Un Parlement face à l’Histoire : La Catastrophe allemande, de Nicolas Patin

Berlin, zerstörter Reichstag

Nicolas Patin, La Catastrophe allemande, Fayard, 2014

Comme me le faisait remarquer une connaissance hier, j’ai une très (trop ?) forte tendance à l’éclectisme ; j’espère que les lecteurs occasionnels ou réguliers de ce blog me le pardonneront. J’aime passer de l’art aux lettres, des lettres à l’histoire, de l’histoire aux sciences humaines, etc. Par principe, j’estime qu’aucun champ de l’activité et de la connaissance humaine n’est dépourvu d’intérêt ; le temps étant ce qu’il est, néanmoins, je suis contraint de sélectionner mes lectures et je ne pourrai pas vous entretenir de quelques ouvrages récemment parus – et que je n’aurai jamais le temps de lire (ni l’envie ?) – sur, par exemple, la sociologie des véliplanchistes ou l’histoire des bordels militaires en Indochine. J’en reste donc aux ouvrages historiques assez généralistes. En cette époque de fragmentation de la société de masse – que je pense agonisante – en une multitude de chapelles intellectuelles, de ghettos culturels et de spécialisations étroites, je sais tout ce que ma démarche peut avoir d’inactuel et, peut-être, d’inutile.

Le marché des livres d’histoire, en France, est dominé par la seconde guerre mondiale, qui, jusqu’à la récente célébration, anticipée, du premier conflit mondial, occupait, et de loin, la première place sur les étals des librairies. Parmi le flot innombrable des publications sur la guerre, les livres sur le Nazisme et l’Allemagne constituent une forme de sous-marché particulièrement vivace. Qui voudrait s’instruire sur Hitler et le Nazisme trouvera sans peine, dans n’importe quelle librairie, de quoi étancher sa soif de connaissance. Parmi les publications de cet hiver, figure le premier livre du jeune historien Nicolas Patin, intitulé La Catastrophe allemande (1914-1945). Il est nécessaire de dire quelques mots sur ce choix de titre, un peu faussé, qui implique en cascade toute une série de décisions quant à la construction et au contenu du livre. Ce n’est pas, contrairement à ce que son titre suggère, un livre sur l’histoire générale de l’Allemagne de l’assassinat de François-Ferdinand à la capitulation du 8 mai 1945. Deux cent cinquante pages n’y suffiraient pas (rappelons que l’accessible Histoire du Troisième Reich de Richard J. Evans (Flammarion), couvre déjà trois gros tomes et que l’intéressante Histoire de l’Allemagne aux XIXe et XXe siècles du Pr. Winkler pèse 1000 pages bien tassées). M. Patin s’est en réalité intéressé à une institution un peu oubliée par les travaux historiques sur l’Allemagne de l’entre-deux-guerres : le parlement, le Reichstag. Et de l’étude de cette institution, et plus précisément, du parcours de ceux qui y furent élus, il a tiré une thèse, soutenue en 2010. Lorsqu’il s’agit de faire passer un travail de recherche spécialisé, même brillant, de plusieurs gros volumes reprographiés à un format destiné à un plus large public, les éditeurs contraignent les auteurs à resserrer, à synthétiser, et peut-être, à simplifier. Fayard a ainsi réorienté le travail de M. Patin, pour lui donner quelques chances de succès éditorial. Le titre de l’ouvrage, très général et un peu mensonger, a été choisi aux dépens d’un titre plus explicite et plus juste qui eût pu être (j’extrapole) Synthèse d’une analyse prosopographique des parcours des députés allemands de la République de Weimar entre 1914 et 1945 ou La guerre au Reichstag. Expériences de guerre et imaginaires politiques des députés sous la République de Weimar (1914-1933), intitulé officiel de la thèse de M. Patin (oui, comme vous, j’ai tiqué sur cette République qui commence en 1914, mais les raisons de ce choix sont assez transparentes). Il est difficile d’en vouloir à Fayard d’avoir voulu trouver un titre plus percutant et plus attirant pour cet ouvrage. Dommage qu’il soit si peu en rapport avec son contenu.

L’historien, de son propre aveu, ne s’est pas contenté de changer de titre, il a récrit son travail pour lui donner la forme d’un livre de deux cent cinquante pages, lisible par un large public. Et c’est probablement le défaut principal de l’ouvrage. Loin de moi l’idée de remettre en cause la compétence de M. Patin, ou l’intérêt (réel) du livre. La suite de ma note devrait montrer qu’il s’agit d’un travail instructif et cohérent. Avec La Catastrophe allemande, le lecteur français peut envisager avec plus de justesse le fonctionnement réel du parlement allemand en des heures troublées ; il appréhendera mieux son rôle, sa fonction, ses échecs, son incendie et sa réduction finale à l’état d’auditoire enthousiaste et captif des discours principaux d’Hitler (j’y reviendrai plus avant). Seulement, à force de vouloir simplifier, émonder, synthétiser, l’historien livre un travail un peu léger, composé des quelques exemples les plus illustratifs, mais privé des analyses les plus fines, les plus approfondies, celles dont je suppose qu’elles firent tout le prix de sa thèse. Le lecteur moyen que je suis ne peut s’empêcher de regretter le manque relatif d’ambition de ce travail. La bibliographie paraît disproportionnée, comparé à ce qui a été réellement utilisé dans le corps du texte. Je suis probablement un peu sévère, mais je m’attendais à des analyses plus fouillées, à quelques données statistiques supplémentaires et à une exploitation qualitative et quantitative plus étendue des sources mobilisées. On imagine bien les copieux dossiers de travail qui ont pu être constitués, et, d’eux, une ou deux rares informations, seulement, ont été utilisées. Il manque probablement une bonne centaine de pages à cet ouvrage. Je ne l’accuse de rien, son livre est plutôt bon, et je me doute que l’éditeur, Fayard, a ses responsabilités dans ce rétrécissement des perspectives de la mal nommée Catastrophe allemande. Les quelques tables statistiques vaguement rejetées en annexe laissent supposer, comme la bibliographie, le sérieux de la recherche ; je suis certain que M. Patin a exploré en profondeur les fonds d’archives et les minutes des débats parlementaires, comme il a lu les innombrables mémoires et souvenirs des députés de la République de Weimar (plus souvent communistes que libéraux ou conservateurs). Je regrette que des signes de ces recherches approfondies n’affleurent pas plus souvent à la surface du texte. Évidemment, il était impossible de publier cette thèse sans la récrire en partie, et il est fort heureux que son auteur ait décidé de la synthétiser pour la rendre accessible. N’est-il pas allé trop loin ? Fayard n’a-t-il pas conduit, in fine, à un appauvrissement du contenu ? Je sais fort bien qu’on m’opposera le réalisme économique et éditorial ; cela ne m’empêchera pas de déplorer que ce projet présente, une fois réalisé, un souffle un peu court.

La Catastrophe allemande contient, malgré ces quelques défauts et cette réécriture un peu superficielle, plusieurs aspects intéressants, qui dépassent le seul cadre un peu spécialisé de l’histoire parlementaire. Les personnes intéressées par l’Allemagne de Weimar, ou, plus largement, par l’Allemagne de la première moitié du XXe siècle, liront avec profit (et assez rapidement) le livre de M. Patin. Avant la première guerre mondiale, du fait de la nature très spécifique (et autoritaire) du système politique impérial allemand, le Parlement y occupait un rôle un peu marginal, à mi-chemin entre la chambre d’enregistrement et la tribune politique. On y discourait, on y tempêtait, mais on n’y légiférait guère et on y contrôlait moins encore. L’absence de responsabilité du Chancelier devant le Parlement permettait au gouvernement de contourner sans peine l’hostilité de la chambre pour faire adopter ses lois. Tout au plus, le Reichstag offrait une tribune à ceux qui y étaient élus. Il n’avait donc que peu de rapports avec le Parlement d’une démocratie libérale tels que pouvaient l’être à la même époque la Chambre des communes au Royaume-Uni et le Palais-Bourbon en France. La proclamation de la République, en 1919, et l’élaboration d’une Constitution très avancée – que nombre de juristes démocrates (notamment Kelsen) considérèrent comme parfaite – ne contrebalancèrent pas cette tradition parlementaire spécifique mêlant la soumission et l’irresponsabilité. La forme nouvelle du pouvoir exigeait des qualités inverses : un parlement responsable, capable de trouver un consensus, et un parlement dirigeant, capable de légiférer et de contrôler le gouvernement. Comme une partie non négligeable des parlementaires de 1914 revinrent en 1919, ils reproduisirent, dans un système qui exigeait d’eux d’autres qualités, les comportements qu’ils avaient appris avant-guerre : dureté rhétorique, opposition systématique, irresponsabilité, faible travail législatif, faible aptitude au consensus, etc. Le Reichstag n’était pas mûr, aux débuts de la République, pour les tâches que lui avait confiées la Constitution. Cette tradition d’un parlementarisme faible orienta fortement la vie du Reichstag à l’époque de la République de Weimar. Avec les années, néanmoins, et la deuxième partie des années 20 semble le montrer, les parlementaires apprirent à mieux exercer leurs fonctions et à amender leur travail législatif. La stabilité de la Présidence de l’Assemblée, confiée presque sans interruption de 1920 à 1932 au socialiste Paul Löbe, constitua également un facteur d’apaisement : son équanimité, sa compétence et son intelligence remarquables lui permirent de contenir et de mener le mieux possible une assemblée turbulente. Je regrette que l’intéressant personnage de Löbe n’ait pas fait l’objet de développements complémentaires. En tout cas, si le lecteur en croit l’historien, il serait simpliste d’affirmer que, durant quatorze ans, le Reichstag a reproduit les errances de ses débuts ; au contraire, indique l’historien, le système, avant le déchaînement de la crise de 1929 et l’entrée en force du NSDAP au Parlement, s’était perfectionné et semblait près de trouver un équilibre satisfaisant.

L’exemple qui illustre le mieux l’amélioration générale du fonctionnement du Reichstag (et donc de celui de la démocratie elle-même), c’est la progressive intégration au système parlementaire des communistes du KPD, pourtant férocement hostiles à cette République qui avait écrasé l’insurrection spartakiste de l’hiver 1918-19. Certes, les députés communistes ne renièrent pas cette hostilité fondatrice ; certes, ils se servirent du Parlement comme d’une commode tribune pour exposer leurs opinions et leur critique du système bourgeois ; certes, ils furent l’objet de fréquentes remontrances par la Présidence du Reichstag, du fait de leur comportement et de leurs interventions peu amènes durant les débats. Néanmoins, et la recherche de M. Patin tend à le prouver, le système parlementaire parvint peu à peu à intéresser les députés du KPD au fonctionnement de la Chambre. Leur activité et leur travail en commission parlementaire se développèrent et s’affinèrent au fil de la décennie. Les grandes envolées en séance n’empêchaient pas le travail législatif quotidien. Avant la crise de 1929, et l’entrée massive des Nazis au Reichstag, le système parlementaire était donc parvenu à intégrer durablement le KPD à son fonctionnement ; si le nombre de réprimandes que ce dernier recevait alors témoignait de la pérennité de son agitation et de la violence de ses interventions, le KPD ne constituait plus une menace suffisante pour paralyser la Chambre, affaiblir les gouvernements ou empêcher le travail législatif. M. Patin montre comment cette même stratégie d’assimilation échoua entièrement avec les Nazis, éléments autrement plus hostiles au fait parlementaire et dont l’élection au Reichstag fut surtout un moyen pour ses bénéficiaires, le Journal de Goebbels en témoigne, d’obtenir l’immunité parlementaire et la gratuité des transports.

Malgré l’amélioration de la situation au cours des années 20, le Parlement resta le témoin des fractures évidentes qui traversaient la société allemande de l’époque. Incompréhension, violences, heurts marquaient les débats. La présence massive d’anciens combattants dans les rangs de chaque parti ne doit pas tromper. Le sentiment d’unité nationale, de la communauté du front, qui fut le lot commun de millions d’hommes sous l’uniforme, s’estompa au profit de revendications plus catégorielles. Il n’y avait pas, comme en France, de mouvement des Anciens combattants pour peser, dans un sens pacifiste, sur les débats. Il n’y avait pas, contrairement aux apparences, d’expérience de la guerre qui fût partagée. Quand celle-ci se manifestait au Parlement, elle exprimait les divisions de classe de la société allemande : l’élu du parti national et conservateur, ancien officier, aristocrate, évoquait, des trémolos dans la voix, la grandeur de la discipline militaire et le solide bénéfice qu’apportait à chacun le service armé quand, goguenard, l’élu communiste, ancien soldat de base, rappelait les décisions ineptes des généraux, les boucheries sanglantes, les mutineries, les commissions de discipline et les exécutions. Ce que souligne particulièrement Nicolas Patin, c’est la désunion générale de l’Allemagne de Weimar. Même l’expérience a priori la plus unificatrice, celle de la guerre et du front, était un sujet de dissensions, d’oppositions, de conflit. Le parlement, en tant qu’espace d’expression et de règlement de ces conflits, peina à dégager un consensus, une voie de résolution à ces oppositions. Le débat irrésolu sur la date de la fête nationale en est un excellent témoin : le SPD voulait choisir le jour de l’adoption de la Constitution, les communistes (qui refusaient par principe le système constitutionnel bourgeois) désiraient le 1er mai (ou le 9 novembre), la droite conservatrice s’opposait à ces deux options et réclamait l’anniversaire de la fondation du Reich (18 janvier) et, Goebbels, un des rares députés nazis de l’époque (1928), conclut en proposant qu’enjuivée comme elle était, l’Allemagne adoptât le Kippour comme fête nationale ( !). Aucune date ne fut finalement choisie. Née le jour de la défaite, proclamée dans un temps de guerre civile, la République n’offrait aucune date symbolique consensuelle qui pût réunir, autour d’elle, les socialistes, les catholiques, les conservateurs et les communistes. Cet exemple, un peu plus développé que les autres est très significatif : le lecteur y ressent fort bien l’ambiance du Reichstag et de ses débats, il en saisit la violence verbale, la férocité rhétorique et la simplicité argumentative.

Comme le note l’historien, les partis qui composaient le Parlement reflétaient très fortement les divisions sociales et religieuses de la société allemande : le KPD représentait les ouvriers, le SPD les employés et une partie des ouvriers, le Zentrum les catholiques, les partis de droite les propriétaires terriens, les paysans ou les élites aristocratiques. Les partis éprouvaient d’immenses difficultés à dépasser leur public électoral originel, d’où, probablement, la permanence de leurs résultats et leur incapacité à conquérir une majorité parlementaire stable et efficace. Je ne sais pas si beaucoup d’historiens l’avaient noté avant M. Patin, mais le NSDAP apparaît bien comme le premier parti allemand à avoir compris l’âge des masses, à avoir transcendé les hostilités de classe pour s’adresser à une grande partie de la population. Certes, le NSDAP, démagogue et populiste, jouait sur le fantasme de l’unité communautaire du peuple pour convaincre les électeurs mais il n’en reste pas moins que le Parti a très consciemment visé l’ensemble des classes sociales, au lieu de se focaliser sur les intérêts corporatifs de son public originel et restreint (si tant est qu’il en eût un). En cela, le Nazisme a paradoxalement mieux compris, peut-être, la logique qui mène à la victoire en démocratie : la stratégie d’élargissement de la base électorale. Quand tous les autres partis s’adressaient à une partie d’une société fracturée, lui a postulé une communauté nationale à peu près unie, de laquelle il rayait tout ce qui n’apparaissait pas relever du Volk (la liste est connue : juifs, communistes, tziganes, etc.). Plutôt que d’entériner les fractures internes et avérées de la société allemande, il expulsait de son corps national et conceptuel une série de catégories qui portaient seules le principe de division de la nation. Une fois celles-ci circonvenues, l’unité était, par un tour de magie politique, rétablie. En s’adressant à presque tous, en se réclamant de l’unité fantasmatique de la communauté du peuple (volksgemeinschaft), le Nazisme se trouva très rapidement, après le déclenchement de la crise de 1929, premier parti du Parlement. Hostile au parlementarisme, le groupe des députés nazis, derrière Goebbels et Frick, ses deux principaux orateurs, contribua plus qu’aucun autre à l’enrayement de la machine parlementaire. Il fallait rendre impossible le travail gouvernemental jusqu’à ce que le Président Hindenburg se décidât à en appeler à Hitler. M. Patin illustre de quelques exemples bien choisis cette stratégie-là. Il montre aussi que les députés nazis étaient, à quelques exceptions près, des militants obscurs, qui le sont généralement restés après l’accession d’Hitler au pouvoir. Plus intéressant encore, il observe que le NSDAP présentait le plus faible taux d’élus anciens combattants ! Dans le parti, de nombreux jeunes militants étaient nés au tournant du siècle, dans les classes d’âge qui évitèrent le front. Leur violence rhétorique, leur nationalisme virulent, leur obstination revancharde exprimaient plus souvent le désespoir de n’avoir pas combattu ou le désir fumeux d’unité nationale que la volonté de reprendre personnellement les armes. Là encore, M. Patin aurait pu tirer de plus larges développements de ce constat. Le travail de l’historien n’aboutit certes pas à dire du NSDAP qu’il était un parti sans anciens combattants (la SA en était remplie), mais plutôt à relativiser l’ampleur du mythe du « Parti des anciens combattants » qu’il a complaisamment colporté à propos de lui-même.

Le travail universitaire de M. Patin s’arrêtait en 1933. Il a, pour ce livre, complété sa recherche : que sont devenus les anciens députés de 1914-33, après que, dans les premiers jours du gouvernement Hitler, le Reichstag a été incendié et que les lois d’exception ont mis fin à la République ? Les parlementaires nazis le restèrent, convoqués fort rarement pour entendre les discours d’Hitler à l’Opéra Kroll, face au Reichstag éventré. Les députés communistes qui s’enfuirent revinrent, en 1945, dans les fourgons soviétiques, pour gouverner la R.D.A. (Pieck, Ulbricht). Une majorité resta néanmoins en Allemagne, où elle connut la clandestinité, la misère, l’internement et la mort. Le chef du KPD, Thälmann, passa ainsi douze ans en camp de concentration et ne fut liquidé qu’à quelques mois de la fin de la guerre. Les députés du SPD et du Zentrum s’en sortirent un peu mieux, les uns prenant le chemin de l’exil, les autres celui de l’anonymat. Une minorité connut l’internement en camp. Quant aux représentants des partis nationalistes et agraires de droite, ils retournèrent pour la plupart à la vie civile, et combattirent, quand leur âge le permettait, sur les fronts de l’Est et de l’Ouest, d’où peu revinrent. J’éprouve quelques réserves envers ce livre : son titre est un peu fallacieux et le rétrécissement de la thèse sur laquelle il se fonde est à mon sens excessif. Néanmoins, La Catastrophe allemande est un bon ouvrage de synthèse sur un point mésestimé et pourtant fondamental de l’histoire allemande de l’entre-deux guerres : l’étude du fonctionnement du Reichstag, par le biais de l’analyse des parcours et des pratiques du millier de représentants que le peuple allemand y envoya. L’Allemagne politique se livra à un apprentissage heurté et parfois balbutiant d’une machinerie parlementaire élaborée à l’extérieur du cadre de la tradition allemande ; l’échec de la République de Weimar, s’il n’est pas imputable au seul Parlement, y trouve une part de ses racines. Il n’était pas inutile de le rappeler.

 

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Effritement de la civilisation : Le Dernier civil, d’Ernst Glaeser

Le dernier civil, Ernst Glaeser, 1936

Ernst Glaeser (1902-1963) est de nos jours bien oublié. Opposant de la première heure au nazisme, passé par le communisme, exilé en Suisse dès 1933, ses livres brûlés dans les autodafés du docteur Goebbels, il figurait parmi les grandes figures de l’opposition démocratique allemande. C’est dans ce contexte qu’il écrivit Le dernier civil, roman provincial retraçant la montée du nazisme dans une ville imaginaire d’Allemagne du sud, Siebenwasser, entre 1927 et 1933. Ce roman clôt, en quelque sorte, la partie émergée de la carrière de Glaeser, composée de deux autres romans, Classe 22 et La paix. En 1939, tiraillé par son patriotisme, sans guère de ressources pour financer son exil, il prit le chemin du retour et devint rédacteur des journaux de la Wehrmacht, puis du Gouvernement Général de Pologne. Ce revirement, assimilé à une trahison par tous les exilés (Döblin, les frères Mann,…), détruisit la carrière et la réputation de l’écrivain. Après-guerre, malgré ses tentatives de justification, il ne redevint jamais l’auteur écouté qu’il avait pu être pendant les années de l’entre-deux guerres. C’est la raison majeure de l’oubli dont il fait l’objet de nos jours. Néanmoins, son Dernier civil devrait figurer dans toute bonne anthologie des romans allemands de la période. Autour du thème de l’exilé qui revient dans sa patrie, il retrace avec une grande finesse la progressive montée en puissance de l’idéologie nazie dans les classes moyennes et populaires.

La famille du personnage central, Jean-Gaspard Bäuerle, a émigré en Amérique au début du XXe siècle en raison de l’opposition viscérale du père à l’autoritarisme impérial des Hohenzollern. De vieille tradition libérale, les Bäuerle quittent l’Allemagne wilhelmienne, invivable pour des démocrates. En 1927, le fils Bäuerle, riche industriel, père veuf d’une jeune fille, croit déceler à la lecture de la Constitution de Weimar l’existence d’une nouvelle Allemagne, désormais démocratique. Il décide alors de revenir. Le dernier civil, c’est, par le biais du retour de l’exilé, une plongée dans l’Allemagne de la fin des années 20 et du début des années 30. La construction du roman rappelle Dos Passos et sa trilogie U.S.A. : l’auteur suit une quinzaine de personnages, sautant de l’un à l’autre pour dresser un portrait choral de l’Allemagne de Weimar. Le procédé était fort à la mode à cette époque – Jules Romains l’a également utilisé dans ses Hommes de bonne volonté –. De Dos Passos, il ne reprend pas les éléments les plus innovants, qui ont fait la fortune du romancier, à savoir les flux d’actualité, les souvenirs sous forme de flux mémoriel et les portraits journalistiques des personnalités économiques, politiques et sociales marquantes. Comme chez Dos Passos, par contre, l’acte suffit à exprimer le personnage et l’homme est ce qu’il fait, non ce qu’il pense. La profondeur psychologique disparaît du panorama, de manière délibérée, l’intelligence personnelle mourant des coups du panurgisme intellectuel et de la polarisation idéologique à laquelle contraignait le nazisme ; la profondeur sociologique prend le relais dans la description des tendances provinciales allemandes des années 20.

Quand le roman s’ouvre avec la mort du libéral bourgmestre de Siebenwasser Prätorius, les nazis ne sont qu’un groupuscule violent et marginal. Quand il s’achève, en janvier 1933, avec la mise à mort symbolique de son successeur juif, Schafer, par une foule furieuse, les nazis l’ont emporté. Entre les deux, par de fréquents changements de personnages, Glaeser met en scène la conscience allemande progressivement rongée par les idéaux nazis : l’obéissance sied aux bourgeois, l’aspiration révolutionnaire mystique aux déclassés et peu à peu s’effondrent les barrières de la civilisation. La masse de Siebenwasser, consciencieusement noyautée par un propagandiste de talent – une caricature évidente de Goebbels – passe, au fil des tragiques évènements économiques de l’après 1929 de l’indifférence à l’adhésion.

Si la première partie, mise en scène du retour des Bäuerle et de l’état des forces à Siebenwasser, est un peu longue, la seconde rattrape amplement l’ensemble. Quelques scènes pourraient figurer, hors du roman, dans d’excellents recueils de nouvelles, pour ce que leur précision et leur acuité morale montrent de la société allemande d’avant-guerre. Les scènes du paysan endetté et du commerçant ruiné dépassent les frontières de l’appendice romanesque pour prendre une existence autonome : ces variations dans le décor de Siebenwasser enrichissent considérablement l’histoire des Bäuerle. Le lecteur comprend, de son emplacement historique, que cet exil échouera, que l’idéaliste germano-américain ne trouvera pas en 1928 la mise en application des principes de 1848. Cette Allemagne libérale qu’il croyait trouver va devenir un monstre, une société frustrée, aigrie, manipulée, dans laquelle l’humanisme simple de l’industriel devenu paysan – il a racheté un domaine à l’abandon – ne peut subsister. Le mécanisme de polarisation idéologique s’accélère avec la crise et l’échec du retour des Bäuerle se moire de couleurs tragiques. Glaeser montre une société allemande divisée, dans laquelle la manipulation nazie fonctionne : de vieux thèmes antisémites exacerbent les distinctions sociales, les échoués se rallient aux prédications apocalyptiques et révolutionnaires de la S.A., l’apolitisme n’est plus possible. Les totalitarismes ne tolèrent pas la neutralité.

En 1936, Glaeser affirme, dans un de ses meilleurs paragraphes, la nature profonde du nazisme en ascension électorale : une prédication apocalyptique. Le parallèle entre les récits de prédication et les réactions de la masse aux discours de Hitler est frappant. Bäuerle, en assistant à un discours nazi, assiste à une séance collective digne d’un Joseph Smith ou du Bon Conseiller de Vargas Llosa. Même rapport à l’exaltation des souffrances, même rapport à l’extase promise et conjuguée au futur, même délire collectif. Le récit de Glaeser frappe juste. Dans ses écrits, le penseur juif Jacob Täubes a tenté de démontrer la profonde analogie entre les discours apocalyptiques et les discours révolutionnaires, ces eschatologies qui promettent pêle-même le jugement dernier, la fin des temps anciens, le Bonheur, la Punition et la Justice. Le Hitler de Glaeser fait de même, il met la foule dans un état second en montrant ses blessures collectives, en jouant une partition mystico-politique qui répond à l’aspiration générale au renversement du monde. Le peuple allemand, nordique, peuple élu par lui-même, va donc se retourner contre son principal concurrent dans le domaine, le peuple juif, élu par Dieu. Glaeser, sans illusion, retrace la dernière et haletante ligne droite de l’effondrement collectif allemand. Bäuerle n’a plus rien à faire dans une telle société. Si l’apocalypse s’annonce sur l’Allemagne, il lui faut partir, retrouver l’Amérique et attendre l’inéluctable effondrement moral et social que promet le nazisme.

Le déchirement, car c’est un déchirement, que vivent les Bäuerle, est aussi celui de Glaeser. Le roman s’arrête où commence l’exil. Le romancier ne parviendra pas à tenir au même niveau son patriotisme et son antinazisme. Bäuerle, qui avait devant lui le nouveau monde, pouvait y retrouver son ancienne vie. Glaeser lui, est obligé de la construire. N’y parvenant pas, il retournera au pire moment dans un pays qu’il avait compris et sous un régime qu’il avait combattu. Cette faiblesse coupable, qui lui sera reprochée, mettra fin à sa carrière romanesque. Ce Dernier civil mérite pourtant de lui survivre comme témoignage lucide et brillant d’une rétractation de la civilisation.

Goering, ou le criminel sybarite, vu par François Kersaudy

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Hermann Goering, François Kersaudy, 2009

La bibliographie en français sur le IIIe Reich, pourtant imposante, comprend des lacunes. Si les structures du régime nazi sont relativement bien connues, si un effort de publication continu nourrit la connaissance du grand public pour ses aspects les plus criminels, un point fait encore défaut : les biographies des hiérarques nazis. La biographie, longtemps tenu pour un domaine intellectuellement mineur de l’histoire, considéré comme un résidu des origines littéraires de la discipline,  est pourtant un excellent moyen d’approcher le premier cercle nazi, et, au-delà des structures de pouvoir, d’essayer d’appréhender les mentalités de ces criminels. La nature très particulière de la dictature exercée par Hitler, avec une mise en concurrence permanente de ses lieutenants, dont les compétences s’enchevêtraient de manière inextricable, rend utile l’examen des parcours individuels. Il ne retranche rien à l’étude des structures de pouvoir, mais la complète utilement. Des dirigeants importants, seuls Hitler et Speer ont suscité la traduction de travaux biographiques sérieux. Hitler, parce qu’il était la clé de voûte du régime, Speer parce que son parcours singulier et les nombreux écrits repentants qu’il a publiés après-guerre donnent plus de prise à l’historien. Les autres n’ont guère suscité de travaux en français. Goebbels le propagandiste en chef, dont une partie du journal a été récemment imprimée dans notre langue, compte une biographie épuisée et un opuscule mal ficelé ; Himmler n’a intéressé que le très partial Jean Mabire, récemment disparu après avoir écrit des dizaines de livres sur le destin tragique des SS (sic) – et cela même si Edouard Husson a étudié récemment le rôle du chef SS dans la mise en place de la solution finale ; Heydrich n’est pas beaucoup mieux servi ; quant aux autres, ils sont généralement considérés comme des exécutants et ils n’ont jamais attiré le regard de l’historien – à tort à mon sens -.

Hermann Goering, dauphin du régime et Maréchal de l’air, n’avait suscité qu’une publication en français, la traduction, voilà près de vingt ans, des deux volumes écrits par David Irving à son sujet. Malheureusement pour les lecteurs intéressés par un tel sujet, cet historien anglais est réputé pour avoir trop cotoyé les nazis survivants durant ses recherches et, in fine, pour avoir adopté en grande partie leurs vues sur le monde. Cette biographie, malgré sa richesse documentaire, ne répondait pas aux codes historiques en vigueur : l’auteur flirtant avec le négationnisme, son Goering faisait étrangement silence sur le Procès de Nuremberg, où pourtant son sujet eut tout loisir de s’illustrer. Kersaudy, professeur à la Sorbonne et spécialiste de Churchill et de De Gaulle, a donc repris le sujet et produit un vaste travail de synthèse – près de 800 pages -. Autant évacuer les défauts mineurs de l’ensemble dès maintenant : le style de l’auteur est parfois un peu familier, ses longues énumérations de qualités et de défauts un peu répétitives, et l’étude de la jeunesse de Goering manque d’épaisseur. Il est d’ailleurs regrettable que Kersaudy cite autant, dans cette première partie, le travail biographique de commande d’un des collaborateurs de Goering, paru en 1938.

Ces défauts n’enlèvent que peu de chose au travail de Kersaudy. Il analyse le rôle de Goering dans le NSDAP avant 1933, dans l’Etat nazi par la suite, ne laissant rien de côté : fonctions militaires, administratives, économiques, mais aussi vie privée et train de vie  – le thème n’est pas neutre vu l’incroyable enrichissement de l’aviateur pendant la seconde guerre mondiale. Goering, né dans une famille relativement aisée, s’est très vite tourné vers une formation militaire. Officier d’infanterie en 1914, une sensibilité physiologique à l’humidité des tranchées réoriente rapidement sa carrière militaire vers une aviation encore balbutiante. As allemand de la Première guerre, décoré par le Kronprinz lui-même, successeur du Baron Rouge à la tête de son escadrille, Goering sort du conflit paré du costume du héros. Les lendemains difficiles de l’Allemagne de Weimar démilitarisée n’en sont que plus pénibles pour cet officier de carrière désormais au chômage. Il adhère dès 1920 au parti nazi où il devient un élément indispensable, moins pour ses capacités personnelles que pour la propagande que permet son aura de héros de guerre. Blessé gravement lors du putsch raté de 1923, il s’enfuit d’Allemagne, où il est recherché, et se réfugie successivement en Autriche, en Italie et en Suède. Les douleurs consécutives à sa blessure l’ayant rendu dépendant à la morphine, il sombre dans la toxicomanie et, d’hôpital en cure de désintoxication, il finit par être admis dans un asile d’aliénés, où il passe quelques semaines.

L’analyse des psychiatres suédois, faite en 1925, à son propos éclaire le parcours ultérieur : il est décrit comme un être dénué de courage moral, vaniteux, égocentrique, sensible à lui-même, mais insensible aux autres. Ce diagnostic sera confirmé, bien des années après, par Leon Goldensohn, le psychiatre des accusés de Nuremberg. Sorti d’internement, Goering devient le représentant commercial de firmes aéronautiques. Revenu en Allemagne en 1927, il ne retrouve que difficilement une place au sein du NSDAP : il faudra son succès d’homme d’affaires, l’argent qu’il amène au parti et sa respectabilité d’aviateur pour qu’il retrouve une position dirigeante. Elu député, il prend la tête du groupe nazi au Reichstag, et, succès électoraux aidants, devient le Président du Parlement. Lorsque Hitler est appelé à la Chancellerie en janvier 1933, Goering est le nazi le plus populaire. Pour les douze années suivantes, il sera le dauphin du Reich, et accumulera de manière invraisemblable les fonctions sérieuses (Ministre de l’Intérieur de Prusse, Général puis Maréchal d’Aviation, Ministre de l’Air, Commissaire au Plan) et honorifiques (Grand-Veneur du Reich,…). Poussé par sa vanité à accumuler les titres, les richesses et les uniformes, il se désintéresse peu à peu du contenu de ses fonctions. Goering a toujours préféré l’apparat à l’exercice technique du pouvoir. Cela ne l’empêche pas de jouer un rôle majeur lors de l’établissement de la dictature en 1933, de l’élimination des S.A. en 1934 et de l’Anschluss en 1938. Néanmoins, au quotidien, il se décharge des aspects techniques de ses missions sur ses subordonnées, parfois compétents – Milch à l’aviation -, parfois aussi inconstants et médiocres que lui.

Lorsque la guerre se déclare, malgré quelques efforts pour obtenir la neutralité britannique, il suit les tocades du Führer. Quoi qu’il arrivât durant ce conflit, Goering n’a jamais montré la moindre prétention d’autonomie par rapport à son chef. Toujours à la remorque des prétentions stratégiques grotesques d’Hitler – notamment en matière d’aviation – il n’a fait que transmettre des ordres. Enrichi en des proportions inimaginables, obèse, morphinomane, toujours en train de piller les musées français et hollandais, d’agrandir son palais de Carinhall, Goering se décrédibilise lentement. Sa luftwaffe, d’abord conquérante, finit submergée par les effectifs sans cesse grandissants des aviations alliées. Les bombardements sur le territoire allemand, qu’il ne peut empêcher, la planification défaillante – avant que Speer ne reprenne la production en main -, les projets techniques farfelus ruinent sa crédibilité au sein des plus hautes sphères nazies. Alors que la guerre s’achève sur la défaite totale de l’Allemagne et du nazisme, il est destitué de ses fonctions pour avoir annoncé maladroitement son désir d’ouvrir des négociations avec les Alliés.

Arrêté en mai 1945, seul rescapé des figures de premier plan (Hitler, Goebbels, Himmler), il est l’accusé numéro un du tribunal international de Nuremberg. Au début de son procès, bénéficiant de sa position prééminente dans le régime déchu, Goering tente d’organiser la défense collective des accusés et du bilan hitlérien. Les révélations qui se succèdent affaiblissent peu à peu cette façade. Plusieurs accusés, dont Speer, se désolidarisent des atrocités commises par les nazis. Goering continue à défendre sa place dans l’histoire, et, fanfaron, à espérer une reconnaissance de ses compatriotes. Sa défense ne peut évidemment le sauver : en n’ayant jamais fait preuve du moindre courage moral, en ayant fondé et la Gestapo et les premiers camps d’internement – l’ensemble lui échappe cependant dès 1934 -, en ayant toujours soutenu le régime et ses méthodes, Goering ne peut bénéficier d’aucune forme de clémence. Condamné à la pendaison, il échappe à son jugement en se suicidant la veille de son exécution.

De ce portrait de Goering, potentat corrompu, vantard et vélléitaire, d’un régime criminel, aucune circonstance atténuante ne se dégage. Les spécialistes du nazisme n’apprendront certes pas grand chose de neuf sur le rôle de Goering dans ce travail. Kersaudy permet néanmoins au public cultivé et intéressé par le sujet de disposer d’une solide biographie qui supplantera, sans contestation possible, le travail biaisé de David Irving.