Du style

L’avantage des bibliothèques raisonnablement fournies, comme la mienne, c’est qu’en s’y perdant, on découvre, au gré du hasard, des textes fort intéressants. L’épaisseur du Zibaldone de Leopardi (2400 pages) interdit à peu près toute lecture suivie ; en revanche, elle offre matière à penser à qui le feuillette sans but. J’aime à flâner entre ses pages ; j’y ai pris cet extrait. Je rappelle que le Zibaldone n’est qu’un immense cahier de notes personnelles, un « mélange » non destiné à la publication.

On a observé depuis longtemps que, dans les républiques et les États, plus s’affaiblissent les véritables vertus, plus leur étalage et les manières flatteuses prennent de l’ampleur ; et, de même, que plus déclinent les lettres et les arts, plus les titres honorifiques décernés aux savants, aux lettrés ou à ceux qui passent alors pour tels, redoublent de magnificence. Il semble qu’il en aille également ainsi de la publication de livres. Plus le style devient médiocre, bas, grossier et bon marché, plus les éditions deviennent élégantes, superbes, luxueuses, et plus augmentent leur qualité et leur valeur. Regardez les actuelles publications françaises, même de simples brochures, des feuilles volantes : il semblerait qu’on pût ne rien faire de mieux dans le genre si les publications anglaises, même celles des pamphlets les plus éphémères, ne nous montraient une perfection bien supérieure. Considérez ensuite le style de ces ouvrages si bien imprimés : a priori, vous vous attendez à quelque chose d’une grande valeur, d’un grand raffinement, produit d’un art et d’un soin consommés. Malheureusement, l’art et le soin sont choses désormais ignorées et bannies par ceux qui font profession d’écrire des livres. Le souci du style ne les effleure même plus. Comparez maintenant les éditions des siècles passés et les divers styles de tous ces livres si modestement, si humblement et souvent si pauvrement – voire grossièrement – imprimés, avec les éditions et les styles modernes. Il ressortira de cette comparaison que les styles anciens et les éditions modernes semblent faits pour la postérité et l’éternité ; les styles modernes et les éditions anciennes pour le moment présent et presque pour le besoin de la cause.

(Même les éditions italiennes actuelles, bien qu’elles ne puissent soutenir la comparaison avec les éditions françaises ou anglaises, n’ont pas à la redouter avec toutes les autres, et sont mêmes certaines d’en sortir victorieuses. Et nombre de publications italiennes qui semblent ordinaires aujourd’hui auraient paru splendides au siècle dernier, magnifiques et princières aux siècles précédents.)

Nous avons cependant d’excellentes raisons de ne pas consacrer plus de soin au style des livres, vu la brève existence qu’ils auront de toute manière et ce malgré la qualité de leur impression. Si jamais l’espoir de l’immortalité fut quelque chose de chimérique, c’est bien le cas de nos jours pour l’écrivain. Trop de livres, bons, mauvais ou médiocres, sortent chaque jour : ils font fatalement oublier ceux qui sont parus la veille, fussent-ils excellents. Dans ce domaine, toutes les places réservées à l’immortalité sont déjà pourvues. Les classiques anciens conserveront celle qu’ils occupent, ou tout au moins on peut penser qu’ils ne mourront pas si vite. Mais en trouver une à présent, augmenter le nombre des immortels, je ne crois pas que ce soit encore possible. Aujourd’hui, le sort des livres ressemble à celui des insectes qu’on appelle éphémères : certaines espèces survivent quelques heures, certaines une nuit, d’autres trois ou quatre jours, mais il ne s’agit que de jours. En vérité, nous sommes aujourd’hui des voyageurs de passage ici-bas, des êtres caducs, des êtres d’un jour : en fleur le matin, fanés et desséchés le soir, nous risquons même de survivre à notre propre gloire et de durer plus longtemps que le souvenir que nous laisserons. Aujourd’hui, on peut dire avec plus de vérité que jamais : « Comme des feuilles, tel est le genre humain » (Iliade, 6, v.146). En effet, l’immortalité ne se refuse pas seulement aux seuls lettrés, mais, dans l’infinité des événements et des vicissitudes, à toutes les actions humaines, depuis que la civilisation, la vie de l’homme civilisé et les souvenirs historiques embrassent la terre entière. Je ne doute pas que d’ici deux cents ans le nom d’Achille, vainqueur de Troie, soit plus célèbre que celui de Napoléon, qui a vaincu et dominé le monde civilisé. Celui-ci se perdra dans la foule de ses pareils ; celui-là survivra pour s’être élevé bien avant lui ; il conservera le piédestal, l’éminence, qu’il occupe depuis tant de siècles. Par ailleurs, tout comme l’impossibilité d’atteindre l’immortalité justifie l’actuel relâchement du style dans les livres, ce relâchement, à son tour, empêche les livres eux-mêmes de devenir immortels. Écoutons ces mots remarquables et pleins de vérité de Buffon dans son Discours de réception à l’Académie française : « Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité ; la quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité. Si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors l’homme, le style est l’homme même. Le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer. S’il est élevé, noble, sublime, l’auteur sera également admiré dans tous les temps. » À ces mots, j’ajouterai que lors même que les mains qui enlèvent les idées ne sont pas plus habiles en matière de style – comme à présent et dans l’avenir il est fort douteux qu’elles le soient – le livre n’en périra pas moins, car on ne trouvera en lui rien de plus que dans ses imitations, et probablement beaucoup moins (je parle du fond, et non du style). Ainsi les nouveaux livres feront-ils oublier et disparaître les anciens, ne serait-ce qu’en raison de leur nouveauté et de l’ancienneté des autres, comme peut en témoigner l’expérience de chaque jour. (Y compris pour les livres bien écrits, lorsqu’il s’agit de vérités scientifiques ; ainsi, quel savant lit encore les œuvres de Galilée aujourd’hui ?)

C’est sur cette observation de Buffon que je conclurai ces propos qui ne sont guère empreints de gaieté, et plutôt mélancoliques. (Recanati, 2 avril 1827)

(D’un autre côté, enfin, lorsque la négligence du style est universelle, il est inutile de s’appliquer à le rechercher individuellement, si quelqu’un savait ou voulait le faire. Car dans un tel contexte général, plus les choses sont rares, moins on les apprécie. Le public, précisément parce qu’il est négligent en la matière, et accoutumé à dédaigner une telle étude, n’a ni goût ni capacité pour sentir ou juger les beautés du style, ni en retirer du plaisir. Car certains plaisirs, et ils sont nombreux, ont besoin d’une sensibilité formée expressément à cela, et qui n’est pas innée ; d’une capacité de les ressentir qui s’acquiert. Pour celui qui ne la possède pas, ce ne sont en aucune façon des plaisirs. L’art le plus excellent ne serait pas connu ; le meilleur style ne se distinguerait pas du pire. Comme l’excellence même du style ne serait plus une voie vers l’immortalité, que les livres ne sauraient atteindre sans elle.)

(Aujourd’hui, beaucoup de livres, y compris ceux qui sont bien accueillis, durent moins de temps qu’il leur en faut pour rassembler les matériaux, les disposer, les composer et les écrire. Si l’on s’intéresse à la perfection du style, alors certainement leur durée de vie n’aurait aucune commune mesure avec celle de leur production ; ils seraient alors plus que jamais semblables aux éphémères qui vivent à l’état de larve et de nymphes l’espace d’une année, certains deux, d’autres trois, s’efforçant toujours d’arriver à l’état d’insectes ailés dans lequel ils ne durent pas plus de deux, trois ou quatre jours, selon les espèces ; et certains pas plus d’une seule nuit, tant et si bien qu’ils ne voient jamais le soleil ; d’autres encore, pas plus d’une, deux ou trois heures.)

Giacomo Leopardi, Zibaldone, Allia, 2003, pp. 1924-1926 (trad. Bertrand Schefer)

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Pontiggia et la lecture, extraits

Quelques extraits, divertissants, des écrits de Pontiggia sur la lecture, repris dans l’excellente revue Conférence, n°12, Printemps 2001, trad. Arlène Paradis, pp. 310-360. J’ai sélectionné quelques extraits sur les vingt-deux textes repris par la revue. J’ai abordé, par ailleurs, deux romans de Pontiggia cet hiver sur ce blog :  La Comptabilité céleste et Vie des hommes non illustres.

L’orgueil de l’ignorance

Voici un fait nouveau. Le fait d’être étranger aux livres, vécu autrefois comme une humiliation sociale s’ajoutant à une discrimination culturelle, se transforme en un titre de gloire. « Qui n’a pas lu un livre dans l’année ? » est une question qui jadis aurait mis mal à l’aise. Aujourd’hui on se presse pour lever la main. Les visages confirment les choix, de façon aussi fiable que convaincante. S’il leur faut s’expliquer, ils peuvent commettre jusqu’à trois fautes en une seule phrase, bafouillée avec une obstination digne d’un meilleur sort. Mais ce n’est pas un problème d’instruction. J’ai entendu de jeunes et joyeux licenciés déclarer fièrement, lors d’une enquête par secteurs, qu’ils n’avaient jamais lu aucun classique d’aucune époque. Raison de plus pour enlever à la licence toute valeur légale et même idéale.

Attribuer toute la responsabilité à l’école fait partie de ces simplifications autoritaires qui favorisent deux tendances également fortes : la recherche de la cause première et celle du bouc émissaire. Or, le peu de gens qui lisent, il faut bien le reconnaître, ont généralement attrapé la maladie à l’école : par accointance inespérée avec un enseignant mythique ou par désaccord actif avec un enseignant stupide. Il est sûr de toute façon que les autres n’ont jamais fait l’expérience de la lecture comme plaisir. Le plaisir exige de se répéter. Nous le constatons à table et dans le domaine défini par aphorisme comme « le sexe ». Aussi couvent-ils une aversion obtuse à l’égard de la lecture, qui se manifeste finalement à l’âge propice, celui de la maturité.

Il y a aujourd’hui des auteurs définis comme « de cénacle ». Peut-être n’y aura-t-il à l’avenir qu’un cénacle, qui abritera les lecteurs survivants. Mais ce seront les meilleurs.

De la fureur d’avoir des livres et de les accumuler.

On a donné à la passion des livres des noms hyperboliques et des qualificatifs provocateurs. La glorieuse Encyclopédie, au milieu du XVIIIe siècle, avance une savante périphrase, où la compétence étymologique s’unit à une clairvoyance indéniable. La bibliomanie s’y trouve en effet définie en ces termes par la Raison assise sur le trône qu’occupait la Religion :

« Fureur d’avoir des livres et de les accumuler. »

La mania grecque est correctement traduite par le furor latin. Mais au délire de posséder des livres, l’auteur de la notice, D’Alembert, ajoute un verbe d’une précision éclairante : « et de les accumuler ». Pourquoi cet infinitif coordonné, qui fait éclater le statisme de la possession et lui imprime une poussée ascensionnelle ? Parce que — pourrait-on répondre — c’est là que se cache la clef de voûte de la bibliomanie qui, au lieu de soutenir sa propre construction rationnelle, la fait s’écrouler : le mirage d’un accroissement sans fin, d’une échelle qui s’élève jusqu’à la Bibliothèque du Paradis dont Bachelard rêvait pour l’au-delà des bibliophiles, projection finalement accomplie d’un en deçà insatiable.

Mais il y a quelque chose de plus fou que la bibliomanie ou folie d’avoir des livres : c’est la folie de ne pas en avoir.

Ce mystère est encore plus insondable. Aucun objet — pour prendre l’un des mots préférés du monde contemporain — n’est plus parfait qu’un livre, qui est tout ensemble cause et effet de tant d’expériences : voyages, aventures, rêveries, désirs, pensées, histoires, personnages, mondes.

Il ne s’agit pas de refuser à autrui le moyen de pouvoir offrir des informations précieuses et parfois irremplaçables. Mais il y a une chose que l’information ne peut remplacer : la formation. Et la formation, ce processus sans fin d’enrichissement et de plaisir, passe par les livres.

Aussi voudrais-je poser la question suivante : qui est fou ? Celui qui désire posséder toujours plus de livres, ou celui qui n’en a aucun chez lui, et dans sa tête pas davantage ?

Goûteurs de livres.

Je voudrais, toujours à propos du lecteur, dire un mot d’une déformation professionnelle affectant les lecteurs de métier, donc presque tous les lettrés contraints de lire un nombre de livres surnaturel eu égard au temps (et à l’espace mental) disponible : la lecture se réduit souvent à un « contrôle de qualité ».

Il n’est pas question de lecture partielle ou intégrale : c’est la lecture elle-même qui se met à changer en changeant de finalité : non plus une appropriation, mais un jugement. Le lecteur se transforme en un goûteur qui doit se prononcer sur les qualités gustatives et organoleptiques d’un vin. Le jugement peut être fiable, mais boire est tout autre chose. Pourtant on confond aujourd’hui l’expérience de goûteur et celle de convive.

Il y a trois ans, un restaurant d’ancienne et solide tradition régionale s’est converti aux fastes, ou plus exactement aux ascèses, de la Nouvelle Cuisine. Il a remplacé les plats robustes et tonifiants d’autrefois par des compositions chromatiques qui aspirent au ciel de l’esthétique.

Après un plat où une queue d’écrevisse, sur un disque de verre d’un froid glacial, désignait tristement trois rondelles de carotte, le garçon s’était penché pour murmurer : « Voulez-vous goûter d’autres plats ? ». « Voyez-vous », lui avais-je murmuré à mon tour, « goûter, c’est le rôle du cuisinier. Moi, je voudrais manger. »

Lecture « comme si »

L’association de temps libre et de livre exclut nécessairement celle entre temps professionnel et livre. Je veux parler de la lecture éditoriale, qui est à mes yeux la lecture comme si. À part d’heureuses exceptions, on lit les textes comme s’ils devaient plaire ou ne pas plaire au public. À la fin, on choisit le texte qui plaît comme s’il plaisait aux autres et non à celui qui le choisit. C’est ainsi que se publient des textes qui plaisent aux éditeurs comme s’ils plaisaient à un public auquel il est rare qu’ils plaisent par la suite. D’où l’appel de ces mêmes éditeurs, entre tristesse et colère, qui s’écrient face à l’échec d’un livre : « Mais à qui avait-il plu ? »

Je ne voudrais pas insister non plus sur les malheurs des lecteurs de profession, étourdis et perturbés par la lecture comme si. Je leur ai déjà consacré (ainsi qu’à moi) un récit où un conseiller éditorial, fouillant dans un tas de manuscrits en retard, tombe sans la reconnaître sur une traduction inédite de Crime et châtiment. Il trouve au texte pas mal d’intérêt, mais s’en tient au conseil d’avoir l’œil sur l’auteur, en vue d’une maturation ultérieure.

Le récit fut interprété comme une satire du lecteur d’édition, et sans doute est-ce le cas. Mais il ne manque pas, je crois, de manifester une solidarité profondément ressentie avec ceux qui découvrent des qualités intéressantes jusque chez un grand écrivain : quand il est mêlé aux autres, qui — au lieu de le mettre en valeur par leur modestie — finissent, avec leur grisaille, par en atténuer la lumière.

Connaissance des livres

Ils ne sont pas si nombreux, les livres qui méritent d’être lus jusqu’au bout en triomphant de la concurrence des autres et de l’obsession du temps. Eh bien, ces quelques livres, lisons-les. Pour les autres, contentons-nous de ce que nous pouvons en saisir ; de toute façon, nous le faisons déjà sans l’avouer. Disons-le au contraire, sans plus de remords, sans sentiment de culpabilité. Allons-nous prétendre que nous ne connaissons pas Athènes simplement parce que nous n’y sommes restés qu’une journée ? ou que nous ne connaissons pas Rome simplement parce que nous n’avons pas visité ses musées ? Un paysage vu de la fenêtre du train peut laisser une trace, mais le seul souvenir qu’on ait de certaines visites de groupe, c’est la banalité des guides. Ce qui compte dans un livre est qu’il devienne une expérience ; et l’expérience ne se mesure pas à la quantité, mais à l’intensité.

Mais l’exhaustivité sacrifie la totalité de la partie à l’impraticabilité du Tout. Elle renonce à la lecture de certains livres parce qu’elle désespère de les finir. Mais la mémoire des bibliophiles est riche de rencontres brèves et de rapports aléatoires, plus vivants que des relations cultivées avec un ennui indéfectible. On apprend par raccourcis, décisifs comme les émotions de cette vie que nous nommons mystérieusement rationnelle.

La réception de la littérature

On acquiert avec les années une vision plus sociologique, sinon de la littérature, du moins de sa réception. Je ne parle pas de ceux qui la possèdent dès le départ et qui sont généralement plus versés en sociologie qu’en littérature. Je parle de ceux qui croient à la capacité de la lecture à se transformer en présent, actualité qui nous concerne sans médiations. Mais ils ont accumulé des doutes, des perplexités et des réserves sur la manière dont elle est accueillie par le public : un public à l’égard duquel ils cultivent une tolérance sceptique, très loin de l’intolérance idéaliste dont ils faisaient preuve dans leur jeunesse.

Non qu’ils aient oublié Kant et l’universalité du jugement esthétique (comme j’ai du mal à écrire ces mots !), aujourd’hui refoulé pour laisser place à un relativisme enthousiaste qui arrange bien le marché. Ils n’ont même pas renoncé à la comparaison avec les classiques, évitée avec toujours plus de désinvolture non par crainte qu’ils ne soient inactuels, mais qu’ils ne rendent moins actuels les héros d’aujourd’hui. Mais ils ont assisté à tant de bouleversements du goût, à tant de festivals de la sottise, de conflits d’intérêts masqués sous des théories et d’incompréhensions, hélas, à la première personne (la leur), qu’ils en ont pris l’habitude malgré eux (il n’y a pas de conquête plus décevante).

Il arrive aussi que les déconcerte, dans la disparité des jugements, non point que l’on condamne un livre de valeur (il se peut, justement, qu’on ne l’ait pas lu), mais qu’on en exalte un qui n’en a pas. Ce sont les deux côtés d’une même médaille : le mérite compte moins que sa volatilité.

Il y en a pour finir qui se rendent (par courage ou par irresponsabilité, on ne sait, et j’ignore pour ma part si je fais partie du nombre) à un paradoxe inacceptable : qu’un livre, couronné par un lecteur, puisse être condamné par un autre sans qu’aucun des deux soit dans l’erreur. Est-ce possible ? Dans la logique de la littérature, une logique étrange, perspective, kaléidoscopique, contradictoire, changeante, peut-être que oui.

Pour l’accepter, il faut que mûrisse une certaine expérience : celle des limites d’autrui, mais aussi des siennes propres.

Sur l’achat des livres

1. Ne pas acheter les livres pour les lire le soir même. Mais n’achète que les livres que tu aurais envie de feuilleter le soir même. J’ai parfois acheté des livres en pensant qu’ils m’intéresseraient plus tard. Je m’en suis repenti. Depuis lors, je pense toujours à l’hypothèse du soir.

2. Fie-toi aux aspects qu’on prétend superficiels : la couverture, la qualité graphique, la mise en page, le titre. Ils parlent comme le font les étiquettes discrètes des grands vins. Il m’est arrivé, en me laissant guider par les apparences, de choisir sans connaître et de découvrir ainsi des auteurs, des livres, des éditeurs. Il n’y a que les gens superficiels, disait Wilde, pour ne pas se fier à la première impression.

3. Entre un livre d’Einstein et un livre sur Einstein, choisis le premier. Il y a plus à apprendre de l’obscurité d’un maître que de la clarté d’un disciple. Les découvreurs de continents ont toujours donné aux côtes des contours imprécis, que la moindre agence touristique, aujourd’hui, est en mesure de corriger. Je préfère ceux qui ont découvert les continents.

4. Si un livre t’attire vraiment, ne regarde pas au prix. C’est la façon la plus sûre de faire des dettes, mais aussi d’éviter les regrets de toute une vie. Le remords causé par un achat inutile n’est rien en comparaison de l’angoisse née d’un achat manqué.

5. Diffère les conseils de modération à la clôture de tous les salons, ventes aux enchères et autres occasions, comme on remet l’idée d’un régime à la fin des repas. Et pars d’un projet de dépense plus élevé qu’il n’est raisonnable : tu auras ainsi l’impression d’avoir fait des économies.

6. N’hésite pas à acquérir les livres qui t’intéressent. Tout bibliomane sait que ce sont ces livres-là qui te sont dérobés, quand tu es distrait, par des mains occultes et rapaces, que le tirage entre-temps s’est épuisé et qu’il sera difficile d’en trouver un exemplaire même chez un antiquaire.

7. Fie-toi à la quatrième de couverture. Combien de livres n’ai-je pas pris après l’avoir lue.

8. Choisis des livres que tu feras voir à quelqu’un qui te ressemble, afin qu’il puisse partager ton plaisir ou éprouver une envie tonifiante. Ce genre de rêveries ne se réalise presque jamais, mais oriente souvent les choix des bibliomanes.

9. Ce que Forster souhaitait pour les personnages de ses romans, l’expansion, songes-y pour ta bibliothèque.

Sur l’approbation venue du mauvais côté, par Hans-Magnus Enzensberger

Même si ses exemples sont un peu datés, ce passage d’un vieil article de M. Enzensberger – auteur dont je goûte assez, sans toujours la partager, l’hétérodoxie vivifiante – rappelle quelques règles fondamentales dans l’exercice de ses facultés critiques, trop souvent oubliées pour des motifs tactiques à la petite semaine.

Les éclatantes contradictions internes que notre civilisation offre au premier regard sont communément, et non toujours à tort, ressenties comme autant de menaces. Mais, en même temps, elles garantissent les libertés qui nous restent. Tant que ces contradictions peuvent se manifester, il est possible de modifier la société sans la détruire. C’est seulement lorsque, par la violence, on les étouffe, lorsque la communauté nie ses antagonismes et se donne pour monolithique, que disparaît la possibilité d’une révision. Le seul monde qui soit d’accord avec lui-même est le monde totalitaire.

La critique suppose les contradictions du réel, elle y trouve son point de départ et ne peut être elle-même exempte de contradictions. L’attention est appelée là-dessus par le reproche qu’on lui fait de susciter « l’approbation venue du mauvais côté ». Quiconque s’exprime publiquement entend une fois ou l’autre ce reproche ; rares sont ceux qui ne sont pas une fois ou l’autre tentés d’éviter cette approbation, d’en tenir compte, ainsi que de tous ceux qui leur imputent ce dont ils ne peuvent répondre : l’opinion de leur public.

Il est aisé de voir que la critique, dans les conditions actuelles, doit user de tactique ou se taire ; mais cette règle cesse d’être vraie et devient une échappatoire si on la détache de ce qui la fonde. Prise abstraitement et absolument, elle prive la critique des conditions nécessaires de son existence. Il faut marquer ici une limite à l’attitude tactique, esquisser la forme que doivent prendre tous les calculs où l’un tient compte de « l’approbation du mauvais côté ».

D’abord ces calculs supposent que le critique a pris parti avant même de se mettre au travail ; ce qu’il voudrait tout d’abord démêler, on le lui met dans la bouche et on lui trouve tout de suite les mots pour le dire. Aucun doute non plus, dès l’abord, sur le nombre de façons qu’il peut y avoir de voir la réalité. On n’a le droit de compter que jusqu’à deux… Le terme de « fausse approbation » se rapporte à un monde rigoureusement symétrique, d’où les nuances sont bannies ; il tente de tirer le critique toujours vers le même camp, le blanc. Là il peut parler aussi longtemps qu’il veut. Les membres de son parti n’ont pas le temps de l’écouter. Ils sont trop occupés à épier les signes d’approbation dans le camp noir, le camp ennemi. De cette façon, ils font de leurs ennemis les arbitres de leurs propres discours. Peu importe ce qui, dans les propos de leur porte-parole, est vrai ou n’est pas vrai ; une critique qui, par tactique, s’engage dans de telles règles de jeu et s’incline devant elles, devient parfaitement fongible.

Ce qui est utile à l’adversaire doit être soigneusement évité. Le sens de cette phrase apparaît clairement si on la retourne : ce qui est utile aux gens de notre bord doit se faire ou se dire. La forme de ces deux propositions est totalitaire.

Cette façon de parler de l’approbation venue du mauvais côté et le fait d’exiger du critique qu’il ait à s’en garder montrent combien, à la suite de la guerre froide, les schémas totalitaires ont envahi nos façons de penser. En Allemagne, pays coupé en deux [l’article de Hans-Magnus Enzenseberger a été écrit en 1957], on les rencontre quotidiennement. Que quelqu’un (a), en République Fédérale (A), exprime une critique contre un dirigeant (X) de son propre pays, on déduit des applaudissements qui accueillent ses paroles en République démocratique allemande (B) qu’il apprécie (B) outre mesure. Si (a) a quelque chose à reprocher à un dirigeant nommé (Y) qui exerce dans (B) : il a en (A) un certain succès et on le tient automatiquement pour un partisan de (X). Celui qui raisonne ainsi ne remarque pas, la plupart du temps, qu’il traite (A) et (B) comme deux paramètres tout à fait équivalents.

Mais ce n’est pas tout. Même des personnes qui savent faire la différence entre (a) et (A) et entre (A) et (X) adoptent souvent un schéma semblable. Rangent-elles, disons (X) et (Y), l’un et l’autre du « mauvais côté », il en résulte qu’on ne peut plus du tout parler isolément de ces deux hommes. Tout propos tenu contre (X) pourrait en effet compter sur l’approbation de (Y) est inversement ; il est donc selon la logique totalitaire du schéma, à rejeter. À quel point sont vivants – et mortels – ces formalismes en Allemagne, tout regard jeté sur la presse d’aujourd’hui nous l’apprend. Naturellement ces symboles peuvent représenter n’importe quelles oppositions (patrons / syndicats ; « Bonn » / opposition contre « Bonn », etc.)

La peur d’être « approuvé par le mauvais côté » n’est pas seulement oiseuse. C’est une caractéristique de la pensée totalitaire. Une critique qui lui fait des concessions ne saurait se justifier par aucune considération de tactique : c’est une critique débile.

H.-M.Enzensberger, Second supplément au « Langage du Spiegel »Culture ou mise en condition ?, Les Belles Lettres, coll. « Le goût des idées », 2012, pp. 96-98 (Trad. Bernard Lortholary)

Dans la demeure de l’être

En 2009, l’universitaire William Marx explora, dans un livre plaisant intitulé Vie du Lettré, différents aspects communs ou incongrus de la vie des lettrés : nourriture, sexualité, politique, habitat, etc. Je vous en propose un chapitre aujourd’hui.

La Maison

La maison du lettré contient les livres qui contiennent le monde. Mais quel lieu pourra contenir cette maison ? Le monde n’y suffirait pas. Aussi faut-il que cette maison se trouve en son dehors ou, tout au moins, sur ses marges. Le logis du lettré tourne le dos au monde. Il est un cosmos à lui seul, ordonné comme tel, avec ses espaces aux usages bien déterminés : pour la lecture, la bibliothèque ; pour le travail, le bureau ; le jardin pour la détente ; la chambre pour le repos. Le lettré trouve force et courage dans la structure ; tel est le nom que prend l’habitude quand, tu temps, elle se transpose dans l’espace à trois dimensions et y fait sa demeure. Les horaires bien réglés demandent des lieux non moins nettement délimités.

Ernest Renan fit un jour l’ébauche d’une théorie de la maison lettrée. C’était à Paris, à la mi-juin de l’année 1889. L’Exposition universelle avait juste ouvert ses portes. Le Président de la République, Sadi Carnot, qui mourrait plus tard assassiné dans une autre exposition, à Lyon, se contentait pour l’instant de visiter chaque jour un morceau de celle de Paris. Les visiteurs de la tour Eiffel se ruaient sur les escaliers, quoique les ascenseurs fussent déjà en fonction : ils servaient encore surtout à débarrasser de leurs gravats les étages du monument. Des trains spéciaux étaient affrétés depuis la province pour l’Exposition, mais, une fois parvenus dans la capitale, les provinciaux allaient à pied, faute de cochers : ces derniers faisaient grève depuis plusieurs jours. C’est dans ce joyeux tohu-bohu que se tint le congrès annuel des société savantes et des sociétés des beaux-arts de Paris et des départements, dont l’assemblée générale se réunit dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous la présidence du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. À deux heures arriva monsieur Fallières, et Renan ouvrit la séance par un discours qui, au milieu de tant d’embarras parisiens, posait une question brûlante : « Peut-on travailler en province ? ». Bien sûr, étant donné le contexte, seul le travail érudit était concerné. Parmi tous les arguments positifs avancés (l’exemple de savants illustres, la sous-exploitation des fonds de bibliothèques provinciales, etc.), un surtout retint l’attention du vieil administrateur du Collège de France : la maison.

Ce fut l’occasion d’une douce rêverie :

« Une jolie maison dans les faubourgs d’une grande ville ; une longue salle de travail garnie de livres, tapissée extérieurement de roses du Bengale ; un jardin aux allées droites, où l’on peut se distraire un moment avec ses fleurs de la conversation de ses livres : rien de tout cela n’est inutile pour cette santé de l’âme nécessaire aux travaux de l’esprit. À moins d’être millionnaire (ce qui est rare parmi nous), ayez donc cela à Paris, à un quatrième étage, dans des maisons banales, construites par des architectes qui, pas une fois, ne se sont posé l’hypothèse d’un locataire lettré ! Nos bibliothèques, où nous aimerions tant à nous promener dans la variété de nos livres et de nos pensées, sont des cabinets noirs, des greniers où les livres s’entassent sans produire la moindre lumière. Paris a le Collège de France ; cela suffit pour m’y attacher. Mais, certes, si le Collège de France était, comme une abbaye du temps de saint Bernard, perdu au fond des bois, avec de longues avenues de peupliers, des chênaies, des ruisseaux, des rochers, un cloître pour se promener en temps de pluie, des files de pièces inutiles où viendraient se déposer sur de longues tables les inscriptions nouvelles, les moulages, les estampages nouveaux, on y attendrait la mort plus doucement, et la production scientifique de l’établissement serait supérieure encore à ce qu’elle est ; car la solitude est bonne inspiratrice, et les travaux valent en proportion du calme avec lequel on les fait. »

On peut certes rêver avec Renan sur l’ermitage savant dont il dresse le séduisant tableau. On peut aussi remarquer qu’il s’appesantit bien plus sur les alentours de la maison lettrée que sur la maison elle-même : paradoxalement, la « longue salle de travail » ne vaut pas moins par les « roses du Bengale » qui en tapissent les murs extérieurs que par les livres qu’elle contient. À la même époque, le Grand Dictionnaire universel de Larousse définit cette variété de roses comme extrêmement vivace et prolifique : aussi nommées roses des chiens, cynorhodons, sous-églantiers ou roses thé, elles sont, assure-t-il, « très fécondes en fleur et leur floraison dure très longtemps ». Les noms des sous-variétés se colorent d’un charme désuet : Ajax, canari, Ninon de Lenclos, abricoté, amour des dames, gloire de Dijon… C’est la rose des jardins faciles, qui laissent tout leur temps aux travaux de l’esprit.

Cette fleur à la connotation mollement orientale fournit une sorte de contrepoint à un autre exotisme : celui, plus inquiétant, du contenu de la maison. Si tout livre ne transporte peut-être pas vers d’imaginaires destinations, tout livre vient d’ailleurs, assurément. Par nature, il est l’étranger : une altérité incarnée dans de l’encre et du papier. Et une altérité impossible à réduire : quoi qu’on fasse, à la différence d’un interlocuteur en chair et en os, le texte sera toujours semblable à lui-même ; il n’exige rien que la soumission. Tant d’altérité et de puissance négative épuise : la maison a pour fonction de rendre moins pénible un travail dont la dureté éprouve cruellement le lettré. Il ne s’agit même, selon Renan, que d’attendre « la mort plus doucement » dans une sorte de retraite ou, comme on disait au XVIIe siècle, de désert. À ce point du discours, la formule est inattendue : comment mieux dire que les bibliothèques sont les tombeaux non seulement des livres, mais des lecteurs, et que le travail lettré a partie liée avec la mort ? Lire les textes d’auteurs disparus ou écrire sur eux ne va pas sans quelque conséquence fatale.

Renan en avait une claire conscience : alors que, depuis plusieurs années, il passait ses vacances d’été en Bretagne, à Rosmapamon, dans une maison bourgeoise dont la terrasse bordée d’hortensias donne, à travers les arbres, sur la baie de Perros-Guirec (cette même maison où le jeune Maurice Barrès vint lui rendre une visite devenue depuis fameuse), sentant approcher ses derniers moments, il ne voulut pas mourir ailleurs que dans son appartement du Collège de France, au milieu de ses livres et de ses papiers. Il fallut en hâte abandonner le cher pays natal et rentrer à Paris, où le maître s’éteignit en effet deux semaines plus tard, le 2 octobre 1892, à six heures vingt du matin. La bibliothèque est le vrai pays des morts ; et si les livres sont les conducteurs des âmes, les lettrés ne leur confient pas moins volontiers leur corps, comme à l’Hermès infernal.

Le lecteur qui veut pénétrer dans la Bibliothèque nationale de France en sait quelque chose, lorsqu’il gravit l’immense pyramide aveugle et tronquée en laquelle consiste principalement cette architecture mausoléenne. Le Collège de France imaginé par Renan est perdu au milieu d’une vaste forêt ; la bibliothèque conçue par Dominique Perrault intègre la forêt au cœur du bâtiment. Dans les deux cas, la maison du lettré fait corps avec la nature. Haut lieu du savoir, pointe avancée de l’esprit, elle figure symboliquement la tension fondatrice de l’humanité : plus la culture s’approfondit, plus la nature s’ensauvage. Au paisible jardin de l’érudit provincial, avec ses roses domestiques et ses allées droites et bien ratissées, répond la forêt ténébreuse du professeur au Collège de France, semée de rochers, traversée de ruisseaux, où seules de longues avenues de peupliers rappellent encore l’existence humaine. Les travaux difficiles demandent plus que de simples conversations avec les fleurs : les longues équipées à travers bois sont pour eux. Ici, l’antithèse entre nature et culture se résout en harmonie : l’homme sauvage n’est-il pas celui qui s’enferme avec des livres plutôt que de fréquenter ses semblables ?

Le véritable lettré n’a d’autre maison que les livres où il s’anéantit ; le reste est murs de circonstance, bibliothèques qu’il parcourt à travers le monde, bureaux exigus, chambres où il passe des nuits trop brèves. Perdue dans de lointaines banlieues de province ou dissimulée au fond des bois, sa maison, d’un même mouvement se retire du monde tout en s’ouvrant sur la terre. Selon la belle formule de Heidegger, « en tout ce qui s’épanouit, la terre est présente en tant que ce qui héberge ». En ce retrait comme en cette ouverture résident à la fois le secret du lettré et le propre de l’être, le premier ayant, par l’éclaircie difficile du livre, accès au second. Locataire d’une maison aussi invisible que la cage d’air en laquelle Merlin se laisse emprisonner par la savante Viviane, le lettré ne prend lit et couvert nulle part ailleurs que dans la demeure même de l’être.

William Marx, Vie du Lettré, Éditions de Minuit, 2009, pp. 69-73

Une lettre d’Allemagne, de D.H. Lawrence – Intuition du romancier

Les grands romanciers et les grands poètes peuvent saisir leur temps, en dehors de toute enquête historique érudite, de toute réflexion sociologique poussée, et même de toute démarche à peu près scientifique. Ils pressentent, par une sorte d’intuition presque tellurique, les sourds mouvements tectoniques de leur époque. Le monde change ; ils s’en aperçoivent. Qu’il se produise quelque chose de neuf – qu’ils sont parfois bien en peine de nommer – et les en avertissent leurs sens, plus éveillés que les nôtres, à nous pauvres animaux rationnels et étroits, cervelles raisonnantes et influençables. Si la précision leur fait parfois défaut, le jeu de leur intuition produit pourtant, à l’occasion, des résultats saisissants. Ces écrivains montrent moins leur génie en réfléchissant froidement, par le jeu spéculatif, professoral, théorique, qu’en transposant, par le biais de la poésie et de la prose, le réel dans l’espace épuré, et donc signifiant, de la fiction.

Parmi ces écrivains hypersensitifs, je compte évidemment D.H.Lawrence, dont j’ai déjà souligné par le passé la finesse de certains de ses pressentiments – sur le fascisme, notamment, dans Kangourou. Peu importe que Lawrence tourne à l’occasion des pages durant autour d’un problème qu’il ne parvient pas à exposer (dans le tiers final de Femmes Amoureuses, par exemple). Lorsque se produit l’étincelle, au cœur d’un grand texte (de Lawrence ou d’un autre), le lecteur est récompensé de tous ses efforts – et peut accéder à un stade différent d’intellection, sur lui, sur autrui ou sur le monde qui l’entoure. La lecture s’en trouve justifiée.

Dans ce texte méconnu de D.H. Lawrence, écrit le 19 février 1924 (la date est importante), le lecteur trouvera un tableau inquiet de l’Allemagne d’alors, d’une inquiétude purement perceptive, attentive aux gens, aux sons, aux villes ; d’une intelligence des sens, préoccupée par la dangereuse irrationalité qu’elle pressent être en plein essor. Je la trouve plus proche de l’essai fictionnel que du strict reportage, du fragment autobiographique que de l’enquête journalistique. Sa forme peut apparaître datée, et ses imprécisions fort éloignées des prédictions telles que les envisage une conception étroite du prophétisme, c’est un fait. L’histoire peut y être malmenée. Quelques facilités apparaissent ici ou là, sur le sang et la race ; elles sont d’époque, et ce qui allait naître ne les avait pas encore définitivement disqualifiées. Pardonnons à celui qui a senti que quelque chose devait se produire de n’avoir pas su quelle forme précise et scientifique ce quelque chose prendrait. Au-delà de ces détails superficiels, Lawrence (mort en 1930) avait en réalité perçu, dès le franchissement du Rhin, le visage effrayant qu’allait prendre l’Allemagne une décennie plus tard, visage qu’elle avait déjà en puissance, et dont il avait saisi, par quelques allusions littéraires à la « Tartarie », toute la barbarie sous-jacente. Pour le dire comme Jünger, bien plus tard, en 1938, alors que tous les signaux de la progression du mal collectif étaient observables : Le Grand Forestier va s’éveiller. Et c’est un mérite, certes inutile pour la civilisation, mais un mérite tout de même, pour D.H.Lawrence, de l’avoir, à sa manière, avec ses mots, parfois usés, parfois dépassés, pressenti parmi les premiers.

Même si elle n’a aucun rapport avec le recueil qui la comprend (Matins mexicains), cette lettre méritait bien, à mon avis, d’y être incluse par l’éditeur, Le Bruit du Temps. On y saisit ici, en pleine action, l’instinct du romancier : ce qu’il voit, ce qu’il sent, ce qu’il pressent, a une justesse que peu de démonstrations méthodiques peuvent atteindre, elles qui sont engoncées dans leurs sains principes rationnels, qui les soutiennent et les ralentissent ; le romancier, lui, peut laisser ses sens s’exprimer – qu’il ne se mêle pas de démontrer, qu’il se contente de montrer. S’il est bon – et Lawrence l’était – cela suffira.

(Je vous remercie de m’indiquer les éventuelles coquilles d’un texte passé à la moulinette d’un logiciel de reconnaissance de caractères – une grande première pour moi ; il y avait quelques imprécisions, je crois les avoir toutes corrigées, mais qui sait…)

UNE LETTRE D’ALLEMAGNE

Nous retournons à Paris demain, c’est donc le dernier moment pour écrire une lettre d’Allemagne. Envoyée plutôt depuis la lisière de l’Allemagne.

C’est un voyage sinistre que celui de Paris à Nancy, à travers cette région de la Marne qui donne encore le sentiment qu’on lui a extirpé l’âme à coups d’explosifs ; pourtant les champs mornes sont nivelés et cultivés, et les arbres, blêmes et fins comme des fils, tiennent debout. Tout ici paraît cependant vide, nul et non avenu. Dans les villages, des alignements de rues où les maisons délabrées ont l’air de chicots entre des dents saines.

Vous arrivez à Strasbourg, où les gens continuent de parler l’allemand d’Alsace, comme depuis toujours, malgré les enseignes en français des magasins. L’endroit a l’air mort. Beaucoup d’articles en coton, du coton blanc, venus de Mulhouse, d’usines qui étaient anciennement allemandes. Une masse invraisemblable de cotonnades blanches bon marché.

La façade de la cathédrale, haute, plate, ouvragée, une sorte d’obscurité dans l’obscurité, avec une rosace ronde et de longs, longs prismes de pierre. Étrange que des hommes aient eu un jour envie de poser pierre ouvragée sur pierre ouvragée jusqu’à une telle hauteur, et sans tout faire tomber. Le gothique! Ça me rendait toujours joyeux de voir s’écrouler mes châteaux de cartes. Mais ces Goths et ces Alamans avaient apparemment une passion pour les hauteurs vertigineuses.

Le Rhin est toujours le Rhin, le grand séparateur. Ce que vous ressentez en le traversant. Des berges détrempées, planes, gelées. Puis le fleuve, froid, sinueux. Enfin l’autre côté, qui a l’air si froid, si vide, si gelé, si abandonné. Le train s’arrête et rejette furieusement sa vapeur. Après quoi il s’étire à travers la plaine plate du Rhin, passe des zones inondées prises par le gel, des champs de givre, dans le vide de cette portion de territoire occupé.

Dès que vous avez franchi le Rhin, l’esprit du lieu change. On n’essaie plus de vous servir le boniment de l’aménité. Les zones marécageuses sont gelées. Les champs sont vides. On dirait qu’il n’y a plus personne au monde.

C’est comme si la vie s’était retirée vers l’Est. Comme si la vie germanique refluait lentement pour éviter tout contact avec l’Europe occidentale, refluait vers les déserts de l’Est. Voici les collines rondes, pesantes, massives de la Forêt-Noire, noires du noir d’encre des arbres allemands et qu’émaille un peu de blanc neigeux. On dirait une succession d’énormes éminences intriquées, sombres, qui obstruent le regard vers l’Est. Vous les considérez depuis la plaine du Rhin, et comprenez que vous vous trouvez sur une véritable frontière, une frontière contre quelque chose.

À l’instant où vous êtes en Allemagne, vous savez. Un sentiment de vide, de vague menace. C’est ainsi que les soldats romains ont dû contempler ces coteaux ronds, noirs et massifs : avec une certaine crainte, et en comprenant qu’ils touchaient là à une limite, leur limite. La crainte des indigènes invisibles. La crainte de cette vie invisible rôdant dans les bois. La crainte de leur exact contraire.

Il en va de même pour les Français ; cette même crainte, presque mystique. Mais on ne doit insulter pas même ses propres craintes.

L’Allemagne, cette partie de l’Allemagne, est très différente de ce qu’elle était il y a deux ans et demi, lorsque j’y étais venu. À l’époque, elle était encore ouverte à l’Europe. Elle regardait encore vers l’Europe occidentale en espérant une réunion, une sorte de réconciliation. Époque révolue, désormais. La mystérieuse, l’inexorable barrière est retombée ; et ses puissantes inclinations portent une fois encore l’esprit germanique vers l’Est : vers la Russie, vers la Tartarie. L’étrange vortex de la Tartarie est redevenu le centre positif, et la positivité de l’Europe occidentale a été brisée. La positivité de notre civilisation s’est rompue. Les influences, invisiblement, proviennent dorénavant de la Tartarie. Tant et si bien que toute l’Allemagne lit Bêtes, hommes et dieux avec une sorte de fascination. Et ce faisant retrouve sa fascination pour l’Est destructeur qui engendra Attila.

Il fait nuit, donc. Baden Baden est un petit endroit paisible, une fois tous les curistes partis. Plus aucun Tourgueniev, plus aucun Dostoïevski, ni grand-duc ni roi Edwards venant boire les eaux. Tous les signes extérieurs d’une ville d’eau mondialement connue – mais vide à présent, un simple village de la Forêt-Noire, que traversent des trains chargés de grumes en direction de la France.

Le Rentenmark, le nouveau mark-or allemand, est abominablement cher. En Angleterre les prix sont élevés, mais à Baden on achète moins avec la devise anglaise qu’on ne peut acheter à Londres, et de beaucoup. En outre il n’y a pas de travail – donc pas d’argent. Personne n’achète quoi que ce soit, hormis le strict nécessaire. Les commerçants sont désespérés. Et il y a de moins en moins de travail.

Tout le monde renonce au téléphone – trop cher. Les tramways ne circulent pas, sauf trois fois par jour jusqu’à la gare. Vers l’Annaberg, dans la banlieue, les lignes sont envahies par la rouille et les tramways n’y vont plus. Les gens sont dans l’incapacité d’acquitter les dix pfennigs du billet. Aujourd’hui, dix pfennigs représentent une somme importante : un penny. C’est exactement cent milliards de marks.

L’argent devient fou, et les gens avec.

La nuit, l’endroit est plongé dans une obscurité presque totale, pour économiser la lumière. Économie, économie, économie – cela aussi tourne à la folie. Par chance, le gouvernement fait en sorte que le pain reste relativement bon marché.

Mais la nuit vous avez l’impression qu’il se passe d’étranges choses dans le noir, vous ressentez l’étrangeté qui émane de cette Forêt-Noire jamais vraiment conquise. Vous vous raidissez, à l’écoute de la nuit. Vous éprouvez une sensation de danger. Cela ne vient pas des gens. Ils n’ont pas l’air dangereux. C’est de l’air lui-même que provient cette sensation de danger, la sensation bizarre d’un mystérieux danger, une sensation qui hérisse.

Quelque chose s’est passé. Quelque chose s’est passé qui ne s’est pas encore produit. L’ancien sortilège de l’ancien monde s’est rompu, et l’ancien esprit sauvage, celui qui hérisse, a pris possession des lieux. La guerre n’a pas brisé l’espoir de paix-et-production du monde, mais elle l’a profondément altéré. C’est pourtant ce vieil espoir de paix-et-production qui continue de gouverner, de gouverner la conscience à tout le moins. Même en Allemagne, il n’a pas complètement disparu.

Mais c’est comme s’il avait pratiquement disparu. Ces deux dernières années en sont la cause. L’espoir de paix-et-production s’est brisé. L’ancien courant, l’ancienne adhésion n’ont plus cours. Et c’est un courant plus ancien qui s’est imposé. Retour, retour à la sauvage polarité tatare, éloignement de la polarité que représentait l’Europe chrétienne civilisée. Cela, me semble-t-il, a déjà eu lieu. Et c’est un fait infiniment plus important que tout autre événement plus concret. Il engendrera la prochaine phase des événements.

Et l’impression jamais ne s’atténue. En remontant la vallée du Rhin, c’est toujours la même obscure sensation de danger, de silence, de suspens. Non que les gens soient occupés à comploter, manigancer, ourdir – je ne le crois pas une minute. Mais quelque chose s’est produit dans l’âme humaine, par-delà tout espoir. L’âme humaine s’est détachée de l’unisson, s’en est allée se fortifier ailleurs. L’ancien esprit de l’Allemagne préhistorique est de retour, à la fin de l’Histoire.

Même chose à Heidelberg. Heidelberg, des gens partout, partout, partout. Des étudiants, tous pareils, des jeunes gens sac au dos tous semblables, des bandes de filles et de garçons qui descendent des collines. Pareils, et différents. Ces curieuses bandes de Jeunes Socialistes, garçons et filles, avec leurs discours antimatérialistes et leurs affirmations teintées de mysticisme, c’est leur étrangeté qui vous frappe. Quelque chose de primitif, comme des bandes errantes issues de tribus qui se seraient scindées, éparpillées, ainsi les voit-on. Et ces flots de gens produisent une impression de silence, de secret, de dissimulation. L’impression que tout homme et toute chose ont fui l’ancienne harmonie, comme des barbares rôdant dans un buis fuient les regards. Les vieilles habitudes demeurent. Mais la masse des gens n’a pas d’argent. Et le courant des sentiments s’est entièrement inversé.

Vous êtes là, dans les bois qui dominent la ville, et vous contemplez le Neckar vert qui glisse rapidement hors de l’échancrure allemande pour rejoindre le Rhin. Le soleil disparaît lentement, écarlate, dans la brume de la vallée du Rhin. De l’autre côté, la vieille pierre rosée du château en ruine semble s’embraser, la maréchalerie en dessous est dans l’ombre, les toits pointus de la vieille ville compacte, qui vient buter sur la porte du pont, brillent puis s’éteignent. La brume est bleue.

C’est comme si les années faisaient rapidement marche arrière – et n’avançaient plus. Le temps, comme un ressort qui casse et brusquement se recroqueville, semble revenir avec une mystérieuse vélocité vers une sorte de mort. Revenir au fantôme du haut Moyen Âge allemand, puis à l’époque romaine, puis au temps des forêts silencieuses et des barbares qui y rôdent, menaçants.

Les races germaniques recèlent quelque chose que rien n’est susceptible d’altérer. À peau blanche, élémentaire, dangereux. Notre civilisation est née de la fusion des yeux noirs et des yeux bleus. La rencontre, le mélange, l’enchevêtrement des deux races ont été la joie de notre ère. Le Celte était là, étranger mais nécessaire, tel un réactif chimique à la fusion. La civilisation européenne a alors pris son essor. Pareillement ces cathédrales, et ces pensées.

Mais aujourd’hui, le Celte est l’agent désintégrateur. Les races latines et méridionales se dissocient des races septentrionales, et l’instinct nordique du Germain reflue vers la Tartarie, vers le vortex destructeur de la Tartarie.

C’est le destin, personne désormais n’y peut rien changer. Le sang lui-même se transforme. Au cours de ces trois dernières années, la composition même du sang s’est modifiée dans les veines de l’Europe. Mais surtout dans les veines germaniques.

Et nous avons simultanément contribué à cela – par l’occupation de la Ruhr, par l’impéritie anglaise, par la perfidie allemande. C’est nous-même qui avons fait cela. Et apparemment on ne pouvait faire autrement.

Quos vult perdere Deus, dementat prius.

 19 février 1924, DH.Lawrence.

« Une lettre d’Allemagne », D.H.Lawrence, Matins mexicains et autres essais, Le Bruit du Temps, 2012 (Trad. Jean-Baptiste de Seynes)

Un lecteur

Je cherchais (en vain) à retrouver une citation précise de Borges sur Chesterton quand je suis tombé sur ce texte. Les deux premières phrases sont très connues, la suite l’est moins, je crois. Étant donné mes obligations des prochains jours et ma fatigue actuelle, je ne garantis pas que la publication de mes prochaines notes sera aussi régulière qu’elle ne le devrait. Quant à la remarque sur Chesterton que j’aurais voulu retrouver dans son contexte, elle n’est peut-être même pas de Borges ; ou elle lui est faussement attribuée, l’affaire est commune, plus encore depuis que l’Internet permet la circulation de citations douteuses et jamais référencées.

Un Lecteur

Que d’autres se targuent des pages qu’ils ont écrites ;

moi je suis fier de celles que j’ai lues.

Je n’aurai pas été un philologue,

je n’aurai pas interrogé les déclinaisons, les modes, la laborieuse mutation des lettres,

le d qui se durcit en t,

l’équivalence du g en k,

mais tout au long de mes années j’ai professé

la passion du langage.

Mes nuits sont pleines de Virgile ;

avoir su et avoir oublié le latin

est une possession, parce que l’oubli

est l’une des formes de la mémoire, son vague souterrain,

l’autre face secrète de la monnaie.

Quand dans mes yeux s’effacèrent

les vaines chères apparences,

les visages et la page,

j’entrepris l’étude du langage de fer

dont mes aînés se servirent pour chanter

les épées et les solitudes,

et maintenant, après sept siècles,

du fond de ton Ultima Thule

ta voix m’arrive, Snorri Sturluson.

Le jeune homme, devant le livre, s’impose une discipline précise ;

à mon âge, toute entreprise est une aventure

qui confine à la nuit.

Je n’achèverai pas le déchiffrement des anciennes langues du Nord,

je ne plongerai pas mes mains désireuses dans l’or de Sigurd ;

la tâche que j’entreprends est illimitée

et va m’accompagner jusqu’à la fin,

cette fin non moins mystérieuse que l’univers

et que moi, l’apprenti.

Jorge Luis Borges, Œuvres Complètes II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, pp. 184-185 (trad. Jean Pierre Bernès et Nestor Ibarra)

L’Embarras

Pour compléter ma note de samedi, je vous propose un petit extrait, amusant, du Journal Littéraire, de Paul Léautaud. Promis, j’arrête, ensuite, avec l’atrabilaire de Fontenay.

Lundi 30 Janvier 1922. – J’ai été ce soir acteur dans une petite scène qui est un bel exemple de la vanité littéraire et de l’illusion qu’elle peut entraîner. Cela à propos d’une phrase de ma Chronique dramatique, Nouvelle Revue française, n°1er janvier 22. Voici cette phrase, faisant suite à des critiques de certains écrivains : « Que sont-ils, eux et bien d’autres, à côté de l’écrivain admirable comme sensibilité, intelligence supérieure, spontanéité de l’expression, liberté morale la plus complète, que je ne nommerai pas et qui m’a donné de si vifs plaisirs que je voudrais être seul à le connaître ? »

J’avais rendez-vous à 6 heures avec Mme … devant la pâtisserie qui fait l’angle de la rue de Grenelle et de la place de la Croix-Rouge. J’étais là, en l’attendant, à faire un cigarette, en regardant machinalement l’étalage, quand levant les yeux je vois Gide et Jacques Rivière, à l’intérieur de la pâtisserie. Gide me fait signe d’entrer. Je refuse de la main. Ils sortent. Nous nous disons bonjour, puis Gide, faisant signe à Rivière de nous laisser, me prend par le bras et me dit « Vous savez, mon cher Léautaud, j’ai beaucoup à vous remercier… Cela m’a beaucoup touché… J’ai été très agréablement surpris… » Je ne comprenais pas du tout et je lui dis : « Mais quoi donc ?… » Il continue : « Voyons, votre dernière chronique… la phrase dans laquelle vous parlez d’un écrivain que vous ne voulez pas nommer… Vous vous souvenez bien ?… » Je ne comprenais toujours pas et je lui dis : « Eh ! bien, quoi ?… » Il continue, de plus en plus enveloppant et me tenant de plus en plus par le bras : « Voyons, je ne me trompe pas ? … Je n’étais pas sûr, mais Rivière m’a dit : Mais si, mais si, c’est bien toi. C’est bien de moi qu’il s’agit, n’est-ce pas ? » Comment faire ? Je ne savais où me mettre. J’avais autant envie de rire que j’étais embarrassé. Dire non ? La situation eût été gênante. Dire oui, pourtant ? C’est pourtant ce que j’ai répondu, un : oui, chuchoté, évasif, gêné, timide, presque agacé aussi. Il n’y avait pas moyen de faire autrement. Gide a continué encore : « C’est d’autant plus délicat que vous ne m’avez pas nommé… Si, si, cela m’a beaucoup touché. » Là-dessus, j’ai prétexté de mon rendez-vous et nous nous sommes quittés, moi avec soulagement.

Comment Gide a-t-il pu se méprendre à ce point ? Je n’en reviens pas. La phrase en question s’applique si peu à lui ! « Spontanéité dans l’expression » alors qu’il doit tant travailler pour écrire, que cela se sent si bien chez lui, et qu’il laisse voir tant d’envie pour les gens qui écrivent spontanément, il me l’a témoigné plus d’une fois sans le vouloir. « Liberté morale la plus complète » alors qu’il est sans cesse embarrassé dans des questions de conscience, de la peur du péché et qu’il n’a pas une hardiesse sans en montrer aussitôt de la contrition. Il sait mon goût pour Stendhal et il ne l’a pas reconnu dans cette phrase et il s’y est reconnu, lui ! C’est prodigieux. C’est bien comique aussi. Et cette façon caressante, chatte, enveloppante, de me parler de cela, et de me remercier, avec un geste et cette voix qui ne sont qu’à lui. Quelle jolie scène de la vie littéraire. Elle aurait eu sa place dans L’Œuvre des Athlètes de Duhamel et aurait bien fait rire.

Il n’est pas possible que Gide ne découvre pas un jour qu’il s’est trompé. Il ne pourra pas m’en vouloir de lui avoir répondu comme je l’ai fait, mais il sera joliment embarrassé à mon égard.

Cette amusante anecdote n’enlève rien à l’estime dans laquelle Léautaud tient Gide, et dont quelques passages comme celui qui suit témoignent.

Mardi 20 juin 1922 – Je relis des choses de Gide, dans le petit volume de morceaux choisis de la Nouvelle Revue française, pour me mettre en train pour mon compte rendu de Saül que vient de jouer le Vieux-Colombier et qui est sans conteste une admirable chose. C’est un écrivain de marque, Gide, qui a un ton, un style, une façon de sentir et de voir à lui, et des sujets à lui et qui le tiennent de près, semblables au possible à son esprit et à sa personne. Ce petit volume de morceaux choisis est excellent pour le connaître et le faire apprécier. N’importe. J’ai beau le trouver fort bien. Ce n’est pas mon genre, ni comme fond ni comme forme. Il me faut plus de vivacité et de spontanéité, plus d’extérieur, il me semble que je pourrais résumer en disant : moins d’art. Ce qui ne m’empêche pas de penser que la littérature de Gide est plus rare et peut-être supérieure à ce que je préfère.

Du bon et du mauvais style

Je lis actuellement le Journal de Léautaud (la très épaisse anthologie parue chez Folio), avec grand plaisir et parfois un peu d’irritation. Ce farouche stendhalien n’aimait que le style spontané, naturel, vrai, soit tout l’inverse de ce que produisaient les auteurs de sa jeunesse, temps de Parnassiens et de Symbolistes affectés (depuis presque tous oubliés). Réfractaire par nature (ce qui fait son intérêt littéraire), Léautaud abhorrait son époque de surécriture et de préciosité – c’était le temps de la gloire de Barrès et de Bourget, de Prudhomme et de Mendès. Il y revenait souvent, au fil des jours, brandissant son cher Stendhal, le Stendhal intime et pressé des écrits autobiographiques ou de la correspondance plus que le Stendhal « extime » des romans. Chacun sait que les fanatiques de Stendhal – quand sa gloire était moins fermement établie qu’aujourd’hui – révéraient chez lui, par opposition à la mode de leur temps, le naturel, l’aisance, le style, contre ce qu’ils jugeaient être une falsification, la méthode de Flaubert, son acharnement formel, ses constants polissages, son phrasé orné. Plus qu’aux artisans rigoureux, l’époque était alors aux plumitifs à synonymes, à la littérature dite décadente et à ses sentences d’ornement. On comprend que devant tant de vanité un marginal récalcitrant comme Léautaud ait regimbé.

La lecture de ce Journal m’a néanmoins fait fouiller ce matin dans Rémy de Gourmont, gloire un peu oubliée du siècle dernier. Les deux hommes, travaillant au Mercure de France, étaient proches, quoique opposés dans leur manière d’appréhender la littérature. Leurs débats, repris dans le Journal, en témoignent assez. Dans la vieille querelle opposant stendhaliens et flaubertistes, Gourmont penchait en effet du côté de la sueur et du labeur (l’art est un travail) – tandis que Léautaud (l’art est un plaisir) ne croyait qu’à la vérité de la hâte, de la sensibilité immédiate, du ton personnel, qui pour lui ne se révélaient vraiment qu’en dehors de toute « fabrication ». Il fallait selon lui, pour ne pas ennuyer, qu’un texte s’écrivît en un jet, sans y revenir. Léautaud n’épargnait guère les « écrivains de bureau », les « ébénistes », les « maniérés », les bavards et les artisans du « beau style », d’où ses fréquentes – et réjouissantes – récriminations contre telle ou telle gloire, jugée usurpée. Ne nous trompons pas. Cet éloge de la spontanéité n’équivalait pas, chez lui, à un culte du naturel bas de gamme, tel qu’il peut se pratiquer par les amateurs contemporains de l’écriture blanche, du « ça écrit », du matériau brut et personnel, du durassisme mal assimilé, et de la pensée plate. Léautaud eût récriminé contre eux comme il récriminait contre Barrès ou Gide. Sa détestation des « écrivains arrivés », des pontifes et des « auteurs bien rentés », que je crois liée à son iconoclasme naturel, n’aurait pas été moins forte aujourd’hui qu’elle le fut hier. Il aurait sans doute tenu quelques propos cinglants sur les populaires d’aujourd’hui, contre leur fatigante et plane indigence. Gourmont l’aurait sans doute suivi, pour d’autres motifs, que le petit extrait du jour peut contribuer à éclairer.

J’ai trouvé ceci dans La Culture des Idées, paru chez Robert Laffont (coll. « Bouquins »). Encore jeune, Gourmont avait écrit une longue critique d’un traité de style, dont je reprends ici les deux premières sections. C’est là un texte assez éloigné des remarques de Léautaud mais qui les rejoint sur deux ou trois points (écrire trop bien, c’est mal écrire, par exemple).

 

DU STYLE OU DE L’ÉCRITURE

 I

                                   » Et ideo confiteatur eorum stultitia, /  qui arte, scientiaque immnunes, / de solo ingenio confidentes, ad / summa summe canenda prorumpunt / a tanto prosuntuositate / desistant, et si anseres naturali / desidia sunt, nolint astripetam / aquilam imitari. »  DANTIS ALIGHIERI,  De vulgari eloquio, II. 4.

(« Et puisse de la sorte rester confondue la sottise de ces autres qui, dépourvus d’art et de science, confiants en leur seul engin, se jettent à chanter les plus hauts sujets sur le ton le plus haut : qu’ils abandonnent une telle présomption ; et si par nature ou fainéantise ils ont manière d’oisons, qu’ils ne prétendent pas imiter l’aigle dont le vol atteint les astres », Trad. André Pézard, in Œuvres Complètes, Dante, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 603

Déprécier « l’écriture », c’est une précaution que prennent de temps à autre les écrivains nuls ; ils la croient bonne ; elle est le signe de leur médiocrité et l’aveu d’une tristesse. Ce n’est pas sans dépit que l’impuissant renonce à la jolie femme aux yeux trop limpides ; il doit y avoir de l’amertume dans le dédain public d’un homme qui confesse l’ignorance première de son métier ou l’absence du don sans lequel l’exercice de ce métier est une imposture. Cependant quelques-uns de ces pauvres se glorifient de leur indigence ; ils déclarent que leurs idées sont assez belles pour se passer de vêtement, que les images les plus neuves et les plus riches ne sont que des voiles de vanité jetés sur le néant de la pensée, que ce qui importe, après tout, c’est le fond et non la forme, l’esprit et non la lettre, la chose et non le mot, et ils peuvent parler ainsi très longtemps, car ils possèdent une meute de clichés nombreuse et docile, mais pas méchante. Il faut plaindre les premiers et mépriser les seconds et ne leur rien répondre, sinon ceci : qu’il y a deux littératures et qu’ils font partie de l’autre.

Deux littératures: c’est une manière de dire provisoire et de prudence, afin que la meute nous oublie, ayant sa part du paysage et la vue du jardin où elle n’entrera pas. S’il n’y avait pas deux littératures et deux provinces, il faudrait égorger immédiatement presque tous les écrivains français ; cela serait une besogne bien malpropre et de laquelle, pour ma part, je rougirais de me mêler. Laissons donc ; la frontière est tracée ; il y a deux sortes d’écrivains: les écrivains qui écrivent et les écrivains qui n’écrivent pas, – comme il y a les chanteurs aphones et les chanteurs qui ont de la voix.

Il semble que le dédain du style soit une des conquêtes de quatre-vingt-neuf. Du moins, avant l’ère démocratique, il n’avait jamais été question que pour les bafouer des écrivains qui n’écrivent pas. Depuis Pisistrate jusqu’à Louis XVI, le monde civilisé est unanime sur ce point : un écrivain doit savoir écrire. Les Grecs pensaient ainsi ; les Romains aimaient tant le beau style qu’ils finirent par écrire très mal, voulant écrire trop bien. S. Ambroise estimait l’éloquence au point de la considérer comme un des dons du Paraclet, vox donus Spiritus, et S. Hilaire de Poitiers, au chapitre treize de son Traité des Psaumes, n’hésite pas à dire que le mauvais style est un péché. Ce n’est donc pas du christianisme romain qu’a pu nous venir notre indulgence présente pour la littérature informe ; mais comme le christianisme est nécessairement responsable de toutes les agressions modernes contre la beauté extérieure, on pourrait supposer que le goût du mauvais style est une de ces importations protestantes dont fut, au dix-huitième siècle, souillée la terre de France : le mépris du style et l’hypocrisie des mœurs sont des vices anglicans.

Cependant si le dix-huitième siècle écrit mal, c’est sans le savoir ; il trouve que Voltaire écrit bien, surtout en vers ; il ne reproche à Ducis que la barbarie de ses modèles ; il a un idéal ; il n’admet pas que la philosophie soit une excuse de la grossièreté littéraire ; on versifie les traités d’Isaac Newton et jusqu’aux recettes de jardinage et jusqu’aux manuels de cuisine. Ce besoin de mettre où il n’en faut pas de l’art et du beau langage le conduisit à adopter un style moyen, propre à rehausser tous les sujets vulgaires et à humilier tous les autres. Avec de bonnes intentions, le dix-huitième siècle finit par écrire comme le peuple du monde le plus réfractaire à l’art : l’Angleterre et la France signèrent à ce moment une entente littéraire qui devait durer jusqu’à la venue de Chateaubriand et dont le Génie du Christianisme fut la dénonciation solennelle. A partir de ce livre, qui ouvre le siècle, il n’y a plus qu’une manière d’avoir du talent, c’est de savoir écrire, et non plus à la mode de la Harpe, mais selon les exemples d’une tradition invaincue, aussi vieille que le premier éveil du sens de la beauté dans l’intelligence humaine.

Mais la manière du dix-huitième siècle répondait trop bien aux tendances naturelles d’une civilisation démocratique ; ni Chateaubriand, ni Victor Hugo ne purent rompre la loi organique qui précipite le troupeau vers la plaine verte où il y a de l’herbe et où il n’y aura plus que de la poussière quand le troupeau aura passé. On jugea inutile bientôt de cultiver un paysage destiné aux dévastations populaires ; il y eut une littérature sans style comme il y a des grandes routes sans herbe, sans ombre et sans fontaines.

 II

Le métier d’écrire est un métier, et j’aimerais mieux qu’on le mît à son ordre vocabulaire, entre la cordonnerie et la menuiserie, que tout seul à part des autres manifestations de l’activité des hommes. À part, il peut être nié, sous prétexte d’honneurs, et tellement éloigné de tout ce qui est vivant qu’il meure de son isolement ; à son rang dans une des niches symboliques le long de la grande galerie, il suggère des idées d’apprentissage et d’outillage ; il éloigne de lui les vocations impromptues ; il est sévère et décourageant.

Le métier d’écrire est un métier ; mais le style n’est pas une science. Le style est l’homme même et l’autre formule, de Hello, le style est inviolable, disent une seule chose : le style est aussi personnel que la couleur des yeux ou le son de la voix. On peut apprendre le métier d’écrire ; on ne peut apprendre à avoir un style ; on ne peut teindre son style comme on teint ses cheveux, mais il faut recommencer tous les matins et n’avoir pas de distractions. On apprend si peu à avoir un style qu’au cours de la vie souvent on désapprend ; quand la force vitale est moindre on écrit moins bien ; l’exercice, qui améliore d’autres dons, gâte parfois celui-là.

Écrire, c’est très différent de peindre ou de modeler ; écrire ou parler, c’est user d’une faculté nécessairement commune à tous les hommes, d’une faculté primordiale et inconsciente. On ne peut l’analyser sans faire toute l’anatomie de l’intelligence ; c’est pourquoi, qu’ils aient dix ou dix mille pages, tous les traités de l’art d’écrire sont de vaines esquisses. La question est si complexe qu’on ne sait par où l’aborder ; elle a tant de pointes et c’est un tel buisson de ronces et d’épines qu’au lieu de s’y jeter on en fait le tour ; et c’est prudent.

Écrire, mais alors au sens de Flaubert et de Goncourt, c’est exister, c’est se différencier. Avoir un style, c’est parler au milieu de la langue commune un dialecte particulier, unique et inimitable et cependant que cela soit à la fois le langage de tous et le langage d’un seul. Le style se constate ; en étudier le mécanisme est inutile au point où l’inutile devient dangereux ; ce que l’on peut recomposer avec les produits de la distillation d’un style ressemble au style comme une rose en papier parfumé ressemble à la rose.

Quelle que soit l’importance fondamentale d’une œuvre « écrite », la mise en œuvre par le style accroît son importance. C’était l’opinion de Buffon, que toutes les beautés qui se trouvent dans un ouvrage bien écrit, « tous les rapports dont le style est composé sent autant de vérités aussi utiles et peut-être plus précieuses pour l’esprit humain que celles qui peuvent faire le fond du sujet ». Et c’est aussi, malgré le dédain commun, l’opinion commune, puisque les livres de jadis qui vivent encore ne vivent que par le style. Si le contraire était possible, tel contemporain de Buffon, Boulanger, l’auteur de L’Antiquité dévoilée ne serait pas inconnu aujourd’hui, car il n’y avait de médiocre en lui que sa manière d’écrire ; et n’est-ce point parce qu’il manqua presque toujours de style que tel autre, comme Diderot, n’a jamais eu que des heures de réputation et que sitôt qu’on ne parle plus de lui, il est oublié ?

Cette prépondérance incontestée du style fait que l’invention des thèmes n’a pas un grand intérêt en littérature. Pour écrire un bon roman ou quelque drame viable, il faut ou élire un sujet si banal qu’il en soit nul ou en imaginer un si nouveau qu’il faille du génie pour en tirer parti, Roméo et Juliette ou Don Quichotte. La plupart des tragédies de Shakespeare ne sont qu’une suite de métaphores brodées sur le canevas de la première histoire venue. Shakespeare n’a inventé que ses vers et ses phrases : comme les images en étaient nouvelles, cette nouveauté a nécessairement conféré la vie aux personnages du drame. Si Hamlet, idée pour idée, avait été versifié par Christophe Marlowe, ce ne serait qu’une obscure et maladroite tragédie que l’on citerait comme une ébauche intéressante. M. de Maupassant, qui inventa la plupart de ses thèmes, est un moindre conteur que Boccace, qui n’inventa aucun des siens. L’invention des sujets est d’ailleurs limitée, encore que flexible à l’infini ; mais, autre siècle, autre histoire. M. Aicard, s’il avait du génie, n’eût pas traduit Othello, il l’eût refait, comme l’ingénu Racine refaisait les tragédies d’Euripide. Tout aurait été dit dans les cent premières années des littératures si l’homme n’avait le style pour se varier lui-même. Je veux bien qu’il y ait trente-six situations dramatiques ou romanesques, mais une théorie plus générale n’en peut, en somme, reconnaître que quatre. L’homme étant pris pour centre, il a des rapports : avec lui-même, avec les autres hommes, avec l’autre sexe, avec l’infini, Dieu ou Nature. Une œuvre de littérature rentre nécessairement dans un de ces quatre modes. Mais n’y aurait-il au monde qu’un seul et unique thème, et que cela fût Daphnis et Chloé, il suffirait.

Une des excuses des écrivains qui ne savent pas écrire est la diversité des genres. Ils croient qu’à celui-ci convient le style et à celui-là, rien. Il ne faut pas, disent-ils, écrire un roman du même ton qu’un poème. Sans doute ; mais l’absence de style fait aussi l’absence de ton et quand un livre manque d’écriture, il manque de tout : il est invisible ou, comme on dit, il passe inaperçu. Cela convient. Au fond, il n’y a qu’un genre : le poème ; et peut-être qu’un mode, le vers, car la belle prose doit avoir un rythme qui fera douter si elle n’est que de la prose. Buffon n’a écrit que des poèmes, et Bossuet et Chateaubriand et Flaubert. Les Époques de la Nature, si elles émeuvent les savants et les philosophes, n’en sont pas moins une somptueuse épopée. M.Brunetière a parlé avec une ingénieuse hardiesse de l’évolution des genres ; il a montré que la prose de Bossuet n’est qu’une des coupes de la grande forêt lyrique où Victor Hugo plus tard se fit bûcheron. Mais je préfère l’idée qu’il n’y a pas de genres ou qu’il n’y a qu’un genre ; cela est d’ailleurs plus conforme aux dernières philosophies et à la dernière science : l’idée d’évolution va disparaître devant celle de permanence, de perpétuité.

Si on peut apprendre à écrire ? Il s’agit du style: c’est demander si M. Zola avec de l’application aurait pu devenir Chateaubriand, ou si M. Quesnay de Beaurepaire avec des soins aurait pu devenir Rabelais ; si l’homme qui imite les marbres précieux en secouant d’un coup vif son pinceau vers les panneaux de sapin aurait pu, bien conduit, peindre le Pauvre Pêcheur, ou si le ravaleur qui taille dans le genre corinthien les tristes façades des maisons parisiennes ne pourrait pas, après vingt leçons, sculpter par hasard la Porte de l’Enfer ou le tombeau de Philippe Pot?

Si on peut apprendre à écrire ? Il s’agit des éléments d’un métier, de ce qui s’enseigne aux peintres dans les académies: on peut apprendre cela ; on peut apprendre à écrire correctement à la manière neutre, comme on grava à la manière noire. On peut apprendre à écrire mal, c’est-à-dire proprement et de manière à mériter un prix de vertu littéraire. On peut apprendre à écrire très bien, ce qui est une autre façon d’écrire très mal. Qu’ils sont mélancoliques, ces livres qui sont très bien ; et puis, c’est tout.

Spécial #100-14 : De qui est-ce ?

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Le temps me manque un peu ce week-end, mais je tenais néanmoins à publier aujourd’hui une petite note… la centième d’une année 2014 bientôt achevée. Je me surprends moi-même de tant d’assiduité. Pour l’occasion, exceptionnellement, je propose à qui le souhaite quelque chose d’un petit peu différent : un petit jeu littéraire en aveugle. Voici un texte, tiré de mes monceaux de livres – et dont le contenu n’est pas sans présenter quelque amusante ironie à mon égard et à celui de ce blog, comme vous devriez rapidement le constater. À vous de deviner qui a écrit ces lignes ; le texte contient pas mal d’indices pour le situer géographiquement et temporellement.

De la lecture

La plupart des gens ne comprennent rien à la lecture, pas plus qu’ils ne savent vraiment pourquoi ils lisent. Les uns considèrent cet acte comme un parcours essentiellement pénible mais nécessaire pour accéder à la culture, et d’ailleurs, comme ils lisent beaucoup, ils sont extrêmement cultivés. Les autres considèrent la lecture comme un plaisir facile, qui permet de tuer le temps, et pour lequel au fond, qu’importe ce qu’on lit, l’essentiel est de ne pas s’ennuyer.

Monsieur Müller lit donc l’Egmont de Goethe ou les Mémoires de la marquise de Bayreuth parce qu’il espère, ce faisant, être plus cultivé et combler l’une des nombreuses lacunes qu’il devine dans son savoir. Qu’il ressente ces lacunes avec une telle angoisse et les contrôle, est déjà un symptôme comme quoi il prétend venir à bout de sa formation de l’extérieur et la considère comme quelque chose que l’on acquiert par le travail, et que donc toute culture – il étudie encore tellement – restera en lui chose morte et stérile.

Quant à monsieur Meyer, il lit pour le plaisir, c’est-à-dire par ennui. Il a du temps, il est retraité, et il a même beaucoup plus de temps que ses moyens le lui permettent. Les écrivains sont donc obligés de l’aider à occuper de longues journées. Il lit Balzac comme il fume un bon cigare, et Lenau comme il lit un journal.

Or messieurs Müller et Meyer, tout comme leur femme, leurs fils et leurs filles, font preuve dans d’autres domaines de beaucoup plus de discernement et d’indépendance. Ils n’achètent ni ne vendent de rente sur l’État sans de bonnes raisons ; ils ont éprouvé qu’une nourriture lourde, le soir, est difficile à digérer, et ils n’accomplissent un travail physique que pour autant que celui-ci leur paraît vraiment nécessaire pour acquérir et conserver la santé. Certains d’entre eux font même du sport et ont des idées sur les secrets de cet étrange passe-temps, qui fait qu’un homme intelligent ne se contente pas de s’amuser mais peut également rajeunir et se fortifier.

Eh bien ! il faudrait que monsieur Müller lise de la même façon qu’il fait de la gymnastique ou du canoë. Du temps qu’il passe à lire, il ne devrait tirer de bénéfice inférieur à celui que lui procure le temps qu’il consacre à ses affaires, non plus qu’il ne devrait accepter de livre qui ne l’enrichisse d’un savoir vécu, ne lui apporte un soupçon de santé et ne le rajeunisse d’une journée. Il devrait se soucier aussi peu de son instruction qu’il ne postule à une chaire d’enseignement, et être aussi honteux de fréquenter des brigands et des souteneurs de romans qu’il le serait dans le commerce de réelles canailles. Mais la pensée du lecteur n’est pas aussi simple : ou bien il considère le monde de l’imprimé comme un monde inconditionnellement supérieur, où le bien et le mal n’existent pas, ou bien, dans son for intérieur, il le méprise comme étant un monde irréel, inventé par des spéculateurs, un monde où l’on ne pénètre que parce que l’on s’ennuie et d’où l’on n’emporte rien d’autre que l’impression d’avoir passé quelques heures relativement agréables.

Mais, malgré cette fausse et modeste appréciation de la littérature, la plupart du temps, monsieur Müller, tout comme monsieur Meyer, lit beaucoup trop. Il sacrifie à une chose qui ne le touche en rien profondément, plus de temps et d’attention qu’à bien d’autres affaires. Il devine donc confusément qu’il doit y avoir dans les livres quelque chose qui ne serait pas sans valeur. Mais il s’entête à aborder les livres avec un manque de personnalité qui, en affaire, aurait tôt fait de le ruiner.

Le lecteur qui lit pour passer le temps et se reposer, et celui qui le fait pour s’instruire, supposent que les livres contiennent des forces qui revivifient et élèvent l’esprit, mais qu’ils connaissent et apprécient mal. Dans ces conditions, ils agissent comme un malade dépourvu d’intelligence qui sait que, dans une pharmacie, il y a un grand nombre de médicaments efficaces et qui, en conséquence, entreprend de les goûter tiroir après tiroir, bocal après bocal. Et pourtant, comme dans une vraie pharmacie, chacun pourrait trouver dans sa librairie et sa bibliothèque l’herbe qui lui convient et, au lieu de s’empoisonner et de s’encombrer, y puiser de quoi se fortifier et se revivifier.

Il est agréable pour nous, auteurs, qu’on lise autant, et peut-être idiot qu’un auteur trouve qu’on lit trop. Mais à la longue, un métier que l’on voit partout mal compris et mal utilisé, ne procure guère de joie ; et dix bons lecteurs qui vous manifestent leur gratitude, valent mieux et vous réjouissent plus, en dépit de moindres droits d’auteur, que mille lecteurs indifférents.

C’est pourquoi j’ose affirmer que, partout, on lit trop et que cette surabondance de lecture ne fait pas honneur à la littérature, qu’au contraire elle lui porte tort. Les livres ne sont pas faits pour rendre encore plus dépendants des gens qui le sont déjà, et encore moins pour fournir une vie de rechange et d’illusions à bon marché à des gens inaptes à l’existence. Au contraire, les livres n’ont de valeur que s’ils conduisent, servent, sont utiles à la vie, et toute heure de lecture est gâchée, qui ne provoque pas chez le lecteur une étincelle d’énergie, un soupçon de rajeunissement, un souffle de fraîcheur nouvelle.

D’un point de vue purement extérieur, la lecture est une occasion, une incitation pressante à la concentration, et il n’y a rien de plus faux que de lire pour se distraire. Celui qui n’est pas atteint de mélancolie, n’a aucunement besoin de se distraire, il lui faut au contraire se concentrer, il lui faut être présent partout et toujours quel que soit l’endroit où il se trouve et ce qu’il fait, ce qu’il pense ou ressent, et ce avec toute l’énergie de son être. Il faut donc d’abord, dans ces conditions, sentir en lisant que tout bon livre est une concentration, une contraction et une intense simplification de choses enchevêtrées. Le moindre poème est déjà une simplification et une concentration de sensations humaines et si, en le lisant, je n’ai pas la volonté de participer attentivement aux événements racontés et de les vivre, je suis un mauvais lecteur. Le tort que, ce faisant, je porte à un poème ou à un roman peut me faire ni chaud ni froid. Il n’empêche qu’en effectuant une mauvaise lecture, c’est surtout à moi-même que je porte tort. Je passe mon temps à faire quelque chose d’inutile, je consacre mes facultés visuelles et mon attention à des choses qui sont pour moi sans importance et dont je sais à l’avance que je les oublierai bien vite ; je me fatigue les méninges avec des impressions qui ne me servent à rien et que je n’ai aucune envie de digérer.

On dit souvent que les journaux sont responsables de cette mauvaise lecture. Je pense que c’est totalement faux. On peut, chaque jour, lire un journal ou plusieurs et le faire avec joie et concentration ; on peut même, en choisissant et en combinant rapidement les nouvelles, effectuer un exercice très sain et fort précieux. Alors qu’on peut fort bien lire Les Affinités électives, en acharné de l’instruction ou en lecteur avide de plaisirs, et faire que cela ne vous serve absolument à rien.

La vie est courte et, dans l’au-delà, personne ne viendra vous demander de combien de livres vous êtes venu à bout. Il est donc idiot et nuisible de passer son temps à lire inutilement. En disant cela, je ne pense même pas aux mauvais livres, mais avant tout à la qualité même de la lecture. Dans la vie, la lecture, comme chaque pas, comme chaque respiration, doit apporter quelque chose, il faut y consacrer de l’énergie pour en récolter de plus riches encore, il faut s’égarer pour se retrouver avec plus de conscience encore. Il ne sert à rien de connaître l’histoire de la littérature si nous n’avons pas puisé dans chaque volume que nous avons lu, joie ou consolation, énergie ou paix intérieure. Lire sans réfléchir et pour se distraire, c’est comme se promener les yeux bandés dans un beau paysage. Non plus qu’il ne faut lire pour s’oublier ou oublier la vie quotidienne. Au contraire, il faut lire pour prendre solidement en main son propre destin avec une conscience et une maturité toujours plus grandes. Il faut aborder les livres non pas comme de timides élèves abordant de froids professeurs, non plus que comme des propres à rien tendant la main vers la bouteille de schnaps, mais comme des alpinistes se rendant dans les Alpes et des combattants entrant dans l’arsenal, non pas comme des fuyards et des malgré-nous de la vie, mais comme des gens de bonne volonté se rendant chez des amis et des conseillers. Si les choses étaient et se passaient ainsi, on ne lirait guère plus que le dixième de ce qui se lit actuellement, et nous en serions tous dix fois plus heureux et plus riches. Et si cela faisait que personne n’achète plus nos livres et qu’en conséquence, nous, les écrivains, nous écrivions dix fois moins, le monde n’en subirait aucun dommage. Car il est évident que l’écriture ne se porte pas mieux que la lecture.

Cocteau, ô Cocteau !

J’avais beaucoup aimé lire, voici quelques années, Paris, ô Paris !, recueil d’articles des années 50, composés par l’écrivain et journaliste italien Alberto Arbasino (paru aux éditions du Promeneur, où les amateurs trouvent toujours matière à satisfaire leurs appétits italiens). C’était à l’époque où, bien introduit à Paris, encore capitale du XXe siècle artistique, on pouvait rendre visite successivement à Céline, Mauriac, Cocteau, Jouhandeau, Malraux, Paulhan, Camus, Simenon, Léger, Miller, Picasso, Sartre, Aragon, Robbe-Grillet, Aron, Wahl, de Roux, Breton ou encore Julien Green – la liste reste ouverte. Arbasino les rencontra presque tous, livrant à la presse italienne quelques tableaux, souvent doux-amers, parfois sarcastiques, d’une certaine réalité parisienne et littéraire. À l’inverse du respectueux Eugenio Montale (voir le recueil En France, paru à La Fosse aux Ours), envoyé en France à peu près à la même époque, prenant religieusement en note les plus profondes pensées des grands esprits, le jeune Arbasino, âgé alors d’une vingtaine d’années, n’était pas toujours bienveillant avec ceux qu’il rencontrait. Les idoles littéraires, saisies dans leur intimité, étaient ramenées à des proportions plus humaines, à cet en deçà de l’œuvre qui caractérise l’écrivain observé à un instant parmi d’autres de sa vie privée. Le transalpin avait pour lui, il est vrai, l’insolence de sa jeunesse. Il portait un regard acéré sur ses interlocuteurs, usant avec adresse, dans ses textes, du petit détail moqueur et signifiant – ainsi François Mauriac, pontifiant gravement, chez lui, sur les rapports de l’Église et de la Démocratie Chrétienne, vêtu d’un veston croisé, de sa légion d’honneur et… de pantoufles ornées de la figure joviale de Mickey Mouse.

Dans ces portraits, l’auteur ne juge jamais explicitement, il expose, compose, coupe et par là, émet une forme d’opinion tout en sous-entendus. Les effets de juxtaposition, les incongruités, les citations font la saveur de ces articles gentiment moqueurs. L’irrévérence du jeune Alberto Arbasino divertit encore aujourd’hui, même si l’auteur est désormais un vieux monsieur de 84 ans, dont les œuvres, consacrées, sont parues récemment à la « Pléiade » italienne, I Meridiani. Après quelques hésitations, j’ai choisi un des chapitres qui m’avaient le plus amusé alors – peut-être, aussi, parce que l’œuvre et la personnalité de son sujet m’ont plus souvent agacé que touché.

La cuisine d’un académicien

Le nom de Palais-Royal pourrait suggérer des souvenirs imagés, des nobles rêveries ; mais l’on sait bien que l’immense édifice à arcades, avec ses jardins au milieu, est subdivisé en des centaines de petits appartements et boutiques, petits et même misérables ; dedans, il y a de tout. À intervalles réguliers, des escaliers larges ou étroits s’ouvrent sur des ruelles discrètes et sombres : comme l’ombreuse rue de Montpensier.

Sur le premier palier s’entrouvre une porte ; et la gouvernante qui répond durement au téléphone passe la tête en s’exclamant comme au théâtre : « Mensonge ! Mensonge ! Monsieur n’attend personne ! Monsieur ne téléphone jamais à personne ! » Derrière elle, à un mètre, on entend Monsieur qui hurle au téléphone : « Je ne parle jamais au téléphone ! » dans un tourbillon de chats siamois noisette, à la queue et aux oreilles marron sombre. L’un d’eux s’échappe par la porte : sera-ce la faute du visiteur ? Et tant pis si celui-ci observe qu’un de plus ou de moins, quelle différence cela fait-il, dans quelques mètres carrés ? « Mensonge ! » répète la gouvernante, offensée, tandis que les chats se pressent et débordent sur les marches : quelle odeur ! « Vous n’avez jamais, jamais parlé à Monsieur ! » Et pourquoi donc ne pas demander directement à Monsieur si c’est vrai ou non ? Et, après avoir traversé et retraversé les chats, aussitôt calmée et amadouée : « Que voulez-vous ! Il faut bien que nous nous défendions ! Il y a toujours quelqu’un qui tente d’entrer à la maison ! »

Et la maison de Cocteau est vraiment très petite. Entre-temps, silencieux et envahissant, est arrivé sur le palier un vieux monsieur, tout en gris clair et tout respect. Nous sommes introduits ensemble et l’on nous installe, moi dans la cuisinette et lui dans les toilettes, portes ouvertes sur la petite entrée. Invités de manière aimable et globale à nous asseoir où nous pouvons, nous prenons place sur un escabeau et sur le siège.

On ne voit qu’une autre pièce dans l’appartement, lit-séjour-atelier, pleine de chats ; et le Poète, le visage hilare et enflammé, va de l’une à l’autre, nu sous un simple peignoir blanc de tissu-éponge. Je voudrais bien avoir à son âge la même peau que lui ! Il est lisse, rose, beau.

Le vieux monsieur dans les toilettes, vêtu d’une symphonie de gris sur une note fondamentale couleur souris, gants à la main, canne qu’il ne pose pas, parapluie, chapeau et rosette de la Légion d’honneur, est un de ces vaniteux qui ont le désir effréné de devenir académicien, et qui dans ce but font la tournée de ceux qui le sont déjà, pour les assaillir et les étouffer de bassesses et s’assurer ainsi leur voix. Enfermés tous deux dans les toilettes, ils se répètent en hurlant « Cher Maître » et « Cher Monsieur », chacun tentant d’avoir le dessus dans cet exercice de charme.

« La seule chose qui m’a fait plaisir là-dedans, déclame celui qui est déjà académicien, c’est qu’ils m’ont reçu non pas tant comme un maître, mais comme un mauvais élève !

– C’est cela, c’est bien cela, confirme, haletant, celui qui ne l’est pas encore. C’est vraiment cela, c’est tout à fait cela, les autres académiciens vous ont honoré comme quelqu’un qui vient d’un autre pays ! Comme le représentant d’un territoire qu’ils ne connaissent pas ! Un galopin !

– Oh oui ! oui ! commente l’académicien, très content. Et moi, je me suis laissé accueillir surtout en pensant qu’entrait avec moi sous la Coupole un délégué de tous ceux qu’on prétend refuser : un contrebandier du non-conformisme. La révolte, toujours, n’est-ce pas ! »

Dans la cuisine, au milieu de petits placards blancs de menuiserie, avec des chats jusque sur la tête (je ferai semblant de les aimer), la gouvernante se déboutonne immédiatement en des confidences de servante. Elle tente d’abord de tout raconter sur elle-même. « Qu’est-ce que vous croyez ? me fait-elle, ici, ce n’est qu’un trou, rien d’autre qu’un pied-à-terre, mais à la campagne, à Milly, Monsieur a un immense château, qui est sa véritable maison, un château ancien avec plein de salons, où il vit avec son fils adoptif, qui était ferblantier avant, et toujours des invités, toujours des invités…

« Monsieur ne fait pas attention à l’argent. Il dit que ce n’est pas important, et il se contente de rien. Il n’en a jamais eu beaucoup, mais autant il en rentre, autant il en sort. C’est qu’il fait tellement de bien… Regardez ça, regardez ça. »

Et dans un petit buffet, entre assiettes et sucriers, elle montre les paquets de lettres : prêtres de campagne, ambassadeurs, universités étrangères, publications officielles de l’Académie… « Regardez celle-là : c’est trois grands jeunes gens de Venise qui me l’ont envoyée, grands et gros, ils riaient tout le temps, ils remplissaient toute la cuisine, et gais, gais ! des gens des arts, de la couture, toujours envie de plaisanter, mais je ne sais pas si Monsieur pourra, il est tellement pris… »

«… Mais le plus important, c’est qu’on me nomme docteur honoris causa d’Oxford ! lance celui-ci en ressortant des toilettes, et j’aurai robe jaune et toque noire, et je serai très bien ! Tous les mauvais chemins mènent à Oxford ! L’école buissonnière est parfois plus avantageuse que les grandes routes recommandées par les guides officiels de l’esprit ! Je suis en train de préparer le discours aux étudiants, naturellement sur la poésie : la poésie est une solitude effrayante, une malédiction de naissance, une maladie de l’âme… Contagieuse ! … La poésie est une arme secrète, dangereuse, précise, au tir rapide, et qui parfois ne touche son but qu’à des distances incalculables… La poésie, au lieu d’orner de vocables certaines idées, puise sa pensée dans les vocables…. Elle trouve d’abord et cherche après ! … Déshabillez l’âme ! Ce que le public te reproche, cultive-le, c’est toi ! » Un ambassadeur anciennement en poste à Rome téléphone de Marseille, et il se précipite alors dans la petite entrée : « Comment va le Saint-Siège ? »

L’antichambre, qui est un véritable trou, devient une cabine quand on ferme les portes recouvertes d’ardoise, sur lesquelles sont écrits à la craie les noms et les numéros de téléphone les plus importants. Il y a encore Gide, peut-être parce que, lors de l’élection de l’académicien, on répétait d’un air d’autorité : « Si Gide l’apprend, il va se retourner dans sa tombe. » Et le poète, prompt : « Comme si, de son vivant, il ne l’avait jamais fait ! »

Il reparaît aussitôt. « Je n’écris plus ! Suffit ! Je le dis toujours à Picasso : écrire, c’est vraiment « s’enfermer », c’est un travail, et un travail pénible. Et pour qui, du reste ? Pour des lecteurs que vous ignorez, pour des étrangers qui ne vous connaîtront qu’à travers des traductions ! Au contraire, pour le peintre, c’est tellement plus facile : tout le monde, même les étrangers, même les âmes simples, tout le monde est en mesure de comprendre son travail. Et puis c’est beaucoup plus amusant. Ainsi, je me repose en peignant. J’ai deux œuvres importantes en cours : la salle des mariages à la mairie de Menton, beaucoup de mètres carrés de fresque. Et je suis en train de restaurer une chapelle de pêcheurs, à Villefranche. Elle tombait en ruine, abandonnée par tout le monde, on y mettait les filets et les casiers. Mais maintenant nous l’arrangeons : ce sont des souvenirs de jeunesse qui reviennent, ces pêcheurs ont des fêtes secrètes superbes, ils brûlent une barque la nuit de la Saint-Pierre… »

C’est à présent Genet qui téléphone (les interlocuteurs sont annoncés comme dans les programmes de variétés), avec une verbosité interminable. On entend qu’il ne cesse de se plaindre. (Et nous au contraire, en enfants modèles, toujours là avec notre bonne éducation stoïque…) J’en profite pour regarder les photomontages, il en possède tellement : certains épigones les lui préparent, et il les trouve divins.

Voici Picasso qui peint en short et chemisette d’Américain, et Sacha Guitry habillé en Napoléon : mais le visage est toujours celui de l’académicien. Et lui encore, sur une de ces incroyables photographies de Pie XII (qui lui ressemble énormément) avec des agneaux à ses pieds et des petits oiseaux sur les mains, regardant Jésus. Puis un Montherlant costumé en toréador dans l’arène, toujours avec le visage de l’académicien, tandis que la tête de Montherlant, les joues creuses, les cheveux courts et l’air courroucé, est allée finir sur le petit corps de Louison Bobet qui gagne une étape du Tour de France, avec une moue.

Quand il réapparaît, le Poète a au cou une écharpe blanche de soirée, et il annonce qu’il est aussi fatigué du théâtre. « Pirandello avait raison, il me le disait toujours : la véritable scène est une rue italienne, avec beaucoup de spectateurs aux fenêtres, et tout un peuple d’acteurs magnifiques qui jouent du matin au soir. Bien autre chose que ces cabotins de théâtreux professionnels. Je voudrais pouvoir aller plus souvent en Italie. Elle m’enchante, elle me ravit. »

Nous nous levons, il faut passer dans la chambre à coucher, tendue d’un magnifique velours vert. «… Du reste, au théâtre, ne me plaisent que ces choses où, à la fin, tout le monde s’explique, ils s’avancent et disent tout, ils partent, arrivent, meurent, ou bien se marient. » Il se lève d’un bond, et retourne dans les toilettes pour être un peu avec l’aspirant académicien.

La cuisine se remplit de nouveaux arrivants. « Notre époque est celle de la hâte, et la jeunesse moderne en est victime parce qu’elle fait de l’auto-stop moral au lieu d’écrire à la main. » Sans les regarder, il revient sur le lit où je suis assis et s’exclame, enthousiaste : « Les Mille et Une Nuits ! Maciste et la Vamp ! », et il entame une série de déclarations sur le cinéma. Totalement raté, dit-il : ce n’est que retour du mauvais goût, et bâtons dans les roues des jeunes.

« Vous voyez, me fait-il avec ardeur, le grand mauvais goût est une chose magnifique ! Ce qui fait peur, c’est le mauvais goût du bon goût, vous comprenez ? Si l’on peut dire : le mauvais goût avec la pédale douce… »

Il saisit un chat, le repose, court téléphoner à Gabriel Marcel. Il revient après avoir changé d’écharpe. « En ce moment, je me refuse à faire du cinéma. » La gouvernante vient lui remettre une liste d’appels téléphoniques. Elle dit qu’une célébrité (avec un clin d’œil) a déjà appelé quatre fois.

« Pourquoi devrais-je faire, moi, des choses qu’on empêche les jeunes de faire ? J’aurais honte, j’aurais l’impression de profiter de la position de celui qui a tous les avantages. Je préfère rester dans l’opposition, dit-il. Et puis, dès lors que toute cette affaire n’a vraiment plus rien de commun avec la culture, en quoi voulez-vous qu’elle m’intéresse ? Ces producteurs qui cherchent à descendre toujours plus bas, et qui font tout pour ne pas élever le niveau, agissent d’ailleurs de la façon la plus aveugle. L’Éternel Retour est un film qui a gagné des sommes énormes : et pourtant, comme j’ai dû me disputer pour imposer ce sujet ! Tout le monde me disait : « Ils meurent à la fin, c’est triste et cela ne fait pas recette. » On l’a bien vu ! »

On entend protester à haute voix. À la porte, la gouvernante est en train de chasser quelqu’un.

« Et d’ailleurs il est honteux que les jeunes n’aient pas aujourd’hui la possibilité de travailler. On se méfie d’eux et on leur demande : « Qu’est-ce que vous avez fait jusqu’ici ? » Avant même de confier une tâche, on veut déjà voir des résultats. Mais si l’on ne commence pas par les faire travailler, quels résultats attend-on ? Et pourtant il y a des jeunes très compétents, ils pourraient faire d’excellentes choses. L’auteur du Sang des bêtes, tout sur les abattoirs, vous l’avez sans doute vu ! Il a l’intention de faire un film d’après l’un de mes livres, et moi aussitôt, pour l’aider, je lui ai donné gratis tous les droits. Mais les producteurs n’ont pas confiance, ils viennent ici me demander : « Mais c’est vous qui faites ensuite la supervision ?… » Quelles sottises ! Moi, ce garçon, j’ai confiance en lui, il est capable de très bien faire tout seul, je le sais. Mais en attendant, la chose n’avance pas. » Il fait tristement la tournée de la cuisine et des toilettes, où il recueille de nouveaux tributs d’admiration, et il revient réconforté pour parler de ses nouveaux projets.

« … Qui ne sont d’ailleurs pas des vrais projets, parce que, si je faisais un film aujourd’hui, je voudrais faire un film « de jeune », qui coûte très peu, peut-être même en me rattachant au Sang d’un poète. J’aimerais décrire la journée d’un écrivain, mais « tout faux », faux au sens de Picasso. La véritable journée intérieure de notre « moi » profond. Ce qui se passe dans l’âme du poète n’est pas moins incroyable que les mœurs des Mongols : Marco Polo les décrivait et on ne le croyait pas. Du reste, l’art est un scandale d’exhibitionnisme avec pour seul prétexte qu’il se pratique devant les aveugles : il faudrait un Champollion de l’écriture pour en déchiffrer les énigmes, pour l’artiste lui-même aussi… Et avec tout cela, affirme-t-il, péremptoire, j’ai horreur des œuvres d’imagination.

« Ce n’est pas le travail du théâtre, ou le film, reprend-il, qui m’intéresse : c’est autre chose. Je crois que l’on peut trouver des indications précieuses dans la littérature populaire, qui est toujours en avance sur le roman littéraire… Parce que, dans ce dernier, on parle en se disant encore : « Monsieur, Madame… », et, par ailleurs, nous en sommes déjà à la science-fiction, où les personnages découvrent d’autres dimensions dans la leur, vous comprenez ? » dit-il confusément, cependant que la foule de ses disciples se presse et s’entasse à la porte.

La cuisine et les toilettes ne suffisent plus à les contenir. Toutes les portes s’ouvrent toutes grandes, et nous nous mettons debout pour écouter le finale.

« Aujourd’hui, la bêtise se voit davantage », affirme l’académicien, et il noue bien serrée la ceinture du peignoir blanc. « C’est inédit », ajoute-t-il.

Les chats siamois mangent du pain et du lait, les acolytes et les prosélytes l’entourent d’une approbation sincère.

« Elle se voit davantage parce qu’elle a droit à la parole. Aujourd’hui on interroge la Bêtise en public, et elle accorde des entretiens. Cela aussi, c’est inédit. » Il se tourne vers tous ses admirateurs, et il martèle : « AUJOURD’HUI, LA BÊTISE PENSE ! »

(Printemps 1956)

Paris, ô Paris, Alberto Arbasino, Le Promeneur, 1997 (trad. Dominique Férault) (Première éd. originale 1995) , pp. 47-54