L’Incendie, Mario Soldati, Le Promeneur, 2009 (Trad. Nathalie Bauer ; Première éd. originale : 1981 ; Titre original : L’Incendio)
Où il sera observé que l’emphatique et bavard auteur de « Brumes », bien qu’attaché aux formes obsessionnelles de sa manière critique depuis près de trois cents notes, est disposé, pour divertir un peu son trop bienveillant lecteur, à rythmer quelque peu sa logorrhée par l’adjonction de condensés synoptiques intermédiaires.
Certains lecteurs m’ont écrit récemment pour me prier de leur proposer une lecture rythmée par des intertitres. Pour être sincère, je partage assez le constat qu’exprime, de façon sous-jacente, cette demande : je produis sans doute des textes trop longs, trop peu aérés, trop denses, où la respiration du lecteur est difficile. La hâte avec laquelle j’écris mes notes l’explique en partie. La hâte ? Oui, comme le disait Pascal (je crois) : « Je vous écris une longue lettre parce que je n’ai pas le temps d’en écrire une courte ». Je fais long en partie par manque de temps, en partie parce que je ne résiste pas à l’adjonction de nouvelles phrases. Mes maigres capacités ne me permettent pas d’améliorer sans allonger ; plus je souhaite élaguer, plus je développe ; plus je veux écrire une note courte, plus elle foisonne. Je veux me taire et je bavarde. Alors, par faiblesse, je mise toujours sur la bienveillance du lecteur, qui saura pardonner les défauts de ce que je lui propose de lire. Un autre lecteur me fait remarquer, dans sa correspondance, que mes notules manquent aussi de rythme, ce qui n’aide guère l’internaute à ne pas céder à la tentation – consubstantielle à la lecture sur écran – de sauter allègrement au-dessus des paragraphes les plus touffus. J’en suis fort désolé. N’ayant pas néanmoins l’intention de produire des notes trop succinctes et ne voyant pas d’un trop bon œil la perspective de ponctuer mes notules des ternes quoique signifiantes formules d’un journal (ou, pire, des sous-titres d’une note administrative, exercice que je connais beaucoup mieux pour le pratiquer à l’occasion), je vous propose cette fois, à titre d’essai, un petit système d’intertitres que j’espère amusant et qui pourra paraître, en esprit tout du moins, un tantinet dix-huitiémiste. Les plus pressés d’entre vous pourront se limiter à la lecture desdits intertitres.
Où il sera résumé l’argument du roman de Mario Soldati, l’histoire d’amitié fictionnelle entre deux hommes-que-tout-oppose : le génois d’origine vénitienne Vitaliano Zorzi, industriel, collectionneur d’art et narrateur et le piémontais Domenico Smeriglio, dit « Mucci », peintre moderne, individu imprévisible, hélas tragiquement disparu et, depuis lors, fort réputé.
De son vivant, Mucci n’avait été qu’un peintre italien parmi d’autres. Méconnu du grand public cultivé, auteur de centaines de toiles invendues, mal défendu par le grand critique Sergio Marinoni, il ne comptait, comme véritable soutien, qu’un homme, un industriel devenu un ami, le narrateur. Génois né à Venise, et donc appelé par cette double appartenance à être un redoutable négociant, Vitaliano Zorzi découvrit Mucci à la Biennale de Venise, en 1961, par l’intermédiaire d’un tableau fascinant, L’Incendie. Le choc esthétique éprouvé devant cette toile le conduisit à vouloir en rencontrer l’auteur. Il se prit immédiatement d’amitié pour le peintre, malgré son caractère singulier, mélange de sauvagerie et de sentimentalité. Mucci était un homme instable, un parfait négatif de l’homme d’affaires Zorzi : à l’un le perpétuel balancement entre désir d’indépendance et pulsions de soumission, que seule la fuite pouvait résoudre ; à l’autre la ténacité stable et équilibrée, cramponnée à un univers aux formes invariantes. Vieille formule d’alchimie humaine : le choc de la versatilité de l’artiste et de l’opiniâtreté du bourgeois produit des étincelles, et donc du roman. Les contraires s’attirant, les deux hommes devinrent peu à peu plus, l’un pour l’autre, qu’un artiste et son client : des amis. Mucci offrait sa vitalité, Zorzi son équanimité. Leurs relations durèrent un temps, aux frontières de l’intérêt, de l’admiration et de l’affection. Malgré ses efforts, le succès tant espéré ne couronnait toujours pas Mucci. Le peintre ne supportait plus sa vie en Europe, compliquée de pulsions perverses ; il désirait guérir une situation personnelle inextricable par la fuite. Son exil devait le mener en Afrique, dans les nouveaux États nés de la décolonisation. Zorzi accepta, à la veille du départ de l’artiste, de prendre possession – contre une forte somme – de l’ensemble des tableaux restant à vendre, à charge pour lui de trouver des acquéreurs et de se rembourser auprès d’eux. Mucci mourut quelque temps après, dans des circonstances obscures, au Congo. Son décès, et le grand article nécrologique et critique de Marinoni suffirent pour faire s’envoler la cote de ses tableaux. Voici quelqu’un qui n’avait presque jamais vendu un tableau de son vivant propulsé après sa mort vers les sommets du marché de l’art ; triomphe bien connu et ironique de la notoriété post-mortem sur l’obscurité ante-mortem. Les collectionneurs se l’arrachèrent soudain, et Zorzi, le narrateur, n’avait plus qu’à attendre son prévisible retour sur investissement. Hélas, un jour, un riche amateur d’art nota, sur un des paysages de Mucci qu’il venait d’acquérir, un détail dont la présence était impossible, un barrage hydroélectrique, postérieur à la mort du peintre. L’acquéreur poursuivit le vendeur en justice, pour escroquerie. Les grands quotidiens s’interrogeaient ; la cote du peintre s’effondrait ; l’affaire Mucci venait de commencer.
Où il sera remarqué que l’auteur, Mario Soldati, hésitant entre l’élégie, la satire, la critique, l’enquête, la comédie, la tragédie et l’épître, eût pu composer d’une main plus ferme et mieux assurée son récit et lui donner ainsi une direction claire, en rapport avec les exigences quelque peu conventionnelles du lecteur en matière de composition et d’harmonie.
Le démarrage du récit était plaisant, l’histoire de l’amitié, un peu intéressée, entre Zorzi et Mucci convaincante. Ce sont là les meilleures pages du livre, les plus sincères, les mieux tenues, car le reste, lui, ne tient malheureusement guère la distance. Une fois l’intrigue posée, sur des bases plutôt solides, Soldati eût pu continuer son récit dans une multitude de directions : enquête artistique et picturale ; récit policier ; satire des milieux de l’art ; récit intérieur et intimiste ; affaire de mœurs ; etc. Plutôt que de choisir un chemin, et de s’y tenir, Soldati tente de suivre chacune de ces orientations, tirant quelques pages vers l’enquête policière et judiciaire, quelques autres pages vers les habituelles histoires adultérines de la littérature italienne d’alors, pour basculer, au prix de contorsions narratives douteuses, dans de sordides et malsaines affaires de mœurs – que pour ma part j’ai trouvées un peu outrées. L’Incendie, à force de vouloir suivre, en parallèle, divers chemins, se perd. Les rebondissements tournent à l’artifice. Pour le dire plaisamment, c’est un incendie un peu éteint qu’a composé l’écrivain turinois. Le mélange des genres ne prend jamais vraiment. Le narrateur multiplie les pistes narratives et dilue son propos dans des aventures connexes qui ralentissent le livre. Ainsi, sa grande histoire d’amour, adultérine, avec la jeune Emanuela, n’a-t-elle qu’un rapport assez ténu avec le reste de l’intrigue. Elle ouvre et referme le livre, comme une boucle ; toutefois, cette boucle, plaquée artificiellement, n’a pas beaucoup de rapport avec ce qu’elle encadre. Certes, elle touche en profondeur le narrateur, lui donnant de surcroît une conscience assez nette de l’évanouissement inéluctable de tous les bonheurs : amitié, amour, passion, joies. Ceci – le souvenir d’Emanuela – est en rapport avec cela – la remémoration de l’amitié avec Mucci. Mais, il lui manque, à mon sens, la délicatesse et la subtilité qui président aux plus belles élégies. L’amour d’Emanuela est un joli détail, mais un détail de trop. De même, les histoires de cœur de Mucci, ou, à la rigueur, ses lettres d’Afrique, diluent le propos plutôt que de le concentrer. Toute la dimension éminemment nostalgique du récit, retour du narrateur sur une époque perdue et heureuse, semble bien terne, surtout comparé à d’autres grands romans italiens de la perte (Le Jardin des Finzi-Contini, et, à certains égards, Le Guépard). Reste néanmoins quelques belles pages sur l’attachement, mêlé de soupçons, que ressent le narrateur pour son ami. On regrettera, en contrepartie d’icelles, les clichés du voyage en Afrique (l’Anglais notamment).
Où il sera évoqué l’œuvre de Mucci, et les limites de la poétique descriptive de Mario Soldati, comparée aux maîtres du passé, et en premier lieu au « Master », lui-même, Henry James, donnant ainsi l’occasion à l’auteur de « Brumes » de citer un de ses auteurs préférés – à plus ou moins bon escient, d’ailleurs.
Quant à Mucci, le personnage peintre convainc un peu plus que son œuvre. Bien sûr, l’ironie que constitue pour un artiste une gloire acquise à l’instant de sa mort n’échappe pas au lecteur. Sur le vieux schéma de l’artiste maudit, oublié, moqué, et reconnu comme un précurseur par de lointains successeurs, qu’il ne dérange pas, Soldati a tenté de broder une histoire contemporaine mi-réaliste, mi-satirique. Les différents topoï de la représentation romanesque du peintre génial sont bien présents : extraordinaire productivité, instabilité du caractère, égocentrisme, mélange inégal de lucidité et d’inconscience, capacité à enchaîner les chefs-d’œuvre, etc. Mucci ressemble bien à un peintre moderne, du XXe siècle, tel que le lecteur l’imagine en s’appuyant sur sa culture personnelle. Quelques excentricités inattendues rehaussent son portrait et lui donnent, de toute évidence, la première place du livre. Là où l’écrivain a pris un risque, et peut-être perdu son pari, c’est en rompant le vieux pacte prudent, que j’appelle « jamesien », de la représentation emboîtée de l’œuvre dans l’œuvre : il faut, comme James le fit dans ses longues et merveilleuses nouvelles sur les écrivains, la suggérer, l’évoquer en oblique, l’entourer par la narration sans jamais la dépeindre explicitement. En la laissant dans l’ombre du récit, l’auteur lui confère une puissance de suggestion inégalable. Il faut frustrer le lecteur, ne lui offrir qu’une mince possibilité d’entrevoir le chef-d’œuvre, aviver son désir de représentation, faire travailler son imagination en laissant le tableau dans un certain brouillard narratif. Il s’agit de suggérer sans montrer, ce qui accroît l’effet pour le lecteur. Or, l’intrigue repose précisément sur le détail d’un tableau – présent plutôt qu’absent. Cela conduit Soldati à trop préciser ses descriptions, comme dans la scène du procès. Elle est amusante par ses petits détails, ses ironies, mais peine, au moment des plaidoiries, à développer un discours cohérent sur l’œuvre. Ce qui devait être une contre-enquête critique et acérée s’achève en vagues argumentations de raccroc, qui ne trompent ni le juge, ni le lecteur. Le discours pictural tourne à la confusion ; le cœur du récit n’est pas dans le détail inattendu, ramené au rang d’une simple péripétie. Soldati tente alors de sortir de cette impasse narrative par une série de rebondissements mi-psychologiques, mi-pulsionnels ; sans que je fasse pourtant preuve d’un moralisme étroit, qu’il me soit permis d’écrire qu’ils m’ont laissé dubitatif.
Où il sera conclu, après l’énoncé d’une hypothèse hasardeuse et improuvée, que l’auteur de « Brumes » ose parfois écrire des critiques négatives, qu’elles ne découlent pas seulement de son indéniable conformisme de petit-bourgeois provincial mais d’une sincère déception quant au manque relatif de profondeur et de pertinence du livre – qui eût mieux procédé en laissant de côté certains détails scabreux pour mettre l’accent sur le style et l’harmonie.
Les quelques descriptions des tableaux de Mucci ne rendent guère hommage au peintre, dont le travail n’a l’air ni singulier, ni moderne, ni puissant. Comme il est dangereux de représenter le génie, quand on n’est pas soi-même assuré d’en être un, mieux vaut le contourner que de l’attaquer de front. Ce relatif échec nuit quelque peu aux répétitives affirmations du narrateur sur la singularité extraordinaire de son ami. Mais au fond, la question n’est pas illégitime : est-il si bon que Marinoni et Zorzi le pensent ? N’est-ce pas là un angle mort intéressant du texte ? Le narrateur s’aveugle volontairement parce qu’il possède les toiles de son ami – qu’il admire et qu’il a intérêt à promouvoir. Marinoni, de son côté, a certaines raisons personnelles de mettre en avant, une fois mort, un artiste qu’il n’avait pas explicitement défendu de son vivant. En creux, on pourrait deviner une charge habile contre la manière dont se font les réputations dans le monde de la peinture : une mort frappante, quelques critiques positives, un emballement des collectionneurs, un vendeur rusé maîtrisant bien son stock, et voici le peintre en pleine ascension à la bourse de l’art – quelle que soit, au fond, la valeur profonde de son œuvre. N’est-ce pas encore ce qui peut se produire, toutes proportions gardées, sur les places moutonnières et spéculatives de Bâle ou d’ailleurs ? Mucci, ou le lancement d’un peintre sur le marché ! Comme le dit l’adage bien connu, il ne suffit pas de faire, mais de faire savoir. Et, pour aller plus loin dans ce scénario, pourquoi ne pas envisager que cette disparition opportune ait été manigancée ? Cette hypothèse de lecture, permise, d’évidence, par les deux tiers du livre, ne tient pas dans le dernier. C’est là, je crois, une extrapolation difficile à soutenir – les coups de théâtre du récit supposent du lecteur qu’il n’y ait pas vraiment pensé. Je n’ai pas l’habitude de raconter toute l’histoire d’un roman sur lequel j’écris une note : je n’irai donc pas beaucoup plus loin, mais il est certain qu’il n’y a là nulle conjuration obscure, nulle machination – rien ne suggère que le narrateur n’est pas franc. Soldati a préféré bâtir une sous-intrigue pulsionnelle assez pesante, que d’aucuns jugeront répugnante et, qui, c’est un comble, s’achève en un médiocre vaudeville. Sur un matériau riche, avec de bonnes idées de départ, et ce malgré un très bon premier tiers, Mario Soldati a construit un roman plutôt anodin, assez peu en rapport avec sa flatteuse réputation.