Retour aux chroniques littéraires après mon détour polémique de l’autre jour.
Je serai accaparé, les jours qui viennent, par diverses échéances personnelles et professionnelles, et je n’aurai pas l’occasion de publier à nouveau d’ici le 10 ou le 11 novembre. J’espère cependant que cette note, aussi courte que modeste, saura vous faire patienter.
Javier Marías, Le roman d’Oxford, Gallimard, coll. « Folio », 2006 (Trad. Anne-Marie Geninet et Alain Keruzoré) (Première éd. originale 1989)
Enseigner à Oxford, dans une des plus célèbres universités du monde, peut apparaître, de l’extérieur, comme un aboutissement. Ox-ford. Ox-ford. Ces deux syllabes, exotiques à nos oreilles françaises, évoquent un univers entièrement dédié au savoir. Pour le dire comme le vieux Barrès « Il est des lieux où souffle l’esprit ». La ville ne vit que par son campus, elle est peuplée d’enseignants de haute volée et d’étudiants triés sur le volet, ses bibliothèques débordent de références accumulées par les siècles. Son calme provincial offre en principe une ambiance propice au labeur quotidien, aux tâches de longue haleine, à l’approfondissement. Les continentaux imagineront sans peine une quintessence de l’ambiance anglaise, un peu compassée, paisible, avec son cérémonial immuable, ses traditions, ses excentricités. Silence et labeur. Quoi de plus hors-temps ? de plus extérieur à notre rapport contemporain et excité au monde, notre délire asservissant de vacarme et de loisirs ? Oxford est une citadelle de l’ancien temps, un arrière-poste du progrès, et, pour un homme d’aujourd’hui, un instrument de retrait et de retraite. Y enseigner, c’est se confronter à la décisive absence de divertissement – et donc de diversion – qui sous-tend tout projet d’envergure. Hélas, sans projet, sans recherche, sans écriture, cette même absence se mue en une expérience existentielle de l’ennui, prélude de l’effondrement, confirmant ainsi l’adage de Pascal (« un roi sans divertissement est un homme plein de misères »). L’écrivain espagnol Javier Marías, qui a enseigné deux ans là-bas, tire de son expérience des conclusions maussades, mises en scène dans ce récit autobiographique intitulé Le roman d’Oxford. Son texte n’est pas un éloge de la ville ; plutôt l’observation attentive d’un vide, consubstantiel, selon lui, à cette université, ou, pour le dire en termes pirandelliens, une vie morte tenue par une forme craquelée. Ce regard projette sur la ville sa vacuité intérieure. Précisons d’emblée que le narrateur, s’il présente une nette ressemblance avec l’auteur, ne s’identifie jamais à lui ; son nom restera caché ; M. Marías donne à ce reportage aussi ironique que désenchanté une fausse allure de fiction lodgienne, de ces campus novels chers au monde anglo-saxon. La part de l’imagination et la part de la vérité y sont mêlées, inextricablement. L’auteur y a infusé la réalité de son expérience, dans une proportion indécidable. Il importe peu au lecteur d’aujourd’hui, vingt-cinq ans après la publication de ce livre, de savoir quels personnages réels se cachent derrière les figures de cette comédie oxfordienne ; même s’il s’agit d’un roman à clés, le lecteur peut l’apprécier sans essayer d’en forcer la serrure.
Je disais qu’enseigner à Oxford était, en théorie, un aboutissement ; pour M. Marías, bien au contraire, tout ce séjour oxfordien est marqué du sceau de l’inaboutissement – si l’on me permet ce néologisme. Les sous-intrigues s’entrecroisent sans jamais donner l’impression de devoir déboucher sur quoi que ce soit. Le fil du récit lui-même se perd, entre des sentiments concurrents d’ennui et d’absurdité. Le narrateur est venu enseigner la littérature espagnole ; il enseigne n’importe comment, multipliant, en cours, délibérément, les explications hasardeuses, les remarques farfelues et les étymologies imaginaires. Il essaie un temps de s’intégrer à la vie mi-monacale, mi-persifleuse de la petite communauté professorale ; sa tentative se désintègre dans un hilarant repas collectif, corseté de conventions absurdes et dérisoires. Il veut occuper son temps libre à approfondir sa connaissance de la littérature anglaise ; le voilà errant dans les librairies d’occasion de la ville, en quête des travaux d’auteurs obscurs qui ne l’intéressent même pas – sinon que, comme lui, ce sont des êtres perdus. Que ne faut-il pas faire pour meubler son ennui, se divertir de l’existence ? Se met-il à pimenter sa vie sentimentale d’une aventure adultérine avec une séduisante chercheuse ? Leur histoire, née de l’oisiveté, se délite dans l’ouate oxfordienne ; leur rupture, sous la forme d’un anti-climax, est un vague étouffement, sans même un soubresaut final. Même la maladie et la mort, qui touchent deux personnages secondaires, ne paraissent pas être des aboutissements ; ces décès prévisibles – et annoncés dès la première ligne du livre – laissent une sensation d’inachevé, l’un parce qu’il est trop précoce, l’autre parce qu’il n’est pas suivi de l’œuvre posthume tant promise. Le fantasque et historique personnage de John Gawsworth, cet écrivain et homme de lettres, sorte de Pound anglais terminant sa vie aventureuse en clochard alcoolique, ne réveille pas même le roman. Chaque dimanche, le narrateur erre dans les rues d’Oxford, les arpentant sans but, submergé par son propre désœuvrement. Alors il s’invente, avec l’un ou l’autre des personnages excentriques d’Oxford des bouts d’histoires, des fragments auxquels il ne peut pas même faire l’effort de croire, comme auprès de ce fascinant vieil appariteur, porte ouverte sur le passé et qui revit chaque jour un moment différent de son existence nonagénaire. De cette ambiance d’affaissement un peu morbide, alors, me direz-vous, n’émane donc, en toute logique, que l’ennui ?
Eh bien non. Je ne crois pas que le livre de M. Marías soit un jalon très important de la littérature universelle, un futur classique ou un livre « culte ». Il n’y a pas de message, pas de beautés littéraires, pas de petite musique particulière ; ce livre, une fois refermé, ne subsiste pas, envoûtant, à l’arrière-plan de nos pensées. Oxford, le « gué-aux-bœufs » en anglais, est un pays bovin, assoupi ; un monde de nonchalance et d’oisiveté. Cette absence d’énergie entraîne une sorte de réaction chimique, somnifère, dans le psychisme du narrateur ; il se débat trois cent pages durant contre la menace oxfordienne, un risque d’engloutissement, de dernier plongeon. Pourtant, de cette ambiance somnolente, l’écrivain tire quelques perles, une jolie succession de pistes esquissées et de personnages peints d’une douce ironie. Il lui suffit de laisser son récit naviguer de rencontres en rencontres, sans fin, sans jugement. Toute la première partie du livre rappelle ainsi, par son regard décalé et sa tonalité les anodines affaires des anti-héros universitaires chers à David Lodge – pour lesquels j’éprouvais, à l’adolescence, une affection amusée que je ne renie pas. Le livre de M. Marías plaît, je n’en doute pas, aux amateurs de M. Lodge, par son mezzo-voce d’évènements dérisoires, litanie d’un confortable quotidien de campus, de livres, de passions excentriques. La scène du repas du college, en une antique high table, expose, en quelques pages peut-être un peu trop longues et systématiques, de vieilles conventions universitaires en leur point de désintégration mécanique. Chacun des invités, pour la plupart passablement obsessionnels et ennuyeux, en attendant d’être ivres, ne peut parler, cinq minutes durant, qu’avec son interlocuteur de gauche ; puis, les cinq minutes suivantes, avec le convive se situant à sa droite. La belle mécanique, rythmée à coups de marteau, comme le veut la coutume, par un warden capricieux et ennuyé, s’achève en un hilarant désastre. Le narrateur, parce qu’il ne parvient pas à prendre au sérieux les rituels oxfordiens leur donne nécessairement un caractère comique. Les moments les plus drôles du livre naissent de ce regard décentré d’un Madrilène sur un monde auquel il ne peut appartenir – et qu’il ne cherche pas à intégrer.
Si l’intrigue principale tourne, de manière lâche, autour d’une histoire d’adultère peu sérieuse, elle se ramifie en nombre de sous-intrigues inabouties, qui constituent la texture principale d’un récit délibérément privé de sens. L’histoire du professeur Cromer-Blake évoque, par anticipation, le personnage éponyme du Ravelstein de Saul Bellow (2000). Si le nom de la maladie du professeur n’est jamais cité, il paraît évident, au vu du contexte – les années 80 – qu’il s’agit du SIDA. On retrouve le même genre d’hommage affectueux que dans le roman de Bellow ; la réussite du portrait tient à sa sincérité, son caractère touchant à sa fin dramatique. Néanmoins, comme tout ce Roman d’Oxford, le détachement prime ; un écart subsiste, infranchissable, entre le narrateur et le monde qu’il décrit ; à l’occasion même de la mort d’un homme qu’il apprécie et respecte, le narrateur peine à dépasser son statut d’observateur un peu narquois, tiraillé entre son sens de la dérision et le respect qu’il doit à un mort. De même, le passé tourmenté de son amante, Clare Bayes, témoin dans son enfance d’une véritable tragédie, ne passe que très brièvement les bardages de coton qui étouffent le récit. Au fond, le narrateur est étranger, au sens camusien du terme, extérieur à cette histoire, extérieur à Oxford, extérieur à l’Angleterre ; à aucun moment, on ne le voit parvenir à s’impliquer, sauf peut-être dans sa brève et fascinante enquête littéraire sur l’écrivain gallois Arthur Machlen et sur le clochard Gawsworth. Le décor d’Oxford est un faux-semblant ; preuve en est le fameux travail, tant annoncé, révolutionnaire, du professeur Rylands sur Le Voyage sentimental de Sterne, et qui n’a jamais été entamé. Comme je le disais plus haut, Le roman d’Oxford est un récit inabouti, celui de multiples rencontres manquées, avortées ou dérisoires. Le narrateur, malgré quelques efforts pour s’impliquer, traverse le récit en Persan intrigué, délicatement moqueur, et, transposant ses propres états d’âme sur le monde qui l’entoure, dénonce une sorte de mythe d’Oxford, façade Potemkine dissimulant mal son vide existentiel. La force de l’écrivain aura finalement été de parvenir à mettre en forme, à tirer quelque chose de cette expérience, que chacun d’entre nous a faite, du temps mort. Il existe donc, par le livre, une forme d’aboutissement dans l’inaboutissement.