Les Oranges de Yalta, Nicolas Saudray, Balland, 1992
Même si sa définition ne figure pas encore dans tous les dictionnaires, l’uchronie est un genre à la mode. Le principe est connu, il consiste à modifier un ou plusieurs événements importants du passé, de manière à altérer fortement, voire définitivement, notre histoire. Son objet est de présenter de manière plaisante une autre ligne historique, dont la plausibilité ou l’invraisemblance relatives permettent de réévaluer notre propre histoire à sa juste valeur de contingence et de nécessité. Aux frontières de la spéculation dite contre-factuelle et de la fantaisie romanesque, l’uchronie connaît un grand succès aux Etats-Unis, où certains auteurs, comme Harry Turtledove, se sont même spécialisés dans la production à la chaîne de longues séries de romans dits d’alternative history. En France, le succès de ce genre est plus récent ; les historiens ont longtemps répugné à cet exercice intellectuel qu’ils jugent puéril ou inutile ; quant aux romanciers, les possibilités ouvertes par l’altération de certains événements historiques ne les ont pas beaucoup inspirés. Certes, Napoléon Apocryphe du français Louis Geoffroy a peut-être été, au XIXe siècle le premier grand roman uchronique ; certes, le mot même d’uchronie fut forgé, à la même époque, par un autre Français, Charles Renouvier, qui en tira des considérations philosophiques sur la nécessité et la contingence historiques ; il n’en reste pas moins que la littérature francophone s’est peu intéressée à ce genre-là. Les choses ont néanmoins évolué depuis 25 ans, comme l’ont montré Emmanuel Carrère en 1986 (Le Détroit de Behring) et, dans les deux éditions successives de son excellent livre consacré au genre, Eric B. Henriet (Éd. Encrage, 1999 et 2004). J’encourage tous ceux qu’intéresse le genre uchronique à lire la synthèse de M. Henriet, tant elle me semble être, en langue française, l’ouvrage de référence.
J’aurais tendance à dire qu’en matière d’uchronie, il existe deux écoles. La première remonte vers le passé ; la seconde descend vers l’avenir. La première montre au lecteur le monde tel qu’il aurait pu être si quelque chose ne s’était pas produit comme dans notre réalité, et ce quelque chose constitue bien souvent l’un des motifs principaux du livre, son « MacGuffin » ; la seconde dévoile le processus historique qui mène d’une divergence historique à un futur altéré. La première part à la recherche de la cause quand la seconde, pour schématiser, s’intéresse plutôt aux conséquences. Figureraient dans la première catégorie Parij d’Éric Faye, Le Complot contre l’Amérique de Philip Roth ou Fatherland de Robert Harris ; dans la seconde Napoléon Apocryphe de Louis Geoffroy ou Les Oranges de Yalta de Nicolas Saudray. L’uchronie ascendante peut se perdre dans une série de flash-back explicatifs, dans lequel des personnages s’expliquent longuement ce qu’ils savent déjà ; elle peut aussi frustrer les amateurs d’histoire en laissant dans l’ombre trop de détails historiques… ou les submerger de précisions visant à crédibiliser le scénario contre-factuel ainsi conçu. L’uchronie descendante risque, quant à elle, d’ignorer l’aspect plus romanesque de l’intrigue au profit d’une présentation très factuelle des évènements tels qu’ils se sont produits dans cette ligne historique fictionnelle. Quoi qu’il en soit, les deux types d’uchronies, pour être efficaces, doivent partir d’évènements connus du lecteur moyen – ce qui limite généralement le jeu à une poignée de séquences historiques dont les principales sont Napoléon, la Guerre de sécession et le couple unissant nazisme et Seconde guerre mondiale. Au-delà de ces grands faits, elles incluent souvent des personnages ou des situations clins d’œil, montrant ce que tel ou tel personnage aurait pu devenir, ou ne pas devenir, si les événements avaient été un peu différents.
Le roman de M. Saudray correspond au schéma défini par Eric B.Henriet : il se déroule, sans trop d’originalité, sous la Seconde guerre mondiale, présente évidemment l’effrayante victoire des puissances de l’Axe, sous une forme descendante – le déroulement des évènements importe plus que leur résultat – avec de nombreux clins d’œil littéraires et politiques. Pour juger une uchronie comme celle-ci, il faut la lire avec deux grilles de lecture : la première, littéraire, s’attache à l’intrigue, au style, aux personnages, à leur psychologie, à la profondeur ; la seconde, historique, s’intéresse aux postulats de départ, à leurs conséquences, à leur plausibilité, à leur crédibilité. Une excellente uchronie littéraire peut se révéler historiquement inepte ; un très mauvais roman peut présenter un scénario historique convaincant. Pour être parfaitement honnête, ni la facture littéraire, ni l’argument historique ne m’ont paru très solides. Le style oscille entre la platitude et le cliché, et surligne ses effets avec trop d’application. Le roman n’est pas mal écrit, il n’est pas vraiment écrit. Les pages se tournent, sans surprise, sans petite musique personnelle, lisses. M. Saudray veut trop en dire. Ainsi, dans une scène au mitan du livre, Hitler, inquiétant de silence, regarde crépiter les flammes de la cheminée du Berghof, pendant que l’Amiral Darlan et Benoist-Méchin, émissaires de Pétain, attendent, debout, qu’il daigne leur parler. Cette scène littéraire suffisait pour exprimer un trouble, une crainte, une position de sujétion mais M. Saudray a préféré, par une métaphore hasardeuse, surligner les correspondances entre Hitler, les flammes, la guerre et le mal que n’importe quel lecteur aura détectées ; l’effet de la scène est gâché. À aucun moment le texte ne parvient à dépasser un certain niveau standard de prose, avec ses clichés, ses facilités, sa superficialité. Ce qui perd en outre M. Saudray, c’est son didactisme : la littérature supporte mal les explications brutes et les parenthèses pédagogiques ; elles rendent les dialogues poussifs et ralentissent le flux de la narration ; certaines précisions érudites ne servent à rien. Au lecteur, après tout, de se débrouiller avec le texte et sa propre culture. Il est assez décevant de lire une uchronie où tout est balisé, expliqué, disséqué par l’auteur.
Cette uchronie ambitieuse, bien que solidement documentée, peine aussi à convaincre historiquement. Ici, le point de divergence, c’est-à-dire l’événement qui altère radicalement le déroulement de l’histoire, a lieu en 1941, quelques mois avant l’offensive allemande contre l’Union Soviétique. On le sait, l’Allemagne commit (au moins) deux erreurs fondamentales cette année-là, avant même de poser le pied en URSS : la première fut de retarder de quelques semaines son offensive pour en finir avec la Yougoslavie et la Grèce ; la seconde fut d’attaquer l’URSS seule, ou, pour être plus précis, sans l’appui des Japonais. Une fois la guerre déclarée, bien d’autres erreurs furent commises, que je ne résumerai pas ici, de l’étirement excessif des lignes de ravitaillement à l’absence d’équipements d’hiver pour les soldats de la Wehrmacht, de la violence incroyable de la répression des civils slaves aux hésitations stratégiques d’Hitler entre Moscou et Leningrad. Ces incertitudes n’intéressent pas M. Saudray, pour qui la guerre peut surtout être gagnée en altérant les six mois qui l’ont précédée. Dans son hypothèse, Rudolf Hess, le numéro deux du régime nazi, plutôt que d’aller négocier tout seul la paix en Angleterre (et se faire arrêter), obtient l’autorisation d’aller quérir l’alliance japonaise (offensive) contre l’URSS. Au même moment, les militaires allemands convainquent Hitler (audace historique !) que l’attaque de la Yougoslavie et de la Grèce peut être repoussée en 1942. De ce double événement découle la victoire rapide des armées allemandes en Union soviétique : Moscou tombe en octobre 1941, les hiérarques soviétiques se réfugient dans l’Oural alors que le régime s’effondre ; la Turquie, sur l’invitation allemande, entre dans le conflit pour s’emparer du Caucase et de l’Asie Centrale ; les Japonais, plutôt que d’attaquer l’Amérique à Pearl Harbor, parviennent à fixer en Sibérie des troupes russes d’hiver qui eussent été indispensables à la contre-offensive russe de l’automne 1941. L’Union soviétique, seule, mal équipée, insuffisamment soutenue par les Anglais, ne parvient pas à reprendre le dessus pendant l’hiver, les contre-offensives de Joukov échouent de peu et, au printemps 1942, tombent le verrou de Stalingrad, au sud, puis celui de Leningrad, au nord. Staline se suicide – lors d’une scène assez grotesque qui ne convaincra pas tout à fait les lecteurs acharnés des grandes biographies de Staline. Pendant ce temps, l’Amérique, neutre, reste hors du jeu et l’Angleterre finit par plier en Méditerranée, à Gibraltar d’abord, à El-Alamein ensuite. La route du pétrole moyen-oriental est ouverte et l’Axe, élargi à la Turquie et à l’Espagne, a gagné la guerre. Il agrandit ses possessions et crée en Russie deux états croupions, un qu’il offre à un Romanov, et l’autre, en Sibérie, au général Vlassov. Les Américains obtiennent de l’Allemagne la tenue d’une conférence de paix, organisée à Yalta (clin d’œil), en 1942, réunissant les Anglo-Saxons et les puissances de l’Axe. En attendant cette conférence, les Allemands annexent les derniers neutres d’Europe (Suède et Suisse), pendant que l’Angleterre perd Suez. Les oranges de Yalta seront amères pour les Anglais, qui y enterrent leur prépondérance mondiale. Deux ans plus tard, étranglé économiquement par les Américains, le Japon attaque Pearl Harbor et, plus important, s’empare d’Hawaï. Les USA sont en guerre, mais peinent, en l’absence de leur porte-avions naturel d’Hawaï, à entamer leur reconquête. La mort de Roosevelt, avancée au 31 décembre 1944, arrive à point nommé ; sans soutien international, las de ce conflit sanglant et insulaire, et malgré la découverte bombe atomique, Truman obtient, en échange de la restitution d’Hawaï, une paix blanche ; l’Amérique se replie sur elle-même ; l’essentiel est acquis pour les Japonais, qui ont les mains libres en Orient et en Chine, où ils pourront régner désormais en maîtres. En parallèle, l’Allemagne obtient rapidement l’équilibre nucléaire. Commence une autre guerre froide, un match à trois, entre Allemands, Américains et Japonais.
Ce résumé permet de mettre le doigt sur le principal problème historique du livre : tout tourne mal, tout le temps, pour tous les adversaires de l’Axe, de Roosevelt à Stauffenberg, de Churchill à de Gaulle. À aucun moment l’écrivain ne leur offre de répit. Sur chaque front, ils finissent vaincus : Moscou est prise en cinq mois et aucune contre-attaque ne permet d’en déloger les Allemands ; à Stalingrad, un général a l’heureuse et subite idée de renforcer les troupes roumaines et italiennes alliées de l’Allemagne peu avant la principale offensive soviétique (ces troupes cédèrent les premières dans notre réalité, ce qui permit l’encerclement des allemands) ; à Gibraltar, les Anglais capitulent sous un effroyable bombardement germano-espagnol ; en Afrique, Rommel bat Montgomery ; en Irak et en Perse, des régimes favorables à l’Axe s’imposent rapidement ; la Turquie entre en guerre et repousse Soviétiques et Anglais sur tous les fronts ; le Japon s’empare sans faillir et en quelques semaines de la Sibérie orientale et du Lac Baïkal qu’il parvient à défendre contre les troupes rouges à l’hiver 41 ; Staline et ses compagnons sont de parfaits imbéciles, inefficaces et imprévoyants ; Roosevelt est un incapable, malade et superficiel ; l’Angleterre puis l’Amérique sont battus sur tous les fronts ; Hitler ne commet pas une seule erreur ; etc. Un seul point de divergence ne suffisait pas ; M. Saudray les multiplie, toujours dans le même sens. Il est évident qu’une telle uchronie ne peut déboucher que sur le triomphe de l’Allemagne et du Japon. Il ne leur suffisait pas de coordonner leur attaque début juin 1941, il fallait que l’écrivain leur donne plusieurs coups de pouce narratifs pour que la guerre se termine par leur complet triomphe. D’avance, chaque obstacle est levé, chaque bataille est gagnée, chaque défi est relevé. Rien ne dit pourtant que deux semaines d’avance auraient suffi à l’armée allemande pour prendre Moscou et ne plus la perdre ; rien ne dit non plus que la victoire japonaise en Sibérie était inéluctable ; rien ne dit qu’une longue guérilla n’aurait pas usé les armées de l’Axe. Une bonne uchronie supprime un petit élément du continuum historique, et observe ce qui en découle. Ici, tout se passe comme si M. Saudray avait voulu à toute force obtenir la victoire finale de l’Allemagne et qu’il avait arrangé les évènements pour cela. Même si certaines hypothèses sont réalistes en elles-mêmes, leur multiplication rend le scénario de moins en moins tenable au fil des pages. Je suis assez tenté de croire que l’uchronie doit respecter le principe du « rasoir d’Occam », postulat élémentaire de simplicité sous la forme d’une narration en ligne claire, qui ne multiplie pas les suppositions et les hypothèses. Chacune d’entre elle affaiblit l’intrigue. La passivité américaine, la médiocrité anglaise, la nullité soviétique sont de trop. Il faut à M. Saudray bien des si pour mettre Hitler en bouteille…
Si le livre convainc modérément par ses aspects historiques, c’est peut-être aussi dû à son organisation. Le livre manque de style, je l’ai déjà dit, la narration est fade et, surtout, les personnages n’ont aucune épaisseur. Le lecteur ne perd pas de vue leur caractère artificiel. Leur utilité est toute démonstrative et leur multiplication n’aide pas à leur donner de la vigueur. La forme joue dans cet effet : Les Oranges de Yalta sont en effet une collection de scènes courtes et de vignettes historiques, présentant l’histoire d’une multiplicité de points de vue. La contrepartie de cette pluralité, c’est l’insignifiance relative de la plupart de ces points de vue, trop nombreux pour être développés. J’admets néanmoins que l’alternance rapide de scènes signifiantes est dans l’ensemble assez efficace (à défaut d’être littérairement de valeur). Elle ne convainc plus lorsque l’écrivain s’attache aux dirigeants. Dès qu’il veut mettre en scène Hitler, Staline, Roosevelt, Tojo, Mussolini ou Churchill, M. Saudray patauge. Ses personnages sont incroyablement rigides et mécaniques, caricature de leurs caricatures, sans véritable profondeur. Mussolini bouffonne, Staline s’effraie, Hitler commande et divise, Tojo est impassible, Roosevelt raconte des anecdotes et Churchill plaisante. La plupart sont grotesques et manquent de plausibilité. Le Duce se ridiculise dans une négociation diplomatique dramatique avec Hitler, où il ne dépasse pas le niveau de fanfaronnade bouffonne, pleurarde et opportuniste auquel le réduisait la propagande alliée la plus caricaturale. Roosevelt est d’une médiocrité et d’une platitude sans nom, comme la plupart des dirigeants alliés. Staline n’est plus le manipulateur paranoïaque et dangereux que nous connaissons, mais un assassin dépressif et suicidaire. En outre, pour rendre lisibles les négociations diplomatiques préalables ou postérieures au conflit, M. Saudray a choisi de les mettre en scène de façon à la fois dialoguée et très simplifiée. Les modèles historiques n’y gagnent pas au change. L’art de la persuasion et de la rhétorique n’est pas poussé fort loin. En deux répliques, Roosevelt a changé d’avis ; en trois, le Japon se laisse persuader d’aller en guerre contre l’URSS ; en quatre, Hitler a obtenu l’assentiment général. La pluralité des points de vue et le grand nombre de scènes affaiblit la structure du livre : les moments les plus importants manquent de profondeur. Il est en outre assez pénible, également, d’observer les personnages rivaliser entre eux de didactisme et de précisions gratuites, toutes destinées à un lecteur que l’auteur prend quelque peu de haut – avec des notes de bas de page non dénuées d’érudition gratuite. L’art de l’uchronie est un art du clin d’œil ; pour plaire, il faut que celui-ci reste discret (ce qu’il est, heureusement, dans la plupart des cas). M. Saudray les multiplie au cours du texte, avec plus ou moins de bonheur. Le pauvre général de Gaulle apparaît, de déroute en déroute, comme un prophète mal inspiré, qui échoue dans tout ce qu’il entame ; Paul Morand, las de la vie diplomatique vichyssoise et de l’Europe nazie, se laisse entraîner vers la foi orthodoxe et finit moine au Mont Athos ( !) ; les conjurés du 20 juillet 44, Stauffenberg en tête, Jünger en plus, veulent éliminer Hitler après la victoire, ils sont dénoncés puis exécutés ; Rudolf Hess, l’homme de l’alliance japonaise, finit interné dans un asile ; Lawrence Durrell, contraint de fuir l’Égypte avec les armées anglaises en déroute, déchire les premières pages de son grand roman, Le Quatuor d’Alexandrie qu’il aura à peine entamé ; etc. Certaines scènes sont assez savoureuses, comme celles mettant en scène Mao ou Simone de Beauvoir ; d’autres sont ratées (comme celle présentant le destin de la momie de Lénine).
Limité à un pur divertissement pour historiens et amateurs de seconde guerre mondiale, Les Oranges de Yalta n’est pas désagréable. Quelques clins d’œil amusent à l’occasion le lecteur, laissé libre de réfléchir au degré de plausibilité du scénario qui lui est soumis. Ce roman pâtit hélas d’une forme un peu trop fragmentée et manque une partie de ses effets, souvent par maladresse. Son parti pris d’observer l’Axe gagner la guerre, le conduit à supprimer toutes les incertitudes et à favoriser outrageusement les desseins germano-nippons. Par l’accumulation de mésaventures qu’affrontent les Alliés, M.Saudray montre, peut-être involontairement, qu’un battement d’aile de papillon ne suffisait pas à changer le destin du monde.