Liaison dangereuse : Croissant fertile et croix gammée, de Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann

Martin Cüppers, Klaus-Michael Mallmann, Croissant fertile et croix gammée, Verdier, 2009

Le théâtre moyen-oriental n’a pas été au cœur de la Seconde Guerre Mondiale. Les allemands ne s’en approchèrent que le temps d’une brève campagne dans le désert saharien. Jamais cet espace, pourtant crucial pour les approvisionnements des britanniques, ne fit l’objet de la même attention guerrière que la France, les balkans ou les plaines russes. Réservé a priori aux extensions futures de la puissance italienne, le Moyen-Orient ne figurait pas en tête des priorités de guerre nazies. Pourtant, avec beaucoup d’opportunisme, les services extérieurs du IIIe Reich s’intéressèrent peu à peu cette zone. Elle était la clé de voûte géographique de l’Empire anglais, et donnait à celui-ci la maîtrise de la route des Indes. Les populations arabes, toutes sous la domination coloniale ou mandataire des franco-britanniques, représentaient un potentiel allié que le Reich ignora d’abord. L’hostilité au foyer de peuplement juif en expansion en Palestine et à la tutelle franco-anglaise soudaient les nationalistes arabes de Palestine, de Syrie et d’Égypte. La politique de persécution juive menée par Hitler et ses séides avait même trouvé un écho dans certains cercles arabes, malgré sa conséquence première – la recrudescence de l’immigration juive allemande en Palestine –. Les heurts entre mouvements d’autodéfense juifs et groupes nationalistes arabes avaient marqué l’évolution politique du Moyen-Orient depuis l’effondrement des Ottomans en 1918. L’Empire britannique tentait de préserver un équilibre précaire entre les communautés, politique qui ne satisfaisait aucune des parties au conflit. Quand l’invasion de la Pologne scella l’entrée en guerre des alliés, le situation palestinienne ne représentait qu’un épiphénomène du conflit mondial. Les allemands tenaient pourtant en Palestine une opportunité pour déstabiliser durablement les anglais sur un théâtre secondaire.

Deux historiens allemands, Martin Cüppers et Klaus-Michael Mallmann, ont exploré les archives allemandes pour comprendre quelle avait été la politique des différents organes nazis en Palestine, et plus largement dans le monde arabe. Croissant fertile et croix gammée revient, de manière thématique, sur les différents épisodes de la relation germano-arabe avant et pendant le conflit. Un seul regret, ils n’ont peut-être pas assez creusé les sources britanniques et américaines pour les confronter aux rapports des organes de sécurité nazis, souvent présentés de manière unilatérale. La dégradation de la situation palestinienne dans les années 20 – 30 pouvait constituer le terreau d’une ambitieuse offensive politique nazie. L’accentuation de l’immigration juive en Palestine, malgré les réticences épisodiques des britanniques, laissait les arabes dans la crainte d’une submersion démographique et politique. Le climat d’hostilité si souvent rencontré par les juifs immigrants dans leur patrie d’origine les avait convaincus d’organiser la défense armée de leurs établissements. Le pouvoir impérial anglais, qui avait promis l’inconciliable aux uns et aux autres durant le précédent conflit mondial, se trouvait dans l’obligation d’apaiser des craintes que l’évolution de la situation ne faisait qu’attiser. La Palestine connut des années troublées : les heurts entre les deux communautés forçaient l’Angleterre à s’investir de plus en plus sur le terrain, et à gaspiller de précieuses ressources militaires et politiques pour garder ces terres prises aux turcs quelques années plus tôt. L’Allemagne bénéficiait ainsi d’une certaine latitude d’action. Son hostilité au judaïsme, internationalement connue, laissait espérer aux cercles arabes de fertiles convergences d’intérêts. Des contacts furent noués : le grand mufti de Jérusalem, Al-Husseini et l’ancien Premier ministre irakien Al-Gailaini voyaient dans l’Allemagne nazie un partenaire évident. Convergence d’hostilités communes : anglais, français, juifs, communistes. L’Allemagne nazie n’eût d’abord que des contacts discrets. La victoire sur la France lui donna une latitude d’action supplémentaire.

Cüppers et Mallmann narrent de manière très informée la guerre secrète que menèrent les allemands dans le monde arabe. Évidemment, l’été 42 et l’avancée de l’Afrikakorps de Rommel en Égypte constitua l’apogée de ces relations : l’Allemagne espérait la coopération de la population, que lui promettaient régulièrement Al-Husseini et Al-Gailaini. Hitler se refusait néanmoins à garantir l’indépendance future des peuples arabes comme l’en pressaient les deux dirigeants, ceci expliquant en partie l’attentisme des milieux populaires. Certes, la population s’agita quelque peu lorsque les troupes allemandes semblèrent devoir emporter l’Egypte, mais elle reprit rapidement une position d’attente lorsque la contre-attaque anglaise, puis l’échec des allemands à Stalingrad laissèrent augurer une future victoire alliée. Les deux historiens allemands reviennent sur les épisodes de la relation germano-arabe : le coup d’État pro-allemand raté en Irak en 1941, la préparation de l’occupation de l’Egypte et du Moyen-Orient, la constitution d’un Einsatzgruppen chargé de nettoyer le foyer juif de Palestine, l’action d’Al-Husseini à Berlin, l’état général de la population arabe d’Egypte et de Judée en 1942, les réactions des britanniques et des juifs de Palestine (organisés dans la Haganah et l’Irgoun, matrice de la future armée israélienne), l’opération tunisienne de l’hiver 1942-43. Quelques anecdotes rythment un récit historique bien maîtrisé : Mussolini trépignant pour entrer en libérateur dans Alexandrie, alors même que les allemands reviennent en secret sur tous leurs accords géostratégiques avec les italiens ; Himmler ordonnant à ses services de trouver dans le Coran les moyens de faire passer Hitler pour l’Imam Caché…

Les échecs allemands affaiblirent la collusion germano-arabe : seuls quelques extrémistes et les chefs de la SS crurent possible d’accentuer l’effort de guerre allemand en intégrant au sein des troupes nazies des corps musulmans. Certes, les auxiliaires tatars, de confession musulmane, avaient participé à l’effort sur le front de l’est. Mais Himmler et Al-Husseini poussaient à une solution encore plus radicale : la constitution de divisions SS musulmanes. Composées de bosniaques (division Handschar) et d’albanais (division Skanderberg), ces deux divisions furent utilisées dans des opérations anti-partisans en Yougoslavie et en Albanie. Elles n’ont guère à voir, il est vrai, avec le théâtre moyen-oriental, et les auteurs ne les évoquent brièvement qu’en raison du rôle tenu par Al-Husseini dans leur mise en projet. L’effondrement du Reich mit fin à cette collusion arabo-musulmane. Pour les cercles nationalistes arabes, les partisans les plus résolus de l’expulsion des juifs de Palestine, l’effort de guerre allemand sembla longtemps devoir réaliser leurs voeux les plus chers. La SS avait planifié l’intervention des sinistres Einsatzgruppen en Palestine. La défaite de Rommel dans les sables d’El-Alamein réduisit la promesse de collaboration germano-arabe à un fantasme politique. Néanmoins, l’intervention du Commando Rauff en Tunisie et la constitution de brigades SS bosniaques et albanaises ne doivent pas laisser d’illusion quant à la pérennité du caractère criminel de ce fantasme. La collusion d’intérêts entre nationalistes arabes et dirigeants nazis a débouché sur un mirage dangereux et finalement évanoui. Aucun doute sur cela, les allemands auraient construit au Caire, à Jérusalem ou à Bagdad les mêmes collaborations qu’ils ont effectivement nouées à Paris, Zagreb et Oslo. Pour accéder à l’indépendance politique, les caciques du nationalisme arabe étaient prêts à collaborer avec le nazisme. Cüppers et Mallmann racontent dans cette excellente synthèse les prodromes d’un crime qui n’a heureusement pas pu être commis.

Le premier cercle du tyran III : Les Entretiens de Nuremberg, de Leon Goldensohn

Les entretiens de Nuremberg, Leon Goldensohn, 2005

En 1946, Leon Goldensohn, psychiatre juif américain, eut l’opportunité – difficile de parler de chance – d’interroger une partie des accusés du premier procès de Nuremberg, dignitaires nazis, et de leurs témoins, exécutants militaires ou SS. Et l’ensemble, réorganisé par un historien spécialisé, constitue un matériau intellectuel majeur. Goldensohn, mort prématurément, ne remit jamais en ordre ses notes d’Allemagne et ce livre constitue un condensé de ses carnets rédigés pendant ou immédiatement après les entretiens. L’ensemble est présenté de manière didactique, avec une petite introduction biographique et le contenu des entretiens menés entre janvier et juillet 1946. Cette entreprise est unique : la radiographie psychologique d’une quarantaine de dirigeants, en tant que telle, réserverait déjà des enseignements intéressants, mais celle de ces dirigeants-là, responsables d’une entreprise criminelle et monstrueuse, s’impose dans l’esprit du lecteur comme une des ressources incontournables de l’histoire de ce temps. Goldensohn n’ayant pas mis en forme ces entretiens, ils prennent une forme brute qui leur donne toute leur valeur. Les jugements qu’il porte sur ses interlocuteurs, envahissants lors des entretiens de janvier et février, menés sur un ton agressif, s’éteignent peu à peu pour laisser la place à la parole. Parole tantôt brutale, tantôt glaçante, tantôt pleunicharde, tantôt arrogante. Parole dénuée d’humilité et bien souvent calculée, réfléchie, manipulatrice.

Chacun des dirigeants réagit d’abord et avant tout à la monstrueuse évidence de sa culpabilité. Le déni est général, quoique revendiqué à des degrés variables. Certains comm Hans Frank, gouverneur général de Pologne et donc premier averti du génocide mené à Auschwitz, Treblinka ou Sobibor, – tous les camps d’extermination étant situés dans son ressort territorial -,  Baldur Von Schirach, Führer de la jeunesse ou Albert Speer, ministre de l’Armement, parviennent presque à reconnaître une culpabilité collective pour aussitôt s’en extraire, s’en dédouaner. Alibis bien connus : ils  ne savaient pas, ils obéissaient aux ordres, jamais ils n’auraient cautionné de tels crimes, une résistance était de toute façon impossible, etc… Les autres sont pires. Goering joue au matamore jouisseur, mais refuse d’assumer le génocide et réagit comme un enfant lorsque Goldensohn le lui met sous le nez. Après avoir hautement revendiqué son statut d’accusé principal, de dauphin, d’héritier et donc de défenseur premier du Führer, il se contorsionne pour trouver des justifications à son propre comportement. Lui non plus ne « savait pas ». Les films diffusés sur le Génocide lors du procés ne l’ont d’ailleurs pas affecté pour ce qu’ils révélaient mais bien parce qu’ils démolissaient sa défense. Encore une fois le lecteur notera l’absence de courage moral déjà remarqué par les psychiatres suédois qui l’examinèrent en 1925 lors de son passage en asile d’aliénés pour désintoxication morphinique. Funk, le ministre de l’Economie, pleurniche sur sa vocation artistique déçue, Fritzsche, adjoint de Goebbels à la propagande radiophonique se qualifie, sans honte, d’homme « ayant le plus souffert dans cette guerre ». Tous, sans exceptions, chargent les morts et les disparus, Himmler, Bormann, Goebbels, Heydrich,… La plupart sont pitoyables dans leurs dénégations, certains visiblement malhonnêtes et tous inaptes à reconnaître leur responsabilité écrasante dans le drame du siècle. Ces hommes seraient pathétiques si l’ombre d’une culpabilité inexpiable, celle d’Auschwitz et de la guerre, ne flottait au-dessus d’eux.

La meilleure partie de l’ouvrage n’est étonamment pas l’interrogatoire de ces accusés : ils savent ce qu’ils risquent et évitent de reconnaître les crimes auxquels ils ont participé. En outre, les statuts des accusés ne sont guère comparables : difficile de croire que le chef de la Gestapo, Kaltenbrunner, ait pu ne pas être au courant des agissements de son corps ; Schacht et Von Neurath perdirent leur portefeuille avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale et peuvent, à juste titre, s’exonérer des responsabilités directes dans les exactions qui ont suivi ; Streicher, éditeur d’un ignoble journal antisémite et Hess, ancien secrétaire de Hitler, paraissent mentalement dérangés. A vouloir juger chacune des institutions publiques nazies, et leur principal responsable encore en vie, les procureurs de Nuremberg ont mélangé des personnalités essentielles avec des accusés accessoires. La partie la plus intéressante du livre, au final, ce sont les entretiens avec les témoins, tous exécutants directs du nazisme : le lecteur n’évitera pas la nausée en lisant les entretiens les plus glaçants, menés avec Daluege, chef de la police, Hoess, patron d’Auschwitz et Ohlendorf, chef d’un Einsatzgruppen à l’est. Daluege est l’illustration du fonctionnaire sans aucun sens moral, Ohlendorf a participé à l’extermination directe, dans des fosses communes, d’une centaine de milliers de juifs en moins d’un an, Hoess raconte quels problèmes organisationnels insolubles lui posèrent la construction du camp d’Auschwitz puis l’élévation de la fréquence des trains de déportés à « gérer ». Ces hommes n’expriment pas le moindre soupçon de regret et, souvent sans illusions sur leur sort personnel, expliquent froidement leur action criminelle. Ils seront tous trois exécutés, à raison, à la suite de procès complémentaires.

Ce livre constitue une pièce magistrale pour ceux qui s’intéressent à l’histoire, à la psychologie et plus simplement à l’homme. On regrettera juste le caractère elliptique des notes de bas de page, un peu trop légères en matière de contextualisation, ainsi que l’absence d’évaluations psychiatriques synthétiques pour chaque accusé : à chaque lecteur de se forger son jugement. Cela n’enlève cependant pas grand chose à la qualité de l’ensemble.

Goering, ou le criminel sybarite, vu par François Kersaudy

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Hermann Goering, François Kersaudy, 2009

La bibliographie en français sur le IIIe Reich, pourtant imposante, comprend des lacunes. Si les structures du régime nazi sont relativement bien connues, si un effort de publication continu nourrit la connaissance du grand public pour ses aspects les plus criminels, un point fait encore défaut : les biographies des hiérarques nazis. La biographie, longtemps tenu pour un domaine intellectuellement mineur de l’histoire, considéré comme un résidu des origines littéraires de la discipline,  est pourtant un excellent moyen d’approcher le premier cercle nazi, et, au-delà des structures de pouvoir, d’essayer d’appréhender les mentalités de ces criminels. La nature très particulière de la dictature exercée par Hitler, avec une mise en concurrence permanente de ses lieutenants, dont les compétences s’enchevêtraient de manière inextricable, rend utile l’examen des parcours individuels. Il ne retranche rien à l’étude des structures de pouvoir, mais la complète utilement. Des dirigeants importants, seuls Hitler et Speer ont suscité la traduction de travaux biographiques sérieux. Hitler, parce qu’il était la clé de voûte du régime, Speer parce que son parcours singulier et les nombreux écrits repentants qu’il a publiés après-guerre donnent plus de prise à l’historien. Les autres n’ont guère suscité de travaux en français. Goebbels le propagandiste en chef, dont une partie du journal a été récemment imprimée dans notre langue, compte une biographie épuisée et un opuscule mal ficelé ; Himmler n’a intéressé que le très partial Jean Mabire, récemment disparu après avoir écrit des dizaines de livres sur le destin tragique des SS (sic) – et cela même si Edouard Husson a étudié récemment le rôle du chef SS dans la mise en place de la solution finale ; Heydrich n’est pas beaucoup mieux servi ; quant aux autres, ils sont généralement considérés comme des exécutants et ils n’ont jamais attiré le regard de l’historien – à tort à mon sens -.

Hermann Goering, dauphin du régime et Maréchal de l’air, n’avait suscité qu’une publication en français, la traduction, voilà près de vingt ans, des deux volumes écrits par David Irving à son sujet. Malheureusement pour les lecteurs intéressés par un tel sujet, cet historien anglais est réputé pour avoir trop cotoyé les nazis survivants durant ses recherches et, in fine, pour avoir adopté en grande partie leurs vues sur le monde. Cette biographie, malgré sa richesse documentaire, ne répondait pas aux codes historiques en vigueur : l’auteur flirtant avec le négationnisme, son Goering faisait étrangement silence sur le Procès de Nuremberg, où pourtant son sujet eut tout loisir de s’illustrer. Kersaudy, professeur à la Sorbonne et spécialiste de Churchill et de De Gaulle, a donc repris le sujet et produit un vaste travail de synthèse – près de 800 pages -. Autant évacuer les défauts mineurs de l’ensemble dès maintenant : le style de l’auteur est parfois un peu familier, ses longues énumérations de qualités et de défauts un peu répétitives, et l’étude de la jeunesse de Goering manque d’épaisseur. Il est d’ailleurs regrettable que Kersaudy cite autant, dans cette première partie, le travail biographique de commande d’un des collaborateurs de Goering, paru en 1938.

Ces défauts n’enlèvent que peu de chose au travail de Kersaudy. Il analyse le rôle de Goering dans le NSDAP avant 1933, dans l’Etat nazi par la suite, ne laissant rien de côté : fonctions militaires, administratives, économiques, mais aussi vie privée et train de vie  – le thème n’est pas neutre vu l’incroyable enrichissement de l’aviateur pendant la seconde guerre mondiale. Goering, né dans une famille relativement aisée, s’est très vite tourné vers une formation militaire. Officier d’infanterie en 1914, une sensibilité physiologique à l’humidité des tranchées réoriente rapidement sa carrière militaire vers une aviation encore balbutiante. As allemand de la Première guerre, décoré par le Kronprinz lui-même, successeur du Baron Rouge à la tête de son escadrille, Goering sort du conflit paré du costume du héros. Les lendemains difficiles de l’Allemagne de Weimar démilitarisée n’en sont que plus pénibles pour cet officier de carrière désormais au chômage. Il adhère dès 1920 au parti nazi où il devient un élément indispensable, moins pour ses capacités personnelles que pour la propagande que permet son aura de héros de guerre. Blessé gravement lors du putsch raté de 1923, il s’enfuit d’Allemagne, où il est recherché, et se réfugie successivement en Autriche, en Italie et en Suède. Les douleurs consécutives à sa blessure l’ayant rendu dépendant à la morphine, il sombre dans la toxicomanie et, d’hôpital en cure de désintoxication, il finit par être admis dans un asile d’aliénés, où il passe quelques semaines.

L’analyse des psychiatres suédois, faite en 1925, à son propos éclaire le parcours ultérieur : il est décrit comme un être dénué de courage moral, vaniteux, égocentrique, sensible à lui-même, mais insensible aux autres. Ce diagnostic sera confirmé, bien des années après, par Leon Goldensohn, le psychiatre des accusés de Nuremberg. Sorti d’internement, Goering devient le représentant commercial de firmes aéronautiques. Revenu en Allemagne en 1927, il ne retrouve que difficilement une place au sein du NSDAP : il faudra son succès d’homme d’affaires, l’argent qu’il amène au parti et sa respectabilité d’aviateur pour qu’il retrouve une position dirigeante. Elu député, il prend la tête du groupe nazi au Reichstag, et, succès électoraux aidants, devient le Président du Parlement. Lorsque Hitler est appelé à la Chancellerie en janvier 1933, Goering est le nazi le plus populaire. Pour les douze années suivantes, il sera le dauphin du Reich, et accumulera de manière invraisemblable les fonctions sérieuses (Ministre de l’Intérieur de Prusse, Général puis Maréchal d’Aviation, Ministre de l’Air, Commissaire au Plan) et honorifiques (Grand-Veneur du Reich,…). Poussé par sa vanité à accumuler les titres, les richesses et les uniformes, il se désintéresse peu à peu du contenu de ses fonctions. Goering a toujours préféré l’apparat à l’exercice technique du pouvoir. Cela ne l’empêche pas de jouer un rôle majeur lors de l’établissement de la dictature en 1933, de l’élimination des S.A. en 1934 et de l’Anschluss en 1938. Néanmoins, au quotidien, il se décharge des aspects techniques de ses missions sur ses subordonnées, parfois compétents – Milch à l’aviation -, parfois aussi inconstants et médiocres que lui.

Lorsque la guerre se déclare, malgré quelques efforts pour obtenir la neutralité britannique, il suit les tocades du Führer. Quoi qu’il arrivât durant ce conflit, Goering n’a jamais montré la moindre prétention d’autonomie par rapport à son chef. Toujours à la remorque des prétentions stratégiques grotesques d’Hitler – notamment en matière d’aviation – il n’a fait que transmettre des ordres. Enrichi en des proportions inimaginables, obèse, morphinomane, toujours en train de piller les musées français et hollandais, d’agrandir son palais de Carinhall, Goering se décrédibilise lentement. Sa luftwaffe, d’abord conquérante, finit submergée par les effectifs sans cesse grandissants des aviations alliées. Les bombardements sur le territoire allemand, qu’il ne peut empêcher, la planification défaillante – avant que Speer ne reprenne la production en main -, les projets techniques farfelus ruinent sa crédibilité au sein des plus hautes sphères nazies. Alors que la guerre s’achève sur la défaite totale de l’Allemagne et du nazisme, il est destitué de ses fonctions pour avoir annoncé maladroitement son désir d’ouvrir des négociations avec les Alliés.

Arrêté en mai 1945, seul rescapé des figures de premier plan (Hitler, Goebbels, Himmler), il est l’accusé numéro un du tribunal international de Nuremberg. Au début de son procès, bénéficiant de sa position prééminente dans le régime déchu, Goering tente d’organiser la défense collective des accusés et du bilan hitlérien. Les révélations qui se succèdent affaiblissent peu à peu cette façade. Plusieurs accusés, dont Speer, se désolidarisent des atrocités commises par les nazis. Goering continue à défendre sa place dans l’histoire, et, fanfaron, à espérer une reconnaissance de ses compatriotes. Sa défense ne peut évidemment le sauver : en n’ayant jamais fait preuve du moindre courage moral, en ayant fondé et la Gestapo et les premiers camps d’internement – l’ensemble lui échappe cependant dès 1934 -, en ayant toujours soutenu le régime et ses méthodes, Goering ne peut bénéficier d’aucune forme de clémence. Condamné à la pendaison, il échappe à son jugement en se suicidant la veille de son exécution.

De ce portrait de Goering, potentat corrompu, vantard et vélléitaire, d’un régime criminel, aucune circonstance atténuante ne se dégage. Les spécialistes du nazisme n’apprendront certes pas grand chose de neuf sur le rôle de Goering dans ce travail. Kersaudy permet néanmoins au public cultivé et intéressé par le sujet de disposer d’une solide biographie qui supplantera, sans contestation possible, le travail biaisé de David Irving.