De nouveau, quelques notes décousues sur une œuvre de Pirandello. Les trois premiers articles de ce cycle couvraient la trilogie dite du « théâtre dans le théâtre ».
Henri IV, de Luigi Pirandello, 1922
Contrairement à ce que son titre indique, Henri IV n’est pas une tragédie historique. S’inscrivant dans un théâtre européen marqué par l’étude des destinées royales et héroïques, Pirandello joue de ce titre dynastique au service d’une étude tragique d’une ampleur universelle. Cet Henri IV ne dirige nul empire, il est notre contemporain, un homme sans nom, victime d’une chute de cheval et, depuis lors, aliéné. Il se prend pour Henri IV. Et son entourage, plutôt aisé, l’a enfermé chez lui, entouré d’une cour d’acteurs, incarnant les personnages de sa folie. Avant même de connaître le contenu de la pièce, le spectateur s’interroge : qui est Henri IV ? Le populaire roi de France qui pacifia le pays après les guerres de religion ? Le roi d’Angleterre qui déposa son cousin et entra dans la légende littéraire sous son titre de duc de Bolingbroke, dans la pièce de Shakespeare, Richard II ? Le roi de Castille dont le règne souffrit de guerres civiles ? Non. L’aliéné croit être Henri IV, empereur du St-Empire Germanique, protagoniste central de l’histoire médiévale, connu pour ses démêlés avec le Pape et sa fin tragique. En soi la précision n’a que peu d’importance. Le fond du propos n’est pas là. Ce faux Henri règne sur un faux royaume, entouré d’acteurs, entretenu dans sa déraison par sa famille. Elle prête parfois la main à la fiction, en assumant tel ou tel rôle dans la pièce que le fou réinvente chaque jour. Qu’importe si certains détails n’accréditent pas la réalité de ce décor : le personnage principal, lui, ne semble pas s’en apercevoir. Une telle démence a un potentiel comique, que Pirandello exploite dans le premier acte. Suite à la mort d’un des acteurs qui entourent Henri, la famille à recruté un nouveau comédien. Il sera pour Pirandello le moyen d’introduction parfait à cette folie qui dure depuis vingt ans. En parallèle à l’arrivée de ce protagoniste, la famille du fou a décidé de faire appel à un médecin aliéniste reconnu pour sortir le malade de son univers.
Le ton comique et grinçant du premier acte laisse place à la tragédie aux actes suivants. Pirandello coagule dans un premier temps deux plans d’existence : le monde réel et le monde imaginé ; la tentative de guérison et le quotidien du dément. De cette immixtion du réel dans un univers recomposé aux dimensions de la folie d’un homme naîtra le drame. Le monde clos d’Henri IV ne souffre pas le réel. La logique insensée du faux empereur ne s’accommode pas d’être mêlée à des éléments qui ne lui sont pas assimilables. Alors la famille endosse des costumes, des rôles, s’incarne dans des repères identifiés de l’univers mental du fou. Dans Don Quichotte, le fou réinterprétait les signes du réel. La maladie mentale, confrontée à des indices contradictoires sur le monde, les absorbait pour les réinterpréter dans un sens conforme à sa logique. Henri IV ne souffre pas cette contradiction et, pour s’assurer de son calme, ou tout du moins de sa bienveillance, les visiteurs doivent endosser des rôles flous, qu’Henri délimitera plus précisément durant la rencontre.
La logique démente d’Henri, lors de son apparition sur scène, paraît étrange : plus qu’un fou claquemuré dans un univers singulier, il suggère un metteur en scène de sa propre existence. Quelques indices, que les familiers travestis repèrent dans ses discours, suscitent le doute. Henri est-il un authentique dément ? Ne se prend-il pas pour Henri IV par défaut ? Pour garder l’illusion d’avoir construit son existence, d’en avoir choisi rigoureusement les éléments ? Henri proclame qu’il est Henri. Et le monde familial de s’accommoder de l’univers imaginaire d’un homme, de le conforter un temps dans cette illusion. Ses proches craignent de le mettre au contact avec le réel, appellent un médecin mais ne souhaitent pas tous sa guérison. Ils l’ont entouré d’artifices raisonnés, d’éléments de décor, comme pour le maintenir dans la folie. Puisque cet individu se prend pour Henri IV, soit ! Ils lui ont construit un microcosme censé le persuader de la réalité de son incarnation. Ils ont bâti le décor de son personnage.
Planter une fiction au cœur de sa propre vie dure un temps. Le réel se plie pendant des années sous cette pression sans montrer de signes de son essoufflement. Le temps fragilise néanmoins l’entreprise : les illusions sont mortelles. Henri a vieilli, pourtant il pense incarner un empereur jeune ; ses familiers jouent tous les rôles, seuls les costumes changent. Les incohérences s’accumulent jusqu’à faire s’effondrer le dispositif. Henri a arrêté le temps, bloqué l’espace, il vit dans une fiction simple alors même que les forces complexes de l’univers déséquilibrent la mécanique. La situation dramatique est fixe, mais Henri est un homme de chair et de sang. Ce n’est pas un personnage en quête d’auteur, mais un auteur-personnage qui plie le monde à sa volonté démente. Il tient tant qu’il trouve face à lui le consentement, non seulement des hommes, mais du monde. Il fige une situation qui ne peut être qu’un équilibre provisoire. Enfermé dans un décor stable, il omet de réactualiser sa folie. Or, malgré ces entraves, le monde réel finira bien par opposer sa complexité à l’univers imaginaire, simple et immobile d’Henri. Ses proches croient qu’il en est encore temps. Ce qu’ils ne savent pas, c’est que le fou est redevenu lucide depuis plusieurs années. Qu’après avoir perdu un temps qu’il ne peut rattraper, il a choisi de demeurer dans sa fiction plutôt que d’affronter le gâchis de son existence. Le réel lui a échappé, posément, durant des années. Il fut sincère, adhéra sans décalage à son propre système, illogique, d’auto-persuasion.
Désormais lucide, il sait qu’il ne peut plus revenir sans dommage dans le monde. Chaque instant qui passe le coupe d’un réel qu’il pourrait néanmoins affronter, s’il en acceptait les conséquences dramatiques : avoir gâché sa vie involontairement, en se berçant d’une illusion suprême, explicative, totale. Le réveil a été tardif et Henri n’a pas souhaité briser l’écran qui séparait sa fiction du réel. Le quiproquo qui transforme le drame en tragédie est là : dans les mésaventures du mirage. Un temps, la duperie ne fit qu’un avec la vie. Puis, un douloureux réveil lui montre l’étendue du décalage entre ce qu’il avait vécu, de bonne foi, et ce qu’il aurait pu vivre, dans d’autres circonstances. Pour fuir les regrets, l’amertume, il décide de simuler sa folie, de vivre la fiction sans la confondre avec le réel. Il proclame sa fausse identité en la sachant fausse. De personnage, il est passé acteur. Bien longtemps avant la pièce. Ce que Pirandello met en scène, ce n’est pas le passage de la fiction ignorée à la fiction choisie, c’est le passage de la fiction choisie à la fiction contrainte. Quels choix s’offrent à Henri ? Continuer à simuler ou revenir dans le monde. La malheureuse initiative de sa famille, qui débouche sur une mise au point sanglante, ferme les portes du réel à Henri. Il avait subi sa fiction, puis, décidé de la vivre en la sachant fausse. A l’issue de la pièce, la possibilité de renoncer à cet univers simulé, lui est retirée.
L’être humain peut proclamer, jeune, une modalité d’interprétation du monde qui l’entoure. Il construit un temps le décor de son existence en croyant sincèrement que cette fiction est le réel. Cette foi pourrait le soutenir une vie durant si elle n’était pas elle-même contrainte par les indices contraires qu’opposent la complexité du monde réel et son évolution temporelle. Si un décalage apparaît entre l’interprétation et le monde, l’interprète peut décréter qu’il ne sert à rien de modifier la fiction qui le sustente. Il la sait fausse, mais elle lui est préférable à la réalité actualisée. La tragédie naît quand l’homme, personnage de sa propre mise en scène, se voit rejeté dans son interprétation pour toujours. Henri a cru son hallucination réelle. Quand elle s’est avérée n’être qu’un mirage, il a pensé pouvoir continuer à la vivre, quitte à s’accommoder du décalage que cette découverte supposait. Il voyait un décor faux et néanmoins compréhensible, maîtrisé, équilibré. Il était trop difficile d’y renoncer, après tant d’années d’illusion. La simulation prend le relais de la foi. Jusqu’à ce que le monde referme les portes et interdise à l’acteur de jamais retirer son costume.
Henri IV est bien la tragédie annoncée en sous-titre : par la mise en situation d’un individu singulier, Pirandello touche à l’universalité de l’imposture humaine. Comme Henri, nous sommes un temps les personnages aveugles de nos illusions. Nous prenons pour vrai le décor tissé de mensonges dans lequel nous évoluons. La fiction simple ne tient qu’un temps. Le monde finit par éclairer la distance qui nous sépare de ce que nous croyons être. De personnages, nous devenons acteurs, souvent blasés. Une consolation : ce rôle est un choix conscient et l’abdication possible. Espoir déçu : le temps et le réel nous contraindront bientôt, comme Henri, à l’incarner pour toujours.