Lire Machiavel III : La main courbe

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Tempête sur Florence, 19 septembre 2014

« Tu as percé à jour tes lecteurs, Napoléon, Franco, Staline et moi, / tes disciples reconnaissants, et c’est pourquoi tu mérites la louange : / Pour tes phrases nues et lapidaires, pour le courage que tu as d’être lâche , / Pour ta banalité profonde et pour ta Nouvelle Science /  Niccolo, crapule, poète, opportuniste, classique, bourreau : / Tu es le Vieil Homme dans sa perfection et c’est pourquoi je loue ton livre / Frère Niccolo, je ne l’oublie pas, je n’oublie pas non plus que tes mensonges / disent souvent la vérité, et c’est pourquoi je maudis ta main courbe. » Hans Magnus Enzensberger, « N.M. », in Mausolée, 1975, éd. Gallimard, 2007, trad. Roger Pillaudin, pp. 150-151

Voici la troisième et dernière partie de ma note sur Machiavel. Tout cours d’histoire des idées politiques dit l’essentiel des idées du Florentin ; un lecteur parmi d’autres peut réagencer cela en fonction de sa sensibilité, sans tomber, je l’espère, dans l’exposé magistral. Qu’on me permette de n’être ni exhaustif, ni professoral.

Promis, après ce long morceau, je reviendrai à la littérature.

Machiavel, admiré ou haï, estimé ou redouté, offre à son lecteur une étrange trouée dans un monde qui n’est plus le sien. Un lecteur contemporain, qui connaît Napoléon, Staline, Hitler et les autres, peut trouver au fond bien banal le discours cynique et doucereux du secrétaire de chancellerie de Soderini. Oui, tuez si nécessaire, exterminez s’il le faut, détruisez si cela affermit votre pouvoir. Chacun connaît trop bien ce thème éventé de la raison d’État ; normatif, il justifie de jeter la morale par-dessus bord ; objectif, il désigne simplement la sombre vérité de l’État. Sa pensée, si elle est replacée dans son époque, retrouve pourtant toute sa dimension explosive : Machiavel a déshabillé Jules II et Sforza, les Médicis et les Borgia, Ferdinand d’Aragon et Louis XII. Il a arraché tous leurs superbes oripeaux, ajoutés, pour masquer la crudité du pouvoir, par les intellectuels organiques, les poètes, les rhéteurs, les légistes, etc.. Plutôt que de répéter ce qui a déjà été dit par d’autres, plutôt que de colporter les légendes et les mensonges, Machiavel juge de lui-même, en enrobant, avec astuce, cet acte d’indépendance et cet exercice de lucidité dans les formes anciennes des gréco-latins. Cela ne signifie pas que son jugement soit objectif – bien qu’il prétende l’être ; cela signifie, par une sorte de tautologie moins idiote qu’elle n’y paraît, que son jugement est son jugement. Il n’est (presque) que raison ; la logique l’emporte sur l’emphase ; son regard prime sur tous les autres. L’angle se déplace ; il s’abaisse. Un sceptique retors s’attaque à la matière brute de l’histoire, dont Shakespeare n’a pas encore dit qu’elle n’était que la narration « d’un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien »Machiavel va lui redonner une sorte de signification, en la privant, pourtant, de Sens. Il n’y a plus avec Machiavel d’interprète de la Destinée, de la Providence, des Dieux, ces cache-sexe du pouvoir réel ; il est un coryphée du hasard, qui désigne le véritable Souverain des hommes, non le Bien, non l’Idéal, non le Dieu, mais les circonstances. C’est à elles qu’il faut se plier, c’est sur elles qu’il faut bondir. À l’homme hardi et opportuniste, tout est permis ; à l’homme hardi mais à contre-temps, comme à l’homme timoré, rien n’est possible. Pour régner sur les circonstances, il faut suivre, dans une course sans fin, le sommet de la crête : d’un côté la cristallisation paralysante qui prélude à l’enlisement, à l’enfoncement dans la glèbe de l’histoire, à l’effacement ; de l’autre, le risque du geste de trop, l’acte de témérité de l’homme aveuglé, qui ne prend plus acte du réel, qui ne voit plus que sa toute-puissance et ses fantasmes. Les Histoires florentines montrent que les opportunistes seuls peuvent l’emporter, à condition de ne jamais lâcher de vue le principe de réalité – un seul principe suffit : il faut durer, et pour durer, il faut être aimé, faire le mal si nécessaire (vite, en une fois, en cachette), le bien si possible (lentement, en de multiples fois, ouvertement). Ce réaliste n’appelle pas aux massacres indifférenciés ; il souhaite, comme Hobbes, la sécurité et la tranquillité publique, le bien de tous au prix de la disparition de quelques-uns. Qu’importe l’individu, après tout, il y a d’abord le salut de l’État, nécessaire et protecteur.

Toute sa pensée s’articule, dans les tréfonds de son œuvre, autour de ces postulats bien connus et fermement établis, que je répète une dernière fois : il croit en la contingence (la fameuse fortuna) contre la providence, au libre-arbitre méritant (la non moins célèbre virtù) contre les effets fixistes de la destinée, à la capacité de décider vite contre celle de délibérer juste. Ses postulats sont étroits : l’homme est mauvais, cupide, arrogant, naïf, violent. Le gouvernement doit canaliser ses passions par le biais d’une politique dissimulée, brutale, rapide, proportionnée et contraignante. Les penseurs des siècles ultérieurs pointent déjà, sous les costumes antiques, dans les textes du Florentin. Il ne juge pas l’histoire et la vie collective en se référant à des principes supérieurs, inaccessibles, idéaux. Il la juge en fonction d’objectifs plausibles, que les hommes peuvent atteindre : la sécurité et la prospérité de presque tous, au prix du labeur de quelques-uns, et de l’élimination de quelques autres. Il n’est pas inutile de l’historiciser, de rappeler que ce discours est né du chaos de l’Italie renaissante, champ de bataille permanent des ambitions des princes, des banquiers et des ecclésiastiques. En rupture avec son époque, Machiavel ne dit plus ce qui doit être, au péril de l’utopie et du rêve, mais ce qui est. Il en pointe tout autant l’horreur que l’évidence. Et son ton lapidaire, chargé de sous-entendus et de silence significatifs, nous empêche de savoir véritablement s’il approuve ce réel ou si, à un endroit ou à un autre de son cœur, il le condamne. L’essentiel n’est pas là : il a brisé un tabou, désigné par son nom ce qui ne pouvait être appelé si crûment. On croit résumer sa pensée par l’expression « La fin justifie les moyens », mais il faut rappeler que cette hâtive caricature omet quelque chose d’important : Machiavel ne pensait pas à n’importe quelles fins, ni à n’importe quels moyens. Il ne se propose pas de soutenir tous les crimes au profit de toutes les tyrannies – c’est heureux. Bien au contraire. La fin se trouve dans le maintien de l’État et, donc, de la société des hommes ; pour ce faire, celui qui le dirige doit avant tout être populaire et habile. Populaire, pour obtenir l’assentiment de la masse ; habile, pour modérer les ardeurs des ambitieux. Cette position, amorale, peut certes justifier la démagogie comme la dictature, sous sa forme la plus modérée. Mais elle implique, aussi, comme corollaire, que toute tyrannie absolue est un échec. Une brutalité excessive a les mêmes effets délétères qu’une libéralité abusive. Les hommes étant, pour toujours, ce qu’ils sont, pour conserver le pouvoir, et donc maintenir la collectivité, toujours menacée de se fracturer, il faut au dirigeant de la mesure, de l’astuce, de la finesse. Il lui faut savoir utiliser les circonstances alors que son existence est en permanence menacée. Machiavel rappelle fréquemment l’histoire de la roche tarpéienne : la gloire et le désastre sont proches l’un de l’autre. Comme tout pouvoir politique se situe en permanence sur la crête, à quelques pas de l’abîme, il a évidemment besoin d’un habile conseiller – ou de ses écrits.

Machiavel a un rapport étonnant avec l’histoire. Je l’ai évoqué l’autre jour. Il dit d’un côté qu’il ne faut pas idéaliser le passé et que rien ne change jamais vraiment ; de l’autre, il sait décrire avec finesse les cycles historiques et se réfère au passé comme à un répertoire inépuisable de leçons de gouvernement. Machiavel n’écrit pas vraiment l’histoire, il la structure, il la pense, entre deux polarités, la constance de ses lois (qu’il identifie) et l’infinie variabilité de ses formes (qu’il examine). Il concilie une perspective temporelle fixiste (l’homme reste le même, ses passions aussi, il n’y a pas de progrès irréversible) à une étude des variabilités historiques (on ne peut rien garder en état, tout ce qui monte redescend, la grandeur prélude à la chute). Les sociétés connaissent avec lui apogées, déclins et refondations. Sur quelques intuitions tirées de la lecture de Tite-Live et de l’observation de son temps, il voit, par exemple, que le régime d’un dictateur (à la romaine) évolue nécessairement vers la tyrannie. Que celle-ci est par nature, contre les apparences, un régime éminemment fragile qui dépend de la survie d’un seul. Lorsqu’il disparaît, le régime l’accompagne. Les grands reprennent la main, gouvernent d’abord en tant que « meilleurs », et bientôt comme « plus riches ». L’aristocratie se ferme, les tensions sociales s’élèvent, le peuple gronde et finit par arracher le pouvoir. Le régime populaire cherche à être démocratique, mais ses excès, naturels à la plèbe, le font verser bientôt dans l’anarchie. Et de l’anarchie sort un homme fort, un officier le plus souvent, qui s’empare du pouvoir, rétablit l’ordre, devient dictateur – à la romaine – et, bientôt, tyran – à la grecque. C’est bien vu. Réfléchissez un instant à l’histoire de la Russie depuis 1950 : un tyran (Staline), une aristocratie (les apparatchiks, vieillissant de plus en plus), un pouvoir qui s’effondre sous le poids de ses contradictions (Gorbatchev), la démocratie vite dévoyée en anarchie (Eltsine) et de là sort un homme fort, de plus en plus fort (M. Poutine). Exactement ce que voit Machiavel dans les Discours. Et tout cela serait voué à recommencer éternellement si d’autres sociétés, à un autre stade de leur évolution, ne venaient briser ce cycle par la guerre et l’annexion. Ce n’est là qu’un exemple, mais, comme Ibn Khaldûn, Machiavel est convaincu de l’altérabilité de la société humaine. Rien n’est fixe (sinon le caractère de l’homme et les lois historiques), le « monde est une branloire pérenne » comme aurait dit Montaigne. Dans des raccourcis saisissants, littérairement, Machiavel montre que la sécurité engendre la tranquillité, la tranquillité l’oisiveté, l’oisiveté le désordre, le désordre la ruine, la ruine le réveil, le réveil la renaissance, la renaissance la sécurité, etc. Bien sûr, il n’est pas question pour le lecteur actuel de tout partager de ce qu’avance Machiavel ; il faut seulement noter qu’il a déduit de son travail diplomatique et de ses lectures classiques la nature cyclique de la civilisation – et qu’elle l’incite moins au pessimisme (la chute est inéluctable) qu’à l’optimisme (elle peut remonter) et donc à l’activité (l’homme est maître de son destin). Il consacre le labeur humain aux dépens de la passivité résignée (et chrétienne) : on s’étonne moins de ses critiques, à mots couverts, contre Savonarole.

Gouverner c’est maintenir un cap difficile, face à l’inconstante Fortuna, et avec pour seul soutien la Virtù. La dirigeant doit tenir contre la perspective historique du déclin et enrayer les forces centrifuges qui divisent la société. Il n’est encore une fois pas totalement surprenant que la pensée de Machiavel articule, par le conflit, des pôles opposés. C’est, peut-être, l’expression d’une tension entre la contingence d’un côté et le libre-arbitre de l’autre. Il faut tenir compte des circonstances d’une époque – un homme va réussir en peu de temps ce qu’il n’aurait pas été capable de faire cinquante ans avant et qu’il ne pourrait accomplir cinquante ans après – et des capacités variables des hommes. Il est un peu banal d’évoquer Le Prince ici. L’exemple de César Borgia – qui a d’ailleurs échoué après la mort de son père le Pape Alexandre VI – pose plus de problèmes d’interprétation qu’il n’en résout. Prenons les petites comédies du maître florentin. Dans Clizia, une des deux pièces de Machiavel à avoir survécu au temps, un jeune homme veut épouser la jolie jeune femme que ses parents ont recueilli à l’enfance. Il a un concurrent, son propre père, qui cherche à arranger le mariage de la jeune fille avec un complice fort complaisant – il lui laissera libre accès au lit conjugal. Le réel est amoral ; chacun cherche son intérêt ; la religion, même, est complice (quoique à un degré moindre que dans La Mandragore). Après bien des péripéties – c’est une comédie assez grasse – le jeune homme obtiendra la main de la jeune fille. Le lecteur note, au-delà de cette fin heureuse, plusieurs traits machiavéliens. La famille, comme la société, est profondément fracturée par des intérêts divergents (le père contre la mère, le fils contre le père, le fils contre la mère, la mère contre le père) et la pièce ne se résout qu’à force de stratégies et d’alliances de raison, notamment entre le fils et la mère. Il n’y a pas d’affects, seulement des intérêts. Cette alliance fils/mère se brise dès les objectifs atteints. L’homme, là encore, cherche la maximisation de ses intérêts et la satisfaction de ses désirs et il ne tient guère compte des principes moraux pour obtenir ce qu’il veut. Derrière l’aimable comédie, l’attachante ironie et les sympathiques péripéties des textes fictionnels machiavéliens, se tient, toujours, le réel sous son visage le plus étriqué, le plus vil. Dans Clizia, il aura fallu au jeune homme amoureux, pour atteindre son but, le concours conjoint de la Fortuna (le retour inespéré du père de la jeune mariée, la complicité de ses amis, l’alliance de raison qu’offre sa mère) et de la Virtù (moins la sienne, par convention, que celle de son serviteur, qui empêche brillamment le père d’atteindre ses fins). Le résultat ? La morale est sauve, mais pas sauve par principe, sauve par accident.

J’évoquais au départ de ces notes Retz et Saint-Simon, ces grands vaincus de l’histoire, ces écrivains magnifiques ; c’est, je l’admets, un parallèle un peu fallacieux. Machiavel n’écrit pas ses Mémoires. Ses Histoires florentines s’arrêtent d’ailleurs à la mort de Laurent le Magnifique en 1492 ; Machiavel n’arrive dans les cercles dirigeants de la République que quelques années plus tard. Il ne faut pas se méprendre à son sujet, Machiavel n’a été, au fond, qu’un exécutant de grande classe, un fonctionnaire zélé, travailleur et lucide, un serviteur de l’État. Il ne défend pas directement son œuvre par son œuvre. Il la traite de biais, en penseur, en analyste, à sa manière, lucide et dépassionnée. Dans aucun de ses travaux, l’habile secrétaire ne se met en avant directement ; Machiavel est un penseur à la fois immensément lucide et terriblement oblique. Sa brutalité, sa froideur et son pessimisme peuvent laisser croire à un lecteur actuel qu’il est simple, diaboliquement simple : il pense noir, point. Ce n’est pas si vrai. Son style, d’une finesse et d’une limpidité rares, soutient une analyse froide, rigoureuse, qui se donne l’apparence de la neutralité pour mieux biaiser en profondeur. Il dissimule ses opinions, mais qui le lit avec attention atteint parfois quelques-unes de ses vérités cachées. Il joue avec son lecteur. Reparlons des discours des Histoires florentines. Cet exemple est frappant, car ils sont, comme pièces historiques, profondément irréalistes : la plupart sont des morceaux littéraires parfaits, et aucun ne fait appel aux passions humaines, au sentiment, à l’émotion. Ce sont des morceaux de pure mécanique intellectuelle, brillants, qui exposent rationnellement les points de vue possibles des acteurs. Le lecteur peut imaginer que Machiavel, avec son sens habituel de la dissimulation a trouvé dans ces paroles rapportées le meilleur porte-voix pour exprimer ses pensées, notamment lorsqu’elles s’opposent à l’idéologie médicéenne. Puisqu’il ne peut s’opposer, il laisse l’opposant parler. Finement, comme un corrupteur madré, Machiavel invite son lecteur à suivre une leçon de gouvernement, prétendument objective puisque fondée sur l’examen attentif du réel. Et puis, ici ou là, le masque de l’observateur dépassionné tombe. Il laisse un indice, fait porter une contradiction par une de ses « créatures », etc. Machiavel n’écrit pas simplement ; il écrit entre les lignes – et Leo Strauss l’a, je le répète, admirablement prouvé dans ses Pensées sur Machiavel. Au lecteur, ensuite, de faire le travail. Parfois, c’est simple. Quand Machiavel évite avec obstination de parler de la religion chrétienne, mais qu’il explique, exemples de Tite-Live à l’appui, quelle utilité sociale, militaire et politique pouvait avoir la religion et la superstition païennes pour les gouvernants romains, le lecteur comprend bien de quoi il est question. Il lui suffit de transposer le propos pour entendre le vrai message de Machiavel au Prince, comme aux Républicains : la religion est un instrument de pouvoir comme un autre, servez-vous de lui et ne le laissez pas se servir de vous. Il paiera ces audaces de sa mise à l’Index pour quatre siècles. D’autres messages sont plus discrets. Machiavel adresse ses principaux textes aux Médicis, il ne peut donc tout dire comme il l’entend. Il suffit de le lire attentivement pour deviner, pourtant, finement dissimulées par des litotes, des silences et des imprécisions voulues, des pages critiques sur la célèbre famille. Puisqu’il ne peut rien dire, il fait en sorte que son silence soit éloquent.

Ces paradoxes, cette « inconcevable jointure » dont je parlais, font toute la complexité cachée de son œuvre. Certains y verront le travail d’un auteur d’un amoralisme d’autant plus terrifiant qu’il est explicite. D’autres liront de l’ironie derrière les éloges forcés à César Borgia, voire une satire presque moraliste de la politique de son temps. Par ses paradoxes, sa dissimulation et ses méandres, Machiavel offre à son lecteur, de sa « main courbe », une source inattendue de réflexions et d’interrogations. Au fond, déduire le simplisme de l’auteur de l’habitude que nous avons prise, depuis des décennies, d’un fonds de discours matérialiste, cynique et utilitaire serait une grossière erreur. Machiavel n’invite pas à faire n’importe quoi au gré de ses foucades. Au contraire, il rappelle au dirigeant que son pouvoir est fragile, que la société des hommes est exigeante, qu’elle est profondément, fondamentalement fracturée, que le maintien de l’unité est impossible à des chefs médiocres et que les seuls idéaux ne sont d’aucun secours, sinon tactique. Il rappelle, aussi, la force du hasard, de la contingence, de ce que nous ne pouvons pas maîtriser ; le monde est un chaos que les hommes peinent à contenir. Mais il ne faut pas désespérer, l’action humaine peut triompher des circonstances, car l’homme habile saisit l’occasion, triomphe de la contingence, par son action. Cette virtù si machiavélienne apparaît bien comme la première de toutes les vertus, celle qui, des Capitoli à Clizia en passant par Le Prince et la Vie de Castruccio Castracani, se retrouve dans toute son œuvre. Et les jeunes premiers qui manipulent les barbons de La Mandragore ou de Clizia sont bien de la même trempe que Castruccio, Laurent le Magnifique ou Francesco Sforza, meneurs d’hommes habiles et constants. On dira que leurs buts ne sont pas moraux ; en effet, leur liberté reste à éduquer. L’histoire, chez Machiavel, n’est écrite par personne ; elle se crée aux confluents du hasard et du libre-arbitre ; elle n’a pas de place pour un Dieu, pas de place pour une providence, pas de place, non plus, pour la transcendance, pour le sacré et pour la vérité en soi. Il n’y a dans les deux mille pages de son œuvre mille crimes, mille guerres, mille morts ; il n’y a pourtant pas une seule tragédie. Pour être tragique, il faut avoir le sentiment du sacré ; le Florentin ne l’a pas, il le montre assez. Le monde avec lui prend forme et taille humaine – le contenu seul, manque d’humanité ; le maître a désigné un avenir, à ses successeurs de l’accomplir et, par un mouvement dialectique, lui redonner un contenu moral, de l’intérieur.

L’homme est seul. Et Machiavel n’est pour lui un mauvais maître, un iconoclaste et un corrupteur, que s’il se laisse entièrement envelopper et séduire. À distance, les leçons du Florentin portent : rigueur, lucidité, réalisme. Machiavel s’est attaqué à toutes les forteresses de l’idéalisme, en se dissimulant sous les traits d’un humaniste et d’un fin conseiller. Il a pourtant dénudé le roi. Son mélange d’astucieuse dissimulation et de brutale franchise donne, je l’ai dit, un aspect paradoxal, sinon contradictoire, à l’essence de son œuvre. En cela, par ses omissions et ses découvertes, Machiavel montre à chacun une voie d’exploration de la société, ne se contentant pas de ce qu’elle dit, mais attachée à l’examen de ce qu’elle fait. Ultime paradoxe de l’œuvre : le sinueux Florentin rappelle à son lecteur les bienfaits de l’examen lucide, sans filtre, approfondi, contre toutes les intoxications idéologiques et les postulats viciés… y compris les siens.

Lire Machiavel II : Joint d’une inconcevable jointure

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Statue de Nicolas Machiavel, Lorenzo Bartolini (1777-1850), Piazzale degli Uffizi

Voici la deuxième des trois parties de ma note sur Machiavel, centrée sur quelques-unes des étranges contradictions d’une pensée qu’on croit de prime abord cohérente, faite d’un seul tenant, fondée sur un seul postulat et qui s’avère plus « reptatoire » et « sournoise » qu’annoncé, une fois pénétrée en profondeur. Je pense que cette partie, plus naturelle sous mes doigts lors de la rédaction de la note, est meilleure que la première.

Je tiens d’ailleurs à m’excuser pour les quelques fautes (toutes corrigées, j’espère) présentes dans la première partie vendredi : sa recomposition a été pénible et certains segments n’avaient pas été suffisamment relus.

Vers la fin des Histoires florentines, dans un de ses plus beaux portraits, Machiavel dit de Laurent le Magnifique, son contemporain mort en 1492, qu’il semblait « joint d’une inconcevable jointure ». L’expression frappe par sa répétition même. Deux êtres distincts se conciliaient en lui : le mécène généreux, ouvert, munificent ; l’homme d’État, manipulateur, opportuniste, suborneur. D’un côté, Laurent incarnait l’insouciance de pouvoir et la libéralité dissipée ; de l’autre, pourtant, il tenait une ligne ferme, décidée et cohérente, amorale au point de paraître n’être qu’une prémisse des leçons machiavéliennes. On comprend que le Florentin se soit étonné de la conjointure, inconcevable, de ces deux modèles : le « Père de la patrie » et le « Fils prodigue ». Mais cette formule contradictoire, n’aurait-il pas pu l’attribuer à ses propres travaux ? Certes, son œuvre paraît particulièrement cohérente à qui la lit en entier, construite d’un seul tenant, sur quelques postulats constants, et ce malgré des morceaux inachevés et la présence de pièces n’ayant pas dépassé le stade de l’ébauche. Partout s’observe le couple de la fortuna et de la virtù : dans la Vie de Castruccio, dans les œuvres historiques, dans les pièces de théâtre, dans les œuvres en vers. Signe d’une profonde unité philosophique ? C’est à voir. La pensée de Machiavel apparaît fort paradoxale, comme fracturée entre deux polarités inconciliables – comme l’Italie des Guelfes et des Gibelins. Sans prétendre le moins du monde à l’exhaustivité, j’énoncerai ici quelques-uns de ces paradoxes.

La République ou le Principat ? Nicolas Machiavel est un républicain. Il a servi sous Soderini, il écrit l’éloge de la république romaine, il défend, presque seul de son temps, la supériorité du jugement populaire contre celui des princes. Ici, il annonce préférer les positions conquises par le mérite à celles reçues en héritage ; là, il vénère la vieille République vertueuse des Scipions et de Caton. La République est pour lui, père du pragmatisme, le meilleur des systèmes, non point moralement, mais techniquement – si seulement elle a à sa tête un homme de valeur. Et pourtant, loin de défendre le principe de la représentation collective, en péril face aux monarchies de son temps, il se présente aussi comme le conseiller éclairé des Princes, quelles que soient leurs origines (seigneurs, ploutocrates, aventuriers, soldats) ; il leur offre des conseils amoraux pour éteindre les oppositions, écraser les réticences, emporter l’adhésion ; il leur dit d’abattre les cités, de déporter les peuples, d’exterminer les oppositions (il faut faire le mal en une fois tout de suite, ou périr) ; il fait l’éloge des suborneurs et des manipulateurs, des Borgia et des Castracani contre les hommes de bien, qu’il voit empêtrés dans leurs principes inapplicables (et, hélas, inappliqués). Machiavel, républicain de raison, creuse dans ses écrits la tombe des Républiques ; il dénonce la tyrannie mais donne le mode d’emploi pour la faire naître ; il dit que le Peuple juge mieux que les Princes, mais montre sans cesse les Princes ou les aventuriers bernant le Peuple ; il dit au Prince de ne pas se faire haïr, mais lui propose exterminations, déportations et crimes. Son cœur, s’il bat, semble toujours le faire pour les conquérants, les hommes de décision, les individualités révolutionnaires qui mettent à bas les antiques conventions, au risque du chaos. La concurrence entre eux fera le reste. Ce républicain se fait soutier du principat – et, par ailleurs, contradiction de plus, conseille dans les Discours les républicains pour abattre le prince. Le réalisme méthodologique de Machiavel le conduit à tenir une position illisible, de guide pour tous, et donc pour personne. C’est là une Révolution : la première victoire idéologique du mal nécessaire contre le bien inaccessible ; la première de l’efficace contre le bon ; la première d’un système de pensée naturellement conflictuel contre l’idéalisme moniste.

L’âge d’or : mythe ou réalité ? Machiavel a écrit un immense commentaire des œuvres de Tite-Live. Lui, si critique envers tout ce qu’il voit, lit ou entend, lui qui dénonce à demi-mot les légendes, les miracles et les racontars de son temps, lui qui explore tout d’une ère de mensonge et de crimes parés d’une fausse vertu, se contente de ce que raconte Tite-Live sans remettre en cause un seul instant la pertinence, la plausibilité ou la véracité des faits repris. Pire, il ne paraît distinguer aucunement – et en cela, il perd sa diabolique lucidité – les biais idéologiques ou moralistes de son modèle. Il tend donc à considérer le passé, tel que le raconte Tite-Live comme une donnée incontestable et admirable… tout en reconnaissant très explicitement, à l’avant-propos magistral du Livre II des Discours, que l’homme se trompe à croire les légendes charriées par le passé, que les vieux idéalisent leur jeunesse, que les historiens mythifient le passé et qu’il ne faut jamais s’y laisser prendre. Ce paradoxe est typique des pièges et chausse-trappes de l’œuvre machiavélienne, écrite « entre les lignes », avec des contradictions si effarantes qu’elles ne peuvent être que voulues et signifiantes : que penser d’un auteur se contredisant si explicitement, sinon qu’il y a là un mystère à éclaircir ? Il admire le passé et nous avertit de ne rien en faire ? Leo Strauss tirera de l’examen de ces contradictions et de ces paradoxes un maître-livre. Et il montrera de la comparaison des 142 livres de Tite-Live et des 142 livres des Discours machiavéliens que le commentaire apparemment littéral de l’historien antique cache de nombreuses manipulations, d’effarants silences et de longs détournements. Cet Âge d’or romain n’est plus qu’un reflet mutilé de son modèle originel – un moyen détourné de dire le vrai du présent en s’appuyant, comme l’époque le voulait, sur le vrai (amendé) du passé. En revanche, dans L’Art de la guerre, ce gauchissement sournois disparaît : Machiavel ne se démarque plus de l’Antique, qu’il prend comme seule référence, malgré les progrès contemporains de la cavalerie et de l’artillerie. Sa position le conduit à des absurdités tactiques soulignées par la plupart des stratèges commentateurs de son œuvre ; il y a en lui un révolutionnaire et un réactionnaire, un destructeur et un restaurateur, dont les tendances se heurtent à l’occasion.

L’iconoclaste classicisant. Machiavel est un auteur imprégné d’Antiquité : dans Clizia, il récrit Plaute ; dans La Mandragore, Térence ; dans les Discours, Tite-Live ; dans La Vie de Castruccio Castracani, Plutarque ou Dion Cassius ; dans l’Art de la guerre, les dialogues philosophiques antiques ; dans L’Âne d’Or, Apulée ; dans les premiers chapitres du Prince, et sa frappante typologie des régimes politiques, Aristote peut-être ; dans le fond de ses arguments en faveur des Princes, les Sophistes des dialogues platoniciens. Machiavel n’a pas fait que reprendre la structure et les genres antiques. Il a copié l’éloquence froide des Anciens. Il tient une ligne claire, inédite à son époque à la manière des meilleurs auteurs latins. Il n’ornemente pas, n’exagère pas, n’use presque jamais de superlatifs ; il aime l’élégante parataxe, qui laisse au lecteur le soin d’établir les connexions logiques. Son principal trait est l’aphorisme, qu’il parsème dans ses traités. Il a donc tout, superficiellement, de l’auteur antique, même le scepticisme religieux. Machiavel paraît ressusciter, en toscan, une civilisation morte mille ans auparavant. Et pourtant, il renverse l’Antiquité. Il l’utilise pour mieux la mettre sens dessus dessous. C’est, je l’ai dit, un révolutionnaire. Il jette au sol les vieilles conventions, foule à ses pieds l’idéalisme platonicien, rejette le moralisme hautain et antiplébéien de Tacite comme il amende et gauchit Tite-Live en le commentant. Quant à la pensée chrétienne, il n’en dit rien et ce silence vaut toutes les condamnations (au lecteur de transposer ce qu’il dit des païens sur ce qu’il ne dit pas de l’Église). Machiavel a pris tous les visages de la respectable antiquité, en la vidant de sa sagesse inapplicable, de son goût de la Vérité, et de son sens du tragique. Le voici, le Florentin, séduisant à l’intérieur des formes anciennes et consacrées, leur redonnant vie de tout autre manière : ses pièces font l’éloge de de la manipulation ; ses poésies mêlent Dante et les Latins pour dresser une statue à l’ambition, à l’ingratitude et à l’opportunisme ; quant à ses œuvres historiques, elles naviguent entre l’éloge discret des Médicis, les conseils amoraux et l’exploration brutale des rouages rationnels de l’histoire. Ce n’est pas sans intérêt, bien au contraire ; mais tout cela relève plus de notre époque relativiste que de l’Antiquité « moniste ». Il ne la ramène à la vie que pour mieux l’actualiser diront ses zélateurs, la corrompre, diront ses détracteurs.

La lucidité effusive. Machiavel est aussi par excellence l’analyste lucide et glacial, qui ne s’en laisse jamais conter ; qui juge tout aux faits et aux résultats ; qui ne pense que salut de l’État, politique et pouvoir. À son époque d’idéalisme chrétien – voyez l’iconographie du pouvoir dans les républiques italiennes, comme Sienne ou Florence – cette démarche pragmatique a tout de la rupture. Elle annonce une démarche sinon scientifique tout du moins rationnelle. Les fameux décrypteurs d’aujourd’hui lui doivent tout. Les professeurs de science politique diront, à juste titre, que Machiavel inventa en théorie la raison d’État et qu’il fut le premier, dans l’ère moderne, à juger une action politique non sur les buts qu’elle se proposait d’atteindre mais sur ses résultats effectifs. Il rappelle à l’analyste qu’il ne doit jamais laisser ses affects brouiller l’exercice de sa raison et que l’idéal – et l’idéologie – aveugle l’intelligence. On ne peut pas imaginer cet ancêtre de l’utilitarisme et du pragmatisme moins effusif, moins sentimental. Pourtant, il appelle, à la fin du Prince vibrant, à l’unité de l’Italie – qu’il aurait dû penser impossible ; il écrit des poèmes d’amour galants, conventionnels et sentimentaux, en s’inspirant là de Dante, ici de Pétrarque ; ses lettres nous révèlent un individu touchant, capable envers lui-même d’une gracieuse ironie, qu’il tempère, à l’occasion, de quelques plaintes délicates. Ces traits jurent avec la froideur et la mesure dont il use habituellement. Ils humanisent Machiavel tout en contredisant ses argumentaires les mieux établis : le rhéteur commun, parfois, refait surface, et sape la position du penseur original.

Le capitaine d’insuccès. L’obsession de Machiavel, après l’examen des jeux du hasard et de la virtù, c’est la guerre. Il n’a jamais commandé d’armée, mais en a recruté. Il a accompagné les capitaines de son temps. Il a observé la furia francese et l’acharnement des Suisses, les affrontements armés et les sièges interminables, les défaites imprévues et les victoires inexploitées. Il a très vite vu, en outre, le champ de bataille comme le terrain majeur de l’expérience philosophique : la contingence éternelle de la bataille, la fortuna du choc des armes, face à la virtù des capitaines, leur génie stratégique et tactique. La guerre présente une situation machiavélienne à l’état pur ; elle est déjà la « continuation de la politique par d’autres moyens », elle en est même la plus pure expression. L’Italie d’alors arme des professionnels, les fameux Condottieri, qu’elle lance les uns contre les autres, par manque de troupes propres, par manque, aussi, de tradition militaire. Leur recrutement fait penser au marché du sport professionnel actuel : Florence recrute untel pour une saison, Venise recrute tel autre pour la même saison, et l’année d’après, vice-versa, les uns vont au service des autres et les autres au service des uns. Les républiques marchandes et le Pape emploient des entrepreneurs militaires dont les intérêts, souligne à raison le Florentin, ne correspondent pas toujours aux leurs. Ces soldats, qui n’ont que leur solde pour les motiver, se battent mal, se révoltent, trahissent ou fuient. Les Histoires florentines ne sont qu’une litanie de semi-conflits, avortés dans la débandade d’une troupe mal payée ou dans les langueurs d’un siège mené sans conviction. Machiavel pense donc à lever une armée de citoyens ; Soderini, chef de la République florentine, l’en charge en 1506. C’est un échec terrible. Pire encore, quelques années plus tard, le Condottiere médicéen Jean des Bandes Noires lui propose d’organiser la troupe sur le champ de manœuvres en suivant les préceptes théorico-tactiques de L’Art de la Guerre. Nouvel échec. Qu’un théoricien peine à passer à la pratique n’a rien d’étonnant. En revanche, qu’un homme comme Machiavel, qui prétend comprendre et régenter le réel mieux que quiconque, échoue… et qu’il n’en tienne pas compte (il n’en pipe d’ailleurs pas un seul mot) dans son œuvre est plus étonnant. Le pragmatique n’a pas ici tiré toutes les leçons du réel.

La victime justifiant son bourreau. Machiavel a perdu ses positions publiques en 1513. D’abord relégué hors de la ville, il fut soupçonné d’avoir participé à une vaste entreprise de déstabilisation du nouveau régime. La Seigneurie lui fit subir « l’estrapade », un type d’interrogatoire que je ne souhaite à personne. Torturé six fois en 1513 pour raison d’État, alors qu’il était probablement innocent, Machiavel parvient néanmoins à justifier, dans ses écrits l’usage même de cette raison d’État, de la violence et des armes de gouvernement les plus extrêmes. N’est-il pas paradoxal de voir une victime donner les armes théoriques pour comprendre et légitimer le travail de son bourreau ? Là est, à mon sens, la partie la plus visible de l’inconcevable jointure qui relie l’homme au théoricien. Sa froideur théorique le conduit à justifier les abus dont il a été victime ; son pragmatisme dépassionné éclaire d’un jour glaçant son expérience humaine. Si un homme battu, dominé, écrasé par l’État, donne les armes théoriques à celui qui le bat, il n’y a plus de bien possible – les bourreaux eux-même ne dénonceront jamais leurs crimes. Un abîme s’ouvre avec Machiavel jusqu’à notre époque, celui de la complicité de l’intelligence et du crime.

Conseiller ses ennemis. Et pour conclure dans ce catalogue incomplet des apparentes contradictions machiavéliennes, il faut avoir à l’esprit que ce républicain intransigeant, une fois en exil, ne fera qu’essayer de revenir dans l’estime de ceux qui l’ont chassé, les Médicis, à qui il dédie ses meilleurs textes. Bien sûr, Machiavel n’était pas un farouche défenseur de Soderini, qu’il trouvait faible, ni de la république collégiale, qu’il estimait plus faible encore. Néanmoins, ses idées ne le poussent pas à la défense de la ploutocratie médicéenne et de sa tradition de corruption : ce n’est pas ainsi que revivra l’Italie. Il doit le savoir, mais dit l’inverse, par une forme de courtisanerie et de sujétion d’autant plus déplaisante qu’elle émane d’un grand lucide. Il devait savoir qu’il se dégradait à ramper ainsi. Pourtant, il faut l’admettre, ce ne fut pas là son premier mouvement. Il pensa un temps imiter Dante et son Enfer : dans L’Âne d’or Machiavel montre, avec un ton sarcastique, ses ennemis changés en animaux par Circé – mais il n’achève pas son travail poétique. La vengeance littéraire ne lui suffit pas, il n’est pas Dante, elle n’est qu’un pis-aller ; il lui faut revenir rapidement au service de l’État. Alors il livre à qui veut ses conseils, les gâche auprès de gens qui n’en feront rien, et force est d’admettre qu’ils sont souvent d’une pertinence remarquable : la lettre qu’il adresse à son « ami » Vettori pour analyser la situation internationale à la veille de Marignan est admirable de pertinence et d’intelligence, d’autant plus que le diplomate est « hors circuit ». Ce tacticien remarquable offre donc ses conseils à ses ennemis. Il explique comment trahir ; il décrit peu après comment déjouer les trahisons. Il montre comment devenir un tyran… et comment renverser une tyrannie. À force de neutralité et de retrait objectif, dépassionné et lucide, il finit par nuire à ses propres intérêts – et donc remettre en cause une partie de son enseignement – qui mettait l’intérêt de l’individu au cœur de l’action.

De ces quelques paradoxes, le lecteur s’étonne un peu. Comment peut-on être ce monstre de lucidité et d’intelligence et pourtant se contredire à ce point ? Et je ne compte pas les exemples étonnants, peu convaincants ou contradictoires qu’il instille au fil de ses livres. Machiavel serait-il avant tout inconstant, incohérent, paradoxal ? Je ne le crois pas. Beaucoup de ces paradoxes n’en sont pas, si on les soumet à une fin première, la sienne : retrouver la conduite des affaires de l’État. Il maintient toujours sa ligne politique autour de plusieurs grands pôles : le sacre de la raison d’État, le réalisme intérieur et international, un mélange de prudence et d’opportunisme, une analyse révolutionnaire des buts et des moyens de l’État. Il prive de base morale sa réflexion pour ne plus l’appuyer que sur quelques postulats sûrs (la méchanceté foncière de l’homme, son ambition, sa lâcheté, sa peur) et un mécanisme historique relativiste, anti-providentialiste, fondé sur la contingence et le libre-arbitre. Ses atours classicisants ne sont que des moyens rhétoriques ; ses expériences malheureuses avec le faible Soderini (qu’il ne se prive pas de critiquer) ne prouvent rien ; son objectivité est d’autant plus notable qu’elle montre qu’il sait tenir la balance égale entre amis et ennemis, qu’il pense prouver sa neutralité, et favoriser ainsi son retour aux affaires. Cette « inconcevable jointure » passe là : entre le penseur et l’homme, entre le fonctionnaire « objectif » et l’homme privé. Dans sa plus célèbre missive à Vettori, il explique, non sans ironie, qu’il endosse chaque soir, chez lui, ses habits de diplomate pour entrer en commerce avec les Anciens. Eh bien je crois que cette lettre peut tout de même expliquer une partie des contradictions machiavéliennes : cet homme, si sincère en apparence, n’est pas d’un seul tenant. Il est le premier à avoir si fermement séparé son existence privée de son existence publique et il le fait à une telle profondeur que, pour obtenir la confirmation de ses théories, le penseur Machiavel aurait peut-être été jusqu’à condamner à mort l’homme privé Machiavel. Ne voit-on pas là une merveilleuse nouvelle, jamais écrite, de Kafka ? Et la victime de la raison d’État peut parfaitement composer un éloge de la raison d’État sans perdre pied, sans, non plus, que son texte s’effondre sur lui-même.

Selon moi, Machiavel est bien « joint d’une inconcevable jointure », fractionné en deux parti(e)s, comme les villes italiennes de l’époque. Et l’homme Machiavel peut admirer l’Antiquité, faire l’éloge de la vertu de Scipion, s’inspirer des Romains et des Grecs dans toutes ses œuvres, et, en même temps, laisser le penseur qui est lui mettre ce classicisme par terre, le renverser, avec une sorte de perversion obstinée, aussi constante que subtile. Il utilise tout le répertoire de la pensée classique non pour le relever mais pour l’annuler, pour établir un nouvel ordre, celui que d’autres iront chercher dans ses écrits, un ordre relativiste, amoral, pragmatique et, néanmoins, par son hostilité à la Providence, favorable au libre-arbitre.

La troisième partie tentera d’explorer (à sa modeste mesure) les bases philosophiques de la pensée de Machiavel.

Lire Machiavel I : Le premier prosateur d’Italie

Raphaël, Portrait du pape Léon X

Raphaël, Portrait du pape Léon X, 1518-1520

Des impératifs personnels et professionnels m’ont empêché de publier de nouvelles notes ces deux dernières semaines. Le mois d’avril pourrait être lui aussi un peu perturbé. Je vais cependant essayer de ne pas déroger trop souvent au rythme traditionnel de ce blog.

Comme ma note consacrée aux œuvres de Machiavel était définitivement trop longue, je l’ai décomposée en trois parties, d’importance égale. Je n’en publie que la première aujourd’hui. Les deux autres devraient suivre lundi et jeudi. Je n’avais pas prévu de la diviser mais je me suis dit qu’elle risquait de décourager à peu près tout le monde par sa longueur. Son découpage peut apparaître un peu artificiel à la lecture, malgré mes efforts pour « aiguiser les angles » entre chacune des trois sections ; son plan n’a pas la rigueur des plus belles dissertations de Sciences Po, mais il a tout de même sa cohérence.

Je sais bien que des centaines de personnes ont écrit sur Machiavel depuis cinq siècles ; néanmoins, je crois nécessaire, à un moment ou à un autre, pour un lecteur d’aujourd’hui, de se réapproprier les classiques, par une lecture personnelle, un peu subjective, hors des sentiers de l’enseignement et de la philosophie.

Œuvres Complètes, Nicolas Machiavel, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1952

Un dicton bien connu veut que l’histoire soit écrite par les vainqueurs. Elle l’est aussi par les vaincus. Prenez Retz, prenez Saint-Simon, prenez Nicolas Machiavel. Ces hommes ont été battus, chassés du pouvoir, exilés sur leurs terres. Ils perdirent la maîtrise de leur présent immédiat ; ils se ressaisirent en contrepartie du passé – par l’écriture – et de l’avenir – par la postérité. Si les Médicis n’avaient pas relevé de ses charges et exilé le secrétaire de chancellerie et diplomate Machiavel, ce dernier n’eût presque rien écrit de son œuvre. Quelle ironie que de penser à ce coup du sort littéraire : si la Fortune politique avait été plus généreuse avec Machiavel, il serait resté à son poste, conduisant, jusqu’à la fin, certaines obscures affaires d’État de la république florentine. Nul, sinon quelques historiens de la Renaissance, ne connaîtrait aujourd’hui son nom. Or, cette fortune, qui est au cœur de la pensée machiavélienne, a été plus généreuse que le diplomate florentin ne le pensait dans ses vieux jours. Aucune ingratitude de sa part : plutôt que la gloire éphémère d’avoir servi jusqu’au bout un petit État, elle lui a offert une longue et tumultueuse postérité. Machiavel est devenu un classique ; ses écrits ont suscité autant d’admiration que de rejet, et cinq siècles plus tard, ses œuvres, presque toutes publiées à titre posthume, font partie du patrimoine historique, philosophique et littéraire de l’occident. Je noterai, rapidement, que le volume de la Pléiade dans lequel j’ai lu ces œuvres, assez ancien, est plutôt décevant : très peu de notices, des notes de qualité variable, et, surtout, des traductions dépassées – que rachète en partie leur côté rocailleux, d’époque. La connaissance de Machiavel est bien meilleure aujourd’hui que dans les années 50. Elle justifierait largement une refonte du volume, où manque, en outre, une grande partie de la correspondance (épuisée dans son édition NRF). Il paraît que l’édition « Bouquins » (1999) est meilleure. J’ai néanmoins lu ce volume de la Pléiade en intégralité ; je vous rassure, je ne vous infligerai pas une note par œuvre de l’écrivain florentin. J’ai préféré écrire une forte note, que je divise en trois : la première pose quelques jalons sur l’écrivain, la deuxième s’intéresse à la dualité contradictoire de l’œuvre, la troisième se consacre à l’exploration de quelques-uns de ses aspects philosophiques et historiques. Il serait présomptueux de prétendre évoquer ici en profondeur un penseur qu’ont étudié des auteurs comme Spinoza, Rousseau, Arendt, Strauss, Lefort ou Althusser. Je renvoie les lecteurs à ces gloses ; ou, mieux, aux textes de Machiavel eux-mêmes. Cette note ne prétend ni à la philosophie, ni à la littérature ; considérons qu’elle constitue un libre parcours dans l’œuvre du Florentin. On me pardonnera, j’espère, de me confronter à ce classique sans filtre, ni filet. Il faut toujours revenir à l’essence : le texte, et tenter de l’affronter seul à seul – pour se forger un avis propre, à distance des légendes, blanches ou noires.

En privant Machiavel de ses charges publiques en 1513, les Médicis lui ont donc donné le temps d’écrire l’histoire, mieux, de penser l’histoire. Ils perdirent un diplomate d’exception, l’Italie y gagna un de ses plus grands écrivains, digne, comme Dante, Boccace, Pétrarque, Vico, Leopardi, Manzoni ou Foscolo du panthéon des lettres italiennes. Souvent, Machiavel est lu comme un philosophe, par des philosophes s’intéressant à la philosophie ; on minore l’écrivain au profit du penseur. Rappelons qu’il fut aussi un styliste, un authentique écrivain, capables des fulgurances les plus frappantes et les mieux tournées. Et bien que, parfois, dans le cours de ses ouvrages, tel ou tel récit des dissensions florentines ennuie un peu, des formules saisissantes réveillent à temps l’intérêt du lecteur. C’est dans le raccourci inattendu, l’aphorisme soudain qu’il brille le plus visiblement ; c’est dans les profondeurs de la composition, dans la subtilité du tissage des mots qu’il couronne ses efforts d’écrivain.  Le labeur de Machiavel est trop souvent ramené à son ouvrage phare. Qu’on songe pourtant un instant à l’ampleur d’une œuvre composée en dix ans à peine : Le Prince est certes un court traité, mais les Discours sur la première Décade de Tite-Live font près de quatre cents pages « Pléiade », les dialogues de L’Art de la guerre, une centaine et les Histoires florentines cinq cents. Sans compter deux pièces, des séries de poèmes inachevés, une Vie et une correspondance nourrie. Comme beaucoup, Machiavel a écrit parce qu’il s’ennuyait – et il ne s’en cache aucunement dans ses lettres familières. L’exil et l’oisiveté aiguisent la plume. La lecture oriente l’auteur, comme il convient à cette époque, vers l’imitation des grands auteurs, historiens, dramaturges et poètes. Si l’intérêt de la poésie machiavélienne tient principalement, il faut le reconnaître, à l’éclairage qu’elle apporte aux grands textes historico-philosophiques, le théâtre tient seul et la nouvelle Belphégor divertit efficacement. Quoi qu’il en soit, malgré les Capitoli (Quatre poèmes : Occasion, Fortune, Ambition et Ingratitude – thèmes machiavéliens s’il en est), compositions que j’ai trouvé plaisantes, c’est sa prose qui fait l’intérêt de l’œuvre de Machiavel. Pour écrire ses principaux livres, il puisa à deux sources principales : la longue tradition historique antique, chère aux humanistes, et son expérience de quinze années agitées au service de la République de Florence. Ce sont deux pôles opposés : l’exemplarité classique se heurte de front à la dégradation moderne ; l’antique vertu au vice présent ; le moralisme d’hier à l’amoralité d’aujourd’hui. Cette contradiction n’est pas la seule à sourdre dans les grands livres du Florentin. Sous son apparence de bâtisse harmonieuse et solide, l’œuvre de Machiavel témoigne en effet, je l’exposerai plus avant dans la deuxième note (Joint d’une inconcevable jointure), d’une tension, d’un déchirement.

La vie de Machiavel est inégalement connue. On sait qu’il est issu d’un milieu lettré et modérément bourgeois, mais sa jeunesse reste obscure. Il a reçu une éducation honorable de serviteur de l’État ou des compagnies financières – il a des connaissances en comptabilité. L’histoire perd sa trace quelques années, et il ne s’impose dans les affaires publiques extérieures florentines qu’à la fin du règne spirituel du millénariste Frère Jérôme Savonarole, brûlé en 1498. Dès lors, pendant quinze ans, il participe à de nombreuses expéditions diplomatiques pour le compte du régime républicain, auprès de César Borgia, évidemment, mais aussi de l’Empereur Maximilien, de Louis XII ou de Jules II. Il a la confiance du chef de l’État, le gonfalonier Soderini, personnage modéré et consensuel. Le retour brutal des Médicis met néanmoins un terme à sa carrière, qui ne reprendra, timidement, qu’à la toute fin de sa vie (jusqu’à une deuxième révolution). Relégué dans sa « pouillerie », dans le contado, à partir de 1513 et, presque sans interruption, jusqu’à sa mort en 1527, Machiavel passe, je l’ai dit, cette longue décennie à écrire : une ample correspondance, des pièces de théâtre, des poèmes, des œuvres historiques, des traités, et, bien évidemment, ce pour quoi il est resté dans la postérité Le Prince. Il ne faut pas se limiter à ce seul traité, quoique sa centralité ne puisse être remise en cause. Machiavel est tout autant lui-même dans les profonds Discours sur la première décade de Tite-Live, dans la drolatique Mandragore, dans les éloquents Capitoli, dans la « plutarquienne » Vie de Castruccio Castracani de Lucques, ou dans les monumentales Histoires florentines. C’est un auteur cohérent en apparence et dont la structuration philosophique se retrouve d’œuvre en œuvre. On y retrouve, dans une pensée historique fondée sur le principe de la contingence, sa fascination pour l’opportunité à saisir, son éloge de la virtù de l’homme d’action, sa haine du mercenariat et des factions, un certain manque de spiritualité, une lucidité aiguisée et ironique, un iconoclasme qui touche au sacrilège, et, bien sûr, une conception étroitement pessimiste de la nature humaine. Occasion, Fortune, Ambition, Ingratitude. Les Capitoli donnent déjà les grandes obsessions de l’œuvre. La pluralité des genres qu’il pratiqua ne doit pas tromper : son système de pensée est fermement établi ; son écriture, toujours reconnaissable, se distingue par sa clarté. C’est un prosateur élégant et convainquant, rationnel, parfois truculent par ses florentinismes, souvent drôle par son ironie subtile, éloquent sans jamais être rhéteur. Son italien, transposé dans d’autres langues latines, garde un reflet de sa finesse originelle. Machiavel est prudent pour formuler ses imprudences : son style discret et circonspect enrobe d’autant mieux ses transgressions qu’il évite le lyrisme ou l’emphase. Et pourtant, malgré sa cohérence intellectuelle, sa fermeté théorique et littéraire, son apparente simplicité, stylistique et philosophique, son œuvre est un prisme d’une immense complexité, un jalon décisif dans l’histoire des idées – la première rupture vers la modernité.

Machiavel donna à certains de ses textes l’apparence rassurante d’un enseignement, destiné explicitement à ceux qui gouvernent (Le Prince), à ceux qui se battent (L’Art de la guerre) et à ceux qui voudraient commander (Discours). Si les dirigeants de Florence ne l’écoutaient plus, Machiavel avait quelques disciples qu’il faisait bénéficier de son expérience. Ils l’incitèrent à approfondir ses efforts. Il était servi par une remarquable agilité d’esprit et une grande facilité d’écriture. Le Florentin ne se contentait pas de mêler théorie classique et pratique pragmatique dans des écrits aussi révolutionnaires que sacrilèges ; il était aussi un prosateur de premier ordre, un des pères de la langue italienne. L’écriture machiavélienne étonne, par une contradiction apparente : tout est énoncé avec une élégance froide et lapidaire – qui désigne chez lui le lecteur acharné des meilleurs auteurs latins, Tite-Live et Cicéron – et pourtant, rien n’est dit si explicitement qu’il n’y paraît. Machiavel est habile au sous-entendu et au demi-mot, et un lecteur trop hâtif ou inattentif peut passer à côté de certains arguments ou, plus sûrement, tomber dans un des pièges qu’il tend régulièrement. Ses portraits de Cosme l’Ancien et de Laurent le Magnifique sont des modèles du genre : il faut creuser dans le texte pour avoir une chance, par déduction, de savoir ce que Machiavel pensait vraiment d’eux. Certains silences en disent plus que mille condamnations. D’ailleurs, n’annonce-t-il pas dans un des chapitres du Prince, comme l’a pointé astucieusement Strauss, qu’en matière tactique les erreurs les plus énormes ne peuvent en être et qu’elles doivent toujours être comprises comme des pièges ? Ce constat s’applique à ses livres. La vivacité de sa prose dissimule l’extrême minutie avec laquelle a été tissée la toile du texte, entre définitions contradictoires, échos discrets, rappels, termes équivoques et propos en apparence paradoxaux. Ses lecteurs – et je parle des meilleurs, des plus philosophes d’entre eux, de Rousseau, de Spinoza, de Lefort, de Strauss, de Revel – ses lecteurs donc, ne sont pas toujours d’accord les uns avec les autres. Question de degré de lecture. Question de sensibilité. L’un verra de l’ironie, l’autre pas ; l’un identifiera une contradiction, l’autre passera à côté. Lire Machiavel vous réapprend à lire, à être attentif à l’explicite, à l’équivoque, à l’ambigu. On l’a longtemps présenté comme un cynique d’une explicite (et bête) brutalité ; il faudrait plutôt lire ses textes, désormais, comme un mélange d’ironie et de blasphèmes, de franchise et de subtilité, d’obscurités voulues et de clartés équivoques. Travestis en vérités franches par un conseiller retors et avisé, s’énoncent dans la profondeur du texte autant de demi-vérités que de demi-mensonges. Et cela, je crois, désigne bien le premier prosateur d’Italie.

Dans les deux notes à venir, j’explorerai les tensions apparentes de l’œuvre et, modestement, ses fondements historico-philosophiques.

Face à la nuit : L’Obscurité, de Philippe Jaccottet

Woods, Justin Gedak

Woods, Justin Gedak

 

L’Obscurité, Philippe Jaccottet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014 (première éd. 1961)

« Il y a une nuit dont on ne peut parler, mais dans laquelle il faut entrer pour s’apercevoir qu’elle est sans fond, sans fin. » (p.201)

« Toute parole tend à fixer quelque chose qui semble désirer d’être fixé, et périr de l’être. » (p.251)

« Rien n’empêche pourtant que je n’aie vécu, que nous n’ayons vécu ces moments où la fin de notre course était, en quelque sorte, un comble de lumière, à croire que notre flèche aboutirait, dans un embrasement, en plein centre du soleil. » (p. 242)

La parution récente des œuvres de Philippe Jaccottet en un seul volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » donne aux amateurs de littérature l’occasion de parcourir, chronologiquement, les travaux du poète suisse. Elle fait aussi remonter à la surface des textes moins connus, peut-être mésestimés, et qui ne sont pas, pour autant, dépourvus d’intérêt. Ils restituent la richesse et la cohérence d’un parcours artistique et intellectuel ; ils offrent également un aperçu des inflexions de l’œuvre, de ses influences et de ses développements. Je dois le dire dès ici, avant d’ouvrir ce volume de la « Pléiade », j’avais surtout lu les traductions et les essais littéraires de M. Jaccottet. J’avais aussi exploré un ou deux de ses recueils poétiques, mais sans m’y consacrer outre mesure. Je m’étais promis d’y revenir avec plus d’attention. Ma lecture suivie et linéaire du volume de la « Pléiade », quoique entrecoupée par d’autres lectures, me donne une autre perception, plus globale, de l’œuvre. Couvrir ici l’intégralité des textes de M. Jaccottet serait impossible ; ce blog n’y suffirait pas ; il se pourrait que cette note soit seule de son genre ou suivie par d’autres, je ne sais.

Les premiers recueils de l’écrivain, en vers ou en prose, rappellent un peu, pour ceux qui ont eu l’occasion de le lire en profondeur, ceux de Rainer Maria Rilke : complexité des motifs, universalité des thèmes (la lumière, l’ombre, le ciel, etc.), fascination pour l’absence, le silence, le retrait, etc. M. Jaccottet, germanophone, traducteur dès 21 ans de textes de Thomas Mann, introducteur de Musil dans notre littérature, a, du reste, écrit sur Rilke un très bel essai, disponible en poche dans la collection « Points Seuil ». À la lecture continue du volume de la Pléiade, il s’avère que l’influence du poète allemand, notable à ses débuts, s’estompe peu à peu, à mesure que Philippe Jaccottet s’absorbe dans la traduction de Musil et découvre l’art des haïkus. À la charnière de cet enrichissement progressif de l’œuvre se situe L’Obscurité, le seul récit de l’auteur, la seule œuvre qui puisse passer pour un roman. S’il n’y a pas de rupture dans l’œuvre, de rupture en tant que telle, car l’œuvre de M. Jaccottet exprime des récurrences, des circularités, des approfondissements, j’ai noté là un infléchissement, une libération des exigences de la poétique rilkéenne, une tentative unique d’exprimer ses réflexions par la fiction. Et contrairement à ce même Rilke, dont le seul roman, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, constituait une œuvre-impasse, problématique, récursive, au développement obscur, incertain, artistiquement paralysant, L’Obscurité pose un problème, de portée philosophique et métaphysique, et offre, en contrepoint, une voie de résolution, ténue mais tangible.

Texte singulier, puisqu’il rompt avec les pratiques antérieures du carnet de méditations et du recueil de poèmes, L’Obscurité propose une échappée hors des formes ordinaires que déploie l’artiste. Les entomologistes de la fiction auront bien du mal à classifier ce texte dans leurs tables taxinomiques. Ils tireront d’un côté vers le roman, de l’autre vers l’essai, peut-être vers le poème en prose, sans bien savoir ce qu’ils ont en face d’eux. Moi qui ne propose ici que de petites causeries littéraires inconséquentes, je n’ai pas à m’inquiéter outre mesure de cette perspective de spécialiste. Et si je dois, vraiment, donner mon avis, je pencherais vers la parabole plus que vers le roman. La situation dramatique exposée, non dénuée d’artifice, donne surtout l’occasion à son auteur de mener une réflexion sur le développement de son art et sa finalité. Le « pseudo-couple » du maître et du disciple-narrateur, pour reprendre la théorie de Frederic Jameson, « pseudo-couple » dont le principe est que chaque partie du couple représente une tendance bien précise de la personnalité de l’écrivain, permet la mise en équation symbolique d’un problème conceptuel et philosophique. C’est en cela, je pense, que L’Obscurité constitue une parabole. L’action est restreinte – c’est une œuvre de dialogue, de pensée, de parole – les motifs sont symboliques – le jeu sur l’obscurité et la lumière innerve l’œuvre – les personnages conventionnels – ils sont probablement la personnification de deux tendances de l’auteur.

Mon résumé ne dévoilera pas grand chose de l’intérêt de ce livre, objet de méditation et de réflexion dont je sais déjà que je le relirai, tant le fond du propos me touche. Un poète, revenu d’un long séjour à l’étranger, apprend que son « maître », qui a eu une influence décisive sur sa vie d’homme et d’artiste, a tout quitté, femme, enfant, position sociale, pour habiter un logis infâme au fond d’une banlieue sans âme, où il refuse de voir quiconque. Intrigué par cette fuite, le narrateur obtient de son « maître » de lui rendre visite, un soir. Celui-ci l’invite à rester « jusqu’à ce que le jour [le] dissipe. » Il écoute toute la nuit le monologue de cet homme achevé qui l’a autrefois ouvert poétiquement à lui-même et au monde. Il ne reste rien de cet initiateur, enfermé dans son nihilisme désespéré, et qui renie, d’un même mouvement, sa propre vie, le monde, l’univers. L’Obscurité, c’est le désespoir le plus absolu, l’expression du « soleil noir de la mélancolie », qui se confronte, dans une scène d’une grande richesse symbolique et poétique, à la lumière et à son absence. Quand il quitte son « maître » lucifuge, le narrateur est effondré par ce qu’il a entendu, une nuit durant, par l’expression de cet effondrement sans retour, qui annule au fond toute la recherche philosophique et poétique antérieure. Lui et son maître ont cru à l’instant, à la lumière, au sens caché du monde. Et, par un retournement complet, celui-là même qui invitait à apprécier l’éternellement mortel du monde (« la fin est le moteur de notre course »), devient le porte-voix du néant, un néant qu’il refuse par principe irrationnel, mais qu’il accepte, qu’il appelle, qu’il sait inéluctable par le déroulement implacable de sa raison. Dans la pièce presque vide, plongée dans l’obscurité et dans le silence, le dos tourné à son maître, qui refuse qu’il le voie, le narrateur connaît, physiquement, concrètement, l’expérience de la nuit totale de l’âme, d’un état qu’il est difficile de qualifier de mélancolie ou de désespoir, termes encore trop littéraires pour définir le néant parlant qui a enveloppé le narrateur. Lorsqu’il s’échappe, sur la pressante invitation du maître soliloquant, alors que le jour menace de se lever, le narrateur a l’impression de revenir du monde des spectres, qu’il n’est plus lui-même vivant. Seule une marche dans la ville lui redonnera, par les impressions sensibles qu’elle suscite, le sentiment de revenir à l’existence. Le plus dur reste à faire : répondre, hors de la présence du maître condamné, à ce qu’il vient d’entendre, lame de ténèbres plongée au creux de la lumière. Ce texte n’est pas le récit d’un poète pour rien : l’espace symbolique dans lequel se déploie le propos recoupe parfaitement son contenu, ou, pour le dire dans les mots de l’ars poetica, la forme et le fond se rejoignent. Cette scène nocturne est le cœur noir de l’œuvre, d’où rayonne l’interprétation obscure du maître et à laquelle répond, dans la seconde partie du livre, une longue réflexion, par laquelle le narrateur analyse, conteste, et pour finir, réfute ce qu’il a entendu.

L’obscurité s’est exposée, par une longue méditation qu’il est difficile de résumer. Il me vaudrait mieux essayer d’en citer quelques extraits représentatifs. Ce que le maître avait à dire ne pouvait l’être, pour porter pleinement, que dans un monologue. En effet, le désespoir de mourir, de finir, de disparaître, qui (en partie et en apparence) tourmente le maître, ne tolère pas de dialogue, pas d’altérité raisonnante à ses côtés. Le narrateur ne rétorque rien à la bouche d’ombre. La nuit de l’âme est essentiellement solitaire ; la mélancolie extrême est un état individuel et non social, enfermée dans son propre discours morbide et circulaire, auquel aucun argument rationnel ne peut apporter la contradiction. Je ne veux pas laisser croire que le maître est seulement dépressif ou malade. Ce serait considérer trop littéralement le texte, trouver à ces lignes de mots une perspective médicale qui n’est pas la sienne. Ce qu’expose Philippe Jaccottet, pour le conjurer, c’est la part noire, angoissée et morbide de l’homme, c’est une partie de lui-même. Pour le dire plus simplement, j’ai l’impression qu’il a tracé, du point auquel il était arrivé dans ses recherches poétiques et métaphysiques, une ligne vers son propre avenir et qu’il a vu, au loin, la possibilité hideuse du néant avant le néant. La poétique du maître est proche de celle de l’auteur dont il constitue une émanation, mise en pages, peut-être, pour mieux l’empêcher de survenir et d’anéantir ainsi le fragile édifice poétique déjà édifié. Le poète, en toute sincérité, cherche, je crois, à conjurer le néant. Le maître, lucide, n’est pas dupe de lui-même, il s’assimile explicitement à la nuit, au vide lorsqu’il propose au narrateur de rester : « jusqu’à ce que le jour me dissipe » (je souligne), manière adroite de s’assimiler à l’ombre et aux ténèbres. Ce personnage incarne, symboliquement, la part obscure, noire, vide, de l’âme. Son exposé est réfléchi, parfois itératif, mais toujours solidement articulé. Le désespoir n’est pas une errance, il ne manque pas de logique. Au contraire, il en déborde : il pose des postulats, infère, suppute, extrapole, jusqu’à la conclusion qu’il avait en vue. La perspective est téléologique : la fin recherchée, c’est la démonstration qu’un esprit honnête avec lui-même ne peut que s’abandonner au désespoir face à l’inéluctable néant. Est-il parfaitement en accord avec lui-même ? Ne surjoue-t-il pas son rôle ? La réponse est peu évidente. Quand le maître se qualifie de « pareil à la seiche, moi au fond de mon aquarium sombre, soufflant des mots encore plus noirs, m’abritant derrière eux, respirant ou haletant encore grâce à eux » (p. 206), il énonce, sous sa phrase, une définition apparemment très claire, très consciente de son malaise. Pourtant, la métaphore exprime, sous-jacente, le désarroi de celui l’énonce. La seiche projette en effet de l’encre noire (comme un écrivain aux pensées morbides), des mots noirs donc, pour se défendre. Le maître, bouche d’ombre, aède de la nuit, indique, sans s’en rendre parfaitement compte, peut-être, que son éloignement du monde consiste avant tout en une barrière défensive opposée à la vie, à l’espoir et à la lumière. N’implore-t-il pas, à la fin de son monologue, le narrateur de le quitter avant que le jour ne paraisse ? Est-ce pour éviter d’être vu comme il est ou, plus certainement, pour ne pas dissiper sa scénographie morbide, son écran de fumée noire, la parole de la nuit qu’il a si complaisamment mise en scène ? Car la lumière, peut-être, émonderait les défenses, introduirait un coin dans une logique autrement implacable. La clôture du propos se dévoile dans un espace clos : la lumière est une ouverture (au cœur de l’œuvre de M. Jaccottet), elle menacerait l’exposé de la nuit jusqu’à son fondement.

Comme je l’ai dit plus haut, la parole du maître est redoublée par l’obscurité de la scène ; la parole nie le regard, elle nie la possibilité de la lumière pour approcher le néant et s’y confronter. La vue, face au vide, ne sert à rien, seule la pensée et la parole peuvent l’approcher. Tentative condamnée d’avance puisque l’existant n’appréhende pas le néant. Le maître déroule la logique qui l’a mené à cette autodestruction. « Le temps m’a détruit », dit-il pour expliquer ce qu’il est devenu. Le poète célébré dix années plus tôt, qui écrivait sur la joie infinie de l’instant, de la lumière, du moment, joie non pas ternie mais exaltée par la perspective de sa propre fin, s’est payé de mots. « Nous ne faisons en définitive que cela, savez-vous ; nous n’avons jamais cessé d’être des enfants apeurés à qui des histoires sont contées et des jeux proposés pour les distraire… » (p. 209) Face à la mort, à l’inexistence, le joli tissu moiré des formules poétiques disparaît : le néant absorbe tout. Les fragments du passé sont devenus de « sombres émanations du vide ». Et, contrairement au poète romantique, qui voyait les souvenirs du passé comme « des ruines éclairées par des flambeaux » (Chateaubriand), le maître explique que « la pire cruauté du destin est cette ombre que projette la révélation de la mort sur les fragments les plus clairs de notre passé » (p. 208). Le passé, les souvenirs, le bonheur enfui ne sont d’aucun secours ; ils sont salis par ce qui leur succède ; leur célébration comme antithèse de la mort, comme moments dont la flamme est attisée par la conscience de leur caractère éphémère, n’est qu’un mensonge littéraire, une erreur. Une poétique s’effondre, celle de Rilke, celle du fragment d’existant arraché au néant. L’instant ne sauve rien. Le maître se détourne de son œuvre, il abandonne la poésie comme il a abandonné sa femme et son enfant : la mort est là, le néant qui ne détruit pas, mais qui annule ce qui a lieu, l’efface. Le maître n’en appelle pas pour autant à sa propre disparition. La perspective de celle-ci l’obsède mais il ne peut s’y résoudre. En lui, un fragment du refus prométhéen du destin de l’homme continue de miroiter. « Je n’accepte pas que l’on m’ait donné la pensée pour finalement la détruire par ce choc, contre ce mur. » (p. 210) Comme le suggérera, plus loin, le narrateur, ce n’est peut-être pas seulement le désespoir, le néant, le mal, qui parlent là, mais la vanité, l’orgueil, la puissance de refus du monde tel qu’il va. Parce qu’il a cru viser plus haut, plus loin, plus vrai, la chute inéluctable dans le commun, cette mort qui nous emportera tous, n’en est que plus douloureuse. Son talent et son art lui ont fait oublier le caractère concret et non purement verbal de la mort, de l’annihilation de soi. Tant qu’elle n’était qu’une perspective lointaine, un élément du décor sur lequel on pouvait broder quelque motif artistique, la mort pouvait bien poindre au loin, elle pouvait même être célébrée. Quand elle est devenue plus réelle, plus proche, le maître s’est effondré. « La véritable mort [sous-entendu l’inverse de la mort littéraire, des mots de la mort], c’est cela : ce moment, où se heurtant à l’impossible, l’esprit voit sombrer presque d’un seul coup tout ce qui a précédé quoi que ç’ait pu être : gloire, bonheur, avidité, violence ; haltes ou promenades ; œuvre ou contemplation. Tout sombre dans le vide, dans l’indescriptible, dans ce pour quoi le mot désert, le mot ténèbres, le mot vide, sont encore beaucoup trop flatteurs. » (p. 211) Toute cette peine pour en arriver là : nulle part. Le désespoir du maître est sans rémission : « faut-il n’avoir plus de vivant en soi que le sentiment de nullité de sa vie ? ». Il ne sera pas sauvé. Face à cette anti-matière philosophique et poétique, que faire ? Qu’opposer ? La seconde partie du texte donne au narrateur l’occasion de réfléchir sur l’anti-leçon du maître, de la remettre en perspective et de la combattre.

Il s’agit, pour M. Jaccottet, de revenir à son obsession, cette ligne fragile de lumière et d’existence dans le néant de l’univers. Prendre « le parti de la clarté » (p. 215), en dépit de la souffrance, en dépit de l’horreur, en dépit du mal, voilà quel avait été le choix du narrateur et de son maître. L’homme est condamné à mort, mais à pas à l’indifférence ou à l’indistinction. Or, le « maître », initiateur du narrateur, guide divin dans l’entrelacs du monde vient de tomber dans ce qu’il dénonçait autrefois. Comment réagir devant ce reniement, cette fuite de la lumière, ce refus de la clarté ? Le narrateur doit répondre, en l’absence du maître, pour lui-même, à cet exposé glaçant et rationnel. Plutôt que de l’aborder par la généralité – la mort, la disparition, la nuit – qui aurait tendu à entrer dans la logique adverse et confirmer, peut-être, le propos tenu, le narrateur dissèque l’existence passée de son maître, à la recherche des fautes, des défauts, des errements qui expliqueraient cette chute. Il faut revenir à l’enfance, à la jeunesse, au développement des forces du maître pour trouver la source de son dévoiement futur, la circonscrire, la comprendre, dans l’espoir de conjurer, pour soi, ce même désespoir fondamental. Que répondre à la bouche d’ombre ? Que répondre à la seiche, protégée par ses nuages d’encre obscure ? Un long exposé, non exempt de circularités, de détours, d’incises, se développe alors, tournant autour de l’ombre pour la délimiter et l’éclairer. Quête ardue, quête de soi, quête poétique également qui doit éclairer, pour l’auteur, une voie entre l’inconscience et le désespoir, entre la foi, conventionnelle, et le détachement morbide du monde. Et, à la fin de cette quête pénible, le poète, en partie libéré, ressentira « un désir de légèreté avant qu’il ne soit trop tard, une sorte d’appel d’air comme s’il y avait pour moi, au bout de ce livre, une région claire, heureuse, une imminence de lumière » (p. 235). Le narrateur, exposé à la puissance morbide du maître, ne lui cède pas. L’épreuve de L’Obscurité est celle d’une lumière qui ne triomphe jamais de l’ombre mais dont l’ombre, inversement, ne triomphe jamais. Au radicalisme du maître, radicalisme de la défaite aujourd’hui, à la mesure du radicalisme de la victoire d’hier, le narrateur oppose un clair-obscur, un chemin de petits pas, entre deux massifs effrayants, celui du refus de savoir et celui du refus d’espérer. On retrouvera la leçon, portée à sa fusion poétique, dans le magistral tombeau des Leçons, méditation puissante sur la mort d’un proche. Ici, comme je l’ai souligné plus haut, l’enjeu est plus théorique : il s’agit de trouver la voie la plus juste et non de se confronter, dans toute son étendue, à la mort concrète d’un parent. Cette seconde partie est une enquête, sur l’erreur fatale d’un partisan de la clarté. Par ce portrait, en creux, peut-être le poète dénonce-t-il ses propres errances ? Lui seul pourrait nous répondre.

Quoi qu’il en soit, le poète, pour déconstruire ce désespoir, en examine, critique, les causes. Et parmi celles-ci, l’orgueil. Le maître n’a pas réellement combattu l’ombre par la clarté, il a bien plutôt détourné le regard de l’ombre, il s’est protégé, il s’est « payé de mots » par crainte d’affronter la souffrance (« oublier les obstacles pour ne s’attacher qu’aux indices favorables, à ceux qui alimentaient la clarté de sa vie »). L’Ecclésiaste, autre bouche d’ombre, ne disait-il pas que « tout est vanité » ? Quand le maître dénonçait, pudique en apparence, l’indiscrétion contemporaine, la manie du dévoilement du secret, c’était aussi pour protéger sa vanité, blessée par exemple par la fuite d’une jeune femme, en qui il avait placé des espérances bientôt déçues. De même, son refus de la notoriété et de la gloire littéraire lui offrait la satisfaction symbolique de la pureté érémitique et bucolique, de l’exil sur les hauteurs, sur l’Olympe de la lumière et de la poésie. Le refus de la compromission était devenu une revendication orgueilleuse et présomptueuse de sa propre singularité. Le maître n’avait pas médité la leçon des spectres, dans Meurtre dans la Cathédrale de T.S. Eliot : le refus exprime souvent l’orgueil et la modestie, la présomption. Ce qui apparaît alors, ce sont les faiblesses, les mensonges, les écarts qui ont mené le maître vers le bord de l’abîme. Il a cru, par orgueil, pouvoir franchir par les mots l’épreuve de l’approche du néant, de cet insupportable obscurcissement qu’il devait accepter et non fuir. Son échec est précisément d’être parti « au plus sombre de la plus sombre des villes », pour prononcer les paroles de « cendres », dont « ce nouvel endeuillé ne se lassait pas de couvrir sa tête. » (p. 245) Il était plus facile alors, de tomber dans le plus noir désespoir, de ne voir que la nuit plutôt que de se confronter, sans céder, à son propre étiolement progressif. Le poète a compris la leçon : « Habite en paix ce qui est à peine une maison de feuilles, à peine un camp de ténèbres, habite avec bonheur ce passage. »

Après la chute du maître, pour le narrateur, subsiste le souvenir des bonheurs passés avec lui et son épouse, ces « bonheurs taciturnes devant un suspens du temps » (p. 240), ses leçons aussi, celles d’avant le triomphe de l’ombre. Des instants partagés reviennent, crépuscules mystérieux, instants volés, à l’improviste, aux brouillards du temps, et, toujours, en leur creux, la lumière, symbole de l’instant et, peut-être, de l’espérance : « Moments merveilleux d’entre deux mondes, d’entre deux temps […] où d’être à bout de course, menacée, près de la mort, la lumière se recueille à l’intérieur des choses, faisant de ses derniers instants les plus doux, les plus profonds, les plus proches de notre cœur. Ainsi marchons-nous, éclairés par nous-mêmes, et par un feu d’autant plus intime qu’il est plus près de s’éteindre… » (p. 241). La négation de ce discours, proférée dans la chambre infâme d’une banlieue perdue, devant l’ombre, n’anéantit pas la grâce de ces instants. « Ce que j’ai vu d’atroce n’efface pas, ne suffit pas à effacer ou altérer ce qui fut là par moi vécu, absorbé, savouré ; ce ne sont pas ces instants qui lui ont manqué, c’est lui qui leur a été infidèle, qui les a trahis ou peut-être souillés ». Ainsi, le narrateur préfère-t-il « le comble de la lumière », le souvenir même de ces instants d’approfondissements de la vie à la leçon noire du désespéré. Malgré cela, il ne peut échapper totalement à la ressouvenance des lamentations du « Juste châtié », telles qu’elles ont émané, pendant la nuit obscure, de la bouche d’ombre. Elles constitueront toujours l’arrière-plan des leçons de lumière, son ombre. Un voile recouvre le bonheur le plus pur. Dans une scène symbolique, alors, le narrateur s’éloigne de la nuit et ouvre ses volets sur l’aube hivernale. Il retourne à la lumière, et, même grise, froide, peuplée des volettements d’oiseaux sombres, elle le ramène à l’existence. Aucun triomphalisme, la victoire est assurée dans l’instant, demain peut-être, elle sera remise en cause. Le narrateur n’exulte pas, il sait ses propres affirmations possiblement « trompeuses » et dilatoires, il sait aussi que l’âge, demain, le conduira peut-être, lui aussi, au reniement. En attendant, un souffle, d’amour, d’espérance, de foi en une promesse, animera son existence. L’expérience de l’ombre l’a changé – alors que l’expérience de Malte Laurids Brigge n’avait pas guéri le mal de Rilke : contre la tentation du désespoir demeure, ténue, fragile, la possibilité de l’espérance.

Les évolutions récentes et futures de « La bibliothèque de la Pléiade »

Le champ italien dans la Pléiade, un Pleiade italien d'Einaudi et un volume d'I Meridani

Le champ italien dans la Pléiade, un Pleiade italien d’Einaudi et un volume d‘I Meridani

Mars 2015 : Cette note a connu un grand succès. Vous trouverez en commentaires beaucoup d’informations sur la collection. Une version synthétique et à jour de toutes ces informations se trouve ici : https://brumes.wordpress.com/la-bibliotheque-de-la-pleiade-publications-a-venir-reeditions-reimpressions/. J’invite les lecteurs intéressés par la collection à s’y rendre s’ils souhaitent avoir une idée de ses futures publications.

Tout amateur de la « Bibliothèque de la Pléiade » en est un directeur potentiel. Étant fondée sur une forme de hiérarchie des valeurs, qui distingue entre les œuvres dignes d’y figurer des autres, elle appelle nécessairement au choix, à la distinction et in fine à la controverse. Chacun d’entre nous (intéressé par le sujet, cela va sans dire), s’il en avait la possibilité, exclurait deux ou trois auteurs qu’il déteste pour y faire entrer deux ou trois absents qu’il pense injustement oubliés ! Cette évidence posée, il convient de remarquer que la politique de Gallimard a pu également, au cours de la longue histoire de la collection, laisser quelquefois circonspect. Dans les deux ou trois dernières années, les publications des volumes Jules Verne, Boris Vian, Drieu la Rochelle ou, très récemment, Stefan Zweig, ont suscité des réserves. Il me semble entrer dans ces publications plus d’opportunisme commercial que d’ambition éditoriale. Plus jeune, j’ai beaucoup aimé lire Zweig mais à côté de Canetti, de Broch, de Döblin ou de Mann, il me paraît désormais un peu fade, un peu désuet. De l’extérieur, j’ai l’impression, à étudier le catalogue, que la politique éditoriale de Gallimard a opéré au moins deux grands virages en 80 ans. En taillant l’histoire de la Pléiade à la serpe, j’observe trois périodes : 1933-1964 : les grands classiques, seuls ; 1965-1995 : vers l’exhaustivité des textes (notes, variantes, commentaires), puis, dans le courant des années 70-80, une ouverture vers des domaines inexplorés (philosophie, textes asiatiques, etc.) ; depuis 1995 : tentative d’élargissement du public, rétrécissement des projets, moindre ambition éditoriale. La lourdeur des volumes, qui peuvent mettre plusieurs décennies à aboutir, estompe quelque peu les grands tournants de l’histoire de la collection : tel ensemble de volumes, lancé en 1975, a pu n’aboutir que 25 ans plus tard. Il reflète, au moment de son achèvement, comme la lumière émise par des étoiles au fond des cieux, une politique éditoriale déjà dépassée. Ainsi Ibn Khaldûn (choix exigeant et bienvenu de l’éditeur), dont le deuxième volume est sorti l’an dernier, me paraît plutôt relever des choix éditoriaux des années 80 que de ceux opérés depuis dix ans (de même pour Pline l’Ancien).

Gallimard a beaucoup publié, historiquement, sur le grand tournant, pour la collection, que fut l’édition des œuvres de Jean-Jacques Rousseau dans les années 60 : corpus étoffé de notes, de présentations, de variantes, matérialisation des préoccupations, notamment génétiques, des chercheurs. Avant, les volumes n’étaient guère que de solides compilations de textes. Quiconque feuillette les volumes des années 30 à 50 (la première édition de La Comédie humaine par exemple, ou les volumes de Tolstoï, de Dickens) et les compare aux éditions des années 60, 70 (Rousseau, Dante, la seconde édition de La Comédie humaine) verra immédiatement les différences. Dans les années 60, le nombre d’étudiants augmente, le nombre de chercheurs aussi. Pour les satisfaire (et profiter de ce marché), la simple collation de grands textes en un volume pratique à manipuler et peu encombrant ne suffit plus. Le livre de poche, nouveau-né de l’édition d’alors, satisfait largement la demande en matière grands textes. En revanche, les étudiants, les enseignants, en quête d’éditions soignées, denses, étoffées, ne peuvent se satisfaire du texte seul, et les éditions critiques, intégrales, sont alors fort coûteuses. Gallimard décide donc de publier des volumes de textes établis avec précision et enrichis d’annexes et de documents.

Passé les années 60, Gallimard republie donc une partie des œuvres déjà éditées, dans de nouvelles versions, proches, éditorialement parlant, de la série Rousseau. À côté des rééditions des classiques (nouveau Balzac, nouveau Flaubert, nouveau Stendhal, nouveau Mallarmé), la collection s’enrichit continuellement d’auteurs contemporains ou plus anciens. Les projets sont alors ambitieux : les œuvres romanesques sont complètes (même pour des auteurs moins incontestés comme Green, France, Aymé, Daudet ou Kipling), en 3, 4 ou 5 tomes, les éditions regorgent de variantes et de notes… jusqu’à aboutir (avec Sartre notamment) à des volumes obèses, de plus de 2000 pages, qui perdent certaines des qualités (poids, lisibilité) de la collection. Je crois que Gallimard s’est rendu compte, au cours des années 90, que la surenchère de commentaires, de gloses, de variantes, aboutissait à l’édition de volumes dénaturés, plus proches des gros traités de scolastique médiévale – et leurs interminables commentaires –  que de la présentation équilibrée de textes jugés fondamentaux. Comme la Renaissance, qui débarrassa les classiques de la gangue des glossateurs médiévaux, la Pléiade se réorienta vers des volumes plus sobres, plus légers, plus courts. Bien évidemment, les projets ayant des durées de vie extrêmement variables, il sort encore, de temps à autre, quelque volume à l’ancienne. Les volumes plus récents, peut-être moins riches, sont généralement plus courts. Cendrars a ainsi bénéficié, en 2013, de deux volumes assez fins ; il est même permis de se demander pour quelle raison l’éditeur a préféré séparer en deux livres ce qui eût pu sans difficulté s’agréger en un seul. À l’examen des publications des dernières années, je trouve que Gallimard a peut-être été trop loin dans ce sens, éditant des volumes incomplets et un peu décevants.

N’est-ce pas l’indice de certaines difficultés de la collection elle-même ? En effet, longtemps la « Bibliothèque de la Pléiade » a bénéficié d’un statut très particulier, qui tenait de son positionnement unique sur le marché français du livre : suffisamment luxueuse pour être offerte, collectionnée, révérée ; suffisamment accessible pour demeurer un produit de grande consommation, susceptible de s’écouler à plusieurs dizaines (voire centaines pour les volumes les mieux vendus) de milliers d’exemplaires. Ersatz de bibliophilie, le fait de collectionner les volumes de la Pléiade, de les afficher fièrement chez soi fut aussi, pendant un temps, un moyen d’affirmer un statut socioculturel. Objet d’un désir complexe, le volume Pléiade a été tout à la fois une porte d’accès utile et pratique vers de grands textes et un instrument de distinction sociale. Comme je l’ai dit plus haut, je crois néanmoins pressentir des difficultés pour cette collection qui tiennent à la conjonction de tendances :

–         de banales évolutions du lectorat : baisse du nombre des grands lecteurs, moindre rôle du livre dans la distinction sociale, dédain des classes les plus aisées (financièrement) envers la lecture des classiques, déclin généralisé des tirages plus luxueux, rejet du format un peu ancien de la collection, moindre révérence (ou moindre fétichisme, je ne sais) envers le « beau livre », coût des volumes disproportionné avec les moyens des étudiants et professeurs, crise économique, etc.

–          en conséquence de quoi, Gallimard publie des volumes plus courts, ne prétendant plus à l’exhaustivité (les « Œuvres complètes ne sont plus guère pratiquées – sauf d’immenses (et solitaires) exceptions comme Flaubert et Shakespeare – au profit d’ « Œuvres choisies », moins ambitieuses) ; l’idée étant de continuer à agréger les différents publics de la collection.

–          les choix éditoriaux récemment opérés (même quand ils furent de qualité) ciblent le « grand public » : Boris Vian et Stefan Zweig, dont les romans se vendent toujours en France à un rythme très impressionnant, Milan Kundera aussi, et, demain, Georges Perec et Mario Vargas Llosa. Où sont les auteurs plus ambitieux ? Comment se fait-il que la Pléiade ose hors de la littérature proprement dite (Buffon, Pline) ce qu’elle n’ose pas en matière littéraire ?

Mon impression est que Gallimard continue de bien vendre sa collection, mais que la maison est moins tentée que, disons, dans les années 80, de prendre des risques éditoriaux. À la fin des années 1980, furent évoqués des volumes de classiques japonais, de textes sacrés indiens ou mésopotamiens, de sciences humaines, de philosophie, etc. Je n’ai pas vu grand chose se réaliser de tout cela, excepté Khaldûn, Buffon, Lévi-Strauss et le domaine antique (Les épicuriens, Les stoïciens, Aristophane, Pline l’Ancien). Les œuvres d’Aristote ou de Virgile sont attendues depuis des décennies, et la Pléiade accueille, coup sur coup, Drieu La Rochelle et Jules Verne (qui, tout estimables qu’ils soient, n’avaient peut-être pas leur place dans cette collection-là).

Les publications à venir me semblent cibler, sous forme de regroupements incomplets d’œuvres choisies, un large public : Cendrars aujourd’hui, Georges Perec demain. L’éditeur a tiré les conclusions de l’échec de plusieurs volumes, classiques français aujourd’hui épuisés (Malherbe, Boileau, Constant, Chénier,…) et ne va probablement pas combler, dans un avenir proche, les vides les plus éclatants du catalogue français (Villon, Huysmans, le Journal des Goncourt, Bloy, Léautaud, Guilloux, Jouve, Gary, Beckett (histoire de droits d’auteur pour ce dernier), etc.). Un pré carré d’auteurs récents et « bons vendeurs » (Duras hier, Perec et Calvino demain, Modiano ou Le Clézio peut-être, à l’avenir ?) trônera à côté de classiques intouchables (Balzac & co), aux dépens d’auteurs plus anciens ou moins célèbres. Quant aux domaines étrangers, il est peu probable que leurs lacunes soient rapidement comblées. J’avais rapidement évoqué, voilà quatre ans, les grands manquants. Deux (Woolf et Fitzgerald) ont depuis été publiés. Où sont, néanmoins, les Pléiades de Strindberg, Heine, Broch, Musil, Mann, Orwell, Hardy, Fuentes, Malaparte, Mishima, Leopardi, Moravia, etc ?

En Italie, Mondadori a créé, dans les années 60, une collection de livres de référence, sur papier bible et reliés cuir, qui s’appelle I Meridiani. Un peu plus épais que les Pléiades, ils sont néanmoins d’un format très proche. La brève tentative d’Einaudi d’implanter la Pléiade en Italie, dans les années 90, a d’ailleurs échoué face à cette très belle collection, de 350 volumes désormais. Par curiosité, j’ai cherché à voir quels auteurs sont publiés dans cette belle édition par I Meridiani et ne le sont pas par Gallimard. Par précaution, j’ai exclu de l’énumération les auteurs italiens (majoritaires, en toute logique) qui, pour la plupart, n’ont pas forcément la légitimité suffisante pour intégrer La Pléiade (en dépit de leur excellence, je pense à Svevo, à Luzi, à Bassani, à Pavese, à Quasimodo, à Verga, à Ungaretti, à Morante, etc.)

Je m’excuse d’avance pour l’aspect « inventaire à la Prévert » de ce qui suit (sans mention entre parenthèses, il s’agit d’un volume unique d’œuvres choisies) :

Jorge Amado (2 volumes), Ivo Andric, Anthologie de la poésie latine, L’Arioste, Isaac Babel, Saul Bellow (2 volumes), Heinrich Böll (2 volumes), Yves Bonnefoy (en bilingue), Truman Capote, Raymond Carver, Paul Celan, Raymond Chandler (2 volumes), Gabriele d’Annunzio (11 volumes !), Emily Dickinson, John Fante, Theodor Fontane (2 volumes), E.M.Forster, Gabriel Garcia Marquez (2 volumes), la poésie de Goethe (3 volumes, inexplicablement absente du catalogue de la Pléiade), Graham Greene (2 volumes), Dashiell Hammett, Thomas Hardy, Nathaniel Hawthorne, Martin Heidegger (Être et temps), Hermann Hesse (3 volumes), Hugo von Hofmannsthal, Bohumil Hrabal, Ted Hughes, Ryszard Kapuscinski, Yasunari Kawabata, Jack Kerouac, Heinrich von Kleist, D.H.Lawrence (2 volumes), Giacomo Leopardi (3 volumes), Antonio Machado, Curzio Malaparte, Thomas Mann (7 volumes !), Alessandro Manzoni (3 volumes), Henry Miller, Yukio Mishima (2 volumes), Alice Munro (déjà !), Robert Musil (2 volumes), George Orwell, Pier Paolo Pasolini (6 volumes), Pétrarque (2 volumes), Sylvia Plath, Marco Polo, Ezra Pound (2 volumes), José Saramago (2 volumes), Arthur Schnitzler, Arthur Schopenhauer, Isaac Bashevis Singer, Alexandre Soljenitsyne (2 volumes), August Strindberg (2 volumes), Le Tasse, François Villon, Virgile, William Butler Yeats.

Je trouve ce catalogue très intéressant, et, mis à part le domaine francophone, beaucoup plus homogène que celui de la Pléiade. Je n’exclurais spontanément pas grand monde de cette liste (peut-être Chandler ou Hammett, tant il est vrai que je goûte peu le roman policier…). Il suffirait de piocher dedans (et dans les quelques grands français manquants cités plus haut) pour établir un programme de publications très intéressant pour les vingt prochaines années. Bien évidemment, tous ces auteurs peuvent se lire ailleurs qu’en Pléiade ; l’aspect ludique reste néanmoins d’imaginer de nouveaux volumes, que j’aimerais avoir en main un jour (dans un autre article, vieux de quatre ans, j’avais proposé un volume Chroniqueurs de la Conquête des Indes, les oeuvres de Thomas Mann et d’Alfred Döblin, etc.)

Si parmi tous ces noms, je devais n’en retenir que quelques uns (excepté Virgile et Aristote, déjà prévus), je choisirais le Théâtre Complet de Strindberg, U.S.A. de John dos Passos (bien oubliée aujourd’hui, hélas), les Œuvres Complètes  de George Orwell (romans et essais, sa survie posthume est déjà largement assurée), les Romans de Huysmans, les Œuvres Romanesques d’Hermann Broch et une Anthologie bilingue de la poésie américaine.

La Pléiade confisquée : La bibliothèque de la Pléiade : Travail éditorial et valeur littéraire, de Joëlle Gleize et Philippe Roussin (dir.)

La bibliothèque de la Pléiade : Travail éditorial et valeur littéraire, Joëlle Gleize et Philippe Roussin (dir.), Editions des archives contemporaines, 2009

J’avais évoqué, voici quelques semaines, la Pléiade, collection emblématique de Gallimard et mètre-étalon de la sacralité littéraire. Son ancienneté, sa qualité, réelle ou supposée, et la distinction qu’elle instaure entre les travaux littéraires n’avaient jamais fait l’objet de travaux approfondis. Certes, les fascicules gratuits du « Cercle de la Pléiade » donnent tous les deux mois aux amateurs des informations sur le travail mené par les éditions Gallimard, sur l’histoire de la collection. Mais leur rédaction se fait en interne, pour d’évidents motifs promotionnels. Ils ne peuvent apporter aucun éclairage critique, ils compilent des témoignages, affirment des choix éditoriaux, justifient des publications. Le travail collectif dirigé par Joëlle Gleize (Aix-Marseille) et Philippe Roussin (CNRS), reprend les actes d’un colloque tenu en 2007 à l’Université de Provence et constituent une première tentative d’analyse exhaustive de la collection. Comme souvent dans les travaux collectifs universitaires, la valeur des contributions est aussi inégale que la position des contributeurs dans l’appareil intellectuel. André Schiffrin, descendant du fondateur de la Pléiade y côtoie Alban Cerisier, salarié de Gallimard ; les universitaires extérieurs à la Collection partagent leurs interventions avec des professeurs de faculté chargés de coordonner la publication de tel ou tel volume. Cette hétérogénéité des positions rend l’ensemble assez désordonné, et pour tout dire, assez déséquilibré au profit du seul discours scientifique sur la collection. Il est dommage que ce colloque ne se soit pas intéressé plus avant au rôle social de la Pléiade dans le lectorat et l’édition française. Les seuls absents de ce discours informé, et parfois très spécialisé, sur la collection en sont les premiers concernés, les lecteurs.

Dans l’histoire de la collection, l’édition des œuvres de Rousseau dans les années 50 a constitué une césure. Avant, les volumes étaient destinés à un grand public cultivé, qui trouvait dans la Pléiade un bréviaire de l’honnête homme et un marqueur social fort commode. Convaincus que ce seul public ne suffirait pas à assurer le développement de leur collection, les Gallimard confièrent la réalisation des volumes à des universitaires. Leur mission : récupérer le lectorat estudiantin et professoral, alors en pleine expansion. A charge pour eux d’éditer le plus scrupuleusement possible les textes proposés, d’y adjoindre force notes et variantes et de proposer un appareil critique susceptible d’attirer, en sus de l’amateur lettré, le spécialiste et le chercheur. La collection passa en quelques années de volumes légers, conçus et introduits par des écrivains à des volumes sensiblement alourdis, destinés à se périmer au gré des évolutions du discours savant.

André Schiffrin et Alban Cerisier s’étendent longuement sur la première Pléiade (années 30-50), innovation majeure du champ éditorial français : les livres de poche n’existaient pas encore et les éditions complètes coûtaient bien cher. La maison Gallimard, qui racheta très rapidement la collection créée par Jacques Schiffrin, sut avec intelligence proposer les textes des classiques de la littérature française et étrangère, puis y adjoignit, au fil du temps, son propre fond contemporain – considérable –. Après avoir évoqué les premières années de la collection, bien connues des lecteurs de la Lettre de la Pléiade, Cerisier s’arrête brutalement et n’évoque pas la seconde Pléiade, celle des universitaires. Gleize et Roussin prennent le relais. La collection, devenue une sorte de canon littéraire, qui consacre autant qu’elle exclut, s’est ouverte sur le monde (Ramayana, Khaldun, Mille et Une Nuits, Sagas Islandaises) à mesure qu’elle se fermait aux anciens classiques français (Malherbe, d’Aubigné, Courier, Chénier, tous épuisés), tombés en désuétude. La Pléiade, initiative privée, dont la survie dépend des ventes, n’est pas un musée de l’histoire littéraire. Elle n’a pas vocation à préserver des œuvres qui ne vivent plus dans les coeurs de nos contemporains. Elle est une bibliothèque, vivante par ses choix, et pas un canon intangible et sclérosé. Cette dynamique permet de consacrer certains écrivains et de prendre acte de la déshérence d’autres. Comme le souligne Jacques Dubois, la Pléiade consacre et conserve. Ce double travail suppose une évolution, lente mais réelle, au fil de l’histoire littéraire. Montherlant, hier consacré, aujourd’hui à peine conservé. Et demain exclu?

Témoin de l’histoire littéraire du XXe siècle, la Pléiade a une place à part. Elle hésite entre deux publics, l’amateur éclairé et le savant assoiffé, deux tendances, statique et dynamique, deux approches, la compilation luxueuse et la philologie spécialisée. L’équilibre instable qui résulte de ce vacillement, dont traite Marielle Macé, fait toute la richesse de la collection. Au risque de ne satisfaire aucun de ses publics, la Bibliothèque de la Pléiade relève le double défi du savoir et du plaisir. Quelques volumes penchent trop nettement vers le premier – et deviennent insupportables à l’amateur éclairé – d’autres négligent le second – et ne satisfont pas le public spécialisé –. Ce statut de référence critiquable, et critiquée, constitue le fond des remarques des autres intervenants du colloque : ils y débattent des éditions de Descartes, de Voltaire, de Mallarmé, de Saint-John Perse et de Ponge. La plupart de ces interventions n’intéresseront que les professeurs de littérature : si la réalisation du volume de Saint-John Perse par l’auteur lui-même constitue une intéressante singularité, le volume Pléiade devenant une œuvre à part entière dans le corpus de l’écrivain, les conditions de compilation de Mallarmé et Ponge n’ont guère d’intérêt hors du monde universitaire. Enfin, les derniers chapitres, sur la « génétique » des textes, les variantes, les rapports entre manuscrits et œuvres dites achevées, mettent en valeur les difficultés du travail de composition d’un volume. A moins d’être soi-même passionné par ces questions de technicien, cette dernière partie du colloque n’a plus guère d’intérêt. La controverse méthodologique ne concerne pas l’amateur que je suis.

Cet ouvrage collectif manque en partie son objectif. Schiffrin et Cerisier y répètent le discours institutionnel de Gallimard, en guise de présentation historique. L’analyse forcément subjective du fils du fondateur de la collection et de « l’historien » officiel de Gallimard complètent les fragments promotionnels distillés au fil des publications du Cercle de la Pléiade. Difficile d’affirmer dans ces conditions la scientificité du propos. L’analyse est biaisée : sous le regard des témoins officiels de la maison Gallimard, les professeurs débattent des problèmes théoriques de constitution des volumes. Jamais de l’opportunité de la voie savante empruntée par la collection. La Pléiade que nous présentent Joëlle Gleize et Philippe Roussin a été annexée par le monde universitaire. L’orientation ne sera ni questionnée ni analysée. C’est un fait : la Pléiade du colloque de Provence est une Pléiade aride, fade, une querelle de scoliaste. La « génétique » et « l’intertextualité » dominent. Discours de spécialistes d’ailleurs incomplet. Marqué par son ancrage dans les facultés de lettres, le colloque évite une vision proprement sociologique du lectorat, une analyse des interactions entre le champ littéraire spécialisé et son public : qui décide de la valeur littéraire ? Qu’est ce qui justifie l’introduction de tel ou tel auteur ? La Pléiade est-elle toujours un instrument de distinction sociale alors que l’indifférenciation et le relativisme ont anéanti les notions de canon et de hiérarchie ?  Quel avenir pour la Pléiade face à la civilisation des loisirs calibrés et distrayants ? Le discours savant des professeurs se restreint aux seules lettres. Il tarit  d’ailleurs le désir et le plaisir que doivent susciter des œuvres littéraires. La génétique du fragment ou l’intertextualité des esquisses donneront d’intéressantes perspectives de recherche – et de carrière – à qui saura en faire des objets d’étude et de reconnaissance professionnelles féconds. Je ne suis pas certain qu’elles servent la littérature.

Une tragédie jurassienne : La Table-Aux-Crevés, de Marcel Aymé

La Table-Aux-Crevés, Marcel Aymé, 1929

J’ai reçu à Noël dernier l’intégrale des oeuvres romanesques de Marcel Aymé. L’écrivain franc-comtois, dont je ne connaissais que les Contes du chat perché et Le Passe-muraille, lus et relus autrefois avec la délectation propre à l’ardeur enfantine, ne me paraissait pas être une priorité de lecture en cette fin 2009. Quelque peu surpris par ce cadeau inattendu, je feuilletais sans guère d’attention le premier des trois volumes de la collection Pléiade. Et puis la phrase introductive de Brûlebois, premier roman de l’auteur, aiguisa ma curiosité. En moins d’une semaine, j’avais lu ce roman de débutant et les suivants, Aller-Retour, La Table-Aux-Crevés, La rue sans nom et Le vaurien. Malgré mes préventions personnelles contre le roman de terroir, qui oscille trop souvent entre la remémoration mélancolique d’un monde disparu et le naturalisme le plus rébarbatif, je dois admettre que La Table-Aux-Crevés a su emporter mon adhésion. Contrairement au film d’Henri Verneuil (1951) tiré du roman, l’action ne se passe pas en Provence, mais dans ce Jura qu’Aymé connaissait si bien. Ici, nulle aménité envers le monde paysan, nulle exaltation des valeurs agrestes, le monde que dépeint Aymé a sa brutalité, ses travers. Il ne paraît ni plus ni moins désirable que l’univers urbain, juste différent. Aymé n’est pas Giono, la poésie laisse ici la place à la subtilité du regard social.

Le roman s’ouvre avec le suicide de la femme d’Urbain Coindet, paysan radical-socialiste et élu municipal de Cantagrel, modeste bourg jurassien. Personne dans le village n’avait pressenti la lassitude dépressive de la paysanne. Coindet, qui a été le premier à découvrir le corps, reçoit rapidement la visite de son beau-père. Celui-ci, guère affecté par la mort de sa fille, lui propose de se remarier avec une autre de ses filles. La démarche, inconvenante, est mal reçue. Coindet, qui ne nourrissait pour son épouse que l’affection limitée propre aux mariages conclus par intérêt, entretient d’autres espoirs. Une jeune fille du village voisin, Cessigney, perdu dans les bois, peuplé de bûcherons et de braconniers, a sa préférence : ils se sont déjà brièvement embrassés quelques mois plus tôt et cette mort opportune les libère tous deux de leurs préventions morales. Seulement, le beau-père de Coindet, Milouin, qui lorgne sur les terres de son gendre avec le bon sens intéressé du paysan, n’accepte pas le refus opposé par le veuf. Il lance une rumeur assassine : Urbain Coindet a tué sa femme et maquillé le crime en suicide. Derrière l’opposition des deux clans ressurgissent les oppositions sociales et politiques du village : les libres-penseurs, les athées, l’équipe municipale, tous amis de Coindet prennent parti pour l’hypothèse du suicide. D’autres prêtent l’oreille aux propos du père Milouin, comme à Cessigney, où l’on écoute avec attention les propos du vieux paysan, qui corroborent la méfiance et la rancune que suscitait déjà là-bas Coindet. Même si l’enquête de gendarmerie, bâclée en quelques minutes, conclut au suicide d’Aurélie Coindet, les rumeurs travaillent la communauté paysanne.

Coindet n’attend guère pour accueillir chez lui la jeune fille qui l’attirait bien avant le suicide de son épouse. Jeanne, c’est son prénom, s’installe contre l’opinion de son frère, convaincu que Coindet l’a dénoncé naguère à la maréchaussée. Les tensions villageoises s’accroissent. Aymé ne narre pas le petit monde idéal d’une paysannerie fantasmée, il évoque les rancunes, les ambitions et les jalousies d’être frustes dont la vie est rythmée par les nanoscopiques évènements de la communauté. Cantagrel s’oppose à Cessigney, les sédentaires aux nomades, les radicaux-socialistes aux catholiques, l’amour de Jeanne et d’Urbain aux calculs et aux rancunes des clans adverses. Tout pourrait donner matière à une de ces fresques paysannes qui compensent leur manque foncier d’imagination par le nombre inouï des rebondissements romanesques. Et pourtant, l’histoire se tient. Aymé narre le monde tel qu’il est. La langue, étrange mélange de narration soutenue et de passages patoisants, soutient le récit. Quand Jeanne et Urbain finissent par quitter un Cantagrel devenu invivable, Aymé raconte le contact impossible avec la ville, le désarroi du paysan devant l’univers dont il ne maîtrise pas les codes. Dole, cité de province, n’a pourtant rien de la mégalopole industrieuse. Coindet restera prudemment derrière les vitres de la pension de famille dans laquelle il a élu domicile : de cet exil contraint, il ne verra qu’une rue sans joie et pleurera la perte de ses habitudes agricoles. Revenu bien vite à Cantagrel, où le frère de Jeanne l’attend, les armes à la main, il relèvera le défi que la stupide fourberie de Milouin aura involontairement jeté au visage des deux hommes. C’est à La Table-Aux-Crevés, le champ le plus précieux de Coindet, à la lisière de Cessigney, que se dénouera le drame.

De la fin, un peu prévisible du roman, je retiendrai surtout le dernier paragraphe, qui annonce déjà l’écrivain fantastique. Jeanne a en effet sacrifié fortuitement un homme simple, le garde-champêtre, envoyé à la Table-Aux-Crevés pour stopper le cours tragique des évènements. L’infortuné tombera sous le tir conjoint et accidentel des deux adversaires retranchés, chacun prenant cet intercesseur pour son ennemi. Le lecteur d’abord convaincu de l’enchaînement inexorable de coïncidences malheureuses admirera l’ingéniosité d’Aymé, qui parvient à instiller le doute et l’irrationalité dans un roman paysan aux atours pourtant classiques. Le roman se conclut sur cette phrase, après que les ennemis, que leur crime commun a réconciliés, aient ramené le corps sans vie de leur victime à la ferme Coindet : « La Jeanne leva ses longs yeux bleus où dansaient des lueurs d’argent, et Coindet fit le signe de la croix, frappé d’une épouvante obscure, comme si le regard de ces yeux étranges eût charmé des hasards. » Les lecteurs du premier Aymé ne distinguèrent pas aussi nettement que nous la signification de cet ultime paragraphe : la Comédie humaine réaliste et ironique d’Aymé se pare d’étrangeté. Dans cette Franche-Comté prosaïque, l’inattendu se conjugue au fantastique pour donner au récit des lueurs fantasmagoriques. Coindet apparaît toujours au fil du récit dans son bon droit. Il est la victime du suicide déconcertant de son épouse, l’objet des rumeurs et des manipulations qui s’ourdissent autour de lui sans qu’il parvienne jamais à les dompter. Il s’engouffre dans une aventure amoureuse dont le lecteur pressent déjà les futures impasses, tue par accident le tiers envoyé pour le sauver. Ses mésaventures s’enchaînent avec suffisamment de constance pour que le lecteur, aiguillé par la conclusion du livre, puisse soupçonner derrière la malheureuse suite de coïncidences la main surnaturelle d’une puissance supérieure. Le monde populaire dépeint par Aymé l’est sans didactisme, il n’est pas le sujet de thèses progressistes : la Table-Aux-Crevés est traversée d’une incertitude morale qui rend implicitement hommage à l’intelligence du lecteur, chargé de tirer lui-même les enseignements du roman. A lui de déterminer, en fonction de sa sensibilité, la part de responsabilité de Coindet dans cette tragédie paysanne.