Écume et cendre, Jan Jacob Slauerhoff, Éditions Circé, 2010 (trad. S.Roosenburg) (première édition 1930)
De Jan Jacob Slauerhoff (1898-1936), poète et romancier hollandais, trois livres seulement sont disponibles en français, tous édités par Circé, tous, désormais, chroniqués sur ce blog. L’essentiel de l’œuvre poétique, qui, selon Cees Noteboom, représente une part considérable des productions de Slauerhoff reste encore à traduire et à publier (en bilingue ?). J’avais beaucoup aimé, en son temps, Le Royaume Interdit (qui mettait en scène Camões) et La Révolte de Guadalajara. Le recueil de nouvelles Écume et cendre, un des premiers ouvrages de son auteur, est composé de cinq textes. L’écume évoque la mer, le voyage, la fuite ; la cendre, l’échec, le désespoir, la mort. Le titre, aux vertus programmatiques, recoupe bien les thématiques principales de l’œuvre de prosateur de l’écrivain hollandais : l’exil, la quête de soi, l’errance, la vie figée, la mer et l’Orient. Un peu comme Frederik Prokosh, son cadet, Slauerhoff met en scène des occidentaux en partance, loin de leur univers, contraints de jouer des partitions improvisées dans un espace géographique différent, qui met à nu les mensonges métaphysiques et psychologiques sur lesquels se fondaient leurs vies. À la quête de soi correspond le voyage ; à l’errance psychique répond l’errance physique. Les héros de Slauerhoff, personnages fluides, mouvants, ne peuvent exister que dans le mouvement : l’immobilité les écrase et les vide. Ils s’enfuient pour leur salut ; et c’est de ce salut, de sa possibilité, qu’il est question ici. Endosser une fonction fixe, une forme définitive leur est souffrance. L’orient, ligne de fuite d’Européens en quête d’eux-mêmes, s’offre comme décor de l’errance, comme horizon d’une métamorphose toujours espérée, rarement advenue, peut-être inapprochable. L’œuvre de Slauerhoff se joue sur des scènes exotiques : Macao dans Le Royaume Interdit, le Mexique dans La Révolte de Guadalajara, l’Arabie, le Pacifique, la Russie, la Chine dans Écume et Cendre. Le lecteur pressé aura tendance, probablement, à classer ces récits du côté des romans maritimes d’aventures (London, Loti, Conrad – bien que Conrad proposât bien autre chose, en profondeur, que des récits de marins), ou du côté des romans de l’Orient (Buck, Prokosh ou le jeune Malraux). S’il n’est pas dénué de pertinence, un tel jugement demeure quelque peu superficiel. Les récits de Slauerhoff expriment, avant tout, une crise, celle du jeune médecin naval, celle, aussi, de tout l’occident, confronté à la douleur d’être soi dans des sociétés qui, avant les années 60, attribuaient encore des rôles fixes, à durée indéterminée. À la même époque, les héros de Forster cherchent, ailleurs, une impossible convergence des altérités, les quadragénaires de Pirandello jettent leurs masques et croient pouvoir endosser des identités nouvelles, les hommes de Slauerhoff fuient et espèrent ainsi semer leurs ombres. Là-bas, au loin, quelqu’un détient la solution, quelque chose résoudra les clivages intérieurs, il suffit de ce voyage, le dernier et peut-être…
Ces cinq nouvelles présentent chacune, sous un angle différent, les préoccupations personnelles de l’auteur. Le premier texte, L’Héritier, dans une veine comique, descend tout droit des Mille et une nuits et des contes arabes, tels que le goût de l’orientalisme les avait mis en avant en occident tout au long des XVIIIe et XIXe siècles. Un jeune omanais pauvre, confronté à l’avarice de son oncle, désespère dans ses fonctions de commis, qu’il estime indignes de lui. Parti en pèlerinage à La Mecque par dépit, il apprend en chemin la mort de son oncle, dont il est le seul héritier. Il revient en toute hâte. Sa subite richesse, qui apparaît au départ comme une bénédiction, devient rapidement l’objet de toutes les convoitises locales. Confronté, dans une société d’honneur et de parole, aux exigences des uns et des autres, obsédé par le désir de tenir son rang nouvellement acquis, d’être ce que la Fortune lui a permis de devenir, il connaît une chute rapide, qui le replace dans sa situation sociale antérieure. Conçue comme une fable, cette nouvelle annonce, dans une veine satirique, des thématiques qui reviendront dans l’œuvre de l’auteur : aucune situation personnelle ne tient ; un rêve réalisé est un cauchemar ; l’homme ne résiste à la société que par la fuite, l’écart, le refus. En devenant ce à quoi il croit aspirer, l’homme, jouet de puissances supérieures, se trompe et se trahit : l’ambition est une faute. L’horizon de sa quête, c’était la richesse et la respectabilité ; à peine acquis, les voilà déjà perdues. Le voyage était circulaire, comme dans l’amer Aller-retour de Marcel Aymé. Que ce soit dans les romans ultérieurs de l’auteur ou dans ce recueil, les héros de Slauerhoff ne tiennent que par le mouvement, au risque de l’errance et de la perte ; toute situation acquise, toute fixation écrase l’individu, lui nuit en figeant son intériorité en un désir lancinant, et jamais satisfait, d’ailleurs.
C’est le thème de la deuxième nouvelle, La fin du chant, dans laquelle se révèle aussi la tendance elliptique (et parfois brouillonne) de l’auteur. Elle donne à ce récit plus métaphysique une dimension générique : priment les silences et les symboles du récit. Un jeune homme, dont il faut quelques pages pour comprendre qu’il est russe et que l’action se déroule au tout début du XXe siècle, part en quête, jamais satisfaite, d’une réponse à ses interrogations. Rien ne le satisfait du monde matériel. Il erre, tout autour de la terre, menant une enquête personnelle aux motifs elliptiques, jusqu’à trouver une forme de piste, dans un mystérieux monastère orthodoxe, au creux des rochers d’une montagne inaccessible. Il ne s’ouvre à lui que pour une seule nuit. Les moines, auprès desquels il espérait une réponse, ne lui proposent qu’une alternative : reprendre sa route, insatisfaisante, dans le monde, comme tous ou presque ; s’abîmer dans le silence absolu, avec quelques rares élus, eux, les moines, jusqu’à toucher, aux confins d’une expérience mystique mutilante, une possible vérité. Lors de sa nuit dans le monastère, le narrateur rêve d’une cérémonie funèbre, symbolique, mêlant eros et thanatos. Le syncrétisme de ces visions n’est pas éclairci : tout à la fois vierge, épouse et terre-mère, la femme dont rêve le narrateur incarnera désormais, à ses yeux, l’appel de la mort, du tombeau, de la terre. Expulsé le lendemain d’un lieu dont il ne retrouvera plus la trace, il retourne dans son domaine, y prépare son caveau et attend, avec la fin du chant, la résolution finale de tous les questionnements. Il n’y a de réponse nulle part dans le monde matériel. Ne reste plus alors, comme perspective, que les promesses mystiques de la mort. L’errance chez Slauerhoff n’est pas seulement une fuite, une tentative, presque impossible, de se déprendre de soi ; elle est le signe d’une quête inachevée, d’un horizon éternellement repoussé, de l’inaccessibilité de la réponse. Elle devient même, au fond, le seul motif concret de l’existence : se fuir, se refuser à incarner pour n’être que pure disponibilité aux courants imprévisibles de la destinée. Et dans cette fin du chant se révèle le risque véritable de cette disponibilité : une attente vaine et inassouvie que seul peut satisfaire l’anéantissement. Dans Le K, le protagoniste de Buzzati fuit la Révélation, et cette fuite, si elle teinte d’amertume la fin de la nouvelle, laisse cependant un espoir : il y a un sens général, une justification, il suffisait d’affronter ses peurs pour la découvrir. Tandis que chez Slauerhoff, dans Le dernier chant, le protagoniste principal poursuit la Révélation, il la traque sur tous les océans, tous les continents, et, lorsque celle-ci s’offre à lui, au fond d’un monastère perdu, elle n’est qu’une énigme de plus pour travestir, peut-être, un désir de néant. Face au dernier voile qui dissimule le vide, toute espérance s’éteint, le chant cesse et, dans le silence de la mort advient, pour le narrateur, la véritable réponse métaphysique, travestie en une figure féminine : rien.
La troisième nouvelle, Le dernier voyage du Nyborg, évoque le transport, de San Francisco vers la Chine, d’une cargaison de dépouilles d’immigrants chinois souhaitant être enterrés dans leur terre natale. Bien évidemment, le voyage tourne mal, la présence des cercueils terrifie l’équipage, les forces des vents et de la mer, conjugués, manquent d’anéantir plusieurs fois le bateau. Le lecteur pense à Poe (Les Aventures d’Arthur Gordon Pym), à Coleridge (La ballade du vieux marin) ou à certains récits de Conrad – sans néanmoins leur profondeur psychologique et métaphysique. S’opposent, pendant le voyage, deux hommes : le commandant, esprit rationnel, froid, déterminé, que ne bouleversent absolument pas les bruits dans la cale, les coups du sort ou les rumeurs d’apparitions ; le second, plus inquiet, méfiant face à la cargaison, intrigué par la conjonction des catastrophes que connaît le bateau. La force du récit de Slauerhoff est de ne pas trancher : le capitaine et le second ont à la fois raison et tort. Rien n’indique, en effet, que le bateau soit hanté ; tous les phénomènes inattendus peuvent trouver une explication rationnelle ; la série de malchances que connaît le navire est aussi liée, outre un climat peu favorable dans le Pacifique nord, à quelques erreurs humaines, à une faute stratégique et à une mutinerie. Malgré tous ses efforts, le capitaine, néanmoins, ne parvient à convaincre son second, pas plus que ses hommes, que le navire n’est pas hanté. La peur les rend attentifs à tout ; elle aiguillonne leur curiosité dans un seul sens. Si nulle puissance ne pourchasse le Nyborg, la force ténébreuse, née dans l’imagination des hommes, prend pourtant corps, derrière l’amas de signes que le réel présente, continûment, à l’appétit analytique des hommes. Ils veulent du sens ; les circonstances le proposent. Plusieurs faits demeurent inexpliqués ; les preuves rationalistes qu’accumule le capitaine au début disparaissent ; la série noire et les avaries que connaît le navire donnent bien l’impression qu’une puissance fantastique veut sa perte. Et ces phénomènes, en poussant les hommes à la rébellion, prennent une existence de plus concrète. Même s’il n’y avait pas de fantômes, la rumeur seule de leur existence a suffi pour dévier la route du navire et amoindrir ses chances de réussite. Que le monde soit une énigme posée par les Dieux, dont les manifestations fantastiques excèdent pour toujours les limites de la connaissance humaine ; ou qu’il soit un système autonome et cohérent, aux lois éternellement et précisément fixées, dans lequel rien n’arrive qui ne soit prévisible à condition d’en connaître les causes, le résultat est le même. L’homme, traqué par la malchance ou poursuivi par la colère d’êtres fantastiques, est avant tout victime de lui-même. C’est à l’intérieur des âmes que tout se joue ; la crainte de la catastrophe finit par l’engendrer ; la raison n’assure nul salut. Même s’ils en accusent les dieux, l’échec est avant tout le fait des hommes.
Dans Larrios, Slauerhoff synthétise ses obsessions. Un marin, amoureux fou d’une femme entrevue dans un port méditerranéen, la poursuit dans le monde entier, de maisons closes en bordels, risquant sa vie pour elle, jusqu’à ce qu’elle lui échappe définitivement en choisissant de vivre avec un autre. Cette nouvelle, comme la seconde, contient des motifs allégoriques. Comme je l’ai déjà signalé plus haut, les héros de Slauerhoff pourchassent leur destinée jusqu’à ce que celle-ci leur échappe définitivement. L’immobilité est intenable ; les personnages errent sans fin, dans leur vie et sur le globe. Incapables d’admettre une errance infinie, sans autre but qu’elle-même – la perte complète et assumée de soi, n’apparaîtra, comme solution, que dans Le Dernier Royaume – ils poursuivent généralement une femme, inconnue ou entraperçue. La perspective de réalisation amoureuse devient le remède de toutes les insatisfactions. Le narrateur du Dernier chant poursuivait une vision féminine sans savoir qu’elle incarnait la mort ; Larrios recherche une femme bien réelle, qu’il retrouve au fil de ses aventures, sans que jamais puisse être satisfait son désir de la posséder corps et âme. L’ayant rencontrée trois fois, Larrios, pendant ses années de recherche, reconstruit intérieurement cette femme aimée : il en grave le visage sur une tablette, pense à elle, la rêve. Slauerhoff amplifie là les tendances idéalisatrices des amants : le marin aime moins la véritable femme – qu’il ne connaît pas – que l’idée qu’il s’en fait, objet de fantasmes et de rêveries, dispensatrice de bonheur. Chimères… Par cette perspective fusionnelle, il croit pouvoir mettre fin à son errance et résoudre ses contradictions. La perte dans autrui, surtout dans l’autrui imaginé, est un moyen de fuir le monde, de refuser d’être, ici et maintenant, au profit d’un ailleurs et d’un demain toujours repoussés. Et, bien évidemment, cette recherche est vaine. Chez Slauerhoff, la fatigue d’être soi ne trouve aucun répit, aucune solution : la fixité est une mort et la fuite une perte. La vie est une succession d’espoirs inéluctablement déçus, de projets avortés, de fuites inabouties. Qu’ils soient immobiles ou en mouvement, ces personnages ne peuvent résoudre leurs contradictions ; ils sont déjà morts ; rien, au fond, ne peut les tenir que des projets vains et des exils inutiles. L’écume, symbole du lointain, et les cendres, symbole de la fin, s’unissent en un motif circulaire : l’exil n’est qu’une solution temporaire pour ceux qui souffrent. Leur ombre les suit toujours. La seule chose dont ils voudraient se séparer, ils la traîneront sur tous les océans, jusqu’à n’être plus que cendres, c’est eux-mêmes.
Dans Such Life in China, la dernière nouvelle du recueil, ouvertement satirique, Slauerhoff présente la journée de marchands et d’aventuriers européens dans un port de Chine. Il montre avec humour les travers et les ridicules d’une micro-société cancanière, transplantée sur un continent qu’elle refuse de comprendre, engoncée dans ses cérémonials et ses habitudes absurdes. Chaque catégorie de personnages incarne une manière d’appréhender la Chine : l’opiomane français, en quête de paradis artificiels ; les clubs anglais fermés et réservés ; les sociétés d’évangélisation américaines, bigotes et moralisantes, etc. Quelques passages sont très réussis : ainsi la compétition que se livrent le Français et les Anglais pour ouvrir et faire prospérer des clubs, ou l’habituelle soûlerie vespérale des marchands. Néanmoins, comme Pouchkine à la lecture des drolatiques Âmes mortes de Gogol, le lecteur ne peut s’empêcher de trouver, sous-jacente à l’innocente moquerie, le portrait au vitriol d’une société coloniale corrompue. Tous ces êtres, enfermés en eux-mêmes, crispés sur leurs privilèges et leur rang, ne se mêlant que pour mieux alimenter les ragots d’une petite société bien provinciale, incarnent les vices de la présence européenne en Orient. Et par la figure du pasteur américain, Slauerhoff revient rapidement à son obsession : l’être en quête d’ailleurs. Pourtant, cet homme a une « bonne situation », une femme solide, des perspectives locales assurées. Néanmoins, en une soirée passée à boire avec ses hôtes anglais, il saisit qu’il est en réalité prisonnier de son mariage, de son emploi, de l’association évangélique qui le rémunère. Contrairement aux autres personnages principaux des nouvelles du recueil, lui ne peut s’en aller, par lâcheté ou par prudence, par masochisme peut-être. Il tiendra son rang et ne rejoindra pas la cohorte des fuyards d’eux-mêmes qui constituent l’essentiel des créations de Jan Jacob Slauerhoff. Figé en orient, il se mourra lentement, sans espoir, sans rêves, sans croire à l’illusion d’un ailleurs qui fait tenir les autres.
Ces cinq nouvelles constituent, malgré leurs genres, très différents, (un conte oriental, une quête métaphysique, un récit d’épouvante, une histoire d’amour et une satire sociale), un ensemble à l’homogénéité thématique remarquable. Affleurent les obsessions de l’écrivain, que le lecteur retrouvera ailleurs : la quête inachevée de soi, la tentation de l’ailleurs, les périls de l’exil, les risques de l’enlisement,… Slauerhoff, médecin naval en Orient, mort jeune, a probablement mis beaucoup de lui, de ses problèmes et de ses craintes dans ces cinq textes. Il incarne un temps de la conscience occidental où, confronté à l’écrasante mission d’être soi, des hommes et des femmes ont cru trouver, au loin, les perspectives d’un salut. Prokosh ou Malraux, à la même époque que Slauerhoff, n’écriront pas autre chose. Peut-être, en revanche, étaient-ils plus optimistes que l’auteur hollandais. En effet, de ces textes n’émane aucune véritable solution : la fortune mène à la ruine, le mysticisme à la mort volontaire, la raison raisonnante à sa propre perte, l’amour idéalisé à la déception et la vie bourgeoise à l’enfermement volontaire. Aucune fuite ne résout rien. L’homme croit poursuivre un objet, un désir ; il cherche en réalité à se perdre, à s’évader de la prison de ses jours. Pour se sauver, il faut se perdre… mais aucune perte n’a jamais permis le salut. Ce motif reviendra, puissamment traité, dans Le Royaume Interdit.