’armée australienne. À son retour du front, son père adoptif est mort, sa mère adoptive remariée, il ne la reverra plus – et n’en souffrira guère. Étonnamment, cette enfance au fort potentiel traumatique ne laisse guère de traces dans les parties ultérieures du livre ; cette histoire complexe, violente, d’abandon, d’adoption, de rupture familiale, ne semble avoir aucun effet sur la quête acharnée du jeune homme, de l’homme mûr puis du vieillard que deviendra Hurtle. Cette enfance insolite, comme nulle et non advenue, eût aussi bien pu ne pas exister. Pourquoi Patrick White a-t-il développé un arrière-plan familial aussi complexe, s’il ne sert à rien dans la suite de son récit (sinon à justifier la première obsession picturale de l’artiste, sa sœur bossue) ? Il s’agit d’une question ouverte, pour laquelle n’apparaît pas clairement de réponse. En y réfléchissant un peu, j’ai trouvé plusieurs pistes explicatives, non exclusives les unes des autres (je ne peux concevoir que cette section de l’enfance, qui couvre un quart du livre, soit seulement superflue). Le morceau constitue, en lui-même, une petite satire d’une certaine bourgeoisie foncière australienne du premier XXe siècle, provinciale et parvenue. Elle se pensait subtile et éduquée, se croyait une émanation, un reflet, une partie même des classes supérieures européennes ; elle jouait une comédie faussée pour faire accroire cette image démesurée d’elle-même. Jamais Duffield ne crut à la fiction sociale de ses parents adoptifs : il sut, toujours, que leur jeu était une imposture ; le masque de la bourgeoisie, mal fixé, ne tint pas. Néanmoins, ce morceau de satire eût pu être plaqué autrement, ailleurs (et il l’est parfois, quand le vieux Duffield est confronté à ses acheteuses richissimes). Les aspects mélodramatiques de l’intrigue n’ont donc pas de signification narrative évidente ; ils peuvent relever d’un ordre allégorique. Derrière le thème romanesque de l’enfant vendu par ses parents biologiques à un couple de riches bourgeois, affleure la mise en scène du changement brutal de classe que subit tout artiste passant, par son seul mérite, d’une catégorie sociale à une autre (Debussy en est un cas célèbre). Affleure également la nécessaire rupture qu’entraîne, avec ce même milieu bourgeois, le choix de la carrière artistique. Hurtle Duffield n’a donc pas seulement une translation à supporter (de la bourgeoisie vers la bohème) mais deux (du prolétariat à la bourgeoisie vers la bohème). Sa résistance remarquable à son propre milieu, qui touche à l’imperméabilité, s’observe d’autant mieux qu’elle est redoublée. Elle l’empêche de croire au mensonge social de la classe bourgeoise – qu’il est bien placé pour connaître, mélange d’instabilité, d’avidité et d’hypocrisie. L’expérience du changement d’univers social accroît sa méfiance, son désir d’indépendance, son manque d’intérêt pour les relations familiales. Par là, White souligne l’insularité de l’artiste, sur lequel n’ont de prise ni la guerre, ni l’enfance, ni la famille, habituels clichés explicatifs de la psychologie des individus. Au plus, la jeunesse de Duffield le conforte dans son goût de la solitude. L’insularité ne signifie d’ailleurs pas insensibilité ; Duffield est réceptif à certaines images, perméable à quelques instants particuliers, sensible au monde visible. Ce qui le touche, dès l’enfance, c’est ce qui se laisse métamorphoser, via la palette et le pinceau, sur la toile. Le reste ne compte pas vraiment L’œuvre pas plus que la vocation n’ont leurs sources dans les traumas non dépassés de l’enfance ; devant le flot de l’artiste, nul barrage éducatif et psychologique ne tient. Est-ce à dire que le milieu n’a pas d’effet sur la nécessité absolue que représente la vocation ?

L’un des mérites du roman de Patrick White Le Vivisecteur est de dépasser les clichés de la représentation de l’art en littérature pour mettre en récit, avec cruauté, le processus créatif vu de l’intérieur. Prenant à contre-pied des interprétations plus classiques des dilemmes de l’artiste tourmenté, l’écrivain australien montre, sans l’enjoliver, la réalité de la quête expressive, avec ses trivialités, ses écueils et ses réussites. Vecteur souvent inconscient de la transposition de la réalité d’un ordre vers un autre, anti-héros sans maître ni élève, Hurtle Duffield opère le monde par son pinceau. Sa vie est une quête, celle d’un innommé transcendant qui prendra, à sa mort, la forme définitive d’une couleur, d’une lumière, de l’en deçà des mots qu’il aura pourchassé sa vie durant. Ce portrait d’un artiste ne cache rien des douleurs et des misères de l’art, à bonne distance des clichés naïfs que charrie notre époque.

L’âme et la matière : Un Barbare dans le jardin, de Zbigniew Herbert

Les Alyscamps

Cinquième et dernière note de la série « succincte ». Cette semaine de publications rapprochées m’a permis de rattraper une partie de mon retard. 

Un Barbare dans le jardin, Zbigniew Herbert, Le Bruit du Temps, 2014 (trad. Jean Lajarrige et Laurence Dyèvre) (première éd. 1962).

Dans Arles, où sont les Alyscamps,

Quand l’ombre est rouge, sous les roses,

Et clair le temps,

 

Prends garde à la douceur des choses.

Lorsque tu sens battre sans cause

Ton cœur trop lourd ;

 

Et que se taisent les colombes :

Parle tout bas, si c’est d’amour,

Au bord des tombes.

Paul-Jean Toulet

Le poète polonais Zbigniew Herbert obtint, à la fin des années cinquante, le rare privilège de pouvoir voyager en Europe de l’Ouest, à charge pour lui, en contrepartie, de tirer de ses déplacements quelques textes qui figureraient dans les revues intellectuelles varsoviennes. On imagine quelle chance cela pouvait être, à cette époque et dans ce contexte, de pouvoir se déplacer à peu près librement de l’autre côté du rideau de fer, comme tant de touristes occidentaux d’alors. Un Barbare dans le jardin réunit dix textes, tous consacrés à la France et à l’Italie, qui ont paru entre 1960 et 1962 en Pologne. L’écrivain y aborde son sujet par la bande : pas de passage obligé, pas de texte sur Florence, ni sur Venise, ni sur Paris. Il ne s’ébaubit pas plus des ruines romaines qu’il ne s’ébahit de la couleur des cieux vénitiens. En revanche, il passe, plaisamment, de Lascaux à Fra Angelico, de Paestum à Arles, du Valois à Orvieto, dans une sorte de tour de France et d’Italie des sites secondaires (ce qu’est à l’époque de son passage – 1958 – Lascaux, dont l’authenticité était alors contestée). On imagine d’autant mieux la surprise du lecteur polonais que l’écrivain entretenait des splendeurs de la façade d’Orvieto, des méthodes de construction des cathédrales gothiques de Picardie ou de la collection de peintures du duc d’Aumale. En cela réside sûrement le premier intérêt de ces textes : ils ne nous arrivent pas en main déjà lus, déjà vus, comme tant de récits de voyageurs qui essaient de faire croire à la nouveauté de Rome ou de Paris dans leur regard. Ils surprennent, distraient, intéressent. L’édition du volume accentue encore ce plaisir : papier agréable, toucher plaisant, etc. Il faut donc une nouvelle fois saluer les éditions du Bruit du Temps pour la qualité de leurs réalisations techniques. L’éditeur a eu, de plus, la bonne idée d’accompagner ces textes de quelques illustrations bien choisies, notamment dans l’article sur Fra Angelico : les reproductions sont, compte tenu du format du livre et du papier utilisé, de très belle qualité (quelles couleurs !). Pour un livre de poète, Un Barbare dans le jardin étonne formellement. Plutôt que de se livrer à une exploration subjective de ce qu’il visite, de rêver et de faire rêver, Herbert adopte en effet une méthode de travail plus rationnelle et didactique. Une envie d’expliquer paralyse parfois le désir de partager. Il n’y a pas ou peu d’envolées, et encore moins d’affects. Si le poète s’autorise, par exemple, à analyser et illustrer sa fascination personnelle pour les visages impassibles de Fra Angelico, il ne prend à aucun moment le risque du lyrisme chaud, de la belle page destinée aux anthologies futures. Ce n’est pas Suarès, ce n’est pas Le Voyage du Condottiere, le lecteur ne trouve ni raccourcis fulgurants, ni beautés éclatantes, ni envolées métaphoriques. La prose d’Herbert adopte un certain lissé qui pourrait presque décevoir si elle ne donnait, par son extrême fluidité, plus de poids à son contenu, plus de tranchant à ses rares embardées. L’article ronronne d’aisance et, subitement, catapulte une flèche au cœur de son sujet.

Très conscient des processus historiques, des réalités matérielles, des phénomènes concrets, Herbert entrelace ses considérations paysagères, architecturales ou esthétiques de précisions techniques, de dates, de faits. Il s’agit bien d’essais, qui explorent, avec un œil amical et critique, des sujets hétéroclites. Plutôt que de vibrer bourgeoisement aux réalités esthétiques qu’il perçoit, il se met, très simplement, à les démonter, à explorer la provenance des pierres, la méthode de création des pigments, la technique du maçon ou du fresquiste. L’art quitte les rivages éthérés et interprétatifs ; Herbert revient à l’objet, sensuel, chaud, matériel. Est-ce à dire qu’Un Barbare dans le jardin ne propose qu’une lecture matérialiste, dialectique et marxiste ? Non. Herbert est plus fin que cela. Le docte matérialiste laisse heureusement au joyeux poète quelque espace pour s’exprimer, mais il ne le fait jamais en vain, jamais à l’extérieur des réalités techniques et pratiques de l’activité artistique. Il ne faut pas oublier que ces textes, écrits dans les années 50, devaient paraître dans des revues polonaises à l’époque communiste. On sent donc, dans plusieurs articles, quelques coups de chapeau à l’activité créatrice des masses (masses paléolithiques de Lascaux ou masses médiévales de Notre-Dame). Il oppose au culte du génie celui du labeur, au culte de l’artiste celui de l’artisan. Elles travaillent la matière, ces mains anonymes qui élèvent l’œuvre d’une civilisation. Et quand elles s’individualisent, c’est pour l’exprimer mieux encore. Les pages sur les peintres rupestres, sur les milieux de la peinture siennoise du Trecento ou sur la sculpture gothique résonnent comme des hommages à la main, à l’œil, à la technique d’une époque, tous mis au service d’un élan collectif. La France en a, des écrivains qui rendent un culte aux génies, dont les noms sont grassement touillés dans des pages gratuites et répétitives. Ils citent, ils énumèrent, ils répètent sur de pleines pages. Ils mettent les génies à leur service, comme pour s’accaparer leur mérite et leur grandeur. Depuis trente ans, dans leurs livres, ils s’exclament (non sans style) « Ah ! Venise ! Personne ne le dit mais… Canaletto ! Casanova ! Ah ! Tout le monde croit que… Goldoni ! Mozart ! Les grands ! C’est moi seul qui depuis des décennies la célèbre cette magie des Lumières, cette fête de l’esprit, ce carnaval de la joie !» Zbigniew Herbert n’est pas de ce camp-là. Par leur tenue, leur équilibre, leurs précisions, ses écrits sont l’antithèse de ces textes d’essayistes, qui divertissent un temps, avant que de nous lasser. S’il montre une appétence pour la lecture matérialiste de l’histoire artistique, Herbert n’est pas un propagandiste du réalisme socialiste et jdanovien. Célébrer les cathédrales gothiques ou les temples de Paestum, c’est reconnaître la puissance des ébranlements spirituels, la force des croyances et des convictions, qui emportent une civilisation vers son accomplissement. Si ces élans ont une matérialité, un ancrage dans la pierre et la terre, ils plongent leurs racines au fond de la spiritualité et de la sensibilité humaine. L’artiste ne peut que s’incliner et l’infrastructure marxienne avec elle.

Herbert met certes l’accent sur les élans spirituels des civilisations antique et médiévale ; il livre surtout deux essais historiques fascinants, l’un sur les Albigeois (ou Cathares), l’autre sur le procès des Templiers. À leur premier degré de lecture, ces deux essais ne semblent être rien d’autre que des synthèses, assez factuelles et plutôt banales, de deux épisodes tragiques de l’histoire de France : le bouleversement politique et religieux du Sud-Ouest de la France par les Croisades anti-cathares de la première moitié du XIIIe siècle et, un siècle plus tard, la destruction de l’Ordre du Temple, sur ordre du roi Philippe IV le Bel, pour des motivations politiques et, principalement, financières. Herbert examine les ressorts de l’opposition idéologique entre chrétienté et hérésie ; il analyse également les procès, truqués, des Templiers : procédure faussée, aveux extorqués sous la torture, injustice flagrante, etc.  Ces deux essais se singularisent des huit autres : pas de voyage, pas de choses vues, pas d’observations artistiques. Pourquoi les avoir écrits alors ? Rappelons que Herbert, qui ne sera interdit de publication qu’en 1975 dans son pays, bénéficie à cette époque d’une tribune inouïe pour faire passer ses idées. Tout commentaire sur les croisades idéologiques et les crimes de son temps lui est impossible. Il ne peut critiquer sans risque les procès truqués, le règne de la terreur, la paranoïa stalinienne qui ont ensanglanté l’est de l’Europe depuis des années. Alors il biaise. Pour éviter toute censure, il s’en tient le plus fermement possible aux faits, aux évènements, à leur interprétation la plus courante. Hors de question d’être repéré ; c’est au lecteur de comprendre, entre les lignes, le message que fait passer Herbert. Et derrière les figures de Simon de Montfort et de Philippe le Bel, on croit distinguer celles de Bierut, de Gomulka ou de Staline. Les parallèles sont habiles, très discrets, mais ils sont suffisamment sensibles, je pense, pour qu’un lecteur contemporain de la publication de ces textes les ait compris (la preuve, même un lecteur un peu lourdaud comme moi les a vus). L’utilité de ces deux étranges essais s’éclaire : la violence idéologique, le cynisme politique, l’injustice travestie en justice exceptionnelle, les aveux arrachés sous la torture, évoquent autant la fin des Templiers que les procès staliniens. L’Inquisition a des airs de police politique ; ces prévenus qui s’accusent de tous les crimes possibles rappellent les victimes de l’Affaire Slansky. Bien évidemment, le parallèle n’est pas complet, Herbert garde quelques distances, se livre à quelques piques contre la bourgeoisie. C’est dans l’essai sur les Albigeois, comme par hasard, que la bourgeoisie se montre sous ses dehors les plus lâches et les plus veules, comme s’il fallait, pour l’auteur, donner des gages d’une certaine normalité idéologique pour pouvoir sous-entendre, dans la suite de l’essai, des parallèles entre les criminels du Moyen Âge et ceux de son temps. Moraliste, l’écrivain parvient par d’habiles parallèles à montrer puis à condamner ce qu’il ne peut explicitement ni montrer ni condamner.

Les belles pages sur Arles ou sur Paestum, sur Fra Angelico ou sur Chantilly sont moins marquées par ces tensions idéologiques. Elles exigent moins d’être commentées que d’être lues. Le regard du visiteur s’y montre apaisé et le lecteur contemporain accompagne avec plaisir les voyages d’Herbert. Nos pas suivent les siens, aux Alyscamps, si joliment chantés par Toulet, dans les ruines encore debout de Paestum, devant la fresque du bon gouvernement du Palazzo Pubblico de Sienne ou devant celle du Jugement Dernier dans la cathédrale d’Orvieto. Ces pages, toujours écrites sur un ton de plaisante causerie, par un poète dédaigneux de l’emphase et des effets déclamatoires, tiennent leur lecteur par leur attachante sincérité. Ainsi, à Ermenonville ou à Lascaux, Herbert note toujours le petit détail signifiant qui échappe au commun et qui donne un relief à sa prose. Voyage dans le temps, voyage dans l’espace, Un Barbare dans le jardin, sans être un jalon indispensable d’une vie de lecteur, donne du plaisir à qui le parcourt et suit ses traces. Même si, à l’occasion, Herbert est un peu injuste ou nous agace, arrive trop rapidement, à l’issue du dernier texte, le moment où il nous abandonne : nous refermons ce volume avec un petit serrement de cœur, car, malgré tout, nous nous étions habitués à lui et à sa parole.

Apories de l’avant-garde

Exposition de Jeff Koons au Château de Versailles

Exposition de Jeff Koons au Château de Versailles

« L’objet de cette enquête, ce sont les apories de l’avant-garde, son concept, ses postulats et son comportement. Cette analyse montre que les prétentions que l’on élève au nom de la poésie concrète, de la beat generation, du tachisme et autres groupements d’avant-garde actuels sont toutes sans exception dénuées de toute consistance. En revanche, elle ne saurait aucunement servir à condamner en bloc la production de ces groupes. Elle ne démasque pas la charlatanerie doctrinaire pour y succomber elle-même. On ne doit opposer à aucune œuvre que son auteur s’est associé à tel ou tel mouvement d’avant-garde, et même le programme esthétique le plus absurde ne réduit pas à néant ipso facto les possibilités de ceux qui y souscrivent. Celui qui démolit les artifices terminologiques et les paravents doctrinaires dont cherche à se couvrir l’avant-garde d’aujourd’hui n’est pas dispensé par là d’examiner en critique les produits qu’elle enfante : il commence simplement par rendre cet examen possible. Il faut s’attacher d’autant plus fermement à cet examen que l’œuvre se donne pour plus hardie ; plus elle met d’empressement à se réclamer d’un groupement, plus elle doit affirmer son individualité. N’importe quel film à l’eau de rose mérite plus de ménagements qu’une avant-garde qui voudrait à la fois surprendre avec impertinence les jugements de la critique et rejeter par peur la responsabilité de ce qu’elle fait.

Ces apories qui l’ont défigurée et livrée aux chevaliers d’industrie [Enzensberger a examiné auparavant la spéculation comme forme de consommation artistique], la notion d’avant-garde les a toujours portées en elle. Ce ne sont pas ceux qui ont accompagné et suivi le mouvement qui les y ont introduites avec eux. Déjà le premier manifeste futuriste de 1909, l’un des premiers documents relatifs à un « mouvement » organisé, fait du « dynamisme perpétuel » une fin en soi : « Nous vivons », écrit Marinetti, « déjà dans l’absolu : nous avons créé la permanente et omniprésente vitesse… Nous mettons le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas de charge, la gifle et le coup de poing au-dessus de tout… Il n’est pas de beauté hors de la lutte… La guerre, seule hygiène du monde. »

Avec le futurisme, l’avant-garde s’est pour la première fois organisée en clan uni par une doctrine, et elle a dès ce moment-là prôné l’action aveugle et la violence ouverte. Ce n’est pas par hasard qu’en 1924 ses principaux représentants sont passés en bloc dans le camp fasciste. Les futuristes, comme leurs descendants, ont exprimé formellement le désir d’écarter tous les « obstacles littéraires, grammaticaux et syntaxiques. » Même le mélange incohérent de pseudo-mathématique et de mystique suspecte se trouve déjà chez eux. Les peintres de ce mouvement déclaraient en 1912 qu’ils voulaient « donner plus de force aux émotions du spectateur en se conformant à une loi de leur mathématique interne » ; il est aussi question de visions et d’extases. Dans les textes futuristes, à côté de formules d’incantation occultes et d’informes chaos verbaux, surgissent des formules mathématiques. Le catéchisme de l’avant-garde de 1961 [date d’écriture de ce texte] ne contient, pour ainsi dire, pas une seule affirmation qui n’ait été formulée cinquante ans plus tôt par Marinetti et les siens. Remarquons seulement en passant que les quelques auteurs de valeur de ce mouvement l’ont abandonné peu après la parution des premiers manifestes, et que ces manifestes sont tout ce qui reste du futurisme.

Une enquête étendue sur les innombrables groupements d’avant-garde de la première moitié du XXe siècle n’est ici ni possible, ni nécessaire. On surestime le rôle de la plupart d’entre eux. Les historiens de la littérature et de l’art, qui, comme on sait, aiment passionnément dénombrer les « courants » et les -ismes, parce que cela les dispense de se soucier du détail, ont pris pour argent comptant un trop grand nombre de ces dénominations de groupes, au lieu de s’en tenir aux œuvres considérées chacune en particulier ; ils sont allés, pourrait-on dire, jusqu’à imaginer après coup de tels mouvements. C’est ainsi que l’expressionnisme allemand a été hypostasié en un phénomène collectif qui n’a jamais existé en réalité : de nombreux expressionnistes n’ont jamais entendu de leur vie le mot expressionnisme, introduit dans la littérature en 1914 par Hermann Bahr ; Heym et Trakl sont morts avant son apparition ; Gottfried Benn déclarait encore en 1955 qu’il ignorait ce qu’il fallait entendre par là ; Brecht et Kafka, Döblin et Jahn ne se sont jamais « joints à un mouvement » de ce nom. Tout historien peut revendiquer le droit de réunir des faits et de rassembler sous un même nom ce qui est multiple, mais à la condition qu’il ne confonde pas une construction de l’esprit, qui n’est un expédient, avec la réalité qu’elle doit servir à représenter.

Au contraire de l’expressionnisme, le surréalisme a été dès le début une entreprise collective qui disposait d’une doctrine élaborée. Tous les groupements qui l’ont précédé ou suivi produisent à côté une impression d’indigence, de dilettantisme, de création invertébrée. Le surréalisme est l’exemple-type, le modèle accompli de tous les mouvements d’avant-garde. Il a une fois pour toutes formulé entièrement leurs possibilités et leurs limites, et étalé toutes les apories inhérentes à de tels mouvements.

« Le seul mot de liberté est tout ce qui m’exalte encore. Je le crois propre à entretenir, indéfiniment, le vieux fanatisme humain. » C’est par ces mots qu’André Breton, en 1924, ouvre le premier manifeste surréaliste. La nouvelle doctrine se cristallise, comme toujours, autour d’un désir d’absolue liberté. Le mot fanatisme donne déjà à entendre que cette liberté ne peut être conquise qu’au prix d’une discipline rigoureuse : en l’espace de quelques années, l’avant-garde surréaliste s’enferme dans un cocon de prescriptions. Plus sont étroits les liens qui unissent l’individu au groupe, plus « l’action pure » est aveugle. « L’acte surréaliste le plus simple », lit-on chez Breton, « consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. » Il devait s’écouler encore quelques années avant que cette maxime trouvât sa réalisation en Allemagne ; toujours est-il que Dali, dès avant le début de la Seconde Guerre mondiale, reconnaissait en Hitler « le plus grand surréaliste. » (il va de soi que les sympathies occasionnelles de l’avant-garde pour les mouvements totalitaires étaient parfaitement unilatérales. Elles ne furent pas payées de retour, et bientôt l’art moderne tout entier, qu’il fût d’avant-garde ou non, fut mis à l’index)

Longtemps avant la prise du pouvoir par ce surréaliste, ses apories internes avaient fait éclater le mouvement. Ses aspects sociologiques mériteraient une étude approfondie. À la fin des années vingt, les intrigues, les défections, les querelles et les « épurations » qui, dès le début, s’étaient produites au sein du groupe, atteignirent leur point culminant. Sa transformation en secte à l’esprit étroit apparaît à la fois ridicule et tragique ; l’énergie et l’esprit de sacrifice de ses adeptes sont impuissants à arrêter cette évolution, parce qu’elle est la suite nécessaire des prémisses de ce mouvement. Son chef suprême prend de plus en plus les traits d’un pape de la révolte ; il se voit contraint d’excommunier solennellement l’un après l’autre ses compagnons de lutte. On en arrive parfois à de véritables procès à grand spectacle, qui font penser rétrospectivement à des parodies non sanglantes des futures purges staliniennes. Quand éclate la Seconde Guerre mondiale, le mouvement surréaliste a perdu tous ses représentants importants sans exception : Artaud, Desnos, Soupault, Duchamp, Aragon, Éluard, Char, Queneau, Leiris et beaucoup d’autres lui ont tourné le dos. Depuis, le groupe ne traîne plus qu’une existence de fantôme.

La littérature surréaliste demeurée fidèle à la ligne est fanée et tombée dans l’oubli ; les auteurs mentionnés plus haut, à l’exception de Breton, n’ont rien produit de notable aussi longtemps qu’ils se sont soumis à la discipline du groupe. Le surréalisme devait exercer une énorme influence, mais il n’est devenu fécond que chez ceux qui se sont libérés de sa doctrine.

Nous ne voyons aucune raison de proclamer hargneusement son échec. On a beau jeu à jeter un regard en arrière sur une avant-garde dont l’avenir est connu. Chacun bénéficie aujourd’hui des expériences historiques du surréalisme. Nul n’a le droit de se réjouir de ses malheurs ou de prendre à son égard des airs de supériorité ; en revanche, il est de notre devoir de tirer les conséquences de son naufrage. La loi qui veut que l’attitude réflexive prenne sans cesse plus d’importance est une loi inexorable. Quiconque tente de s’y dérober finit dans cette littérature que solde l’industrie culturelle. Toutes les avant-gardes d’aujourd’hui ne sont que répétition, tromperie à l’égard des autres ou de soi-même. Le mouvement, en tant que groupe conçu en fonction d’une doctrine, imaginé il y a cinquante ou trente ans afin de briser la résistance opposée à l’art moderne par une société qui faisait bloc, n’a pas survécu aux conditions historiques qui l’ont provoqué. Conspirer au nom des arts n’est possible que là où ils sont opprimés. Une avant-garde que favorisent les pouvoirs officiels est déchue de ses droits. [je souligne]

L’avant-garde historique a péri victime de ses apories. Elle était discutable, mais elle ne manquait pas de courage. Jamais elle n’a cherché à s’abriter derrière le prétexte que ce qu’elle poursuivait n’était rien de plus qu’une « expérience » ; jamais elle n’a pris le masque de la science pour n’avoir pas à répondre du résultat de ses actes. C’est ce qui la distingue de cette société à responsabilité limitée qui a pris sa succession ; c’est ce qui fait sa grandeur. En 1942, alors qu’en dehors de lui, plus personne ne croyait plus au surréalisme, Breton éleva la voix contre « tous ceux qui ne savent pas qu’en art, il n’y a pas de grande renaissance qui ne s’accomplisse au péril de la vie, que la route à emprunter n’est manifestement pas protégée par un parapet, et que chaque artiste doit partir seul à la recherche de la Toison d’or. »

On ne plaide ici pour aucun « juste milieu » et l’on ne prêche aucune volte-face. La marche des arts modernes n’est pas réversible. Que d’autres mettent leur espoir dans la fin du modernisme, dans des conversions et des reprises. Le grief qu’il faut faire à l’avant-garde d’aujourd’hui, ce n’est pas d’aller trop loin, mais de tenir les portes ouvertes derrière elle, de chercher appui sur des doctrines et des collectivités, de n’être pas consciente de ses propres apories, depuis longtemps résolues par l’histoire. Elle fait commerce d’un avenir qui ne lui appartient pas. Son mouvement n’est que régression. L’avant-garde s’est transformée en son contraire, elle est devenue anachronisme. Le risque, peu apparent mais infini, dont vit l’avenir des arts, elle refuse de l’assumer. »

Hans Magnus Enzensberger, « Les apories de l’avant-garde », in Culture ou mise en conditions, pp.285-290

Malgré ses cinquante ans, ce recueil contient quelques analyses vivifiantes sur les médias, la poésie, la littérature engagée et l’art contemporain. Le décorticage de la langue pseudo-objective de la Frankfurter Allgemeine Zeitung de l’époque est un bel exemple de lecture critique, dont la méthode pourrait être encore employée avec profit aujourd’hui (contre un certain journal vespéral). De même, la lecture du Spiegel rejoint, dans son versant critique, des analyses très récentes de la narration médiatique, désormais qualifiée de storytelling (qu’Enzensberger avait senti naître dès 1955). Je recommande, outre l’article dont j’ai ici copiés de larges extraits, la note critique sur Pablo Neruda (et plus généralement sur l’engagement en poésie), ainsi que les articles plus généraux sur Grass, Böll ou Uwe Johnson (bien oublié ici désormais).

Si le temps des -ismes et des manifestes, que fustige M.Enzensberger, semble passé, les mouvances d’avant-garde, via des groupes, estampillés et marketés, n’ont pas disparu, que l’on songe aux rentables entreprises des Young British Artists ou de Jeff Koons. Soutenu par un marché éminemment spéculatif, qui s’apparente à une bulle financière, l’art contemporain peut-il encore prétendre se situer à une quelconque avant-garde ? Que penser de la déchéance, qu’évoque Enzensberger, de nos « avant-gardes » actuelles, soutenues par les États (via les FIAC) et par des mécènes-milliardaires qui n’hésitent pas faire de leurs œuvres de purs objets spéculatifs, moyens commodes d’évasion fiscale ? Est-ce vraiment là que se prennent les risques dont parle Breton ? Koons, Hirst, Emin, Delvoye, Serrano, nouvel establishment de l’art mondial, sont-ils des Argonautes à la recherche de la Toison d’or ou, avant tout, des entrepreneurs roués, destinés à s’enrichir auprès de l’upper-class mondialisée ? L’art peut-il à la fois prétendre critiquer ou questionner le monde contemporain, l’homme et nos sociétés… et recevoir, dans le même temps, des subsides de M.Pinault ou de divers Ministères de la Culture ? Peut-on sérieusement interroger l’univers actuel par l’art dans une exposition estampillée Bouygues-Vivendi-Vinci-Pinault ? L’avant-garde s’est-elle dissoute au cœur des instances de pouvoir du monde contemporain ? Est-il réactionnaire de parler de déchéance ? Où sont désormais l’académisme et le pompiérisme, sinon, comme toujours, dans le camp soutenu par le pouvoir, administratif, bourgeois, financier, etc. ? L’art n’est-il pas (re?)devenu un jouet de l’élite d’une société financiarisée dont il croit, pourtant, constituer la mauvaise conscience ? Tous ces questionnements et ces décalages ne sont-ils pas souvent d’une banale et affligeante médiocrité ? Ou alors sommes-nous trop pressés, trop bêtes, trop ignares pour construire notre propre lecture de ces œuvres, dont le caractère majeur serait « l’interactivité » ? Faut-il suivre Marc Fumaroli (Paris-New York), Benoît Duteurtre et Jean Clair dans leurs critiques de l’art contemporain ? Ou, comme M.Enzensberger le suggère, en retrait de cette tendance dure, faut-il renoncer à tout jugement de principe global pour examiner, œuvre par œuvre, les valeurs artistiques intrinsèques de celles-ci, quitte à en dénoncer, à l’occasion le charlatanisme ? Ne souffrons-nous pas d’un manque de recul historique, qui nous interdit de dégager des tendances ? Qu’en tirer ? Que penser du refus de la critique, chez certains ? Est-ce une attitude justifiée face à des condamnations globales et, partant, illégitimes ? Ou une échappatoire, parce que l’œuvre ne se défend pas toute seule ? Je crois aux vertus d’une critique approfondie, qui ne cède ni aux enthousiasmes à la mode, ni aux rejets instinctifs : où se situe-t-elle aujourd’hui ?

(beaucoup de questions, mais après tout, il était question d’apories…)