L’atelier du démodé : le Journal, de Michel Chaillou

nuage

Journal 1987-2012, Michel Chaillou, Fayard, 2015

Il existe toutes sortes de journaux d’écrivains. Du carnet de notes, avec ses abréviations, ses raccourcis, ses listes de choses vues, de choses lues, de choses entendues au monument d’introspection, précis et exhaustif, mené en quarante tomes, la gamme est fort vaste. L’écrivain l’a-t-il tenu scrupuleusement, jour après jour, toute sa vie ? Y est-il revenu de loin en loin, lorsque la nécessité s’en faisait sentir ? S’en est-il servi comme d’un répertoire ? Ou l’a-t-il envisagé comme un travail littéraire en soi ? L’a-t-il publié ? L’a-t-il renié ? Est-il devenu, comme pour Léautaud, Galey ou Amiel, le projet d’une vie, l’œuvre au sens strict ? Est-il resté, comme pour Gide ou Green, du Bos ou Claudel, un pas de côté, un massif adjacent, mais non parfaitement coalescent à l’œuvre ? S’est-il limité à regrouper, pêle-mêle les notes de travail, les schémas et les réflexions de l’auteur, comme chez Manchette ou Queneau ? Pourquoi commencer cette note par ce panorama littéraire trop vaste ? Pourquoi convoquer le ban et l’arrière-ban des lettres francophones ? Je me le demande. C’est là l’expression d’un désir de sens – et je me sens mal à l’aise de ne pas essayer de ramener une œuvre au grand courant littéraire qui l’a précédée. Les esprits comme le mien ont besoin d’ordonner, de créer un bel édifice où ranger chaque œuvre à sa place. Ils aiment explorer le foisonnement du monde pour mieux lui imposer un ordre. Cela signe, je le sais, un esprit de peu de fantaisie. Je ne devrais pas céder à ma manie classificatoire, elle signe la tête abstraite, férue de divisions, de catégorisations, de définitions ; on y reconnaît le mauvais émule de l’alma mater, l’ancien étudiant qui s’attache, quitte à forcer un peu, à la ressemblance plutôt qu’à la singularité, à la connexion des œuvres et des époques plutôt qu’à leurs irréconciliables divergences, à leur irréfragable liberté. Vivantes, oui, ces œuvres le sont, mais dans un solide agencement à la française ; de la structure, de la pensée, de l’articulation ! La vie corsetée, régulée, orientée. Les Brumes ne sont peut-être qu’un programme, un idéal ; formuler pour se libérer des formes ; tâche trop ambitieuse. Leur modeste rédacteur connaît sa nature : trop sec pour les lettres, trop sensitif pour le savoir. Rien ne convient moins, peut-être, à la liberté de Michel Chaillou, à son goût de la digression, du rêve, du jeu imprévisible de la langue. Voici un écrivain qui m’échappe. Il ne faut pas, avec lui, être pressé d’arriver ; il ne faut pas même être pressé de partir. Il exige de son lecteur une qualité rare, la lenteur ; une richesse plus rare encore, du temps.

Avant ce Journal, je n’avais lu de lui que Domestique chez Montaigne et Le Sentiment géographique. Ce sont, à mon sens, deux grands livres, non parce qu’ils se sont rendus à mes fastidieuses et méthodiques dissections, mais parce qu’ils leur ont résisté, dans leur jaillissement, leur force jaculatoire, leur errance. Le premier m’avait frappé pas son sens du concret, de la matière, du palpable ; une vie épaisse et grumelée, sans ces abstractions si fréquentes dans la langue française. Il ne fallait certes pas y chercher d’intrigue – le Journal de Chaillou dit assez le mépris dans lequel l’auteur tient cette « littérature à histoire » ; la langue, en revanche, y était menée sur un terrain charnel et tangible. Le second, mieux estimé par la critique, m’avait endormi ; ce n’est pas une perfidie ; c’était son objet. Chaillou y rêvait du lieu imaginaire des Pastorales baroques, ce Forez fantasmé dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé, lui, le fin connaisseur de ces romans infinis et devenus illisibles, de ces lentes et lointaines songeries, moutonnières. Il invitait son lecteur à errer par de belles pages à la limite de la conscience et du sommeil (le narrateur lui-même peinait à tenir les yeux ouverts), à s’envelopper dans une langue perdue, floue. Il existe des œuvres de ligne claire ; d’autres de sinuosités (manie linnéenne, je ne t’échapperai donc jamais ?). Celle de Chaillou ondoie ; rêve de la langue ou langue du rêve, je ne sais. Chaillou était un spécialiste de la littérature du XVIIe, d’avant le grand règlement classique ; son errance a des longs récits de l’ancien temps le charme lent et démodé – il avait d’ailleurs écrit un Éloge du démodé, sa dernière œuvre anthume. Le ton de son Journal, tenu très épisodiquement durant vingt-cinq ans, entre 1987 et 2012, n’est pas aussi gracieux et étonnant que le reste de son œuvre. Il est sec, sans bavures ; il liquide ; il exécute. Le lecteur imaginait-il Chaillou ainsi ? C’est un autre homme qui appert. Les enseignants, ses collègues du supérieur, sont pédants, et du haut de leurs certitudes absolues, sont surtout « titulaires de leur manque de talent », les étudiants le déçoivent, eux, « moins intéressants que les couloirs » de leur université, et les écrivains, de Mme Ernaux à M. Carrère, de M. Bon à M. Camus (Renaud), de M. Echenoz à M. Houellebecq, c’est bien pire – chacun se voit gratifié de quelques méchants adjectifs (parfois mérités), sauf les amis, bien évidemment, M. Deguy, Mme Delay, M. Roubaud.

Un Journal est un déversoir d’humeurs. S’y dessine un auteur vivant, dans ses grandeurs, dans ses petitesses. De 1987 à 1995, Chaillou travaille encore à l’université ; ses notes tiennent compte – surtout en 87-88 – de cette vie sociale en basse continue, souvent décevante. Le texte mêle exécutions de deux lignes et observations judicieuses ; cet ensemble tenu de façon très irrégulière ne crée pas de personnages. Le lecteur amateur de petites phrases, de cet envers du décor un peu vil mais souvent réjouissant, sera déçu. Chaillou n’offre aucun portrait, à l’inverse d’un Léautaud portraiturant Vallette, Gide ou Duhamel, d’un Galey croquant Chardonne, d’un Mugnier animant Cocteau ou Huysmans. Il n’y a pas de longues introspections ; ce sont des éclairs. Chaillou l’olympien tonne… en secret, car dans les lettres françaises, il est des critiques que l’on garde pour ses petits papiers personnels ; des condamnations qui se susurrent ; des hostilités certaines, mais bien dissimulées. La vie littéraire a du reste peu de place dans ce Journal ; elle en a de moins en moins les années passant. Les petites aigreurs disparaissent ; Chaillou est libéré de son labeur ; Chaillou est en retraite. Il peut enfin travailler à ce qui compte, ses livres. Il s’isole un peu, entouré de proches qu’il aime, son épouse, son fils, compositeur et historien. L’objet de ces carnets change ; ils deviennent une forme de Journal de l’œuvre. Ce n’est certes pas Le Journal des Faux-Monnayeurs de Gide, ni Le Journal du Dr Faustus, de Thomas Mann, loin s’en faut, mais enfin, le lecteur découvre, au fil de pages griffonnées à la hâte, l’arrière-plan d’un travail littéraire, ses fondations, ses hésitations, ses renoncements. Il ébauche des théories littéraires : contre l’intrigue, pour la langue ; contre la rédaction, pour l’écriture ; contre le roman, pour le rêve du roman ; contre les modes, pour le démodé ; contre la littérature de consommation courante, pour une littérature exigeante, profonde, personnelle. Son intransigeance est rassurante. Pas dupe de son propre vieillissement, Chaillou, parfois, s’interroge : prend-il insensiblement congé du monde nouveau ? Est-ce pour cela qu’il ne supporte plus une forme de veulerie culturelle d’époque ? Paradoxe chez cet homme qui exécute à raison Le Monde des Livres mais s’impatiente d’y voir son roman critiqué ; paradoxe de figurer dans cette petite société de gens de lettres, avec ses honneurs (l’Académie, à laquelle il songe un temps), ses amitiés, ses guerres et, dans son Journal, de la croquer avec une joie mauvaise ; paradoxe, au fond, d’en être sans en être – comme, d’ailleurs, de passer pour une excellence provinciale, lui qui vécut à Paris presque toute sa vie. Ces contradictions intimes fondent une vie.

Michel Chaillou eut une retraite fort active, sûrement très heureuse ; il avait des projets pour écrire jusqu’à son centenaire. La vie en a voulu autrement. Il tint donc épisodiquement, jusqu’à sa mort (2013), cet autre journal, assez différent du premier – quoique le ton s’y maintînt, phrases courtes, souvent averbales, avis tranchés, rapides, écrits en quelques minutes, souvent à la tombée du soir. Certains vivent pour tenir leur Journal, chez d’autres, il est un compagnon, chez Michel Chaillou, ce n’est qu’un écrit de circonstance, un interstice. On l’observe bien dans ces fréquentes notations horaires : 18 heures, il rédige quelques notes ; 18 heures 15, son fils revient, il cesse. Trois mois passent, il rouvre son carnet, évoque une de ses nombreuses lectures – en lien avec sa création du moment ; s’interroge sur sa démarche ; repasse le lendemain poser une rapide théorie binaire sur la lecture, l’écriture, la littérature ; s’arrête pour un mois. D’où répétitions, parfois, retours sur ses conceptions littéraires, souvent. Le diariste n’est jamais prioritaire, jamais très assuré de la valeur de l’exercice ; moyen de s’exprimer, dans des carnets tenus à la hâte, sans cet effort personnel sur soi, ou plutôt contre soi, qui signe le désir profond d’une publication posthume – et qui la gauchit, hélas. Ces notes gagnent en sincérité ce qu’elles perdent, somme toute, en intérêt ; l’auteur ressasse ; il n’investit pas assez son texte. Je lui préfère, dans le même genre, un Claude Ollier ; ses journaux avaient un rôle semblable d’adjuvant à l’œuvre en cours, de carnet de réflexions et d’observations ; mais il y avait, en sus, une attention d’auteur pour la réception de son texte, une façon de susciter l’intérêt du lecteur, qu’il se passionnât ou non pour la genèse de son œuvre. C’est moins sensible chez Michel Chaillou – vrai, brut, sans lissé. Souhaitait-il seulement la publication de ces notes ? Il n’en fait pas état.

Malgré mes quelques réserves, je pense que ses héritiers ont eu raison de publier ce massif de cinq cents pages, d’une valeur inégale ; elles éclairent la démarche littéraire de Chaillou, ses salutaires conceptions, à bonne distance des facilités de l’heure. On l’apprécie sans l’approuver, parce qu’il a une armature. L’excès d’exigence n’est jamais un défaut ; j’ai toujours plaisir à lire des professions d’excellence, même si elles tendent, au fond, à condamner la petite médiocrité du petit lecteur que je suis (petitement ?). Par peur de blesser des épidermes trop fragiles, la critique oublie souvent de trancher, de peser les mérites, d’ancrer son point de vue avec fermeté. Que le lecteur s’accorde ou non avec les conceptions de Michel Chaillou – quel enthousiasme étonnant pour l’homme Philippe Sollers, quelle naïveté, peut-être ? – qu’il s’accorde ou non, donc, avec lui, il en appréciera le mordant, la fermeté, la rudesse. Il n’en partagera pas tous les postulats ; il regrettera seulement que l’ensemble ne soit ni plus vaste, ni plus ambitieux.

J’aime les journaux d’écrivains, leur tenue incertaine, leurs emportements, leurs indiscrétions. Un journal doit être libre ; libre de ses injustices, libre de ses fulgurances, libre de ses méchancetés ; l’agacement, la colère, la hantise s’y expriment aussi bien que l’émerveillement, la bonté, la sincérité. Libre, ce Journal l’est. C’est une vertu précieuse ; elle se perd, elle est, pour reprendre un mot cher à l’auteur, démodée.

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Vie d’un écrivain français : le Journal littéraire, de Paul Léautaud

Léautaud 1954

Journal littéraire, Paul Léautaud, Gallimard, coll. « Folio », 2013, anthologie composée par Pascal Pia et Maurice Guyot (Première éd. 1968)

Paul Léautaud a fait inscrire sur sa tombe une intrigante épitaphe : « Écrivain français » (Jean Dutourd est le seul, à ma connaissance, à l’avoir reprise). Ses lecteurs savent que ce n’est pas là une proclamation de patriotisme acharné. Il n’était pas un fanatique de la nation, un apologue de la France et de sa grandeur. Si les guerres excitaient son appétit de spectateur goguenard des passions humaines, elles ne l’ont pas porté à défendre une « patrie » dans laquelle il ne s’est jamais reconnu. Pour cet individualiste anarchisant et antimilitariste, la France ne signifiait pas grand-chose. Son fameux Journal littéraire le répète assez, acrimonieux envers tous les « rossignols des carnages », qui chantaient la guerre pendant les massacres de 14-18 et de 39-45. Il n’était pas de ceux qui pardonnaient aux écrivains de s’être trahis en se payant confortablement de mots, loin des champs de bataille ou qui, comme l’affirmait Alfred Vallette, son patron au Mercure de France, « refusaient de penser » pendant une guerre. Alors pourquoi cet « écrivain français » ? Léautaud a choisi son épitaphe en hommage à sa seule patrie, la langue française – il le dit explicitement dans les dernières pages du Journal. Son style, je l’ai dit tantôt, était naturel, rapide, personnel. Dans sa génération, plutôt portée aux belles pages, à la grandiloquence gratuite et à l’effet de manche, il détonnait. Il n’était pas un penseur, ni un artiste. Les grandes causes ne l’attiraient pas ; la boursouflure rhétorique non plus. Il plaçait la spontanéité du ton au sommet des qualités littéraires – et c’est pour cette raison, aussi, qu’on le lit encore alors qu’on ne lit plus Barrès. Les quelques-uns qui parcourent mes notes savent que je suis né à une époque de trop grand relâchement pour partager et goûter cette apologie du style spontané, qui rime trop souvent, chez mes contemporains, avec l’absence complète de style, et ce culte si répandu chez eux de la paresse et de la facilité démagogique.

Chez Léautaud, les heurts, les petites fautes, et les phrases courtes sont heureusement rachetées par un emportement, un mordant, une fraîcheur. Qu’importe qu’il dise n’importe quoi, ou qu’on ne soit pas d’accord avec lui. (Quelle tristesse d’ailleurs de ne lire que des auteurs pensant comme soi !) Il vit, trépigne, s’agace ! Le lecteur, lui, s’amuse et ne voit (presque) jamais le temps passer. Ce Journal, livre de toute une vie, n’a pas le léché des cathédrales de prose. Son auteur ne polit pas patiemment chaque sentence, pour lui donner une illusoire perfection ; il ne dresse pas un monument à la gloire de sa petite personne ; il écrit comme il pense ; et s’il pense mal, il l’énonce bien. Ses outrances divertissent le lecteur, même s’il ne le lit pas seulement pour cela ; il le lit aussi pour ces pages inimitables où l’on croit entendre Léautaud converser, railleur et insolent, avec Gide, Valéry, Duhamel, Paulhan ou Gourmont.  Parmi l’immense galerie des personnages rencontrés par l’auteur en plus de soixante ans, Jammes, Coppée, Moréas, Schwob, Rachilde, Colette, de Régnier, Billy, Picasso, Matisse, Mauriac, Jünger, Malraux, Cocteau, Jouhandeau, Drieu et bien d’autres font ici ou là une apparition. Ne manquent vraiment que Proust, Céline, le clan des diplomates (Morand, Claudel, Giraudoux) et celui des surréalistes (Breton, Aragon, Soupault). Mais trêve de mondanités, revenons au texte. Léautaud le dit à plusieurs reprises, son goût le porte vers l’expression naturelle et singulière de soi ; fanatique, en ses jeunes années, de Mallarmé – dont la qualité première n’était certes pas le naturel et le spontané de sa plume – il a très vite, dès ses trente ans, renié le poète opaque et célébré avec Stendhal le charme d’une prose – et d’une pose – franche. Il pratique, sans vulgarité, un français vivant, un savoureux mélange d’écriture et d’oralité, au fil d’un courant de pensée émotif, réactif, en verve. Pour peu qu’il ait découvert la voix de Léautaud dans ses fameux entretiens radiophoniques, le lecteur a l’impression, à chaque page, de l’entendre. Peu d’écrivains ont su rendre le dynamisme plastique de notre langue comme lui. Homme du XVIIIe siècle égaré au premier XXe, il a la sécheresse, le naturel, la facilité des grands maîtres de la prose française d’avant Chateaubriand. Sourd aux appels du romantisme, il n’aime que la vivacité expressive et spontanée. Son récit est une longue conversation, avec lui-même ou avec les autres. Il n’est pas besoin d’approuver l’écrivain – et c’est une lecture obtuse de la littérature qu’une lecture n’y cherchant qu’approbation de ses propres préjugés – pour en saisir sa grande et rare qualité, la prestesse.

À bien y réfléchir, j’ai trouvé à Léautaud bien des traits que les entomologistes de la pensée nationale attribuent spontanément à la France. Il en a les grandeurs, comme les petitesses. Il est, avant tout, un réfractaire, aux gloires de son époque, aux institutions, à la pompe républicaine, au prestige, à l’emphase littéraire, aux grandeurs soumises à l’admiration des foules. Cet iconoclasme me plaît tout particulièrement. Son anarchisme foncier se mêle d’un sens particulièrement petit-bourgeois et égoïste des réalités matérielles. On reconnaît l’image d’Épinal du Français solitaire, querelleur, sarcastique, individualiste, avare qui jouit à l’occasion du désastre des autres, surtout quand ces autres sont ses compatriotes. Il n’y a pas de pages plus allègres et mauvaises (« Léautaud n’est pas méchant, il est mauvais », P. Valéry) qu’au moment de la défaite de 1940 ; non pour des raisons politiques ou géopolitiques (il n’y comprend rien, et ne prétend pas y comprendre quelque chose), mais parce que le malheur collectif le réjouit, surtout quand il vient punir des années de bêtise collective et d’aveuglement. Est-ce là le lâche soulagement de voir ses propres malheurs individuels partagés ? Peut-être. Il montre, au reste, un trait bien français : l’obscur désir de la catastrophe, qui contrebalance (et frustre) la fantasmatique et constante aspiration au triomphe. Il a le goût, là encore bien national, de la provocation – certaines opinions, pendant la guerre, ne sont pas très heureuses (et lui vaudront à la Libération une inquiétude passagère). Rien ne convainc cet ironiste averti, qui répète à tout propos « on ne me la fait pas ». Individualiste farouche, libertin sensuel, aussi indépendant, peut-être, que misanthrope, il incarne à un point presque caricatural la définition nationale de l’esprit fort. Il manie le contre-pied systématique avec adresse, manifeste une dureté caustique, jusqu’à la drôlerie, aussi bien à son encontre qu’à celle de ses proches ou de ses compatriotes. Par son inconséquence, sa dureté égoïste entrelardée d’accès soudains de sentimentalisme et de compassion, il apparaît aussi comme bien français. Il a ce côté spirituel et virulent hérité des petits maîtres et des moralistes du passé. Il vitupère, renâcle, moque, sans jamais d’ailleurs renier ce qu’il est ou ce qu’il croit pour obtenir telle ou telle récompense. Sa sincérité, réelle, touche autant qu’elle agace. Il s’exprime souvent comme un petit-bourgeois obtus, aux opinions bien arrêtées. Ses affirmations sont parfois idiotes ou incohérentes mais le lecteur n’a pas besoin de les partager ; leur intérêt réside dans leur drôlerie, leur excès, leur alacrité. On ne lit pas Léautaud pour son humanisme, ses bons sentiments ou sa gentillesse.

Peut-être cette lecture est-elle néanmoins orientée par la réduction de l’ouvrage signée Pascal Pia et Maurice Guyot ? Elle reprend, en mille deux cents pages, ce que Léautaud a écrit en dix-neuf volumes. Le lecteur découvre un Léautaud doublement filtré, par lui-même et par ses deux compilateurs. L’anthologie brouille parfois la continuité de l’ensemble, en le réduisant à des morceaux choisis. Les années 1935-1950 occupent une large partie du livre ; on lit surtout l’auteur vieilli (il fête ses soixante ans en 1932), dont les traits et les goûts sont déjà fortement accusés. Les parties les plus salaces de l’existence de ce « libertin » (le mot est de lui) sont soigneusement gommées et on les devine sous-jacentes, à l’occasion de telle ou telle explication sur sa maîtresse, la sensuelle Mme Cayssac, surnommée par lui « le Fléau ». La lubricité de l’auteur est mieux connue depuis la publication, voici deux ans, d’une autre anthologie, très explicite, centrée sur sa relation avec sa maîtresse. Ce qui ressort à coup sûr de cette anthologie du Journal, néanmoins, c’est que son auteur n’est pas un esprit vaste et profond, plongé dans les tourments obscurs de la métaphysique ou poétisant des sentiments confus. Rien de plus éloigné de lui que le romantisme et ses surgeons. Il n’est ni un encyclopédiste ni un esprit universel : un petit carré fermement délimité de savoirs et de plaisirs lui suffit. J’ai souri quand Léautaud, évoquant Huysmans, parle d’un homme aux goûts étroits ; qu’est-il donc lui, sinon un autre homme aux goûts étroits ? Il n’aime ni la musique, ni la peinture ; en littérature, bien peu de choses lui plaisent ; la poésie et le roman modernes l’ennuient ; la science le laisse froid ; il rejette la politique ; l’histoire et la philosophie ne l’intéressent pas ; quant aux autres, il déclare s’en passer très bien. Qu’importe, tout le monde n’est pas Queneau ou Paulhan. Qu’on le laisse à ses souvenirs, à ses femmes, à ses bêtes ! Il n’a pas besoin de plus. Comment d’ailleurs l’évoquer sans parler de sa ménagerie d’animaux recueillis, qui lui coûtait, de son propre aveu, une fortune ? Il manifeste envers ces bêtes toute la sentimentalité qu’il dissimule à autrui ; il dépense pour eux tout l’argent qu’il économise avec une avarice de plus en plus affirmée. Cela le rend touchant et désamorce l’impression constante de froideur et de dessèchement qui émane de ses ronchonnements. Ses accès de sentimentalisme sont vite refrénés, néanmoins, par quelque sarcasme. Atrabilaire et sans concession, il montre, malgré son étroitesse d’esprit, un goût littéraire étonnamment sûr, rejetant tout autant les poètes ampoulés ou nébuleux que les romanciers surestimés de son temps, qu’il qualifie d’« écrivains de bureau ».

Ses maîtres sont Diderot et Stendhal, Sterne et Voltaire. Il goûte le bel esprit, cinglant et personnel, n’aime ni les longues descriptions réalistes, ni les morceaux de bravoure surécrits à propos de la pluie et du beau temps, de la douceur de la campagne ou de la beauté du ciel. Si l’on me permet cette approximation, son Journal est une littérature « d’aveugle » comme l’est celle du XVIIIe, celle d’avant ce romantisme qu’il rejette si violemment. Il décrit peu, mais écoute attentivement ; on ne visualise rien à le lire, mais on entend beaucoup de choses. Pour le dire à la manière Claudel – qu’il ne goûtait guère – « l’œil écoute ». Et cette attention au monde, à ce qui se dit, fait tout l’intérêt de ses « choses entendues ». On se tromperait à ne prêter attention qu’aux bougonnements et aux ratiocinations de Léautaud, aussi divertissants soient-ils ; il montre souvent une grande sensibilité au monde (étroit) qui l’entoure, une capacité peu commune à le juger et l’estimer à sa juste valeur. Soyons sincères, la pratique du Journal, réceptacle des mauvaises humeurs, des irritations et des colères, n’est par principe ni tolérante ni juste. Elle accentue les traits du diariste ; elle peut tourner au ressassement. Le ressac des jours et la constance de celui qui tient la plume rendent inéluctables les redites ; la vie que rend le Journal est par nature répétitive. Dans ses carnets, aussi, l’auteur exprime ce qu’il ne peut dire aux autres sans précautions ; il peut se libérer, se vider, d’où sa virulence. L’exercice est toujours un peu biaisé. Il écrit avant tout pour lui, tout en étant conscient qu’il sera lu ; l’exercice de la sincérité est d’autant plus méritoire – et impossible – qu’il aura des témoins inconnus. Bien que Léautaud fût probablement peu tenté par l’hypocrisie sociale, son statut d’employé ne lui permettait pas toujours de dire son fait à ses patrons et collègues, Vallette, Duhamel, Dumur, etc. Il ne souhaitait pas non plus blesser des auteurs en vue, comme Gide ou Guitry en disant trop explicitement devant eux ce qu’il pensait de leurs œuvres. Ce grand sincère biaisait parfois, intelligemment. Alceste savait se taire et observer ; son recueil n’en a que plus de valeur. Il se rattrapait sans vergogne dans son Journal, en plaçant les autres devant leurs inconséquences et, parfois, leur bêtise. Le scrupuleux Gide est ainsi capturé à un instant drolatique de vanité mal placée ; le grand penseur désintéressé de l’entre-deux-guerres, Valéry, explique à l’occasion qu’il est surtout mû par la perspective de tirer quelque argent de ses plaquettes et de ses tirages rares ; l’équitable Gourmont est saisi en flagrant délit d’imbécillité patriotarde. La réputation de ces hommes n’est pas vraiment salie par ces petites indiscrétions ; ils reprennent, sous les traits acérés de Léautaud, figure humaine. Ils descendent de l’empyrée des « grantécrivains » vers le monde des hommes, avec leurs vices et leurs vertus, leurs défauts et leurs qualités. Ils revivent. Des voix rejaillissent du passé. C’est la puissance de l’écrivain que d’atteindre cette vérité.

Léautaud, mémorialiste des lettres françaises, est l’héritier d’une certaine France littéraire de l’Ancien Régime, oscillant entre sécheresse de cœur et accès subit de sentiment : il vitupère comme un misanthrope avant de s’émouvoir comme une jeune fille. C’est ce qui le rend d’ailleurs attachant ; le vieux grigou, sale et avaricieux, est capable de s’attendrir ; il s’étrangle de temps en temps d’émotion au souvenir d’un vers, d’un animal ou d’un instant de sa vie passée ; il sait se montrer compatissant et bienfaisant, même si cette veine-là s’épuise tristement avec l’âge (je n’en reviens toujours pas que, bien qu’octogénaire et malade, il ait supprimé son singe domestique comme il l’a fait, en le noyant plutôt qu’en le confiant à un vétérinaire ! C’était bien la peine de nous serrer le cœur plusieurs fois avec ses chats mourants). Son Journal est attachant par le postulat de véracité auquel se tient son auteur ; personnalité exceptionnelle, par ses défauts autant que par ses qualités, styliste allègre, Léautaud ne laisse pas indifférent. Il est un jalon certes mineur mais réel de l’histoire de notre littérature ; un observateur avisé ; une oreille attentive. Et ceux qui ont entendu ses extraordinaires entretiens avec Robert Mallet, souvent rediffusés sur les ondes de France-Culture, ont en souvenir sa voix, ses récriminations, son trouble, aussi. Il n’était pas seulement le littérateur bourru et étroit que j’ai dépeint un peu plus haut… il était aussi, à tous égards, malgré les limites d’une œuvre principalement intime, un écrivain hautement singulier. C’est ce qui fait aussi, bientôt soixante ans après sa mort, tout l’intérêt de la lecture de ce fleuve littéraire unique, son Journal.

Conversations littéraires : le Journal de l’Abbé Mugnier

Confessional

Je suis assez pris ces derniers temps, le rythme de mes notes s’en ressent un peu, je m’en excuse.

Journal 1879-1939, Abbé Mugnier, Le Mercure de France, 1985

L’abbé Arthur Mugnier (1853-1944), vicaire de paroisses parisiennes, a hanté soixante ans durant le monde des lettres. La littérature française a connu peu de compagnons de route d’une semblable longévité. Il fut l’ami de Huysmans et de Descaves, un proche d’Anna de Noailles, un familier des éminences de la N.R.F., et parmi elles de Valéry et de Cocteau, surtout. L’intérêt de ce Journal tient beaucoup à sa durée. Qu’on y songe un instant : Mugnier assista aux obsèques de Victor Hugo, croisa les gloires finissantes des années 1870 (A.Daudet, Goncourt), connut les étoiles bientôt éteintes du symbolisme fin de siècle (Jammes, Coppée, Gourmont), se brouilla avec l’impétueux Léon Bloy, côtoya Anatole France, Maurice Barrès et Marcel Proust, se lia d’amitié avec Jean Cocteau et Ramon Fernandez, avec Paul Morand et Paul Léautaud, tout en échangeant, à l’occasion, avec Claudel ou avec Radiguet, avec les jeunes Mauriac, Malraux et Céline. Observer la sensibilité d’un homme de 1850 plongée dans les années 1930, c’est un des attraits les plus évidents de ce Journal. Combien de révolutions des lettres et d’ « -ismes » a bien pu connaître l’abbé ? Voici un homme dont il n’est pas exagéré de noter qu’il connut toutes les gloires des Lettres parisiennes, de 1880 à 1940. Et son carnet mondain va bien au-delà puisqu’il rencontra également Édouard VIII, Paul Deschanel, Henri Bergson, Picasso, Kerenski ou Charles Lindbergh. D’un côté il touche l’école de Médan, le naturalisme et le positivisme des premiers temps de la IIIe République, bref à Zola et à Renan ; de l’autre, il rencontre tous les avant-gardistes de la première moitié du XXe siècle, qui s’éteignent eux-mêmes dans les années 60 et 70. C’est donc le Journal d’un siècle de lettres françaises. Ce livre n’est en rien – ou presque – le Journal d’un ecclésiastique. Jusqu’aux premières années du XXe, certes, l’abbé s’intéresse encore explicitement au devenir de l’Église et de son propre sacerdoce ; cela lui inspire des remarques mêlées, entre l’espérance – jamais trop prononcée – et le désappointement – toujours à fleur de prose chez ce mélancolique. Dans l’Église anti-moderniste d’alors, l’abbé Mugnier détonne : il est du XVIIIe par sa tolérance et ses relations ; il est du XXe d’après le Concile Vatican II pour ses vues libérales sur l’Église. Issu d’un milieu pauvre, hissé au sommet de la classe bourgeoise par son état ecclésiastique et ses amitiés littéraires, l’abbé montre souvent une vocation vacillante ; il préfère Chateaubriand à l’Évangile, vénère les ruines, le passage du temps, les poètes romantiques ; on s’étonne moins que son contact avec des croyants d’un tout autre mysticisme, comme Léon Bloy, se soit mal passé. On dit de lui, néanmoins, qu’il convertit Huysmans – ce qu’il nie tout au long du livre. Qu’importe, l’abbé Mugnier demeure dans l’histoire littéraire française un témoin de tout premier plan. Pour la vie ecclésiastique, en revanche, ses écrits ne présentent guère d’intérêt. L’abbé l’admet dans les dernières années : de l’essentiel de son travail pastoral et de son vicariat, il ne restera (secret professionnel oblige ?) aucune trace écrite.

Il reste tout de même quelque chose du prêtre, un fond de préoccupations, une ambiance morale. Ses leçons sont celles d’un humaniste tempéré. Il ne cède pas, et c’est à son honneur, aux pulsions patriotiques du temps, reste dubitatif devant les dévotions superstitieuses et mariales de Lourdes, s’insurge contre les éructations de Léon Daudet et de l’Action française. Le nationalisme criard de Barrès, « le rossignol du massacre », qu’une des fidèles de l’abbé Mugnier qualifie à l’occasion fort peu charitablement de « moisissure de Chateaubriand », lui inspire, malgré son admiration pour l’œuvre, un dégoût souvent prononcé. Vrai chrétien, l’abbé souhaite le pardon entre la France et l’Allemagne et se désole de l’esprit de vengeance de certains milieux français de l’après première guerre. Mugnier est un modéré, mieux, un tempéré. Il n’est pas un croyant en guerre et ses convictions, à force d’être raisonnables, passeraient presque pour tièdes. Néanmoins, à la lumière du conformisme de son temps et de sa classe, il détonne. De peur peut-être de s’avouer une foi vacillante, l’abbé passe sans trop s’étendre sur la profondeur de sa religion. Il n’hésite certes pas, dans les premières années surtout, à donner son avis sur la situation – déjà difficile – de l’Église catholique. Il n’en approuve pas les orientations, voudrait d’elle plus de tolérance, plus d’intelligence, plus d’humanité. Il trace, déçu, entre deux conversations avec Huysmans ou Anatole France, le portrait d’une Église recroquevillée sur elle-même, persuadée de son infaillibilité, inapte à saisir le monde moderne, figée dans des us et coutumes dépassés. À mesure que le temps passe, le sujet l’intéresse moins ; les religieuses dont il est longtemps l’aumônier ne lui inspirent qu’une ou deux remarques en plus de dix ans de service. Curieux jusqu’à la dispersion, humaniste et tolérant, l’abbé Mugnier critique la plupart du temps le conservatisme de sa hiérarchie et la bigoterie de ses fidèles. Sa carrière ecclésiastique se ressent de ses convictions hétérodoxes, de ses mondanités et de son absence d’ambition ; s’il rêve quelques mois d’une élévation dans la hiérarchie, il comprend immédiatement les conséquences d’une nomination épiscopale à Saint-Flour, à Sées ou à Pamiers. Finis les dîners et les concerts ! Finis les ministres et les poètes ! Finies les duchesses ! Finis les grands écrivains ! Un frisson d’effroi passe. L’abbé renonce au siège épiscopal avant même que le Cardinal de Paris ne lui propose la Crosse. Un homme comme Mugnier préférait sans nul doute la modestie d’un vicariat parisien, assorti de plaisantes mondanités, à l’isolement glorieux et mitré dans une province lointaine. À mi-chemin du Journal, le souci de la carrière s’efface ; l’homme vieillit et, malgré la détérioration de sa vue – qui prive sûrement le Journal d’une dernière décennie plus remplie – se concentre sur la véritable passion de sa vie, les lettres.

Car la vraie vocation d’Arthur Mugnier, c’était la littérature – pour laquelle, de son propre aveu, le talent lui manquait. Il me faut admettre, avec lui, malgré ma bienveillance, que ce Journal ne présente pas beaucoup de véritables passages écrits. L’ensemble tient plus des notes et miscellanées que de l’œuvre cohérente. Il vaut pour ce qu’il a capté des propos de table des écrivains de son temps ; il manque souvent de style. Ici ou là, quelques grossières fautes (un « voire même » par exemple aurait pu être corrigé par l’éditeur) enlaidissent le propos. Ce qu’il perd en écriture, le Journal le gagne en spontanéité, en donnant l’impression que tout y est saisi sur le vif. Pour un passionné de littérature, hélas, l’abbé écrit peu sur ses lectures – même si Chateaubriand lui arrache quelques commentaires. Sa discrétion, son absence d’orgueil, le conduisent à laisser la parole aux écrivains plutôt qu’à leurs œuvres, à ses interlocuteurs plutôt qu’à lui-même ; ce choix n’élève pas toujours le contenu du Journal. Mugnier aurait pu oser plus de commentaires sur ses lectures – dont le spectre passe, parfois, dans le lointain ; il aurait surtout pu oser avoir une opinion. L’abbé est trop admiratif des gloires de son temps. Les trois principaux « personnages » du Journal, Huysmans, Noailles et Cocteau ont fort souvent la parole ; parfois, il eût mieux valu qu’ils ne l’obtinssent point, et que l’abbé fît œuvre de lecteur plutôt que de microphone. Arthur Mugnier semble toujours pressé de retranscrire ce qu’untel ou unetelle lui a dit, qu’il s’agisse de banalités ou de traits de génie, ce qui donne à son Journal des allures de macédoine confuse de citations, là où l’on espérait une nourriture un peu plus consistante. L’abbé n’a pas eu assez confiance en lui ; ses quelques critiques, à l’occasion, sur les rabâchages de Huysmans ou les âneries d’Anna de Noailles, en témoignent. Mugnier a l’esprit très chrétien, il s’abstient de juger. C’est honorable, mais le lecteur cache mal sa déception devant ce qui apparaît, dans certaines entrées, comme un fatras.

Allons plus loin, ce Journal ne constitue évidemment ni le carnet de méditation d’un mystique, ce que l’abbé n’est certes pas, ni un examen de conscience suivi, ni même un cahier de lectures : il en dit peu sur ce que pense l’abbé, sur ce qu’il lit, sur ce qu’il croit. Cela tient, je crois, en partie à sa méthode, assez différente de celle de diaristes plus prolixes. Chaque fois que l’abbé Mugnier assistait à un dîner, rencontrait un grand de ce monde ou conversait avec lui, il transcrivait peu après la quintessence de son entretien sur quelques bouts de papier épars, que d’autres, après lui, ont rassemblé. Une telle pratique, suivie, avec quelques discontinuités, pendant soixante ans, laisse derrière elle un amas de notes où prédomine un des défauts principaux de l’abbé et dont il était très conscient : l’éparpillement. Très souvent, le lecteur a l’impression que l’auteur s’est empressé de noter, sans trop de structuration, ni d’esprit, ni même de personnalité, les quelques traits d’esprit d’un souper en ville. Tout cela vieillit bien mal. À ce jeu, les écrivains ne se présentent pas souvent sous leur meilleur jour. Si Cocteau, une des « gloires » de la dernière partie du Journal, apparaît d’une créativité poétique et spontanée illimitée, il dévoie souvent son génie dans des remarques partiales, des préjugés idiots ou des affirmations sans fondement. Cocteau, qu’Alberto Arbasino dépeint vieilli et pontifiant dans un excellent chapitre du non moins excellent Paris ! Ô Paris !, apparaît déjà dans toute son agaçante contradiction, aux frontières du génie et de l’erreur, du trait d’esprit et de la balourdise. L’invention poétique rachète mal l’affirmation péremptoire et le parallèle gratuit. L’abbé juge rarement les propos de ceux qui ont conversé avec lui ; au lecteur de décider. D’autres écrivains, aperçus de plus loin, ou plus circonspects lors de leurs dîners en ville, sont moins mal lotis, comme le brillant causeur Valéry ou le prudent André Gide ; Proust ou Céline s’en sortent à peu près bien, mais Mugnier les a moins souvent croisés ; à l’inverse, Anna de Noailles passe pour une égocentrique bavarde et sans esprit de suite, caricature de ce que les bas-bleu ont présenté de plus consternant à travers les âges. Le style télégraphique et sans liant de l’auteur accentue encore les défauts de la poétesse : sans le vouloir, Mugnier trace de son amie un portrait fort peu reluisant.

Le Journal vaut comme relevé d’un certain esprit bourgeois et artiste disparu, effectué par un homme d’église ouvert, bienveillant et d’une grande sensibilité. Si son auteur manque souvent de profondeur, il lui arrive au détour d’une page, d’évoquer avec justesse tel ou tel trait d’une œuvre, d’une situation ou d’un homme. Arthur Mugnier est un personnage attachant ; son romantisme donne une coloration mélancolique à sa prose ; son humanisme passera sans mal pour une raisonnable et agréable tiédeur. L’intérêt principal de ce livre sans guère de style est d’offrir à son lecteur la possibilité « d’entendre » les grands écrivains du dernier siècle s’animer et s’exprimer, sans filtre, ou presque. Péremptoires, obstinés, versatiles, partiaux, snobs, puérils, voilà comment, la plupart du temps, apparaissent ces génies d’hier. La conversation, cet art français, supporte bien mal la transcription écrite : son charme en est immanquablement dissipé. Sans le vouloir, l’abbé Mugnier montre à quel point l’équilibre évanescent d’une discussion réussie meurt d’être couché sur le papier, ossifié, fossilisé.

They are the robots

tribunal

« Le moindre avocat – qui se fait appeler « maître » – se complaît dans la haute opinion qu’il se fait de sa « culture générale » (le droit ça cultive) et n’importe quel ingénieur en tuyaux d’adduction d’eau se considère comme un savant dans toute la force du terme, autant qu’un Heisenberg. Inutile de préciser qu’ils n’ont en réalité qu’une notion plus que médiocre de la pensée.

Hier, comme c’était irritant! Pendant deux heures j’ai dû supporter la suffisance de ces deux espèces de demi-intellectuels surdiplômés. D’une stupidité incroyable. Le « maître » avec ses manières de juriste, avec sa conception de la vie, son style, son allure qui puaient de loin cette malheureuse université comme un vêtement sent la naphtaline… Et le cher petit ingénieur qui proclamait la supériorité des sciences exactes, car « cher monsieur, ces flirts avec la philosophie et l’art ne sont pas pour un cerveau bien ordonné ; avez-vous entendu parler de la théorie des quanta? ». Un niveau catastrophique. Et chacun d’eux, nanti et complété de sa chère moitié qui, avec une adoration de femelle, restait en extase devant son intellect. Il est triste que les universités produisent chaque année des milliers d’ânes dont chacun trouvera tôt ou tard son infaillible ânesse.

Comment faire pour que les écoles ne fabriquent pas une telle camelote, qu’elles ne polluent pas si dangereusement l’air de notre monde civilisé? Autour de moi se pressent, toujours plus nombreux, les jeunes crétins fabriqués par l’Université, dont l’intelligence naturelle a subi un vrai lessivage chimique. En Amérique du Sud aussi on commence à étouffer au milieu de ces étudiants qui ne savent que ce qu’on leur a fourré dans la tête et qui, farcis de connaissance, ont oublié qu’il existe des choses aussi peu constantes que le caractère, la raison, la poésie, la grâce. La laideur grossière de ces travailleurs intellectuels, spécialistes de médecine,de droit, de technique, etc., commence à sévir même ici, en Argentine. Insensibles à l’art, ignorants de la vie, formés aux abstractions, ils sont présomptueux et lourds. J’aime faire enrager ces nigauds disgracieux  ou les noyer sous un galimatias de noms et de théories inventés au pied levé – en espérant qu’ils ne me battent pas un jour! Il est amusant de voir ces natures vulgaires condamnées exclusivement à la science considérer le reste, tout ce qui n’est pas la science, toute la vie spirituelle de la tribu humaine, comme de la blague, tout en crevant sans cesse de la peur de se laisser duper.

J’excite donc avec délices leur méfiance paysanne envers « le littérateur », ce fourbe par excellence et je me laisse aller de temps en temps à une mimique, à un petit mot plus que douteux ou à une plaisanterie. Leur respect grossier pour le sérieux est tel qu’ils en restent bouche bée. Ou alors je les attaque à coup d’aristocratie, de généalogie, tactique infaillible pour amener les balourds au comble de la balourdise.

N’empêche que… l’aristocratie… Tout de même… l’aristocratie… Ô aristocratie, tu es pourtant bien plus qu’une méchante plaisanterie. L’idole du vulgaire, c’est l’utilité ; l’idole de l’aristocratie c’est le plaisir. Être utile et désagréable, tel est le but de chaque robot, de chaque spécialiste. Être utile, quitte à être désagréable, c’est leur rêve. Tandis que les aristocrates rêvent exactement du contraire : être agréables, quitte à être inutiles. Eh bien, quant à moi, je prétends et je note comme un des canons de ma connaissance des hommes que celui qui cherche à plaire aux humains aura plus facilement accès à eux que celui qui veut seulement être un serviteur utile. »

Extrait du second tome du Journal (1959-1969) de Witold Gombrowicz.