Un rêve 1926 : Bella, de Jean Giraudoux

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Bella, Jean Giraudoux, in « Œuvres Romanesques Complètes I », Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1990 (Première éd. 1926)

Écrire un roman sur la crête du présent, c’est peut-être le condamner à mourir jeune. L’air du temps circule en ses pages, les mots à la mode, les concepts d’une époque, les idées d’une décennie forment une matière dense, située. La vie circule dans l’art aussi par ce qu’elle a de plus éphémère. Une œuvre soutenue par son temps peut-elle lui survivre ? L’avenir peut-il comprendre la langue étrangère que pratiquait le passé lorsqu’il était présent ? Le sort des romans de Giraudoux, dont l’édition Pléiade, malgré sa grande qualité, n’a pas connu de succès public particulier, témoigne de cette infructueuse postérité. Parce qu’ils étaient actuels, saturés de leur époque, des références communes d’une génération, de la perspective d’un après-guerre qui ne savait pas encore n’être qu’un entre-deux-guerres, ils se sont démodés. Renaud Matignon, dans ses piquantes chroniques, eût dit : « C’était à lire… en 1926 ». Le contemporain peine, s’il est dépourvu de sens historique, à apprécier à leur juste valeur ces fictions érudites, digressives, décousues ; leur langue même résonne étrangement ; traînée d’une comète depuis longtemps passée dans le firmament, cette œuvre romanesque est condamnée à nous glisser des mains, à se dissiper dans le lointain de notre sensibilité. Le cerveau doit suppléer le cœur, la raison les sens. L’immédiateté est morte. Le lot des références communes est perdu. Au dialogue direct entre l’œuvre et son lecteur s’est substitué une interface, un traducteur, soit un lourd appareil de notes et de précisions historiques. La subtilité de ces textes échappe à leurs lecteurs distraits d’aujourd’hui ; leur langueur déplaît ; le temps, aussi, les a peut-être périmés. La magie délicate de romans tissés sur l’étoffe du présent s’est évanouie à mesure que passaient les années ; les illisibles pastorales d’Ancien Régime ne sont pas moins lointaines que les rêveries giralduciennes. J’éprouve en les lisant un sentiment d’étrangèreté : nous sommes irrémédiablement séparés – et pourtant, au détour d’une phrase, d’une image, d’un raccourci, l’ombre fugitive d’un accord passe entre nous. Pour combien de temps encore ?

La langue de Monsieur Giraudoux est-elle moins oubliée que celle de Madame de Scudéry ? Notre époque lui est rétive ; non faute de perception historique, comme je le croyais d’abord – notre temps présentiste est, par paradoxe, saturé, hanté, par le passé, qu’importe qu’il ne le comprenne jamais vraiment – mais par défaut de langue commune. Son altérité l’éloigne ; ses codes sont morts. Giraudoux fut trop passionnément de son temps pour appartenir au nôtre. Je feuillette ici ou là quelques exemples de qui se veut explicitement littérature de l’extrême contemporain, avec sa langue courante, aplatie, presque orale, menée et promenée le long des pages sans efforts ni déplaisir ; trop souvent sans style ni personnalité. Ce français nouveau peut receler quelques richesses, par les horizons qu’il s’ouvre contre la Règle ; il charrie surtout l’esprit de notre époque, syntaxe malléable, grammaire simplifiée, vocabulaire mutant. L’informe règne ; il est authentique, paraît-il, pas élitiste, pas méprisant, avenant, bref, sympa. Son défaut ? Il ne peut s’entendre avec des langues mortes, même lorsqu’elles s’exprimaient en français, français 1660, français 1815 ou français 1925. Le français 2015, c’est l’idiosyncrasie des tous-pareils, un paysage de singularités identiques, où chacun, se proclamant soi, se renvoie dans le rang sans le savoir. Personnaliser la langue, voilà le mot d’ordre ; le paradoxe central de cette quête est que l’exception, répétée mille fois, cent mille fois, un million de fois, n’accouche que de ressemblances. La spontanéité ne dépasse pas l’expression du commun, de l’autre, banal, normalisé, en nous. Le style ne naît pas sans contrainte, mais par la contrainte ; sans contrainte, ne s’exprime qu’une langue anonyme, collective, informelle. Voilà pourquoi tant d’auteurs se ressemblent sans le savoir ; ils n’écrivent pas, ils rédigent, spontanés, ce que d’autres pourraient composer pareillement à leur place. Ce sont les remplaçables de la littérature. Alors quoi, les anciens sont des astres morts et il n’y a plus de français ? Mon sentiment est ambigu : la fluidité, comme inspirée de cette langue ductile et dominante qu’est l’anglais, représente d’évidence l’avenir de notre langue, ce français à la syntaxe jadis « incorruptible » (Rivarol) et désormais désaccordée. Est-ce une décadence ? Non, sire, c’est une évolution, une mutation définitive. Le français ne se ressemble plus – les négligences « années 50 » de Sagan ou de Nourissier ne sont pas moins éloignées de nous que les finesses de Giraudoux, les ornements de Barrès, le classicisme de Valéry. Ne pas céder au vertige fallacieux des mots ; tenir la ligne claire, blanche, simple ; aller jusqu’à l’arasement complet, par hantise de l’emphase, de la pompe, de la verticalité. Comme le disait le perfide Gore Vidal dans un entretien à la Paris Review : une phrase en vaut une autre, un mot en vaut une autre, démocratie de la page, démocratie de la phrase, écrasement de la langue, passée au hachoir de la parlure commune. S’exprime peut-être le « ça » sous-jacent, ce bouclier de spontanéité mal maîtrisée qui s’oppose au surmoi que formera toujours la langue, grammaire, syntaxe, règles, bref, cet autre punitif en nous. Giraudoux est aussi devenu illisible de la péremption de sa langue, de son phrasé, de sa forme.

Comment le suffisant et bavard rédacteur de Brumes peut-il encore une fois prétendre faire une recension, ou une chronique, ou, prétentieux, une critique et parler d’autre chose que du seul livre ? Et Bella ? Ses Fontranges, ses Rebendart, ses Dubardeau ? Son audace, ses affres, ses fantaisies ? Viendra-t-on enfin au but ? Giraudoux ! Giraudoux ! Qu’on y vienne ! N’y a-t-il pas tromperie ? Le plumitif brumeux n’est-il pas trop souvent coutumier du fait ? Est-ce efficace, cela, cette manière de dériver à distance du sujet ? De ronchonner sur le présent ? Des « propos comme ça », des argumentaires improuvés, des remarques oiseuses pourquoi ? Évoquera-t-il enfin Bella, son contenu, ses beautés, son attachante excentricité ? Cessera-t-il ces questionnements imbéciles, dont le seul objet paraît être de redresser un article enlisé et de retrouver, laborieux, le fil perdu quelques lignes plus haut ?

En réalité, je ne crois pas ces questionnements hors sujet : lire Giraudoux, c’est se confronter à un écran, relativement opaque, signe d’une véritable distance entre notre sensibilité littéraire et la sienne. C’est le cas pour toute littérature ancienne me direz-vous. Oui et non. Car celle de Giraudoux, en s’ancrant de toutes ses forces dans son propre présent, s’est délibérément datée, mise hors d’accès du lecteur à venir. Nous ne parlons plus la même langue. Le désuet de ces fictions ouvre une fenêtre inattendue sur un état perdu de la civilisation, un état antérieur, dont la compréhension immédiate nous échappe. Qu’y observe-t-on ? La France rad-soc de la IIIe, l’Allemagne d’avant 33, le fantôme de la belle époque, le songe improbable d’une Europe réconciliée, le tout supérieurement porté par une langue délicate, ne se livrant qu’au lecteur patient, attentif, lent. Il faut parfois lire à voix haute, incarner le texte pour toucher sa beauté. Ouvrons donc enfin Bella, un des succès les plus certains de l’auteur, à la recherche (peut-être surannée elle aussi ?) des arguments de la fiction : intrigue, personnages, scènes, tout ce qui, sous le nom « histoire » incarne aussi la littérature. Giraudoux n’a cessé, lors de la composition du roman, de retoucher son histoire, d’ajouter des épisodes, d’en retrancher. Bella apparaît comme un texte « palimpseste », cousant comme il le peut plusieurs histoires distinctes, revues dix fois. Les astuces narratives de notre époque, tirées de décoctions scénaristiques sophistiquées, sont loin. Bella est un chapelet de scènes tenu par un fil très fragile. Giraudoux place son art sous la tension de deux exigences difficiles à concilier : la nécessité de l’intrigue et la tentation de la digression. L’essentiel du livre tient non dans ce qu’il a de dynamique, de romanesque, l’intrigue mais dans ce qu’il a de statique, les portraits, les parenthèses, parfois à la limite de l’essai historique. Derrière les figures de Rebendart et des Dubardeau, se tiennent celles de Raymond Poincaré et de la fratrie Berthelot. Voilà pour quelle raison première le roman exige désormais une sorte de guide de lecture. Giraudoux diplomate, était un proche et un protégé de Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d’Orsay, connu pour avoir influencé et encouragé les écrivains-diplomates : Giraudoux bien sûr, mais aussi Claudel, Morand et Saint-John Perse. Berthelot avait été relevé de ses fonctions après une obscure affaire politico-financière ; Raymond Poincaré, Président pendant la guerre, Président du Conseil après, avait été un de ses principaux adversaires. Bella est aussi, malgré tout, une vengeance, celle du camp de Berthelot (et donc de Caillaux et de Malvy) contre les poincaristes et leurs alliés, les petites mains ambitieuses et sans scrupule des ministères, que Giraudoux vitriolise et ridiculise gaiement.

Le portrait de Rebendart-Poincaré intéresse encore, par sa qualité littéraire, le lecteur d’aujourd’hui, alors que son modèle n’est plus guère qu’un nom de rues et d’établissements scolaires. La charge est d’une virulence inouïe, d’autant plus de la part d’un fonctionnaire, en principe astreint à un devoir de réserve. Fauteur de troubles, ennemi de la réconciliation franco-allemande, responsable du déclenchement de la guerre, par sa passivité aux instants-clé, discoureur glacial et morbide, ministre colérique et dominateur, être austère et frigide, dont le seul plaisir est le pouvoir, Rebendart concentre sur lui toute l’inhumanité bourgeoise, positiviste, nationaliste de son temps. Il gouverne avec des mots faux, des phrases fausses, des discours faux. À chacune de ses respirations, il souffle le froid d’une raison inhumaine, passéiste, morte. Sa première apparition dans le roman est une des plus belles pages de Giraudoux, un des plus assurées, un des plus émouvantes aussi par ce que l’ancien combattant laisse percer de souffrance jamais exprimée. Rebendart le rancunier, le virulent, l’insensible, incarne tout le mal patriotard et rhétorique d’une France qui a raté la paix (et qui, on ne le sait pas encore alors, le paiera). Figé et raide comme la mort, Rebendart dépasse donc son seul modèle, Poincaré, pour figurer les maux de l’époque. Contre lui, un clan, chaleureux, fantasque, généreux, vivace, les Dubardeau. Ils sont le souffle de vie du roman. Ce sont les frères Berthelot, le chimiste, le diplomate, l’historien, le philosophe, tous mélangés et peints en une aimable bande d’esprits libres et brillants, géniaux, grandioses et donc jalousés. Leur France pardonne plutôt que de venger, elle réconcilie plutôt que d’opposer, elle aime plutôt que de haïr. Autour de cette opposition, Giraudoux brode une affaire de désaveu politique, saupoudrée d’un peu de sentiments, ceux qu’éprouve le narrateur, fils des Dubardeau, pour Bella de Fontranges, belle-fille veuve de Rebendart. N’est-ce là qu’un vieux roman bourgeois à clé, dont les serrures, rouillées, ne protègent plus rien ? Je ne le pense pas – même si le livre est sans nul doute démodé. Se tenir à la seule « histoire », assez molle, de Bella, c’est passer à côté de l’essentiel, cette sublimation romanesque d’une idée : la France déchirée (comme l’Europe), en quête de réconciliation (comme l’Europe). Le geste symbolique et presque final de Bella, tentant de contraindre l’orgueilleux Dubardeau et le rancunier Rebendart à se pardonner, à se serrer la main, et mourant de ne pas y parvenir en atteste. Bella romance, dans une fantaisie ambiguë, l’état collectif de division ; il tente de raccommoder ce qui a été déchiré. Des larmes achèvent le roman : larmes de joie dans l’illusion d’une réconciliation intérieure ? Larmes de douleur face à la perte irrémédiable de l’unité ?

Le narrateur est, je l’ai dit, le fils de Dubardeau ; c’est le symbole de l’affection presque filiale que manifestait Giraudoux à l’égard de Philippe Berthelot. Il est partie prenante dans l’histoire qu’il raconte ; la réconciliation, il ne la souhaite pas tant que cela ; son ennemi, ennemi de son clan, est identifié, il préférerait le vaincre. Sa virulence n’est pas un appel au pardon, à l’oubli. Pour ce faire, l’auteur passe par l’autre grande ligne narrative, annoncée par le sous-titre du roman, l’histoire des Fontranges. Cette fantaisie décousue, mal raccommodée à l’intrigue de haute politique, rationnelle, constitue le point de fuite du roman. Brett Dawson, dans sa notice, regrette qu’elle ait été mal comprise ; peut-être était-elle aussi trop équivoque, trop peu éloquente ? Comment marier la réalité historique et politique, même travestie, à un songe fantasque, littéraire ? Le roman souffre du jointoiement incertain des deux récits, comme si l’auteur avait voulu marier, sans y parvenir vraiment, ses deux tendances profondes, les brumes de son romantisme, si germanique, et le sol de son cartésianisme, si français. Les chapitres V et IX, dans lesquels figure l’histoire des Fontranges sont raccrochés trop artificiellement au train d’une histoire qui s’enlise à cause d’eux. Pourtant, ils figurent une forme de résolution de l’intrigue, que l’orgueil des uns et la rancune des autres rendent impossible. Les Fontranges sont depuis longtemps une famille divisée, naturellement, entre générations, entre forts et faibles, entre hommes et femmes (ces catégories ne se recoupent pas, elles alternent, dans une loi et suivant une perspective plus proches des contes ou des paraboles que des romans). Son état naturel est la division, la scission entre les êtres. Or le double sacrifice des Fontranges, Jacques à la guerre, Bella au service de l’État, offre à leur père, dans une scène onirique et sensuelle, l’occasion de la réconciliation. La « glace et le feu » se glissent près de Fontranges, l’enveloppent. La mort a tout réglé, un deuil s’ouvre, et, par-delà la tristesse qu’il suppose, la possibilité fusionnelle du pardon. Ces pages belles par leur incertitude, ces pages un peu obscures, ces pages si éloignées de nous pâtissent de l’intrigue politique qui les précède, de son faux-air de basse polémique, de ressentiment.

La virulence du roman n’avait pas échappé à ses contemporains, pris eux aussi dans le flot des vengeances, des rancœurs, non, des Réparations. Ils virent bien les guerres internes, l’hostilité à Poincaré, la défense outrée des Berthelot – Ph.Berthelot n’a pas été relevé sans raison de ses fonctions au Quai d’Orsay, même s’il fut réintégré par la suite. Ils ne virent pas, dans l’angle aveugle de leur présent, de leur sensibilité à œillères, la tentative osée de Jean Giraudoux, cette promesse de grâce, d’acquittement, de pardon général, que la mort peut offrir. Contre les divisions réelles de l’histoire, le rêve d’une réconciliation universelle… Est-il si démodé que cela, ce roman d’une France disparue, d’une époque morte, d’enjeux évanouis, s’il offre à ceux qui prennent le temps de l’explorer, dans toute son étrangèreté, la possibilité d’une trêve, non, mieux, d’une paix générale de l’identité ? Pas tant que l’on croit ; seulement, notre époque ne le lit plus. Sa forme, sa langue, ses références, ses apparences désuètes l’ont rendu illisible. Bella est condamné à n’être dans notre histoire littéraire qu’un brillant témoignage isolé, le songe obscur d’un entre-deux, une rêverie littéraire 1925 que les années ultérieures ont dissipée. Ce livre exprimait pourtant, au point de contact de l’histoire et de l’allégorie, un authentique désir de rémission – ce pardon dont rêve le passé et qu’accorde chichement notre présent.

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L’anatomie de la bêtise : Travelingue, de Marcel Aymé

"Un primitivisme bouleversant"

« Un primitivisme bouleversant »

Travelingue, Marcel Aymé, in Œuvres Romanesques Complètes III, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2001 (Première éd. 1941)

Le tribunal du présent a pour habitude de faire comparaître devant lui le passé, de ne pas écouter son avocat et de le condamner sur sa réputation et ses fréquentations, et non sur ses actes et écrits. Autant commencer par les éléments factuels, les évacuer dès le départ, je ne crois pas possible de les ignorer : Travelingue fut écrit en 1940-41, publié dans Je suis partout, sous l’égide de Robert Brasillach ; il présente un portrait au vitriol de la bourgeoisie française sous le Front populaire et sous la IIIe République finissante. Ce faisceau d’indices justifia la condamnation de l’écrivain à la fin de la guerre ; on lui reprocha bien des fois ce noir et virulent Travelingue, considéré au pire comme criminel, au mieux comme inopportun. Ces quelques faits suffiront à la plupart de nos contemporains pour ne pas éprouver le besoin de vérifier par eux-mêmes. Le jugement du présent est d’ores et déjà connu. Les uns ne le liront pas par peur de la contamination morale – cette peur panique qui est le premier symptôme du délabrement de l’intelligence, et l’aveu de son manque d’assurance et de certitudes morales ; les autres le liront parce qu’ils veulent s’encanailler ou voir confirmée leur conception de la société, eux si hostiles à la « bien-pensance » qu’ils en deviennent « mal-pensants » par pur réflexe. Oublions ces non-lectures en miroir. Je crois qu’un texte se juge sur pièces, librement, individuellement. Travelingue n’est pas vraiment un pamphlet contre son époque, l’histoire n’y est qu’un arrière-plan assez vague, des rumeurs, une ambiance, un fond de l’air ; Travelingue est une sorte de Bouvard et Pécuchet modernisé, une encyclopédie des imbéciles où la bêtise tient le premier rôle. Aymé parvient, en cent touches, à en dessiner l’idéal-type : absence d’indépendance d’esprit, étroitesse, vacuité intérieure, obsessions mesquines, suivisme, psittacisme, répétition de slogans creux, etc. Il la dénonce en anticipant la définition fameuse de Roland Barthes (voir le bon livre de Claude Coste à ce sujet) : elle est la part de collectif, d’irréfléchi, d’échos en nous. C’est d’ailleurs le côté déplaisant du livre, bien noté par Jean José Marchand en son temps : ce pur composé d’imbécillité et de veulerie, de médiocrité satisfaite et de méchanceté profonde finit par épuiser son lecteur, le mettre mal à l’aise. La bêtise gentille amuse ; la bêtise méchante navre d’abord, dégoûte ensuite. Elle a ici trop de temps forts, elle étouffe. À peine le lecteur a-t-il avalé quelque ânerie proférée doctement qu’Aymé lui ressert une solide plâtrée de sottise, assaisonnée de niaiseries et de vilenies.

On s’épuiserait à décompter, à présenter et à caractériser les nombreux personnages de ce court roman. Deux familles, leurs relations, leurs amis, etc. Au fond, ils ne sont que deux : la bêtise et le bon sens ; l’une multipliée, diverse, polymorphe, l’autre, rare, singulier, bien caché. Il n’y a peut-être pas lieu de résumer intrigue et sous-intrigues ; ni de chercher dans quelques scènes d’audacieuses trouvailles techniques et narratives ; moins encore d’aller débusquer des interprétations hasardeuses au coin des métaphores. Travelingue est une charge, une satire grinçante, d’une virulence que les années ont à peine émoussée. Certes, la France a changé depuis, et le texte de Marcel Aymé peut sembler un peu vieilli, tant la société dont il se moque a, en apparence, disparu. Les formes du snobisme et de la distinction ont évolué : la critique a perdu un peu de sa justesse, mais je la crois encore accessible au lecteur contemporain. À certains endroits, il convient de transposer intérieurement ; à d’autres, de se laisser prendre au charme parfois désuet du récit. En traçant le portrait d’une France bourgeoise, industrieuse, faussement cultivée, saisie à l’époque confuse du Front Populaire, Aymé dresse un réquisitoire. Nul, ou presque, n’échappe à sa méchanceté. À tel point que le lecteur souffre un peu, à mi-livre, devant un tel déferlement de médiocrité monomaniaque – car la bêtise est ici avant tout obsessionnelle. L’amatrice de cinéma n’est que cinéma, l’amateur de course à pied n’est que course à pied ; le patriotard n’est que politique, l’industriel n’est qu’usines ; ces personnages comiques frappent par l’étroitesse de leur regard et de leurs pensées ; ils n’ont pas de profondeur. Ils ne se multiplient dans l’espace de la narration que pour mieux faire résonner leur crétinerie. Ainsi les trois sœurs Ancelot, et leur mère, ne font que répéter, en psittacidés dépourvus de cervelle, les clichés interprétatifs saugrenus de la critique cinématographique. Elles les appliquent à toutes les situations de la vie, là précisément où ce vocabulaire et cette grammaire herméneutique n’ont plus cours – d’où bêtise, d’où, aussi, comique. Le sens moral leur manque autant que l’épaisseur historique ; elles n’ont pas de personnalité, pas d’individualité, et c’est bien pour cela qu’elles sont plusieurs, la sottise marche en bande ; elles sont des hollow women (pour le dire à la façon d’Eliot), qui renvoient à l’infini les mots d’ordre de leur époque. La bêtise en soi, autonome, individuelle, parce qu’elle découle d’un effort, est pour Aymé moins grave, moins dangereuse que la bêtise enrégimentée, répétée, colportée, devenue un mode de pensée automatique, un réflexe inconscient. Elle signe en chacun de nous la dépersonnalisation – car personne n’échappe à la bêtise.

Marcel Aymé l’expose avec une délectation presque excessive. La satire est un art délicat, un exercice sur la ligne de crête. En privant pratiquement le lecteur de toute respiration hors de ce magma étouffant d’imbécillité satisfaite, Aymé finit par déranger. La gentille et comique bêtise des Ancelot et des Lasquin se double de la méchante bêtise du boxeur Milou, de la perverse bêtise de son protecteur, de la lâche bêtise du romancier Pontdebois. Et si l’on sourit des commentaires cinématographiques abstrus des uns, l’on sourit bien moins des manipulations et des scélératesses des autres. Travelingue n’est pas une satire joyeuse. Aymé excelle, autant que dans d’autres romans (Aller-retour par exemple) dans la peinture de la médiocrité humaine ; il se réjouit de montrer la petitesse satisfaite, la vulgarité triomphante, l’étroitesse régnante. Il croque la bourgeoisie économique ou intellectuelle en affreuse petite-bourgeoisie, aux viles passions, aux vils instincts, aux viles pensées. L’image de l’auteur s’en trouve brouillée : la mesquinerie du paysage et des hommes finit par suggérer celle de leur créateur, l’écrivain, par contaminer la réception de l’œuvre. Malgré toute l’affection que je peux avoir pour l’œuvre de M. Aymé, il y a dans ce texte – important malgré tout – un fond d’humour haineux, de sarcasmes sans générosité, de basse vengeance, un arrière-goût saumâtre, bref quelque chose de salissant. La plupart de ses créatures sont excessives dans leur bassesse, comme l’escroc Ancelot, qui passe ses jours et ses nuits à écrire aux quelques petits porteurs dont il cherche à endormir la vigilance pour mieux les voler ; comme le boxeur-écrivain Milou, manipulateur aux passions sensuelles abjectes ; comme le jeune Lasquin, être vide qui vit pour courir, pour le demi-fond, pour devenir le nouveau Ladoumègue – et qui se cache ainsi son désir de fuite sociale ; comme les filles Ancelot, et leur furie stupide de cinéma ; comme l’hypocrite Pontdebois, cette mauvaise reviviscence de Paul Bourget, et sa cervelle macérant de petits romans moralistes ; comme Malinier, brute épaisse qui se croit assiégée par les francs-maçons et vit dans la hantise d’être déchiqueté par les « chiens judéo-socialo-marxistes ». Nul n’échappe au scalpel de l’auteur.

Les personnages du roman sont des chiffons doués de parole ; la plupart, même lorsqu’ils font profession d’intelligence comme l’écrivain Pontdebois, sont les porte-voix d’un discours collectif privé de sens, tant ses aspérités ont été émondées par la répétition. Comme la volonté d’être soi, non, le courage d’être soi, manque à peu près à tous, ce roman n’est plus que l’exposé d’un écho assourdissant, bête. Bien sûr, des détails savoureux amusent toujours. Johnny, le protecteur du boxeur, décide de orienter son favori vers une carrière facile, celle d’écrivain : il lui suffira d’évoquer ses souvenirs, dans un style transparent et brut, et cela fera figure d’œuvre. Pontdebois la trouvera médiocre et la proclamera pourtant essentielle ; Aymé pointe là quelque chose de toujours actuel, le double-discours des milieux littéraires, la confusion critique, l’agueusie artistique généralisée. N’importe qui peut bien écrire n’importe quoi, car un discours critique détraqué, sur-conceptualisé, ultra-rationalisant donnera du sens au texte, preuve en est des réactions répétées et absurdes des filles Ancelot. L’auteur montre une époque inapte au jugement, à la critique, à l’examen approfondi des œuvres et des travaux. Avec le savoureux personnage de Malinier, il sort des cercles bourgeois et met en scène la brute paranoïaque petite-bourgeoise, en quête de bouc-émissaires, prête à rejoindre quiconque lui promettra que seront (enfin) nettoyées les écuries d’Augias. Sourd ici ou là un désir de violence que le Front Populaire suscite sans pouvoir le canaliser ; Aymé observe, sans l’approuver, la dynamique fasciste – son anarchisme foncier l’aura toujours protégé de ces dérives-là. La mentalité obsidionale de l’ancien combattant, enfermé dans ses fantasmes et sa balourdise cocardière, voulant à tout prix faire le coup de poing, sans rien comprendre du monde, fait de lui un soutier potentiel du fascisme, dont le premier moteur est l’aigreur et le second la bêtise. Sa ridicule sortie finale expose, mieux que mille discours, ce que peut inspirer à l’auteur le panurgisme politique des extrêmes. Dépourvu de sens commun, comme les autres, Malinier figure une forme de naïveté corrompue, qui laisse libre-cours à ses fantaisies et reconstruit le monde à l’envers en pensant le remettre à l’endroit. Les Malinier sont nombreux, encore, de nos jours.

Mais où est le bon sens, parmi ces personnages veules, obsédés ou étriqués ? Alors qu’il distille partout la bêtise, Aymé raréfie le bon sens. Il n’équivaut pas, chez lui, à la seule intelligence, mais à l’indépendance, à la capacité de formation d’un jugement personnel, informé, équilibré et révisable ; la bêtise en revanche est toujours collective, désinformée, excessive et fixiste. Je ne vois que deux hommes pour parvenir à échapper à ce grand courant d’idioties : Alphonse Chauvieux et le coiffeur. Chauvieux, apparenté aux Lasquin, est, à l’inverse des autres, un transfuge de classe – cela semble lui avoir donné profondeur et autonomie. C’est un ancien militaire – ce qui augure mal pourtant de son indépendance d’esprit – issu de la plus modeste des petite-bourgeoisies. Il a été nommé par son beau-frère, propriétaire de l’usine, à d’inespérées fonctions d’encadrement. Sans être très intelligent, il sait réfléchir, raisonner, justifier. Et face aux épreuves, la mort de son beau-frère et protecteur, les grèves du Front Populaire, les accusations de la police, il sait garder son sang-froid, sa raison et sa gouaille. Ses apparitions sont des respirations. Il n’est ni riche, ni brillant, il est lui-même, conscient de ses fautes et de ses limites, souvent bousculé par les événements, mais jamais renversé, jamais complètement submergé par les flots de stupidité satisfaite qui l’entourent. Il garde une étincelle de bon sens, malgré tous ses défauts.

L’autre personnage de bon sens, c’est cet étrange coiffeur devenu, sans que l’on sache bien pourquoi, le dirigeant du pays. Tous les ministres viennent prendre leurs ordres auprès de ce bavard, de cet artisan-à-qui-on-ne-la-fait-pas, ce roi caché du Front Popu. Ses quelques monologues sont ambigus, difficiles à interpréter tout en étant d’un simplisme assumé, bref, avec lui commence, je crois, la vraie littérature, le trouble, l’incertitude dans la forme langagière, l’appel de l’auteur à l’intelligence autonome du lecteur. Aymé présente, au creux d’un récit satirique plutôt transparent, une fantaisie opaque, dont le sens n’est pas donné. Le manque de subtilité apparent du coiffeur dissimule fort bien son astuce et son intelligence réelles. L’auteur en profite pour lui faire glisser, au nez de la censure dans une publication de 1941, dans les pages collaborationnistes de Je suis partout, quelques mots discrets contre la tyrannie, l’Allemagne et l’Italie. Entre les lignes se dessine un autre texte, une sorte d’appel à l’indépendance d’esprit, de recours aux forces bouleversées de la raison. Le coiffeur concentre le principal mystère du roman, cette fantaisie qu’avait apprécié un Roger Nimier en son temps. Le coiffeur est-il la symbolisation satirique de la démocratie, de la sagesse populaire, d’une sorte de common decency orwellienne ? Ou n’est-il pas plutôt le signe comique de la veulerie du Front Populaire, la représentation de sa démagogie et de son absolu manque de sérieux ? Synthétiquement, n’incarne-t-il pas une sorte de voie dialectique, dynamique, entre la bêtise et le bon sens ? Les nombreux clichés de ses interventions s’articulent en toute indépendance pour produire un discours autonome, composé de banalités et de fulgurances, dont on discerne mal s’il est de premier degré ou non, s’il est critique ou non, s’il dénonce ou s’il approuve, s’il est bête ou subtil. Au récepteur de trancher. Dans le texte, hors de la volonté consciente de Marcel Aymé, s’ouvre une ambivalence, à claire-voie, à distance de la bêtise totale, totalisante, totalitaire du reste du roman. Avec le coiffeur subsiste, malgré le déferlement d’imbécillité, la possibilité du bon sens, une respiration humaine.

Certains ont qualifié le style de Travelingue (francisation de travelling) d’écriture cinématographique, notamment dans la brillante scène d’exposition, durant laquelle le grand patron Lasquin est frappé, progressivement, par une attaque cérébrale. Je ne suis pas certain de les suivre. En effet, le narrateur, omniscient, explique plus qu’il ne montre : l’intériorité des personnages est exposée, et c’est cette exposition, par sa vacuité, qui signe l’imbécillité intérieure de ces pantins de papier. Une écriture cinématographique s’attacherait aux gestes, aux figures, au mouvement, à ce qui se voit. Or, Aymé va plus loin, il fouille dans le fatras de pensées idiotes de ses personnages et les expose, consciencieusement, sur sa table de dissection romanesque. Ce n’est pas un film, c’est un fait de langue. Ça cause. Tout le monde cause. Tout le temps. C’est précisément ce qui assure le triomphe de la bêtise, une parole déréglée, automatique, vaine. Travelingue est littéraire (et non cinématographique) par ce qu’il montre de l’état de la langue commune, de la déliquescence d’une société où des formules toutes faites soutiennent une pensée automatique, où le langage, calcifié, n’est un secours pour personne, et encore moins, paradoxalement, pour ceux qui s’en servent comme instrument de domination. Les uns et les autres sont intoxiqués de mots, les grands mots à la mode de la critique cinématographique, les mots brutaux de la langue politique, les mots simplistes et appris par cœur des convenances bourgeoises ; cette maladie de la langue empêche la plupart des personnages de comprendre ce qui leur arrive, d’utiliser des critères moraux, de penser. Ils sont dépersonnalisés, vidés, épuisés. Aymé tape fort : le malaise naît de cet excès, à la frontière du sarcasme et du sérieux ; la position de surplomb du narrateur et la médiocrité des personnages donnent une déplaisante impression de mépris haineux et acerbe. Pourtant, Aymé tape juste : il rappelle que notre langue commune est toujours sous la double menace de la fossilisation et de la perversion, qu’elle peut se figer ou tromper, et que l’esprit individuel seul peut tenter, modestement et par un effort constant, de remettre d’aplomb le monde.

« Allô ? Houston ? On a eu un sujet ! »

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Admirez la rigueur du style et la beauté des relatives…

Une parenthèse dans mes notes de lectures.

« On a un sujet à résoudre » ; « ça me pose sujet » ; « un des gros sujets pour le gouvernement… » ; « le sujet, c’est sur comment faire » ; « le principal sujet, c’est le chômage ». La liste pourrait être prolongée à l’infini. En quelques années, les mots « problème » et, dans une bien moindre mesure, « enjeu » ont été remplacés, dans les médias, dans l’administration ou dans les entreprises, par le substantif « sujet ». Je suis frappé de voir qu’en si peu de temps ce qui constituait une légère et excusable impropriété orale est devenu un usage normal, tout à fait commun. L’habitude s’est prise, sans que personne, ou presque, ne s’en rende compte ni ne s’en émeuve. Je l’entends fréquemment dans mon travail depuis un an ou deux ; aucun cadre n’aurait désormais l’idée de prononcer en réunion le glaçant « problème » alors qu’il peut user du rassurant « sujet ». Bien plus, cette commodité d’usage tend à s’étendre dans la langue écrite. Et je ne pense pas au Périgord Républicain ou à la Gazette de Burbure, honorables courriers des terroirs, non, je pense à des revues d’un certain standing, où l’on n’a jamais caché, même, une certaine exigence envers le lectorat. J’ai ainsi noté, dans la revue Commentaire, au printemps 2014 (voir photo), que l’auteur d’un article – certes d’une affligeante imbécillité de forme et de fond – l’utilisait constamment à mauvais escient, comme si, déjà, le mot « problème » avait rejoint avertin, besaigre, orphéoniste, indulgencier et euphuisme dans le vaste cimetière des mots français disparus. Ostracisé, le « problème » n’existe plus dans la langue. Ce qui signifie, implicitement, que nous n’avons plus de problèmes. Cassez le thermomètre et la fièvre disparaît. Supprimez un terme et la réalité qu’il recouvre se brouille. Privé du mot juste, nous ne pouvons plus précisément exprimer ce que nous voyons, ce que nous ressentons, ce que nous pensons. Le français, dans l’imaginaire collectif un langage précis et raffiné, devient un baragouin confus et relâché où tout se vaut à peu près « et pis on s’comprend ». Hélas, aucun Karl Kraus, aucun George Orwell n’expose cette débâcle continue. Certains trouveront que je me répète un peu. J’ai en effet dénoncé, voici quelques semaines, dans une de mes notes, la « défaite de la pensée » sous-jacente aux errements syntaxiques contemporains. À ma grande satisfaction, mon article du mois dernier a généré un trafic non négligeable, supérieur à celui de l’ensemble de tous les autres écrits depuis. Plaisir narcissique ? Ivresse du succès (bien modeste au demeurant) ? Non. Je me réjouis surtout de voir qu’est encore audible un discours pugnace contre le délitement de la langue française au sommet de la société. Ce qui m’intéresse dans la « mutation du problème au sujet » ne correspond d’ailleurs pas exactement à ce que je dénonçais l’autre jour, d’où cette note complémentaire.

Par principe, le recours constant à l’euphémisme est une malhonnêteté. Notre langue est suffisamment riche et variée pour permettre à qui le souhaite de moduler ses propos de manière à exprimer le plus exactement possible le courant de sa pensée. Il n’est évidemment pas intéressant de disqualifier par principe l’euphémisme en faveur d’expressions plus brutales, et, souvent, plus injustes ou plus blessantes. L’utilisation d’un substantif ou d’une épithète euphémique peut, entre autres, servir à modérer un propos, instiller de l’ironie ou encore apaiser une tension. Elle a donc sa pertinence, à condition d’être contextuelle et modérée. Je ne suis pas un acharné des théories du complot, je ne pense pas qu’il y ait à l’œuvre, derrière le triomphe du sujet sur le problème, une volonté concertée. Aucune société secrète d’ennemis jurés du mot « problème » ne se félicite en ricanant, dans de nocturnes et secrets conciliabules, de cette mutation langagière. Cependant, je suis forcé de constater que cette transformation, contrairement à, par exemple, l’essor bêta de l’interrogative indirecte à l’anglaise (« on s’interroge sur comment »), a de véritables répercussions sociétales et politiques. On cherche, de façon délibérée, à lisser les discours pour ne surtout pas réveiller les somnambules. La parole se veut douceâtre, pour prévenir l’aigreur et la crispation. Tout va bien. Les crimes sont des incivilités, les bombardements des frappes chirurgicales, les guerres des opérations de maintien de la paix. Fort logiquement, alors, les problèmes sont des sujets. L’euphémisme est un moyen de communication comme un autre, qui infeste, par imitation, toutes les strates de la société, à l’instigation de sommets institutionnels en quête d’apaisement collectif à moindre prix. Une situation délicate ? Une complexité inattendue ? Un écueil difficile à surmonter ? Oh ! Vous savez, ce n’est qu’un sujet, rassurez-vous, on aborde un sujet, on en discute ensemble, on ne le résoudra pas, mais après tout, on ne résout que les problèmes, pas les sujets. L’occasion de tranquilliser les foules en démontrant implicitement son impuissance est trop belle : un problème se traite, un sujet s’aborde ; un problème se résout, un sujet s’évoque. L’intérêt est double. Non seulement, le « sujet » angoisse moins, mais il justifie, pour ceux qui connaissent encore la langue française, l’impuissance et le déni. L’emploi de « sujet » à la place de « problème » rencontre un succès grandissant, propagé par les élites de notre société parce qu’il répond à une demande sociale de la part des institutions. Face à la méfiance collective, elles cherchent à apaiser. La communication, professionnalisée à l’extrême, exige de peser chaque mot afin d’en amplifier les effets ; pour éviter les soubresauts et l’imprévisible – que déteste une structure, quelle qu’elle soit – il faut rassurer, attiédir, endormir. L’utilisation de « problème », vous l’avez compris, aurait plutôt tendance, de manière implicite, à perturber cette communication, à pointer les complexités et à amplifier les difficultés que rencontre une structure. Admette un « problème », c’est lui donner corps, l’éclairer d’une lumière vive, c’est aussi propager l’anxiété. L’intérêt du « sujet » revient alors, à défaut de restaurer la confiance, à amoindrir la défiance. Le sentiment d’impuissance matérielle des institutions les conduit à investir le seul domaine dans lequel il leur soit encore permis d’agir : le langage. Faire est impossible, alors causons ! La communication prime l’action, et, pour elle, les bénéfices de l’utilisation du « sujet » dépassent, et de loin, ceux de l’utilisation du « problème ». La mode se répercute des sommets vers les bases, en cascade. La bureaucratie entière est désormais contaminée.

Une société adulte et responsable affronte ses difficultés ; une société infantilisée (ou sénile), peureuse et inquiète, s’anesthésie à coup d’euphémismes pour dissimuler ses angoisses. Le « sujet » est son anxiolytique, son shoot verbal de tranquillisants, sa manière de nier sans (trop) mentir. De nombreuses institutions, bien conscientes de leur discrédit et de leur paralysie, ont intérêt à minimiser les épreuves qu’elles doivent traverser, surtout si elles ne sont pas en mesure d’en triompher. De là est né un discours mou, conventionnel, lénifiant, sorte d’arasement langagier et systématique de toutes les aspérités du réel. Surtout, surtout, ne troublons pas la digestion paisible du consommateur petit-bourgeois, laissons-le dans le déni, mentons-lui pour le rassurer. Le remplacement de l’action par la communication et la peur panique de l’imprévu ont conduit à cette impasse. Comme le souligne le titre ironique de mon article, imagine-t-on les astronautes d’Apollo XIII contacter la NASA par un « Allô ? Houston ? on a eu un sujet » ? Et qu’aurait répondu la NASA ? « Ok, vous avez eu un sujet, vous voulez en parler ? ». Après quelques heures à évoquer leur sujet avec Houston, les astronautes seraient morts, là-haut, dans l’inaction la plus complète. Peut-être suis-je trop brutal et trop exigeant, mais j’estime que des citoyens adultes et responsables ont droit à la vérité, nette, sans fioritures, qu’elle soit anxiogène ou qu’elle ne le soit pas. Une démocratie adulte ne gagne jamais à se mentir à elle-même. Poncer la langue pour dissimuler la gravité d’une situation est le pis-aller de l’incapacité, le dernier recours de l’incompétence, la solution ultime de qui n’a pas de solution. Il ne s’agit pas seulement d’une mode navrante ou d’un tic de langage passager. C’est la chambre obscure de la pensée contemporaine : l’aveu de sa nullité. Une mutation en apparence anodine de la langue contemporaine dissimule bien des sous-entendus.

Quand j’ai fait remarquer cette mode, par le passé, à des amis, ceux-ci ont tout d’abord nié avoir jamais entendu ce mésusage. Et puis, chemin faisant, eux aussi ont noté, ici ou là, puis plus fréquemment, dans leur vie quotidienne ou ailleurs, l’utilisation impropre de « sujet » (quant à moi, je l’ai observée pour la première fois chez un ancien ministre juste avant de l’entendre, de plus en plus souvent, dans mon univers professionnel). Comme d’autres mots – il faudrait un jour que je décrypte le cocasse et prétentieux décrypter – « sujet » affaiblit notre intelligence du monde ; or qu’est la langue, sinon le moyen principal du renforcement de cette même intelligence ? En remplaçant « problème », nos institutions, sans se concerter entre elles, contribuent au brouillage grandissant de notre vie en société. S’ensuit un fallacieux apaisement, aussi illusoire qu’il est pénible. Il ne suffit pas de maquiller des ruines pour les faire passer pour un bâtiment neuf. Croit-on qu’à terme la défiance soit véritablement endormie par ces tours de passe-passe rhétoriques ? Certains diront que je fais, là comme ailleurs, œuvre de puriste – et le puriste comme l’élitiste sont les grands méchants loups de la pensée pavlovienne contemporaine.

Or, ce n’est ni de l’élitisme ni du purisme que de constater et la faillite des élites et les fautes de ceux qui confectionnent et propagent les usages langagiers admis d’aujourd’hui et de demain. La confusion est très répandue. Dès que quelqu’un fait mine de défendre la langue, sa tradition, son histoire, bref cet usage partagé et raisonné qui donne de la profondeur à la civilisation, il est accusé d’élitisme ou de purisme. Variante optimiste-progressiste : « La langue évolue et c’est très bien, vieux schnoque, va ! » ; variante démocratique-désinvolte : « Allons, allons, t’exagères, on se comprend quand même » ; variante technocratique-résignée : « Sur le sujet de la langue, on est dans la nécessaire adaptabilité aux nouvelles évolutions ». Et généralement, on cherche à opposer, par un parallèle sociologique hasardeux, la langue figée des vilaines élites dominatrices, musée de vieilleries empoussiérées à la langue libérée et populaire des dominés, laboratoire génial d’innovations spontanées. De ce fait, être en faveur de la stabilité et de la cohérence de la langue revient à être du mauvais côté social de la barrière, à s’entendre avec les dominants sur le dos des dominés, et à faire preuve d’une forme insidieuse de haine de classe. Cette opposition, je la crois nulle et non avenue. Le pire ennemi de la correction linguistique raisonnable, de la stabilité tempérée et de l’équilibre de la langue, de sa richesse et de sa profondeur n’est pas à chercher dans les classes populaires. Qu’elles se débrouillent à leur manière avec le français, comme elles l’ont toujours fait, ne présente pas de danger pour la vie et la survie de la langue. Elles n’ont pas accès à la langue médiatique, à ce vecteur premier de toutes les effroyables mutations linguistiques en cours. Le pire ennemi du français réside au cœur du complexe médiatico-économique, c’est là que se forge, au nom de la « communication », la non-langue laide, technique, pauvre, répétitive et vérolée de demain. Je suis intimement persuadé que le corps de notre langue pourrit par sa tête. Il ne faut pas se laisser tromper par les discours enthousiastes sur les mutations de la langue. Généralement ils se limitent à une célébration complaisante de la langue des faubourgs, pardon, des « quartiers », émise par une autorité bourgeoise, en surplomb, qui ne se livre là qu’à une de ses hypocrites admirations de façade. Un certain romantisme de charité, chargé de commisération sociale et de mauvaise conscience bourgeoise, fait semblant d’y apercevoir l’avenir radieux de la langue. Bien sûr, l’avenir du français n’est pas dans les cités, sauf cosmétiques exceptions qu’on brandira d’autant plus qu’elles sont moins nombreuses. Le relâchement actuel n’a pas son origine dans les classes populaires, il n’y prospère et n’y triomphera que par défaut. Il se propage d’abord par les ministères, les bureaux, les think tanks, les médias. Nous nous dirigeons, guidés par les élites, vers la maximisation du flou syntaxique et de l’euphémisme sournois ; vers l’usage de mots et de concepts très complexes (et donc mal maîtrisés), intégrés dans une pensée dénuée de toute structuration sérieuse. Je l’avais déjà constaté : le pourrissement progressif de notre langage est né d’un manque de rigueur au sommet. La maîtrise erratique du français, dans la petite-bourgeoisie ou parmi les classes populaires, ne remet pas en question l’équilibre général de la langue aujourd’hui, pas plus qu’hier l’argot des titis n’a anéanti le français. En revanche, l’effondrement langagier des classes supérieures, qui se montre sans fard dans les médias, s’étale à longueur de colonnes dans les journaux, s’entend chez les « meilleurs d’entre nous », est la véritable matrice des calamités de demain.

Aucune extinction ne s’est déroulée aussi rapidement que celle de « problème » dans la langue française. Je songe, par analogie, aux vautours indiens, dont les effectifs sont passés de 80 millions à quelques milliers en moins de vingt ans, à cause du diclofenac, un anti-inflammatoire donné au bétail et fatal aux reins des rapaces qui se repaissent de leurs carcasses. Au sens figuré, dans notre langue, une sorte de diclofenac a tué les « problèmes ». Ce diclofenac linguistique n’est pas un anti-inflammatoire, c’est un anxiolytique puissant : le « sujet ». Le problème inquiétait ? Le sujet rassure. Ne vous troublez pas, braves gens, il y a quelques petits sujets à aborder et puis ce sera tout… Votre sommeil sera paisible. Les mathématiques seules, peut-être, semblent encore protégées : les problèmes y existent toujours. Ne crions pas victoire trop vite, cependant, car un jour prochain, votre enfant viendra sûrement vous trouver pour vous demander de résoudre son « sujet » de mathématiques – c’est qu’il ne faut pas les angoisser ces petits anges.

Défaite de la syntaxe, défaite de la pensée

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Parmi les idées reçues qui circulent de nos jours, une, en particulier, m’insupporte. Il faudrait se féliciter de l’évolution de la langue, se réjouir de ses inflexions, célébrer la moindre de ses modulations. La langue évolue (sous-entendu, évidemment, elle progresse), c’est heureux ; elle s’ouvre et varie. Héraclite ne disait-il pas, plus de deux millénaires avant nous, que « rien n’est permanent, sauf le changement » ? Félicitons-nous donc de cette nouvelle vérification de l’aphorisme héraclitéen ! Que la langue se transforme doit nous réjouir ! Pour les psittacidés qui ont tribune ouverte un peu partout, si le français change, c’est que le français vit. Merveilleux ! Des vers s’agitent dans le cadavre, c’est donc que le cadavre est encore en vie. Extraordinaire logique ! La vieille langue compassée des bonzes de l’Académie est oubliée ; le français de papa est mort ; la langue moderne est née. Où l’entendre ? Parmi l’élite. Écoutez France-Culture ou France-Info quelques instants. Appréciez en les dialogues, les incises, les questionnements, la syntaxe ! Admirez quelle pensée structure ces conversations ! Un monde nouveau se présente à nos oreilles émerveillées, un monde de spontanéité, de liberté linguistique, où les plus audacieuses trouvailles sémantiques le disputent aux plus étonnantes concaténations grammaticales. « C’est vrai qu’on va dire que la question c’est sur qu’est-ce qu’il faut faire en fait. » « On s’interroge, quelque part, sur faut-il intervenir. » « Après, avec cet opus de Wagner, on est dans l’émotion. Moi, j’dis que c’est que du bonheur !» « Au final, quelque part, c’est pas sûr. » « Ce sont des opus éponymes, lequel on va les écouter d’abord. » « C’est seulement di-h-euros » « Ayant annexé la Crimée, on est dans l’attente sur ce que va faire Poutine. » Ai-je besoin de continuer ? Les exemples sont innombrables, tellement innombrables que les phrases correctes, présentant des interrogatives indirectes élégantes, sans chevilles ni tic verbal, exprimant clairement une pensée construite sont devenues l’exception, sur les ondes mêmes où elles devraient être la règle. Il ne s’agit pas là de formulations populaires, qui auraient trouvé, dans la France des vingt dernières années, un terreau pour se développer. Il ne s’agit pas d’argot. Il ne s’agit pas des simplifications, orales, d’une langue écrite trop riche et chamarrée (dire « on s’interroge sur qu’est-ce qu’il faut faire » ne simplifie pas « on s’interroge sur ce qu’il conviendrait de faire »). Non, c’est autre chose, que je peine à nommer, tant ce phénomène, largement ignoré, semble sans précédent. Je n’en ai pris mesure que graduellement, chaque découverte s’ajoutant aux précédentes pour constituer un panorama sinistre, celui de notre langue, telle qu’elle se pratique parmi ceux qui se prévalent du monopole de la pensée, de la création et de l’expression. En peu de temps cette parlure contemporaine a infecté le parler commun et il devient, même pour d’obscurs commis provinciaux comme moi, impossible d’y échapper. Je peine parfois à comprendre ce que les techniciens me disent dans leur baragouin grammaticalement brumeux, duquel n’émergent que quelques termes savants et polysyllabiques, qui dénotent chez mes interlocuteurs l’obtention régulière de titres et diplômes officiels. On écorche la langue au quotidien comme un comte d’Artois écorchait des braconniers surpris dans ses bois au XIIIe siècle. C’en est au point que l’expression « tuer pour une virgule », pour le dire en néo-français, eh bien, « ça me parle »…

Je crois que je dois rapidement lever une ambiguïté. Même si je la respecte généralement – il m’arrive de laisser passer des coquilles, hélas – je ne suis pas un fanatique de l’orthographe. C’est une maladie bien française que ce culte maniaque de la dictée, de la précision orthographique, de la règle, de la contre-règle, de l’exception et de la contre-exception. Exercice scolaire par excellence, la dictée a, selon moi, sa raison d’être, à la condition de s’articuler avec la grammaire et la syntaxe. L’orthographe est l’esclave de la pensée, pas son maître. Défendre l’orthographe seule équivaut à défendre, de manière parfois absurde, des variations d’usage entrées dans le marbre des dictionnaires, avec un certain arbitraire qu’a mal tempéré l’esprit de système français. Parce qu’elle est difficile à maîtriser, qu’elle exige bien des efforts, qu’elle a longtemps valorisé le petit écolier français, l’orthographe française devrait, selon un lieu commun trop répandu, être défendue comme un des trésors sublimes de la langue. Non. Les pires exceptions – songez aux règles des majuscules, à certains accords ou aux redoublements de consonnes sur des mots très proches (chariot, charrette ; rationnel, rationalité) – ne sont pas en elles-mêmes des beautés naturelles et intangibles. La langue ne souffre pas des petites écorchures orthographiques que nous lui infligeons à l’occasion. Si elle devait aplanir les pires exceptions de son lexique, je l’accepterais bien volontiers. Seulement, le français ne périt pas, actuellement, de ces petites erreurs excusables. Il périt d’un déficit grammatical généralisé, celui-là même qui, dans les petites classes et parmi le commun, fait confondre « et » avec « est » ou « ait », qui fait conjuguer et accorder les verbes au hasard Balthazar, ou qui fait écrire n’importe quoi, n’importe comment – le déchiffrage de courriels est tout un art dans ma province. Ces problèmes, que nul ne peut nier, sont aggravés par la tendance très nette qui m’intéresse aujourd’hui : l’affaissement syntaxique généralisé qui a atteint aussi bien la tête, les diplômés, l’élite, que son porte-voix médiatique, le grand propagateur de l’effondrement langagier. Je pense que les partisans absolutistes de la pureté orthographique auront fait beaucoup de mal, paradoxalement, aux défenseurs de la langue en ridiculisant leur cause (parfois difficile à soutenir) et rendant impossible la défense de son véritable sanctuaire : la syntaxe, dont Rivarol disait qu’elle était, en français, « incorruptible ». (Pauvre Rivarol)

Écoutez l’élite. Écoutez les ministres, les professeurs d’université, les députés, les chercheurs, les journalistes, bref des gens ayant bénéficié d’une certaine éducation, pour qui s’ouvrent les tribunes et les micros des organes médiatiques les plus prestigieux. Écoutez-les parler, le plus sérieusement du monde, bardés de leurs titres, de leurs connaissances, de leur savoir. Écoutez-les haleter dans des émissions où ils s’acharnent à dire le plus de choses, le plus mal possible. Écoutez les débats des économistes sur France-Culture le samedi matin ; écoutez parler tel ou tel historien ; écoutez M. Voinchet, l’animateur des « matinales » de la radio publique culturelle, donner des leçons de français à un académicien… et se ridiculiser tout seul (il avait morigéné son interlocuteur du haut de son savoir d’agrégé en lieu commun : « vous avez écrit « c’est d’amour qu’il est question », ah, ah, vous êtes académicien, mais vous vous êtes trompés, on dit « c’est d’amour dont il est question », enfin » ! L’académicien était resté abasourdi devant une inculture affichée avec tant de morgue). Je ne sais par où commencer tant l’effondrement de la langue, et, partant, celui de la pensée, transparaît des débordements radiophoniques de glossolalie asyntaxique. Puisqu’il faut débuter… Prenons un économiste, professeur d’une des plus grandes universités françaises, enseignant dans les meilleures écoles, reconnu par ses pairs comme un savant de valeur, et écoutons-le, sur une radio publique, à propos de la situation de l’euro, lundi dernier (pour que ce paragraphe soit pleinement illustratif, j’ai caricaturé ces propos, tenus le 19 mai, afin d’y insérer toutes les formulations étranges dont le « français d’élite » est désormais vérolé quotidiennement ; les propos, même sans mon passage, étaient navrants) :

« C’est vrai que la question qu’on s’pose en ce moment, c’est sur faut-il sortir de l’euro. C’est vrai que ça fait sujet. L’euro, il est contesté, mais on oublie de dire qu’il nous protège. J’vais m’répéter mais quand on dit qu’on veut quitter l’euro, qu’on veut être en dehors de l’euro, moi j’veux rappeler que si on est demain dans le retrait de l’euro, on est en fait dans la fragilisation permanente de la monnaie, on est en fait dans la dévaluation permanente, ou dans la menace de dévaluation permanente. C’est ça qu’on oublie. En fait, on serait replongé dans les années 70-80, et en fait dans les années 80, les monnaies étaient toutes fragiles, toujours attaquées. On était tout le temps dans la défense de la monnaie. Au niveau des marchés, c’était compliqué. Après, moi je dis qu’il faut le dire, tout ça, qu’il faut rappeler ce qu’une sortie de l’euro va faire, que ça va poser la question de comment la monnaie peut tenir. Du coup, on ne sera pas dans quelque chose de pacifique, de normalisé. Faut pas croire ça. On s’ra dans quelque chose de difficile, de violent, pas catastrophique, non, mais très dur. C’est de ça, pardon, de cela, dont il ne faut pas s’effrayer de trop mais dont il faut dire les dangers, lequel existent quand même. C’est pour ça qu’en fait le sujet, c’est pas de sortir de l’euro, c’est comment faire qu’est ce qui est le mieux pour nous. Sans faire de sortie de l’euro, on peut être dans des dévaluations ciblées face à l’Allemagne, en étant dans la baisse de charges et la limitation des dépenses sociales et de comment elles vont se faire. » [je vous garantis que cette chute incompréhensible achevait son intervention]

Les voici, les grandes scies syntaxiques du temps : interrogatives hasardeuses (L.Wauquiez (ENS, Agrégation, ENA) a dit, par exemple, l’autre jour, sur France-Culture: « On va réfléchir à qu’est-ce qu’on peut faire pour l’améliorer » ; cette pratique étrange se calque sur l’exemple mal compris de la syntaxe anglaise ; on ne trouve presque plus personne pour formuler les interrogatives correctement à l’oral) ; tendance à répéter des chevilles de manière automatique (« après » pour concéder ou articuler ; « quelque part » pour « en quelque sorte » ; « au niveau de » à tout propos ; « en fait », « on va dire », « en même temps », « du coup » pour ponctuer ; « c’est vrai que » en introduction de chaque réponse) ; euphémismes (« sujet » pour « problème » remporte un grand succès médiatique, relayé dans les entreprises et les administrations) ; répétition des questionnements, renforcés par des « présentatifs » (« la question c’est sur comment ») ; simplifications de la formulation d’un enthousiasme (« ça me parle », « que du bonheur ») ; redoublement du sujet (« la situation, elle ») ; substantivation des verbes, tous introduits par la grande manie du temps, j’ai nommé « on est dans » (Le Monde : « on supprime des postes mais on est pas dans le licenciement » [ah ?] ) ; etc. Je voudrais m’étendre plus spécifiquement sur cette dernière manie qui, une fois observée, rend toute écoute prolongée d’un débat médiatique intenable. « On est dans », de son petit nom, Onédan. Onédan est très révélateur d’une tendance. Onédan n’a pas de sujet, puisque le pronom « on » recouvre un peu tout, un peu tout le monde, le plus vaguement possible. Onédan n’a pas de verbe bien déterminé, c’est, voilà tout, le verbe être au présent, le plus petit dénominateur commun de tout l’étant, pour reprendre un substantif cher aux phénoménologues. Onédan se situe à l’intérieur de quelque chose, qui constitue son environnement entier, intégral, absolu. Bref, onédan permet à celui qui le prononce de prendre la plus grande distance possible avec ce qu’il dit, surtout lorsque cela le concerne directement. Onédan est l’allié naturel du fatalisme et l’agent du règne épuisant de la bavasserie experte, du faux débat et des questionnements viciés. Onédan est le seigneur de notre époque. Dans la bouche d’un savant, onédan est un aveu de défaite : pas de sujet, pas de verbe, et un objet global. On ne peut pas faire plus vague, moins précis, moins scientifique. Dans son dernier livre (pourtant intéressant), chroniqué sur ce blog, Nathalie Heinich écrit « on est dans le téléologique ». Quel beau paradoxe ! Voici une langue qui parle d’anamnèse, de téléologie, d’évergétisme, d’anadiplose ou d’ontologie, qui utilise des termes compliqués, des concepts pointus, des abstractions d’une grande profondeur… et qui se révèle incapable de les articuler, en quelque sens que ce soit. Victoire du concept sur la pensée, victoire de l’objet délimité sur sa mise en relation avec le monde, victoire de l’émiettement conceptuel de l’univers sur son appréhension globale, « onédan » est le grand monstre syntaxique de notre époque. Vous ne pouvez pas échapper à onédan, puisqu’onédan est tout, onédan est partout, onédan est tout le monde, tout le temps, pour toujours. Présent de vérité générale ? Présent de vérité absolue ! Onédan trône au sommet d’une langue dévoyée, abâtardie, dans laquelle la pensée ne pense plus. Notre société est obsédée par la communication permanente, destinée à tous, tout le temps ; pourtant, elle se révèle de moins en moins apte à communiquer quoi que ce soit. On ne communique pas, onédan la communication. L’expression s’est répandue rapidement ; ainsi M. Hollande annonçait-il l’autre jour « je suis dans la responsabilité » plutôt que « je suis responsable » ou « je prends mes responsabilités » (notons que le « je » assouplit un peu la poigne de fer du terrible Onédan).

« Onédan le questionnement de faut-il le faire », voici ce que j’entends le matin à France-Culture. Voici comment parle l’élite intellectuelle, scientifique de notre pays, lorsque de prestigieux micros se tournent vers elle, comme elle ne parlerait pas même à son chien, en lui versant des croquettes le matin. Et cette langue, propagée par les médias, descend jusqu’aux provinces lointaines, où, jadis, des formules pittoresques et des expressions du cru donnaient encore un tanin, une âcreté au français. Ce temps est révolu. J’ai entendu, lors d’une réunion professionnelle, quelqu’un prononcer cette phrase : « onédan l’anamnèse de qu’est-ce qu’on aurait pu faire ». Un mot compliqué, savantesque, pédant, ne fait pas longtemps illusion sur l’absence de pensée qui l’entoure. La syntaxe, libérée des conventions usuelles, a-t-elle offert de nouveaux aperçus à la langue ? Dans deux ou trois romans audacieux peut-être ; dans le langage stéréotypé de tous les jours, aucunement. La société parle à travers nous et ses expressions, ses tics, ses usages, jaillissent de notre cerveau sans que nous n’y puissions rien – à moins de nous contrôler avec une férocité inextinguible. Une force supérieure s’empare de notre langue et exsude à travers nous les derniers débris de la parlure contemporaine. Si nous n’y prenons pas garde, nous perdons le contrôle de notre expression, nous l’offrons à une forme de puissance transcendante qui contraint (et restreint) les efforts de notre pensée. La novlangue d’Orwell dans 1984 n’imitait pas seulement la LTI de Klemperer ou la langue de bois des Soviétiques, elle montrait le péril qui nous menace tous aujourd’hui, comme il nous menaçait hier (bien que sous des formes différentes). Parler sans se contrôler, parler spontanément, c’est parler la langue sociale, collective, basique, aussi laide qu’incapacitante, c’est parler l’autre en croyant parler soi, c’est, également, abâtardir un objet complexe, l’affadir, le rendre inapte à rendre le plus fidèlement possible le réel. La spontanéité de l’expression est une défaite, un désastreux Actium qui offre l’empire au premier lieu commun langagier venu. Onédan Ier, roi du cliché linguistique, n’est pas seulement un usurpateur qui a ramassé une couronne qui traînait dans le caniveau, il est un despote qui réduit à néant la complexité du langage, la complexité de la pensée, et qui, avec ses fidèles lieutenants Cévrékeuh, Onvadir, Aunivôdeu, Dukou et Surkomman, régente et tyrannise notre société, et ce jusqu’aux plus secrets des recoins de nos cerveaux.

Chacun doit se défendre de cette parlure contemporaine comme il le peut. Une fois que je repère un tic contemporain, je n’entends plus que lui et j’essaie, modestement, de lui faire pièce en le repoussant hors de mon champ d’audition. Si l’actualité, la presse, les débats de société m’ennuient de plus en plus, c’est que leur absence de forme langagière me les rend non seulement incompréhensibles mais insupportables. Comment ces gens, qui parlent si mal, peuvent-ils penser ? Comment peuvent-ils prétendre qu’ils « décryptent » l’information (l’usage du verbe « décrypter » par des « encrypteurs » du monde comme eux a quelque chose de cocasse) alors qu’ils ne comprennent pas, sans s’y reprendre à trois fois, ce qu’ils disent, ni ce qu’on leur dit ? Ah, et ne comptez pas sur l’Université pour défendre la langue : ce serait pour elle faire preuve de normativité, et celle-ci fait horreur à nos doctes savants. Pensez donc, ils sont tellement heureux, nos linguistes, de pouvoir alimenter leurs articles confidentiels, leurs revues à tirage limité et leurs thèses, monumentales et pointilleuses, de nouveautés, d’inlassables observations de la dégénérescence du cadavre, de descriptions des nouvelles et subtiles vibrations dans le corps putréfié du langage. Comme le nouveau français leur plaît ! Comme ils l’aiment ! Ils y trouvent de quoi mâcher, de quoi ruminer, de quoi digérer. Plus le désastre s’approfondira, plus ils seront heureux d’observer les inéluctables mutations du langage – et peu importe si celui-ci devient impropre à la compréhension mutuelle minimale. Le temps des leçons ennuyeuses des vieux grammairiens s’est dissipé. Les linguistes, en bons scientifiques, observent en toute neutralité des faits de langue s’articuler, tels des entomologistes devant les mutations de mouches drosophiles exposées à des produits toxiques. Que les insectes souffrent ou meurent leur importe aussi peu qu’il importe à nos linguistes que la langue s’affaisse, se désagrège jusqu’à aboutir, par l’auto-destruction de sa syntaxe, à une mort de la pensée.

Au niveau de la conclusion, du coup, c’est vrai qu’on est dans la colère sur comment améliorer la langue, là, non ?