Un récit de l’inabouti : Le roman d’Oxford, de Javier Marías

Oxford Snow

Retour aux chroniques littéraires après mon détour polémique de l’autre jour.

Je serai accaparé, les jours qui viennent, par diverses échéances personnelles et professionnelles, et je n’aurai pas l’occasion de publier à nouveau d’ici le 10 ou le 11 novembre. J’espère cependant que cette note, aussi courte que modeste, saura vous faire patienter.

Javier Marías, Le roman d’Oxford, Gallimard, coll. « Folio », 2006 (Trad. Anne-Marie Geninet et Alain Keruzoré) (Première éd. originale 1989)

Enseigner à Oxford, dans une des plus célèbres universités du monde, peut apparaître, de l’extérieur, comme un aboutissement. Ox-ford. Ox-ford. Ces deux syllabes, exotiques à nos oreilles françaises, évoquent un univers entièrement dédié au savoir. Pour le dire comme le vieux Barrès « Il est des lieux où souffle l’esprit ». La ville ne vit que par son campus, elle est peuplée d’enseignants de haute volée et d’étudiants triés sur le volet, ses bibliothèques débordent de références accumulées par les siècles. Son calme provincial offre en principe une ambiance propice au labeur quotidien, aux tâches de longue haleine, à l’approfondissement. Les continentaux imagineront sans peine une quintessence de l’ambiance anglaise, un peu compassée, paisible, avec son cérémonial immuable, ses traditions, ses excentricités. Silence et labeur. Quoi de plus hors-temps ? de plus extérieur à notre rapport contemporain et excité au monde, notre délire asservissant de vacarme et de loisirs ? Oxford est une citadelle de l’ancien temps, un arrière-poste du progrès, et, pour un homme d’aujourd’hui, un instrument de retrait et de retraite. Y enseigner, c’est se confronter à la décisive absence de divertissement – et donc de diversion – qui sous-tend tout projet d’envergure. Hélas, sans projet, sans recherche, sans écriture, cette même absence se mue en une expérience existentielle de l’ennui, prélude de l’effondrement, confirmant ainsi l’adage de Pascal (« un roi sans divertissement est un homme plein de misères »). L’écrivain espagnol Javier Marías, qui a enseigné deux ans là-bas, tire de son expérience des conclusions maussades, mises en scène dans ce récit autobiographique intitulé Le roman d’Oxford. Son texte n’est pas un éloge de la ville ; plutôt l’observation attentive d’un vide, consubstantiel, selon lui, à cette université, ou, pour le dire en termes pirandelliens, une vie morte tenue par une forme craquelée. Ce regard projette sur la ville sa vacuité intérieure. Précisons d’emblée que le narrateur, s’il présente une nette ressemblance avec l’auteur, ne s’identifie jamais à lui ; son nom restera caché ; M. Marías donne à ce reportage aussi ironique que désenchanté une fausse allure de fiction lodgienne, de ces campus novels chers au monde anglo-saxon. La part de l’imagination et la part de la vérité y sont mêlées, inextricablement. L’auteur y a infusé la réalité de son expérience, dans une proportion indécidable. Il importe peu au lecteur d’aujourd’hui, vingt-cinq ans après la publication de ce livre, de savoir quels personnages réels se cachent derrière les figures de cette comédie oxfordienne ; même s’il s’agit d’un roman à clés, le lecteur peut l’apprécier sans essayer d’en forcer la serrure.

Je disais qu’enseigner à Oxford était, en théorie, un aboutissement ; pour M. Marías, bien au contraire, tout ce séjour oxfordien est marqué du sceau de l’inaboutissement – si l’on me permet ce néologisme. Les sous-intrigues s’entrecroisent sans jamais donner l’impression de devoir déboucher sur quoi que ce soit. Le fil du récit lui-même se perd, entre des sentiments concurrents d’ennui et d’absurdité. Le narrateur est venu enseigner la littérature espagnole ; il enseigne n’importe comment, multipliant, en cours, délibérément, les explications hasardeuses, les remarques farfelues et les étymologies imaginaires. Il essaie un temps de s’intégrer à la vie mi-monacale, mi-persifleuse de la petite communauté professorale ; sa tentative se désintègre dans un hilarant repas collectif, corseté de conventions absurdes et dérisoires. Il veut occuper son temps libre à approfondir sa connaissance de la littérature anglaise ; le voilà errant dans les librairies d’occasion de la ville, en quête des travaux d’auteurs obscurs qui ne l’intéressent même pas – sinon que, comme lui, ce sont des êtres perdus. Que ne faut-il pas faire pour meubler son ennui, se divertir de l’existence ? Se met-il à pimenter sa vie sentimentale d’une aventure adultérine avec une séduisante chercheuse ? Leur histoire, née de l’oisiveté, se délite dans l’ouate oxfordienne ; leur rupture, sous la forme d’un anti-climax, est un vague étouffement, sans même un soubresaut final. Même la maladie et la mort, qui touchent deux personnages secondaires, ne paraissent pas être des aboutissements ; ces décès prévisibles – et annoncés dès la première ligne du livre – laissent une sensation d’inachevé, l’un parce qu’il est trop précoce, l’autre parce qu’il n’est pas suivi de l’œuvre posthume tant promise. Le fantasque et historique personnage de John Gawsworth, cet écrivain et homme de lettres, sorte de Pound anglais terminant sa vie aventureuse en clochard alcoolique, ne réveille pas même le roman. Chaque dimanche, le narrateur erre dans les rues d’Oxford, les arpentant sans but, submergé par son propre désœuvrement. Alors il s’invente, avec l’un ou l’autre des personnages excentriques d’Oxford des bouts d’histoires, des fragments auxquels il ne peut pas même faire l’effort de croire, comme auprès de ce fascinant vieil appariteur, porte ouverte sur le passé et qui revit chaque jour un moment différent de son existence nonagénaire. De cette ambiance d’affaissement un peu morbide, alors, me direz-vous, n’émane donc, en toute logique, que l’ennui ?

Eh bien non. Je ne crois pas que le livre de M. Marías soit un jalon très important de la littérature universelle, un futur classique ou un livre « culte ». Il n’y a pas de message, pas de beautés littéraires, pas de petite musique particulière ; ce livre, une fois refermé, ne subsiste pas, envoûtant, à l’arrière-plan de nos pensées. Oxford, le « gué-aux-bœufs » en anglais, est un pays bovin, assoupi ; un monde de nonchalance et d’oisiveté. Cette absence d’énergie entraîne une sorte de réaction chimique, somnifère, dans le psychisme du narrateur ; il se débat trois cent pages durant contre la menace oxfordienne, un risque d’engloutissement, de dernier plongeon. Pourtant, de cette ambiance somnolente, l’écrivain tire quelques perles, une jolie succession de pistes esquissées et de personnages peints d’une douce ironie. Il lui suffit de laisser son récit naviguer de rencontres en rencontres, sans fin, sans jugement. Toute la première partie du livre rappelle ainsi, par son regard décalé et sa tonalité les anodines affaires des anti-héros universitaires chers à David Lodge – pour lesquels j’éprouvais, à l’adolescence, une affection amusée que je ne renie pas. Le livre de M. Marías plaît, je n’en doute pas, aux amateurs de M. Lodge, par son mezzo-voce d’évènements dérisoires, litanie d’un confortable quotidien de campus, de livres, de passions excentriques. La scène du repas du college, en une antique high table, expose, en quelques pages peut-être un peu trop longues et systématiques, de vieilles conventions universitaires en leur point de désintégration mécanique. Chacun des invités, pour la plupart passablement obsessionnels et ennuyeux, en attendant d’être ivres, ne peut parler, cinq minutes durant, qu’avec son interlocuteur de gauche ; puis, les cinq minutes suivantes, avec le convive se situant à sa droite. La belle mécanique, rythmée à coups de marteau, comme le veut la coutume, par un warden capricieux et ennuyé, s’achève en un hilarant désastre. Le narrateur, parce qu’il ne parvient pas à prendre au sérieux les rituels oxfordiens leur donne nécessairement un caractère comique. Les moments les plus drôles du livre naissent de ce regard décentré d’un Madrilène sur un monde auquel il ne peut appartenir – et qu’il ne cherche pas à intégrer.

Si l’intrigue principale tourne, de manière lâche, autour d’une histoire d’adultère peu sérieuse, elle se ramifie en nombre de sous-intrigues inabouties, qui constituent la texture principale d’un récit délibérément privé de sens. L’histoire du professeur Cromer-Blake évoque, par anticipation, le personnage éponyme du Ravelstein de Saul Bellow (2000). Si le nom de la maladie du professeur n’est jamais cité, il paraît évident, au vu du contexte – les années 80 – qu’il s’agit du SIDA. On retrouve le même genre d’hommage affectueux que dans le roman de Bellow ; la réussite du portrait tient à sa sincérité, son caractère touchant à sa fin dramatique. Néanmoins, comme tout ce Roman d’Oxford, le détachement prime ; un écart subsiste, infranchissable, entre le narrateur et le monde qu’il décrit ; à l’occasion même de la mort d’un homme qu’il apprécie et respecte, le narrateur peine à dépasser son statut d’observateur un peu narquois, tiraillé entre son sens de la dérision et le respect qu’il doit à un mort. De même, le passé tourmenté de son amante, Clare Bayes, témoin dans son enfance d’une véritable tragédie, ne passe que très brièvement les bardages de coton qui étouffent le récit. Au fond, le narrateur est étranger, au sens camusien du terme, extérieur à cette histoire, extérieur à Oxford, extérieur à l’Angleterre ; à aucun moment, on ne le voit parvenir à s’impliquer, sauf peut-être dans sa brève et fascinante enquête littéraire sur l’écrivain gallois Arthur Machlen et sur le clochard Gawsworth. Le décor d’Oxford est un faux-semblant ; preuve en est le fameux travail, tant annoncé, révolutionnaire, du professeur Rylands sur Le Voyage sentimental de Sterne, et qui n’a jamais été entamé. Comme je le disais plus haut, Le roman d’Oxford est un récit inabouti, celui de multiples rencontres manquées, avortées ou dérisoires. Le narrateur, malgré quelques efforts pour s’impliquer, traverse le récit en Persan intrigué, délicatement moqueur, et, transposant ses propres états d’âme sur le monde qui l’entoure, dénonce une sorte de mythe d’Oxford, façade Potemkine dissimulant mal son vide existentiel. La force de l’écrivain aura finalement été de parvenir à mettre en forme, à tirer quelque chose de cette expérience, que chacun d’entre nous a faite, du temps mort. Il existe donc, par le livre, une forme d’aboutissement dans l’inaboutissement.

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Fantasmer l’histoire : Le Procureur, d’Augusto Roa Bastos

Candido Lopez, Soldats paraguayens faits prisonniers lors de la bataille de Yatay, 1892

Candido Lopez, Soldats paraguayens faits prisonniers lors de la bataille de Yatay, 1892

 

Le Procureur, Augusto Roa Bastos, 1997, Le Seuil (trad. François Maspero) (première éd. originale 1993)

 

Plus je lis, plus je m’étonne des correspondances secrètes entre des œuvres moins contemporaines que distantes, géographiquement, culturellement, linguistiquement. Il se produit, entre des romans éloignés, des réverbérations thématiques, des échos inattendus, des dialogues par lecteur interposé, qui donnent à la littérature toute sa profondeur, sinon toute sa puissance. Si Le Procureur, du paraguayen Roa Bastos, devait être rapproché d’un autre roman, ce serait d’Adieu mon livre ! de Kenzaburo Ôe, traduit l’an dernier en langue française (et commenté ici). Je rappelle ici l’intrigue en quelques lignes. Un vieil intellectuel, lettré, contemplatif, est saisi au sortir de graves problèmes de santé, alors qu’il décide de bouleverser son existence par un acte politique « terroriste », ou, tout du moins, de résistance violente au monde tel qu’il va. La narration, plutôt que de se concentrer sur cette trame, va et vient autour des souvenirs de ce personnage, voguant de dérives érotiques en considérations politico-littéraires et de remémorations historiques en préparatifs terroristes mollement menés. L’échec de leurs entreprises est inéluctable. L’écrivain, inapte à l’action, ne triomphe pas dans le monde matériel ; y croyait-il seulement ? La mise en fiction de cette éventualité lui permet, dans un même geste, d’en exprimer la tentation et de l’évacuer. La seule chance de l’auteur, ténue, tient à sa production littéraire, à ce qui survivra de lui, ce qui pourra, comme un ruisseau de montagne, raviner le roc des consciences des années durant jusqu’à lui donner forme ou le briser. Il le sait, les espoirs nourris de ce côté sont très faibles et les effets lointains. Le fantasme éventé de l’action violente débouche sur un paysage dévasté, dans lequel l’écrivain, désormais conscient de sa petitesse, ne peut plus rien, sinon reprendre le cours de sa petite musique personnelle, abandonnée un temps au profit des fanfares illusoires du barnum de l’Histoire. Encore faut-il pour cela que l’Histoire le lui permette… Cette trame est commune à l’œuvre du Japonais et à celle du Paraguayen, même si les fins divergent quelque peu dans le détail ; leurs personnages principaux, à la fois distincts et très proches de leurs créateurs respectifs, se ressemblent ; sont proches aussi, avouons-le les déceptions relatives que suscitent, chez leur lecteur, ces deux romans inégaux, souvent bavards, et, en un seul mot, bancals.

Roa Bastos l’indique en préface, il a dû récrire son roman, rendu obsolète par la fin politique de celui contre qui il était prioritairement dirigé : l’antipathique dictateur paraguayen Alfredo Stroessner, renversé en 1989, alors que le roman était prêt à être imprimé. Nul ne saura jamais si ce premier Procureur était meilleur que le second ; pour juger nous ne disposons que de ce second jet, texte hétérogène présentant, au fond, trois romans en un. La première trame, qui n’occupe qu’une moitié du livre (la seconde) c’est l’organisation, par la junte paraguayenne, d’un extravagant Congrès culturel international en l’honneur des trente-cinq années de pouvoir de Stroessner. Y sont invités des chercheurs, des savants et des artistes du monde entier, venus là pour rehausser quelque peu le prestige d’une dictature plus connue pour son usage de la torture que pour ses réalisations culturelles. Parmi eux figure le narrateur, Félix Moral, un intellectuel paraguayen exilé à Nevers, ancienne victime des tortures de la Tecnica, la police secrète locale, et, depuis, naturalisé français. Ce vieux professeur d’université veut profiter de sa nouvelle identité et de cette occasion, qu’il pressent pour lui sacrificielle, pour abattre le tyran. Son arme est une abracadabrante bague de la Renaissance. Vestige des meurtres et des complots florentins, elle est munie d’une aiguille très effilée et sa pierre opalescente constitue une réserve de poison : une poignée de main suffit pour tuer un homme dans les soixante-douze heures. Et Stroessner a prévu, au terme de leurs débats, de serrer la main de chacun des congressistes… La deuxième trame constitue un arrière-plan irréel et largement fantasmatique à la première – qui n’est d’ailleurs pas dépourvue d’invraisemblances. Ici, Félix Moral exprime son amour passionné pour Chimène, son épouse, tout en tentant d’échapper aux désirs exacerbés et pervers d’une de ses anciennes étudiantes, une Allemande nommée Léda. Si Chimène apparaît comme un personnage concret, qui prend même la parole dans les dernières pages du livre, Léda conserve, jusqu’au bout, un statut incertain, aux limites de l’existence (fictionnelle). Le lecteur est amené à douter du narrateur, de son équilibre comme de sa franchise. L’extravagant projet d’assassinat de Stroessner paraît, à l’aune de ce qui précède, plutôt cohérent, à défaut d’être raisonnable. La troisième trame, enfin, présente, de manière itérative, un épisode fort célèbre de l’histoire paraguayenne, la tragique guerre de la Triple Alliance qui, à la fin du XIXe, déboucha sur la défaite et l’extermination presque totale de la population paraguayenne (tout du moins masculine). Le narrateur revient, de loin en loin, sur les épisodes les plus romanesques et les plus sanglants des dernières batailles du conflit, avec, pour motif central, la crucifixion finale par l’armée brésilienne du cadavre du chef de l’État paraguayen, Solano Lopez. Les trois trames se croisent et se succèdent dans le désordre, donnant l’impression, peut-être justifiée, que le texte du Procureur est une mosaïque de trois textes, assez mal reliés entre eux.

Il ne s’agit bien sûr que d’impressions de lecture, mais j’ai le sentiment que Roa Bastos a repris le premier texte, l’a réorganisé en lui adjoignant d’autres écrits, antérieurs ou postérieurs, sans se rendre compte que l’effet d’ensemble était, pour quelqu’un découvrant le texte, gâché. Je sais que le lecteur de littérature part du principe que tout effet littéraire est consciemment ou inconsciemment organisé par l’écrivain ; quelquefois, néanmoins, l’hypothèse de la complexité à observer et commenter à l’énième degré de lecture ne tient pas. Quelques phrases ou paragraphes reviennent deux fois dans le livre, à quelques dizaines de pages de distance, sans qu’un quelconque effet littéraire justifiât particulièrement ces redites. Des argumentations similaires se retrouvent à deux ou trois endroits, laissant au lecteur l’impression pénible d’un retour en arrière et d’une couture mal réalisée. Peut-être la récriture, en trois mois, d’un roman de près de quatre cent pages a-t-elle été hâtive ? L’assemblage des trois « romans dans le roman » fonctionne plus ou moins bien : indépendantes, les trames se seraient justifiées par elles-mêmes ; mêlées, elles se perturbent et interfèrent plus qu’elles ne se renforcent. Ce n’est pas que l’ensemble soit incohérent ; c’est plutôt qu’il présente des failles et des longueurs. On comprend bien que Roa Bastos organise son récit, comme Kenzaburo Ôe, autour de la dynamique de « pseudo-couples », ces personnages d’un même rang, incarnant chacun une tendance opposée et complémentaire à celle de l’autre. Solano Lopez est le contrepoint de Stroessner : l’un et l’autre sont des tyrans dangereux, mais le premier est racheté par son sacrifice final – parodie rédemptrice de Golgotha, quand le second, misérable et médiocre, s’accroche encore au pouvoir. De même, Léda est le reflet inversé de Chimène : d’un côté, le désir bestial de possession et de domination, aux nets relents sado-masochistes ; de l’autre, l’amour élevé, à la fois profond et érotique, tournant comme une obsession autour du nombril, symbole du lien humain, collectif et familial. Le passage d’un niveau à l’autre, de Léda vers Stroessner, puis vers Chimène, puis vers Solano Lopez, laisse dubitatif. Le narrateur, dont l’œuvre a la forme d’une lettre à son épouse, peine parfois à justifier ses incises et ses très longues parenthèses historiques – comme ces vingt pages consacrées au piano de Solano Lopez immédiatement après l’arrivée du narrateur à Asunción. De là naît l’effet, perturbant, et somme toute assez ennuyeux, de lire trois textes parallèles aux rapports incertains.

Hors de ces défauts, l’ensemble du livre peut être lu comme un songe hallucinatoire en trois dimensions : politique, érotique et historique. La plupart des scènes de la guerre de la triple alliance trouvent des échos dans les mythologies païennes et chrétiennes : Roa Bastos compare Asunción à Troie, mais une Troie sans racines, sans Homère ni Schliemann à venir ; il voit dans la crucifixion grotesque du cadavre de Solano Lopez un nouvel avatar de la figuration historique du Rédempteur de l’humanité ; il présente cette guerre comme un conflit presque mythologique, et en tout cas très symbolique, entre la volonté de vie et la pulsion de mort, entre l’homme et la femme, entre le goût éloquent du triomphe et l’obscur désir du désastre. Par l’intermédiaire du peintre argentin Candido Lopez, principalement connu pour ses tableaux de cette guerre, il ouvre la possibilité de la transfiguration mythologico-artistique d’un conflit d’une brutalité inouïe. Il constitue, à n’en pas douter, le « motif dans le tapis » de toute l’histoire paraguayenne ultérieure : les Paraguayens descendent pour beaucoup d’entre eux de femmes violées pendant cette guerre, réalité oblitérée par les survivantes et leurs descendants. Cet événement fondateur, sous la plume de Roa Bastos, sort de son statut de drame historique pour devenir une légende : le style volontiers itératif et hallucinatoire de l’écrivain lui donne la force de la légende. Paradoxalement, un roman concentré sur cette seule histoire, avec les motifs choisis par Roa Bastos (la crucifixion, le duel féminin autour du maréchal, le piano, etc.), eût été d’une puissance proprement latino-américaine, digne, peut-être, de rivaliser avec les œuvres les plus abouties d’Asturias, de Fuentes ou de Mario Vargas Llosa. L’écrivain n’a pas fait ce choix, pour relier, peut-être, ce passé légendaire à ses conséquences présentes et concrètes dans un pays écrasé sous la botte d’une junte trentenaire. Son roman du tyran, il faut aller le chercher dans Moi le Suprême, plus célèbre que Le Procureur, et consacré à l’étrange dictateur que fut, au XIXe siècle, le Docteur Francia. L’hallucination historique du Procureur est prolongée par deux autres dimensions fantasmatiques. La volonté d’assassiner Stroessner, de se livrer à un tyrannicide, plaisamment appelé « miséricide » (misér- pour misérable), constitue le premier stade du fantasme, celui de l’intellectuel assis, opposant en exil, impuissant dont le pouvoir tient tout entier dans sa « plume ». Écrire ce meurtre ou, tout du moins, en raconter sa préparation, est un moyen, pour l’écrivain comme pour le narrateur, de devenir un homme d’action, statut souvent incompatible avec celui de pur intellectuel. C’est aussi un moyen de conjurer la tentation, toujours vivace, de l’action violente. Par livre interposé, l’écrivain peut enfin se mettre en situation, tenter d’abattre le dictateur et, au fond, le vaincre là où celui-ci est fragile, dans le monde de la fiction et des idées. La partie paraguayenne du récit se déroule dans un univers à moitié réaliste : on y trouve des personnages connus (Stroessner, Ionesco, etc.), mais les évènements qui s’y produisent (comme les attentats terroristes, les perversions du jeune groom, etc.) donnent une impression de surenchère chimérique et idéologique, que souligne plus encore l’invraisemblance du retour censément inaperçu de l’exilé dans un pays aussi policier que celui-là. L’échec du professeur Moral – onomastique révélatrice pour un justicier auto-proclamé – semble inscrit dans les gènes de ce fantasme-là, né des complexes et de l’impuissance de l’homme de plume.

Les relations étranges qu’entretient le narrateur avec Chimène et Léda constitue un autre stade fantasmatique, aux nettes dimensions érotiques. À titre personnel, j’ai trouvé les scènes érotiques plutôt ennuyeuses et ratées, et j’ai franchement peiné à m’intéresser à cet aspect du livre, qui en couvre pourtant une bonne moitié. Je vais néanmoins essayer d’explorer quelque peu ces considérations sexuelles absconses. Chimène, dont le nom évoque l’épouse du Cid, est une femme très nettement idéalisée. Elle incarne, dans la galerie des poncifs féminins, autant le sacrifice de soi que la pureté intransigeante – pureté intellectuelle et morale et non sexuelle (les écrivains d’un certain âge revivent sur le papier ce qu’ils ne peuvent plus vivre dans la réalité). À la fois amante sensuelle, amie proche, conseillère éclairée, infirmière dévouée, Chimène est représentée par le narrateur comme la femme idéale – je ne m’étendrai pas sur la validité de cette conception. Reconnaissons-le, un tel personnage manque quelque peu de vraisemblance. Face à elle, dans l’esprit du narrateur, se tient Léda, étudiante avec laquelle les relations sont brutales, antagoniques, à la limite du meurtre sauvage et de la persécution. Si Chimène est douée d’une personnalité, Léda apparaît nettement comme un fantasme sans substance. Elle surgit sans cesse aux yeux du narrateur, comme une obsession ou un remords, seuls, peuvent le faire. Il n’est même pas certain qu’elle joue un rôle réel hors des hallucinations du narrateur. Elle incarne la tentation du mal, du basculement ténébreux et viscéral qui perturbe l’homme de bien, qui lui rappelle que le mal rôde en soi avant de rôder hors soi, et qu’il s’appelle la tentation. Parce que son épouse Chimène est parfaite, parce qu’il se croit porteur des valeurs du Bien, le professeur Moral reporte sur Léda toute la noirceur qu’il a besoin de concentrer à l’extérieur de lui-même. D’un côté, la pureté, de l’autre, les ténèbres ; d’un côté la sexualité épanouissante, de l’autre l’avilissement de la chair ; d’un côté, le don de soi, de l’autre, la haine. Leda peut être vue comme une manifestation concrète des troubles psychiques du professeur Moral, la contrepartie de son besoin de classification du monde en bons et en méchants, la nécessaire contrepartie de l’idéalisation de Chimène. Elle brouille par son intrigante présence et par ses subites incarnations les frontières de ce que le narrateur croit voir et croit avoir vécu. Le mystère de Léda restera entier, car ses apparitions épisodiques et les troubles qu’ils suscitent chez le narrateur ne reçoivent aucune élucidation : au lecteur de décider si la jeune allemande est un personnage effectif – difficile d’y croire complètement – ou si elle est une projection symbolique du narrateur. Il se pourrait aussi qu’elle concrétise dans le texte, une forme de fatalité surhumaine, motif simultané d’attirance et de répulsion, de désir et de dégoût, justifiant ainsi les scènes sado-masochistes qui marquent ses apparitions.

Félix Moral ne s’appelle pas « Moral » par hasard : il a besoin de classer le monde, de le juger, de le dé-nuancer, en bon procureur, certain d’avoir raison. C’est un homme de contrastes. Comme le bien est assiégé, extérieurement et intérieurement, il faut à son défenseur des figures positives et négatives, des héros et des tyrans, des sacrifices et des tragédies. Ce désir acharné du bien ne débouche pas sur sa victoire ; pour Augusto Roa Bastos, Félix Moral représente peut-être un double dangereux, celui qui porte jusqu’à ses dernières conséquences la conviction et la morale de l’auteur en personne ; il figure ce fantasme, sexuel, historique et politique qu’il ne faut jamais matérialiser, au risque de se perdre. En mettant en scène un avatar de lui-même dans Le Procureur, Roa Bastos neutralise sa propre tentation de justice personnelle et d’action violente. Le personnage d’Adieu mon livre ! de Kenzaburo Ôe pouvait aussi être perçu ainsi, signe, à mon sens, d’une connexion souterraine entre l’intellectuel engagé japonais et l’exilé paraguayen. Je voudrais enfin noter que le parallèle entre Stroessner et Solano Lopez, entre le tyran vivant et le tyran racheté par son sacrifice, pose quelques problèmes éthiques : s’il a suffi à Lopez de mourir et à son corps d’être humilié par ses ennemis pour être (en partie) racheté, ne suffirait-il pas, alors, à Stroessner de périr sous les coups du poison du professeur Moral pour, lui aussi, être rédimé ? La dénonciation, légitime et répétitive, du dictateur ne se double-t-elle pas d’un message très involontaire sur la possibilité du rachat d’un tel homme ? Le meurtre ne servirait-il pas la légende de Stroessner ? Je reste songeur face à un tel roman, qui semble à la fois manquer de subtilité – l’onomastique est évidente, les considérations politiques sont un peu naïves, les péripéties invraisemblables et les personnages peu nuancés – et se perdre dans une organisation symbolique et narrative obscure – la triple narration, le recours indéterminé aux couples mythe/histoire et réalisme/symbolisme, la conception sacrificielle de l’existence, la possibilité, très dérangeante, d’assimiler un Stroessner assassiné à un Solano Lopez rédimé. Comme un signe de l’indétermination de ce livre bancal, il demeure un dernier mystère, au moment de refermer le livre : qui jugeait donc vraiment Le Procureur?

Perdu dans le courant : Zama, d’Antonio di Benedetto

Banker, Jason de Caires Taylor

Banker, Jason de Caires Taylor

 

Zama, Antonio Di Benedetto, José Corti, 2011 (trad. Laure Guille-Bataillon) (Première éd. originale 1956)

Quand nous lisons un roman, nous dressons au fil de notre lecture des parallèles, des généalogies littéraires, des comparaisons, dont la richesse tient à l’étendue de nos lectures – et, avouons-le, de leur persistance dans nos mémoires. Ces connexions donnent à nos livres des arrière-plans qui nous sont propres, et qui, à mon sens, constituent l’un des principaux intérêts de la littérature. En lisant Zama d’Antonio Di Benedetto, roman argentin à la première personne retraçant les mésaventures d’un fonctionnaire et gentilhomme espagnol du 18e siècle dans sa lointaine colonie d’Amérique du Sud, j’ai pensé à une de mes vieilles lectures, La Conscience de Zeno, d’Italo Svevo. Zeno et Zama, outre la concordance euphonique de leurs noms (Zeno n’est certes qu’un prénom), partagent quelques points communs, dont le premier, le plus évident, sûrement, est que le lecteur ne peut pas leur faire confiance. Malgré toute sa bonne volonté, sa candeur ou son ingénuité, il finit par se rebeller contre un texte délibérément conçu par l’écrivain comme un plaidoyer déformé, aussi équivoque qu’il est divertissant. Ce que Zama et Zeno écrivent est incertain, parfois mensonger, composé assez trouble de mauvaise foi grossière et d’auto-dénigrement complaisant. Le lecteur éprouve quelques difficultés à juger ces textes obliques où, peu à peu, une défiance généralisée succède au pacte de confiance originaire, fondateur de l’acte même de la lecture de fictions. Ces narrateurs étaient parfaitement décidés à dire telle ou telle chose, à se comporter de telle ou telle manière, quand un soudain souci stratégique ou moral les a submergés et conduits à se déjuger. Ils justifient ainsi leurs zigzags mentaux avec le bien et le juste. De même, ils avaient la possibilité évidente de choisir mais préfèrent invoquer la fatalité pour justifier leur impuissance coupable. Ce qu’ils présentent comme une nécessité existentielle n’est bien souvent que l’aveu d’une paresse ou d’une insuffisance ; de même, leur honneur et leur morale, si fièrement affirmés en théorie, trouvent toujours dans quelque détail de la vie quotidienne un motif d’exemption dans les actes. Au fond, même outrés par l’écriture romanesque, Zeno et Zama ont quelque chose de dérisoire et de profondément humain, un grain, rugueux au toucher, qui leur donne leur profondeur et leur véracité, aux dépens de leur prétendue grandeur d’âme. Ces anti-héros ont en eux plus d’humanité, hélas !, que bien des héros. Pusillanimes, médiocres, faibles, outranciers, ils condensent sur eux nos propres travers. Le lecteur, cependant, ne se laisse pas nécessairement prendre au jeu de l’empathie. La pitié que peut faire naître la déchéance progressive de Zama est par exemple contrebalancée par cette certitude que le personnage, entre autres défauts, est un menteur patenté et un lâche, plus près du célèbre salaud sartrien que de la victime expiatoire qu’il prétend être. Peu importe, au fond, que le lecteur se sente touché par ce personnage, qu’il s’y retrouve ou qu’il s’en indigne. Le détail individuel importe moins que le type général d’homme tracé par l’écrivain.

Avec Zeno, Svevo avait dessiné l’homme moderne, mobile, inconstant, partagé entre la sur-conscience de la nécessité et le désir sans cesse contrarié de l’action ; sur Zama, Di Benedetto concentre une série de traits contradictoires et récurrents de l’homme Sud-Américain (et peut-être de l’homme tout court). Hidalgo fanfaron et déshonoré, le juriste Diego de Zama a autant conscience de son passé glorieux – licencié de l’université, intelligence reconnue, au moins localement – que de son présent incertain – isolé dans une ville lointaine, en délicatesse avec la société coloniale. Il pressent déjà, par un mécanisme de prophétie auto-réalisatrice, à laquelle il croit non sans réserves, un lendemain difficile et peut-être tragique. On croirait lire, figuré en un homme, l’image même que l’Espagne se fit d’elle-même durant la longue décadence qui suivit son Âge d’Or. Je ne sais plus quel auteur soulignait que la longue durée de la décadence espagnole (1650-1950) avait formé une civilisation très particulière, dans laquelle l’extrême conscience du déclin voisinait avec la haute idée des accomplissements passés et la crainte invincible de l’effondrement à venir. L’empire, trop étendu, affaibli économiquement par l’inflation et la dépopulation de sa métropole, s’effrayait de perdre le peu qu’il tenait encore du présent. Diego de Zama condense les mêmes contradictions que la monarchie qu’il sert, comme en reflet de cette situation impériale complexe. Épisodiquement, des flambées d’espérance et de fantasmes l’embrasent, bientôt suivis de lendemains de cendre. Ses espoirs trop hauts sont condamnés à être déçus ; ce ne sont que chimères. Le désastre tient dans cet écart d’irréalité entre la faiblesse irréductible de l’homme et la grandeur insurpassable des ses rêves. Mal payé par une couronne aux abois, vivant chichement, Zama se met parfois à rêver qu’il rejoint la Cour et qu’il y brille. Tout à son fantasme, il ne saisit pas la seule occasion concrète par laquelle le Gouverneur de la place lui offre son appui effectif. Une grande espérance ruine les petits espoirs. Sa vie mentale ne se stabilise pas entre des aspirations trop hautes et un sens trop grand de la fatalité. Di Benedetto montre un homme déchiré entre ce qu’il voudrait être, ce qu’il est et ce qu’il croit être. Bien souvent, ses hautes aspirations se paient de bassesses. Il veut une femme hispanique blanche, parfaite, en tout point concordante avec ce que la société attend d’elle, une femme honorable, respectable, une icône, une silhouette de papier ; quand s’éveille en lui le désir sensuel, au passage d’une jeune mulâtresse, ou sur l’aimable invitation d’une voisine aussi laide et esseulée qu’elle est âgée, il cède presque immédiatement. Il prétendra que c’était contre son gré… De même, son sens de l’honneur lui sert surtout, proclamé comme il le proclame, à suborner l’épouse d’un supérieur. Ainsi la bassesse s’associe-t-elle étroitement à la grandeur d’âme, qu’elle sert tout au long du roman. Zama croit à ses propres mensonges. Bien sûr, le pauvre homme, convaincu de son impuissance, se dit victime des circonstances, victime de cet autre lui-même qui occupe son corps, victime de ce qui est lui sans être lui, victime de la colonie cancanière comme des femmes vicieuses, victime de ses hésitations comme de ses choix, victime de rêves trop hauts comme d’actes trop bas.

Contradictoire ? Si peu… Zama montre en tout ou presque un caractère puéril et inconséquent. Il a une conscience élevée de son honneur et de son rang, mais consent à toutes les lâchetés, tant qu’elles lui permettent de satisfaire sa paresse, sa pusillanimité et son goût de la procrastination. Il prétend être un homme d’une haute moralité, fidèle à sa femme éloignée, capable de contention comme de chasteté, mais se livre à la satisfaction de sa chair, dès que l’occasion – la plus discrète possible – lui en est offerte. Il souhaite obtenir de hautes positions, avec tout l’acharnement nécessaire, avant que de se laisser déchoir de situations déshonorantes en expéditions misérables. Lorsque les évènements le servent – car il arrive qu’ils le servent – il le note avec une pointe de satisfaction mêlée de regrets sentimentaux, entre la tristesse qu’ils ne le servent pas plus et la satisfaction qu’il lui soit enfin rendu justice. Ainsi, après une provocation anodine d’un de ses collègues – provocation qui n’en était peut-être pas une, sauf pour la conscience torturée et étrange de l’anti-héros – Zama se rue de colère sur son offenseur ; les deux hommes se battent et finissent blessés. Le gouverneur, pour les juger, compare leurs rangs de noblesse : le coupable est le moins titré. Il punit donc et emprisonne, dès le lendemain, l’ennemi de Zama, d’un rang inférieur. Le héros note avec satisfaction cette décision hiérarchique (la savait-il possible ?) peu avant de la regretter, en bon hypocrite, pour se donner un semblant de bonne conscience et, vite, vite, enterrer au fond de lui un épisode donnant une image bien basse de sa moralité et de sa personne. Il montrera le même cynisme à l’égard de son invité uruguayen, dont la mort subite est d’autant plus regrettable qu’elle le prive d’un accès aisé à une femme désirable. Autre exemple de ses contradictions, Zama est tenaillé par un désir sexuel récurrent. Marié, il a laissé sa femme à Buenos Aires et ne cherche pas à la faire revenir. Il se convainc lui-même que cette décision est la meilleure possible, qu’il est trop pauvre pour la faire vivre sur place, trop conscient de la haute valeur de sa femme pour l’abaisser dans cette province lointaine, etc. Zama préfère d’autant plus que sa femme soit loin de lui que cela lui permet de l’idéaliser à volonté, de la placer, en son for intérieur, dans la sphère des objets idéaux qui n’ont plus rien à voir avec la bassesse des besoins physiques et de leur satisfaction Clivé entre deux désirs contradictoires, l’élévation et l’abjection, Zama constitue un être double : sa femme est d’autant plus parfaite qu’elle est lointaine et qu’elle ne peut être confondue avec les corps vils auxquels il se mêle, les nuits de désir. De même, il fait un enfant à une de ses servantes et se lamente de voir dans quelle pauvreté elle l’éduque ; plutôt que de voir cette abjection ou, mieux, d’y remédier, il préfère détourner le regard et les abandonner tous les deux. Quand son secrétaire se proposera d’épouser la servante et d’adopter l’enfant, il acceptera, avec reconnaissance, pour le bien de tous et surtout le sien. Zama figure un personnage figé dans une sorte d’enfance prolongée, un monde de rêve et d’irresponsabilité, où les actes ne s’assument pas, où tout est toujours possible (comme cette glaçante manifestation finale d’espoir alors que tout est perdu, délibérément), où un avenir glorieux se profile au loin, à l’horizon, où le rêve suffit à la vie. Comme le disait Zeno Cosini : « C’est une façon commode de vivre que de se croire grand d’une grandeur latente ». Chez Zama subsiste et prospère un reste de Quichotte, mais un Quichotte dégénéré, altéré, sans convictions, un Quichotte égoïste et inconsistant, un Quichotte moins bouffon qu’imprévoyant, un Quichotte inversé qui prendra, un jour, un géant pour un moulin et en périra.

La scène d’ouverture permet de bien comprendre quelle idée – un peu faussée – Zama se fait de lui-même. Chaque fois qu’un bateau arrive de Buenos Aires, avec des passagers et du courrier, à l’exemple d’autres habitants, Diego de Zama descend vers le port dans l’espérance, toujours déçue, que son épouse le rejoigne, ou, tout du moins, qu’elle lui donne des nouvelles. Un jour, après une énième déconvenue, alors que, le regard perdu dans le vague, il regarde le fleuve local se jeter dans l’océan, il remarque le cadavre d’un singe, ballotté par les eaux. Le corps ne disparaît pas. Des courants contraires le maintiennent entre la côte et la pleine mer, entre l’échouage sur les rives et la submersion dans les eaux. Zama, fasciné, ne détache pas son regard des restes du primate. Passant d’une idée à une autre, il finit par dresser un parallèle entre sa situation personnelle et cette charogne, dont le corps, entre deux eaux, ne parvient ni à avancer, ni à couler. Cette scène d’ouverture du roman a une vertu programmatique. Elle donne une idée de son atmosphère. Elle semble aussi désigner, de façon plutôt grotesque – et réussie, le problème central de Diego de Zama, pris entre ses aspirations nourries d’idéaux inaccessibles (le grand large) et son désir obscur de déchéance, d’abaissement, de terminaison (l’échouage sur la rive). Entre ces deux polarités inconciliables, comme le cadavre du singe, Zama oscille, sans volonté, au gré des flots. Il se pense mû par une réalité supérieure (l’océan) et déresponsabilisante – bien commode pour lui : il n’a pas de contrôle sur son existence (pas plus que le cadavre du singe en a sur les courants marins). Il attend, passivement, que les évènements décident pour lui. Cette représentation de soi dans une situation figée et définitive a des relents auto-prophétiques ; elle conduit, je pense, le roman vers un point d’autant plus inéluctable que le personnage se pense incapable d’évoluer comme de changer son destin. Rencontres, aléas financiers, mauvaises décisions se conjureront pour lui offrir, en point final, le drame auquel il aspire déjà sans y croire, faute d’accepter, en adulte qu’il ne peut pas être, la mesure et la responsabilité.

Il n’était pas anodin, je pense, que Di Benedetto datât l’action bien plus précisément que le lieu. Le lecteur pourra estimer sans se tromper que le roman se déroule sur la côte chilienne ou argentine, bref, dans une dépendance de la Vice-royauté de La Plata ; cela importe peu ; il faut se représenter le décor comme un secteur provincial, isolé et typique, en réalité un lieu générique de l’Amérique du Sud coloniale. Quelques Espagnols de passage, une minorité de locaux instruits, une masse dominée, des esclaves et des mulâtres, c’est, réduite à sa plus simple expression, la société coloniale telle qu’elle a existé en Amérique hispanophone durant trois siècles. En revanche, l’auteur situe précisément son roman sur l’axe du temps. Les trois parties se déroulent, à quelques années d’intervalle, dans les vingt dernières années du XVIIIe siècle. Ce sont les derniers moments de l’empire espagnol, le point duquel il est possible d’observer l’homme Sud-Américain juste avant l’Indépendance, à son point final d’immaturation. J’ai d’ailleurs l’impression qu’avec Zama, c’est moins l’hidalgo colonial qu’un certain type de Sud-Américain, encore présent au milieu du XXe, qui intéresse l’auteur. La troisième partie, consacrée à une pathétique expédition punitive dans la jungle, annonce déjà, en miniature, les insurrections et les révolutions pour rien, les héros-brigands et les coups d’État sanglants, aussi violents qu’inutiles. Réverbération du Sulaco de Joseph Conrad (Nostromo), préfiguration du Canudos de Vargas Llosa (La Guerre de la fin du monde) et des récits de Garcia Marquez, de Carpentier ou d’Asturias, le roman de Di Benedetto forme une sorte de prélude existentialiste au drame historique sud-américain. Notons néanmoins qu’à la profusion latino-américaine, Di Benedetto a préféré un style tendu, dans lequel prédominent, au risque de l’austérité, l’ellipse et le non-dit, matérialisations textuelles des insincérités et des demi-vérités du narrateur. Derrière la figure pitoyable de Zama se cachent les maux à venir d’un siècle et demi de pronunciamientos, d’irresponsabilité, de mensonges et d’auto-aveuglement. L’immaturité du personnage principal est aussi celle d’une société coloniale qui, entre sa propension au rêve d’importation et son refoulement des cauchemars historiques, a erré dans une éternelle adolescence, bercée de songes trop grands qui, seuls, lui rendent supportable un quotidien de misère et d’abjection.

Le procès du roman historique : La Mémoire vaine, d’Isaac Rosa

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Isaac Rosa, La Mémoire vaine, Christian Bourgois, 2006 (trad. Vincent Raynaud) (première éd. originale 2004)

J’ai découvert Isaac Rosa, romancier espagnol contemporain (assez jeune puisque né en 1974) par la lecture, en 2010, de son réjouissant Encore un maudit roman sur la guerre d’Espagne ! Dans ce livre, l’auteur prenait un malin plaisir à examiner, sans pitié, son premier roman, La Malamemoria, publié quelques années plus tôt. Il en entrelardait les chapitres d’une critique virulente et sans concession, d’une hilarante méchanceté : forme, fond, postulats, narration, tout y passait. Il en profitait, en démontant son propre travail, pour avancer une critique plus générale du roman mémoriel, un genre dont la littérature espagnole s’est fait une spécialité depuis une vingtaine d’années. Au-delà du simple intérêt littéraire que pouvait constituer un livre archétypal accompagné de sa critique, jubilatoire et acerbe, ce roman présentait une intéressante réflexion sur la confrontation de la littérature à la mémoire et à l’histoire. Il mettait en évidence la naissance et le développement d’une matière mémorielle générale, nourrie presque exclusivement par la littérature, structurée par des poncifs scénaristiques, narratifs ou descriptifs devenus, peu ou prou, la représentation la plus commune du passé. La littérature, avec ses partis pris, semble s’être emparée des commandes de la mémoire collective, dont la matrice est moins ce qui a été que ce qui a été raconté à propos de ce qui a été. Pour être moins abstrait, il me suffirait de proposer au lecteur commun de réfléchir un instant à un personnage historique célèbre comme le Cardinal de Richelieu et de distinguer ce qui ressort de l’histoire effective et ce qui ressort de la construction littéraire dixneuviémiste du personnage, par Vigny ou par Dumas. La réflexion de Rosa intéresse donc, dans ses fondements, le lecteur français. La vérité, cette fois, est la même des deux côtés des Pyrénées. Notre littérature est touchée par un mal similaire : la mise en scène permanente, obsessionnelle, clichesque, du « passé qui ne passe pas », un des meilleurs arguments de vente littéraire des dix dernières années – songez, pêle-mêle, aux succès de Jonathan Littell ou d’Alexis Jenni ou au vaste continent des romans historiques courants. La Mémoire vaine a préludé l’écriture d’Encore un maudit roman sur la guerre d’Espagne ! Formellement moins abouti que ce dernier, plus bavard, traversé de tendances plus centrifuges, La Mémoire vaine constitue une forme de coup d’essai par lequel, à la manière peut-être de Laurent Binet dans HHhH, l’auteur s’interroge sur les possibilités et les apories de la littérature historique.

La ligne narrative principale du livre, doublée, non sans circonvolutions, de lignes secondaires, est la suivante : dans les années 60, le professeur Denis, spécialiste de la littérature espagnole du siècle d’or, est expulsé de l’université de Madrid et s’enfuit en France, où il disparaît sans laisser de traces. De cette anecdote obscure, tirée d’une note de bas de page d’un livre d’histoire, peuvent naître plusieurs récits littéraires, aux implications diverses : dans l’un, le professeur Denis aurait haussé la voix contre le franquisme ; dans un autre, il n’y aurait là qu’une affaire de mœurs bien dissimulée ; dans un dernier, enfin, Denis aurait joué un rôle trouble, peut-être double, auprès de quelque crypto-organisation étudiante communiste. C’est cette troisième veine qu’exploite M. Rosa, non sans l’avoir prudemment assortie de considérations extra-narratives. Conçu classiquement, le roman pourrait alors dérouler une série de passages obligés, de poncifs scénaristiques, débouchant sur une leçon morale plus ou moins habile sur la trahison, la justice ou la tyrannie. Comme l’histoire est silencieuse à propos de ce Denis, elle permet toutes les manipulations littéraires, manipulations qui ont pour généralement but, selon M. Rosa, de divertir le lecteur, de le nourrir de fictions éventées par lesquelles sa représentation du passé est faussée, dans un sens utile au pouvoir économico-politique. Or, l’auteur refuse ce jeu de dupes et souligne, aux différents moments de la narration, tant les choix auxquels il est confronté que les lieux communs qu’il désire éviter. Il justifie ses décisions, et, dans certains cas, laisse la parole à une forme de « faction adverse » qui contredit, à l’intérieur du récit, les postulats de celui-ci. Le brouillage opéré conduit, en apparence, au relativisme : rien n’est vrai, tout est possible, l’écrivain ment et le lecteur est son complice involontaire. En démontant ainsi sa fiction, M. Rosa montre qu’il n’y a pas de gratuité narrative. À l’en croire, superficiellement il n’y aurait pas grand chose à attendre de la littérature, qui trompe et corrompt, pour consoler et rassurer le lecteur. Seule une forme de démesure critique interne pourrait désamorcer les pièges dans lesquels tombe la littérature commune. L’histoire que raconte La Mémoire vaine est donc sapée, à chaque instant, par un narrateur s’adressant directement au lecteur pour lui montrer ce qu’il est possible d’imaginer, ce qu’il est envisageable d’écrire et les conséquences des choix effectués par l’écrivain. Au passage, il critique également certaines tendances de la littérature espagnole, en mettant en scène ses ficelles et facilités narratives préférées. Ce démontage des clichés courants est plutôt réussi. Un chapitre peut ainsi proposer la narration, au premier degré d’un épisode, infléchi ou contredit par le chapitre suivant qui, prenant un autre angle d’observation, réfute en partie le postulat du chapitre antérieur. Quelques passages, conçus comme des documents bruts – articles de presse, manuel administratif, témoignage – tendent à souligner les ambiguïtés d’une narration constamment remise en question.

L’auteur propose, pour rendre sa critique plus ludique, des pastiches – on reconnaîtra sans peine un morceau de littérature médiévale apologétique, une parodie de roman policier de gare, un passage inspiré de Camilo José Cela – qu’il démonte, narrativement, aussitôt énoncés. Le roman historique, comme reconstitution n’est jamais qu’une représentation : il prétend atteindre le réel par l’exposition d’une anecdote passée, mais émet, en réalité, un jugement moral et politique sur ledit passé, fondé sur un système de lieux communs, d’idées reçues et de postulats improuvés. Le roman, en première lecture, ne peut rien, n’atteint rien, il ne fait que corroborer le récit collectif, à l’intérieur d’une vaste sphère où se confondent littérature et mémoire – trompeuse, erronée, vaine. Pour M. Rosa, la littérature n’est susceptible d’éveiller le lecteur qu’à la condition d’éventer elle-même, explicitement, ses propres postulats et de jouer « cartes sur table » avec le lecteur. Une scène est à cet égard très instructive. Un jeune étudiant, André Sanchez, qui constitue l’opposant du professeur Denis, dans l’hypothèse centrale où celui-ci collabore avec la police, est arrêté et torturé. Trois chapitres reviennent sur cette torture : l’un pour l’énoncer, l’autre pour la dénoncer comme faute littéraire et le dernier pour la nier comme erreur historique. Dans le premier cas, la littérature cherche à émouvoir, à bousculer le lecteur en lui donnant à voir l’insoutenable, comme si les mots pouvaient atteindre la réalité de l’horreur, la transfuser dans l’esprit et le corps du lecteur. Dans le deuxième cas, intervient le narrateur qui pose comme principe l’impossibilité de la représentation littéraire de la torture : les mots ne peuvent exprimer la réalité tangible de la douleur et toute mise en récit de cette douleur (parfois complaisante ou mélodramatique) la trahit. Le même débat parcourt la littérature occidentale depuis Auschwitz et la Kolyma: peut-on décrire l’horreur indescriptible sans la normaliser, l’affadir et, partant, l’accepter comme participant du réel ? Seul le silence, alors, peut exprimer l’inexprimable. Un troisième discours, plus étonnant, couronne les deux premiers, vers la fin de l’ouvrage. Intervient dans la fiction un policier retraité, témoin et partie prenante à l’histoire de l’étudiant. Il nie l’usage généralisé de la torture, conteste la narration, la sape, non parce qu’elle n’est pas suffisante pour exprimer le réel, mais parce qu’elle le corrompt, le gauchit, pour des raisons extra-littéraires, pour des raisons idéologiques, pour appuyer la contestation post-mortem de la dictature franquiste. Le policier exprime alors tout un courant de la critique du roman historique, où l’on reconnaîtra sans peine un plaidoyer pro domo qui aboutit à la défense cynique d’une certaine forme de violence d’État (entendue comme un mal nécessaire). Au lecteur de juger, entre ces trois discours, lequel est le plus juste : l’émotion empathique envers le torturé ; le refus de croire que des mots peuvent rendre justice à une douleur innommable ; la contestation, politique et historique, du fait ainsi retracé. Il n’est pas difficile de prévoir que le lecteur a plus de chance de choisir le parti du torturé que celui du bourreau (même s’il s’innocente)…

Ma note part pour l’instant du principe, rosien, que l’écrivain joue « cartes sur table », que son honnêteté narrative, scrupuleuse, donne à voir une dénonciation totale du rapport faussé entre fiction romanesque et mémoire historique. Il s’agirait donc d’un travail d’exploration irréprochable auquel on ne pourrait contester, peut-être, que son relativisme. Je ne suis pas si certain que le brouillard explicatif dont l’écrivain espagnol entoure sa narration soit si probe et intègre qu’il en a l’apparence. Il n’y a pas là de relativisme : M. Rosa opère des sélections, il oriente sa narration et expose, même par des pastiches ou des parodies, une forme de lecture très précise du franquisme. Résumé sans les précautions qui l’entourent, le récit est beaucoup plus net : l’antipathique professeur a donné l’étudiant à la police politique (et à la torture subséquente) contre la promesse de l’abandon des poursuites à son encontre, il a cherché, pour des raisons plus ou moins avouables qui constituent un des principaux fils narratifs du livre, à protéger et à suborner la petite amie de l’étudiant, et en France, a refusé le soutien des communistes exilés, avec lesquels il a hautainement refusé de se mélanger. Certes, pour résumer ainsi le livre, j’en barre toute la dimension critique, la fine réflexion historique et politique, les plaisantes astuces littéraires (la parodie de l’histoire du franquisme en chanson de geste médiévale est très bien vue). Mais après tout, M. Rosa est suffisamment au courant des implications de ses choix narratifs (implications qu’il souligne sans cesse) pour que son récit soit lu comme une construction délibérée, pensée, astucieuse cherchant à démontrer quelque chose.

Dénonciation d’une forme de démission des générations de ralliés au franquisme, dénonciation d’un certain oubli de ce que fut effectivement, sous ses dehors un peu ridicules, la sanglante dictature du Caudillo, dénonciation des lâchetés et des accommodements des élites, La Mémoire vaine ressemble, au fond, malgré tout ce qu’en dit son auteur, au procès littéraire d’une génération par celle qui l’a suivie. À quoi servent, dans ce cas, toutes les précautions qui entourent la narration ? À faire oublier, probablement, ses propres postulats, à les entourer de barrières suffisantes pour qu’ils paraissent inattaquables, à laisser croire, malgré tout, qu’il est possible, au troisième ou au quatrième degré, de produire un texte sans compromission avec ce fameux « passé qui ne passe pas ». Le professeur Denis représente ici une autorité faillie, un capitulard occupé de « bibelots d’inanité sonore », enseignant le Siècle d’Or en plein Siècle Noir et se trouvant très bien avec ses livres, ses textes, ses beautés artistiques, le dos tourné à la réalité sanglante du temps. Rien n’est plus insupportable à des auteurs comme Isaac Rosa que le refus de l’engagement. Ses réflexions métalittéraires n’y changent rien : son livre dénonce, en se donnant l’apparence du relativisme moderniste, la profonde corruption des élites espagnoles sous le franquisme. Et il dénonce, également, les mensonges fictionnels qui permettent d’enrober la réalité sous des dehors moins odieux ou, pire, de la justifier. Le jeune étudiant sacrifié a beau être un perdreau stupide, qui ne prend pas assez de précautions dans une université étroitement surveillée depuis les heurts de 1956, il attire sur lui une forme de sympathie, celle que nous devons aux vaincus, aux sacrifiés, aux disparus de la dictature. La Mémoire vaine revient non sur une disparition, mais sur deux, qu’il oppose : l’étudiant, physiquement tué et le professeur, socialement éliminé. Et Isaac Rosa, contre le relativisme dont il semble se faire le défenseur par ses artifices littéraires, indique qu’il n’y a pas, qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais d’équivalence entre ces deux victimes.

Passant d’un exercice de style à l’autre, M. Rosa nous livre, en profondeur, un panorama du mensonge littéraire historique contemporain, conçu comme un moyen commode de soulager le lectorat de ses propres responsabilités morales dans l’oblitération du passé. Sous des dehors postmodernes de dialogue métalittéraire entre l’écrivain et son œuvre, l’auteur livre un récit moins ambigu qu’il n’y paraît. Le choix d’un professeur de littérature comme incarnation des compromissions élitaires avec un pouvoir dictatorial ne relève pas, à mon avis, du hasard dont se prévaut l’écrivain. S’il dénonce une mémoire vaine, sans impact, sans effet sur le réel, réconfortante et fausse, c’est, aussi, pour en dénoncer la matrice, la masse de la littérature qui ne pense pas ou qui pense mal, qui consent et soutient, qui produit du sens, mensonger et illusoire, et qui participe, au fond, à la pérennité de l’existant. Derrière l’histoire du professeur Denis, c’est à toute une littérature jugée désengagée et consensuelle, artificieuse et spécieuse, que se prend Isaac Rosa, plus sartrien qu’il n’y paraît. Cette lecture du passé, dernier avatar du radicalisme littéraire, ne fait-elle pas l’économie de l’analyse de ses propres postulats ? Est-on si certain que La Mémoire vaine ne participe pas, lui aussi, à sa mesure, à la formation des mensonges de la mémoire collective ?

Qui parle l’ombre parle vrai : Pedro Páramo, de Juan Rulfo

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Pedro Páramo, Juan Rulfo, 2009, Gallimard, « Folio » (trad. Gabriel Iaculli) (Première éd. originale 1955)

« Êtes-vous vivante, Damiana Cisneros? »

Un coup aura suffi, un seul roman, une seule œuvre, ou presque, pour faire de Juan Rulfo un des écrivains les plus réputés, les plus respectés aussi, de tout un continent linguistique. Ce court roman, précédé de quelques nouvelles (recueillies dans Le Llano en flammes), est écrit par un jeune homme d’une trentaine d’années qui, par la suite, ne publiera plus rien jusqu’à sa mort, à l’âge de 68 ans. Un tel silence n’a pas amoindri sa réputation ; au contraire, il a d’autant plus fasciné ses lecteurs qu’il avait posé son stylo sans mot dire pour entrer dans l’administration des affaires indigènes, à Mexico. Pour toute une génération d’écrivains, Rulfo a été ce que l’on qualifierait aujourd’hui, pardonnez-moi cette épithète usée, d’auteur « culte », Il serait superflu d’évoquer ici les éloges que Borges, Garcia Marquez ou Mutis ont adressé à l’auteur de ce livre. Procédons avec plus de méthode. Le titre, d’abord : Pedro Páramo. Sa puissance échappera sûrement aux non hispanophones. Un páramo, c’est un endroit isolé et désertique, un plateau aride, sens que redouble le prénom Pedro, équivalent espagnol de Pierre – à défaut d’être celui de la pierre, piedra, dont la proximité étymologique et homophonique est néanmoins sensible. Le roman s’ouvre sur un jeune homme arpentant une zone mexicaine semi-aride, éloignée des grands axes, abandonnée. Un village désert se tient dans le lointain ; le jeune homme espère y trouver son père. La minéralité insistante du titre enveloppe déjà la narration : un désert s’étend autour du personnage principal, désert à la fois matériel et symbolique, désert de pierrailles desséchées et de vie enfuie. Qu’est-ce qu’un désert au fond ? Un endroit dont toute vie est absente, un creux dans l’espace, un vide dans la carte. Que fait la vie du désert ? Elle l’évite, elle le peuple, ou elle y disparaît. Que révèle le désert à l’homme ? Des vérités métaphysiques, des semi-hallucinations, des mirages. Pedro Páramo confronte, dans une narration particulièrement retorse et éclatée, un ensemble de dualités génériques, articulée par une dialectique de l’absence et de la présence. Le « désert » (oubliez les sables du Sahara, c’est d’un autre désert qu’il est question) constitue l’espace primordial de cette dialectique-là. Le village de Comala paraît abandonné, mort, la vie en semble absente, elle s’est retirée bien des années auparavant. Pourtant, au creux de cette absence subsiste quelque chose, une puissance mémorielle portée par les disparus. Le talent de Rulfo est de mettre en scène très sensiblement cette charge, de la faire apparaître par un jeu subtil de réminiscences fantomatiques et souvenirs explicites. Se mêlent la vie et la mort, le souvenir et l’oubli, l’espérance et le désespoir, dans une structure circulaire aux forts retentissements allégoriques.

Résumer, même en quelques lignes, un roman dont le début n’est pas un début, le milieu pas un milieu, et la fin pas une fin, relève de la gageure. La reconstitution de la chronologie du livre, sur feuille de papier A4, prendrait déjà quelques heures à un lecteur féru de jolis schémas narratifs explicatifs. Les scènes se succèdent dans un désordre à peu près complet, qui n’implique pas, toutefois, le chaos. Il y a derrière l’apparence brumeuse et anarchique du labyrinthe une structure très fine, très bien articulée, qui n’apparaît qu’à la relecture. En « désordonnant le désordre » (Piero Bigongiari), je pourrais résumer une chronologie, une action, celle de Pedro Páramo, celle de ses fils, celle du village de Comala. Seulement, ce serait perdre le cœur de la dynamique du texte, la dialectique qui mène, par bien des détours, à la révélation. Il faut accepter de ne pas comprendre, d’hésiter sur une page, puis de basculer sur une autre en ayant laissé de côté un fil, un indice, un destin, pour trouver, plus loin, un éclaircissement. Ce jeu littéraire n’est pas un formalisme gratuit : ces mouvements d’avant en arrière sont les battements de cœur du texte, la mise en adéquation parfaite de la forme et du fond. Un jeune homme, Juan Preciado, pour tenir la promesse qu’il a faite devant la couche d’agonie de sa mère, vient à Comala, où il doit rencontrer Pedro Páramo, son père, qu’il n’a jamais vu. Guidé par le facteur Abundio, rencontré par hasard sur la route, il arrive dans la ville abandonnée. Après l’avoir arpentée quelques moments, il découvre que quelques personnes l’habitent encore. Il est accueilli généreusement et on lui fournit le gîte et le couvert. Peu à peu, des indices discordants se font jour. Ses interlocuteurs disparaissent ; leurs histoires semblent se dérouler dans un passé déjà lointain. Quelques souvenirs difficiles à interpréter commencent à s’enchevêtrer au présent de Preciado. Une galerie de personnages oubliés surgit, autour de Pedro Páramo et de son fils Miguel, tous deux morts depuis longtemps. Rulfo a donné assez d’indices pour que le lecteur se doute que de cette petite communauté il ne reste rien et que devant Preciado se tiennent des spectres, condamnés à ressasser la même existence douloureuse, les mêmes récits des mêmes crimes, pour l’éternité. Pedro Páramo n’est pas un roman d’horreur ou un récit d’angoisse. Ces fantômes n’inquiètent pas, ils interagissent avec Preciado, donnent leur sentiment, évoquent leurs souvenirs. Ils ne sont pas tous accueillants mais enfin le lecteur ne s’effraiera guère de cette communauté de morts-là, moins sinistre et menaçante, au fond, que la galerie des vivants évanouis. Par sa question, que j’ai placée en citation introductive de ma note, Preciado comprend subitement qu’il fait face à des spectres. Il n’y survit pas. Littéralement, il meurt de peur. Ce qui lui permet d’évoquer avec le spectre d’une pauvre folle, Dorotea, ce qui se déroula dans le village par le passé. La mort n’est pas un anéantissement, elle n’est qu’un passage, une initiation. La seconde partie du roman se déroule presque intégralement dans le passé ; elle narre l’ascension et la chute du cacique Pedro Páramo, brutal, agressif, cynique. Devenu jeune l’héritier d’un domaine foncier important, Páramo a tout de suite manifesté une propension à la violence que ne tempère que son amour pour Susana, une jeune femme dont il a fait abattre le père pour obtenir sa main. L’amour de Páramo pour Susana n’est pas réciproque ; elle se laisse mourir ; la ville ne partage pas le chagrin de Pedro et, en mesure de rétorsion, il décide de l’affamer ; il finit assassiné.

On l’aura compris, Pedro Páramo ne relève pas particulièrement de la littérature primesautière et joyeuse. Une violence meurtrière et prédatrice gît sous le texte comme elle gît sous terre, violence à laquelle le chœur des spectres donne un écho heureusement atténué. Il ne faudrait pas non plus envisager ce texte comme un roman gothique et morbide : mort et vie s’y mêlent dans l’alambic du souvenir, de façon, à mon sens, particulièrement allégorique. On ne peut pas lire une telle histoire au premier degré ; il s’agit bien d’un texte littéraire profond, éclaté, déstructuré, méthodiquement réfléchi, jouant sur des plans philosophiques et psychiques autant qu’artistiques. Il met en scène, également, l’imbrication très mexicaine de la vie et de la mort, du passé et du présent, dans une société marquée par des brisures irréparables, des ruptures impardonnables. Les crimes des habitants de Comala, les crimes du passé de cette ville, n’ont pas été pardonnés. Ces hommes et ces femmes ne se sont pas rédimés. Leurs spectres sont donc contraints de subsister éternellement en stase, au purgatoire, à mi-chemin de la damnation et du pardon. Ils errent, conscients d’eux-mêmes, avec devant eux, comme le dit Dorotea, un temps infini pour méditer. Ces morts fort bavards ne sont-ils pas plus vivants que les vivants ? Sous-entendu, le passé n’est-il pas plus vivant que le présent, le souvenir que l’action, la remémoration que la sensation ? La mort n’est là, littérairement, peut-être, que pour accentuer l’effet symbolique, montrer que ce passé est à la fois immuable et insurmontable. La ville de Pedro Páramo reproduit, en miniature, une société bloquée sur son passé, une histoire en boucle, thématique particulièrement prégnante en Amérique latine. Les ruptures et les révolutions n’en sont pas. Blancos et colorados, libéraux et nationaux, ruraux et militaires : ils se succèdent au pouvoir et le monde jamais ne change. Des échos de cette lutte toujours recommencée, jamais achevée, traversent les derniers souvenirs des morts, les derniers mois de Páramo. Pour le village, ils ne signifient rien : la narration ne tire du passage de l’histoire à proximité du village que le souvenir d’un brouhaha informe. Qui l’emporta au Mexique au XXe siècle ? Le « Parti de la Révolution Institutionnalisée », belle oxymore, belle antithèse qui ne débouche sur aucune synthèse. J’évoquais plus haut une mécanique dialectique mais il faudrait noter, alors, que la littérature de Rulfo pourrait bien être la quête d’une impossible synthèse réconciliatrice, un moyen insuffisant de réassembler par les mots un passé trop présent et un présent déjà passé. La dialectique hégélienne, on le sait, rompt la circularité de l’histoire par le jeu, jamais purement itératif, de forces opposées : la thèse et l’antithèse se confrontent et de leur opposition naît une synthèse, le progrès de l’Histoire. Cette dialectique n’a pas encore atteint, lorsque Juan Rulfo écrit son livre, les rivages de l’Amérique latine, enfermée dans l’éternel retour de formes jamais tout à fait mortes, jamais tout à fait vivantes. Ce sont elles que met en scène, par l’allégorie, l’écrivain mexicain.

Le présent et le passé se mêlent narrativement dans une apparente confusion : les retours en arrière ne sont jamais vraiment signalés, la temporalité paraît parfois indécidable, les personnages sont tantôt vivants – dans l’orbe du souvenir – tantôt spectraux – dans la stase de la mort. À un échelon plus restreint, le lecteur remarque très vite une des tactiques littéraires de Rulfo : l’inversion logique, qui conduit un passage à ne s’éclairer que par ce qui le suit (dans l’ordre du texte), même si ceci le précède (dans le temps de l’histoire). Un paragraphe commencera par un dialogue équivoque dont seule la fin orientera la compréhension. Une situation ne s’éclaircira qu’une dizaine de pages après avoir été énoncée. Autant le dire, on relit plus qu’on ne lit un tel livre, où rien ne tombe par hasard, où le chaos est un ordre désordonné et subtilement agencé, où la confusion apparaît même comme une méthode de dévoilement de la circularité du temps (très mexicaine, peut-être un héritage aztèque). Le passé (l’époque de Páramo) envahit peu à peu le présent (l’époque de Preciado) : ce qui est, dans la ville morte, ne constitue qu’une digue fragile devant ce qui a été, ou, pour le dire avec une métaphore un peu usée, le poids du passé entraîne le présent, le noie au fond de l’eau. En allant chercher son passé, Preciado a symboliquement tourné la page de son futur ; il n’est plus lui-même, mais le dernier satellite d’une puissance obscure, celle de son père ; sa mort narrative – allégorie du passage de la vie naïve à la vie initiée – le condamne. Les pères ont étouffé les fils : ceux qui les imitent en meurent (Miguel Páramo, le fils légitime et meurtrier), ceux qui veulent les comprendre aussi (Preciado). Et cette inéluctable défaite des fils, c’est celle, aussi, d’un présent qui ne peut exister pour lui-même, qui ne peut subsister que plombé, noirci, enténébré par la persistance et la récurrence du passé – quand il ne le rejouera pas. Aujourd’hui, pour un lecteur averti, l’originalité de ce texte est un peu éventée : les procédés formels sont connus et la puissance du roman amoindrie. En se replaçant en 1955, au Mexique, on comprend en revanche immédiatement ce qu’un tel travail a pu avoir d’émancipateur. Si l’œuvre de Rulfo a frappé les esprits des écrivains des années 50, c’est qu’elle a libéré, je pense, la littérature méso-américaine à la fois de son caractère imitatif et de son conventionnalisme. Elle pouvait être d’avant-garde – car l’écriture fragmentée que pratique Rulfo le met au rang des plus habiles romanciers anglo-saxons, allemands ou français du XXe siècle – et spécifique – elle n’imite pas la prose espagnole, elle trouve une voie et une voix qui lui sont propres et déboucheront, à terme, sur le fameux « réalisme magique », poncif de la compréhension littéraire de l’Amérique du Sud.

La mort rayonne, au centre du roman. Il n’est pas une page dont elle soit absente. Elle peut être l’occasion de réjouissances, comme ces fêtes des morts qui succèdent aux enterrements des proches de Páramo et qui déclenchent la colère de celui-ci. Elle motive aussi les propos du chœur des spectres, qui commente l’action a posteriori. Plutôt qu’une fin, comme je l’ai dit plus haut, la mort est un passage, une forme de rite d’initiation, entouré d’un certain formalisme. L’aspect allégorique de Pedro Páramo permettrait presque une interprétation mythologique, ésotérique, que je n’ai pas la place de développer ici. Pour synthétiser, la mort de Preciado, la nuit, tué par sa frayeur extrême, ressemble à une cérémonie noire. Peu à peu l’individu prend conscience qu’une des barrières du monde peut être levée, qu’il est en contact avec ce qui se trouve de l’autre côté, qu’il va apprendre ce qu’il ne doit pas savoir. Il paie cette initiation de sa vie – mais demeure conscient, auprès de Dorotea, dans une tombe (qui l’y a mis s’il n’y a pas de vivants dans le village ?) : symboliquement, il est prêt à accéder à un savoir caché, dont il ne pourra pas se remettre. Son initiation est aussi une condamnation. Le savoir n’équivaut pas au pouvoir, mais à l’impuissance ; c’est une malédiction dont on ne se remet pas. Que lui dit son interlocutrice ? Elle revient sur les divers évènements hâtivement résumés plus haut. La violence et la mort y occupent la place centrale. La mort de Miguel Páramo et celle de Susana encadrent la réminiscence : l’accident qui coûte la vie au fils légitime et la longue agonie qui achève l’existence malheureuse de l’épouse. Une fois ces deux morts posées, expliquées, remises en perspective, Pedro Páramo peut disparaître. Sa mort n’est elle-même pas une fin. Assassiné, il met un temps à comprendre ce qui lui arrive (comme Juan des années plus tard) : il est devenu un fantôme dont l’histoire cruelle va désormais hanter les vivants. Aucun pardon n’a été dispensé – les relations entre Páramo et l’Église, incarnée par le père Renteria, sont pour le moins tendues : trop de sang les sépare. L’avenir ne peut survenir dans ces conditions : la ville se vide, l’espace se creuse et se métamorphose en un désert enfermé dans le ressassement continu, circulaire et irréfragable de son propre passé.

Lire un tel texte littéralement ne tient pas plus que de lire symboliquement. Le va-et-vient permanent entre la fiction et ce qu’elle représente constitue l’enjeu principal de la compréhension du livre, sinon de la littérature. Une lecture plus allégorique pourrait conduire à voir en la mort de Preciado la symbolisation de la mort de la jeunesse, qui donne accès à un univers différent, dont on ne revient jamais. L’initiation n’a lieu qu’une fois ; il n’y a pas de retour en arrière possible. Pourtant, une fois passée, cette initiation ne livre qu’une chose, la clé du passé, soit, précisément, l’opportunité du retour en arrière. C’est en cela que je voyais une dialectique, entre un passage qui ferme les voies derrière lui et qui, dans le même temps, en ouvre d’autres, exclusivement tournées vers l’arrière. Il n’y a pas d’échappée, ce monde est clos, achevé quoiqu’il doive continuer. De même, l’irréalisme de ces scènes de fantômes, de cette ville perdue au milieu du désert, s’oppose au réalisme précis de certaines notations, des relations passées entre les êtres, de leurs éventuels sentiments. Rulfo met en contact, à tous les niveaux du texte, des contraires, dont la confrontation ne débouche sur rien d’autre que le néant. Le régime dual du récit de Rulfo peut être illustré par bien des exemples. Ainsi Dorotea, témoin lucide et bavard de la seconde partie s’avère aussi avoir été une pauvre folle qui, de son vivant, croyait promener, dans un tas de chiffes, le bébé qu’elle avait perdu. Est-elle folle ? raisonnable ? Les oppositions se résolvent dans un mélange indécidable où mort et vie, passé et présent, absence et présence s’entrecroisent jusqu’au brouillage. Ce qui manque, ce qui disparaît, ce qui n’est pas là a autant sinon plus d’importance que ce qui est, ce qui existe. L’espace contient en lui à la fois le néant et le trop-plein. La non-résolution de ces dualités, qui s’abrasent les unes aux autres jusqu’à ne plus constituer qu’un univers mort, éteint, privé de lumière et d’espérance, donne une tonalité assez sombre à ce récit allégorique en forme d’aporie. L’avenir est forclos quand le passé étouffe le présent. Juan Rulfo ne publiera rien d’autre : il n’écrira plus parce qu’après Pedro Páramo, il n’y avait plus rien à écrire, plus de commencements à envisager, seulement un univers dont la clôture et la circularité avaient été suffisamment soulignées. Les nombreux successeurs de Rulfo, initiés par ce texte, auront quant à eux à trouver un coin à enfoncer pour désamorcer le piège qu’a posé Pedro Páramo et rouvrir ainsi les portes du monde aux vivants.

L’éventail des plausibles : Trois semaines en ce jardin de Juan Goytisolo

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Trois semaines en ce jardin, Juan Goytisolo, Fayard, 2000 (trad. Aline Schulman) (première éd. 1997)

« Si tu cherches la piste qui te conduit jusqu’à moi, tu ne trouveras que la trace de tes pas »

Malgré les avertissements et le danger, Federico Garcia Lorca se réfugia, aux débuts de la guerre d’Espagne, dans sa ville natale, Grenade. Républicain connu, homosexuel, il y était attendu par les oligarques grenadins et le savait : les franquistes l’arrêtèrent, le fusillèrent et jetèrent son corps dans une fosse commune. C’est ainsi que périt l’un des plus grands poètes et dramaturges du XXe siècle espagnol, à 38 ans. Imaginons désormais que Garcia Lorca, plutôt que de s’enfoncer dans l’Andalousie sauvage, se soit égaré jusqu’aux présides espagnols du Maroc et que les Franquistes l’aient arrêté, épargné et enfermé dans un asile. Le bâtiment est suffisamment mal gardé pour rendre envisageable une évasion. Reste-t-il ? S’enfuit-il ? Et s’il reste, quelle vie s’offre à lui ? Et s’il s’enfuit, où aller ? Même s’il est écrit sous le patronage de Cervantès et de Borges, le roman de Juan Goytisolo, Trois semaines en ce jardin, me semble inspiré de réflexions sur le destin tragique de Garcia Lorca. Que devient le poète s’il cède aux pressions militaires, s’il se plie aux ordres médico-administratifs ? Que peut-il faire s’il fuit, jusqu’à se perdre au fond des casbahs marocaines ? S’enfuir ou se renier, n’est-ce pas prendre deux chemins très différents pour arriver à la même fin ? Eusebio, le « héros » du roman n’est pas Garcia Lorca, mais son destin évoque immanquablement celui de l’auteur du Romancero gitan. Comme lui, c’est un poète. Comme lui, c’est un homosexuel. Comme lui, c’est une victime de la réaction franquiste. Comme lui, en 1936, il a disparu.

Des décennies plus tard, c’est le postulat narratif du roman, dans un cercle de lecteurs de la bonne société de Marrakech, sont examinés les seules traces restantes du poète, deux recueils de poèmes, enfermés dans une malle pendant plus d’un demi-siècle et récemment redécouverts. Le roman, contrairement à tant de jeux littéraires sur des auteurs fictifs et sur leurs œuvres (je pense à ceux de Bolaño et Vila-Matas, pour rester dans le cadre hispanophone), ne s’attarde guère sur cette œuvre oubliée. Nous ne saurons rien d’elle sinon que les deux recueils sont de styles tout à fait différents. Cette dualité justifie l’entrecroisement de deux fils narratifs. Le cercle des lecteurs, plutôt que de mener l’enquête dans les greniers et les caves de la Médina, décide d’en faire un jeu littéraire. Chacun d’entre eux, l’un après l’autre, développera l’histoire d’Eusebio, dans le style et la direction qui lui plairont. La figure d’Eusebio, déjà scindée par l’hétérogénéité de ses œuvres, apparaît dans un miroir littéraire éclaté en vingt-huit fragments, impossibles à assembler en suivant l’art traditionnel de la narration. Deux lignes s’organisent rapidement : d’une part, les lecteurs pour qui Eusebio s’est enfui de l’asile et s’est caché au Maroc, jusqu’à ne plus être qu’un sujet de légendes ; d’autre part les lecteurs pour qui Eusebio a tenté de se sauver en coopérant avec le pouvoir militaire et réactionnaire, jusqu’à se perdre, à disparaître à ses propres yeux. Les règles du jeu de l’ouvrage de M.Goytisolo sont assez lâches. Il ne s’agit pas d’un de ces exercices exquis auxquels les Français, amateurs de l’Oulipo, d’Italo Calvino ou de Georges Perec, sont accoutumés. Si certains textes s’apparentent qui à une nouvelle des Mille et Une Nuits, qui à une lecture philosophique, qui à un pastiche de Jean Potocki, d’autres ne présentent pas de caractéristiques immédiatement reconnaissables. Le livre de M.Goytisolo n’a pas la rigueur cartésienne des productions oulipiennes. Dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, les dix premiers chapitres de roman incarnent tous, délibérément, un genre très précis (épique, satirique, brumeux, dramatique, etc.) que le lecteur peut s’amuser, s’il a un peu de flair, à définir. Les vingt-huit chapitres de Trois semaines en ce jardin ne permettent pas ces déductions. Bâti sur des principes moins fermes, ce roman compense par sa fantaisie, ses incertitudes, sa nébulosité. La fiction des vingt-huit lecteurs-auteurs du texte s’achève même sur un dernier rebondissement ludique, la conception, par les auteurs, d’un écrivain inventé, prête-nom collectif nommé … Juan Goytisolo.

Les deux lignes narratives distinctes ne constituent pas pour autant deux histoires fermement structurées. L’une d’elle devient rapidement, au troisième ou quatrième « auteur », une série de nouvelles disjointes, rêveries marocaines, récits orientaux, oubliant à l’occasion le poète pour se perdre dans les sables des légendes. Est-il devenu poète soufi ? aventurier colonial ? Le beau récit central, digne héritier du conte fantastique ancien et du réalisme magique, constitue le point d’éloignement le plus extrême de la ligne narrative de l’évasion. En fuyant la prison, en se perdant au Maroc, Eusebio disparaît ; lui succède une série de motifs locaux, d’aventures incroyables. Au pays de raison succède le pays de l’imagination. La poésie des lointains nourrit des récits centrifuges. Eusebio est devenu une légende. À l’inverse, la narration du retour en Espagne, dans laquelle Eusebio ne s’est pas évadé, se resserre, centripète, autour d’une trame plus figée. Ce n’est pas si schématique que le lecteur s’en rende compte instantanément, mais, en y réfléchissant, il peut remarquer la tension qui sourd entre la trame marocaine et la trame espagnole. Séville s’oppose à Marrakech, l’Espagne au Maroc. Les traces de Juan Goytisolo, auteur basque, anti-franquiste, ayant fui son pays pour la France puis le Maroc, se révèlent. Cette opposition de l’Espagne et du Maroc ne vient par hasard sous sa plume. Dans le livre, les auteurs-lecteurs ont inventé un auteur baptisé Juan Goytisolo. Une lecture attentive montre plutôt que M.Goytisolo, en les inventant, n’a pu éviter de les unifier, de leur donner, malgré la diversité des styles, des registres et des genres, un caractère structurant commun, le sien. La forme des récits « espagnols » est celle d’un retour au réel : composée de chapitres policiers ou politiques, la seconde trame enchaîne des évènements possibles, des fictions plausibles, un avenir contraint. Eusebio ne se perd plus dans les légendes de la Médina, il se perd, en lui, trahit et se trahit, jusqu’à se renier et renier son œuvre. L’ancien poète devient à l’occasion un mouchard, un truand, une âme perdue. Dans les deux lignes narratives, le personnage finit par échapper à ses créateurs, par s’égarer. Un des lecteurs-auteurs conclut, à quelques chapitres de la fin, prêtant sa voix à celle d’Eusebio : le travail collectif a dispersé la vie du poète en des fragments étoilés, irréductibles. La fiction n’a pas donné les clés du mystère : elle ne l’a pas résolu, elle l’a ouvert. Le poète perdu devient une légende, aux multiples avatars, dont la présence, en creux, sera celle, ténue, d’une énigme. Les lecteurs peuvent rêver et contribuer à l’œuvre collective. Le miroir ne sera plus rassemblé : seul reste l’éventail infini du possible, bâtisse inachevée et inachevable, jusqu’à la perte. Toutes ces fictions sont des éclairages étroits, des tentatives explicatives fragiles, qui jouent avec les grandes leçons de Borges, de Potocki ou de Cervantès sur l’incertitude de la fiction.

Le dispositif des co-auteurs est supposé, dès le premier chapitre, être un moyen de mettre fin à la domination de l’auteur omniscient. En éclairant une histoire possible par vingt-huit regards différents, la fiction ouvre l’éventail des plausibles. L’auteur est mort, comme le poète a disparu. La fiction, en son absence, demeure, sous sa forme originelle, antérieure à l’invention de l’Auteur (avec un grand A) : légendes, contes oraux, mythes. La littérature est censée survivre à la disparition de son producteur, en retrouvant un caractère pluriel, collectif, dont l’individualisme bourgeois et le mythe romantique du génie l’ont privée. Il est impossible, dans l’économie de la fiction, de savoir qui a écrit quoi. Une lecture attentive des chapitres permet au lecteur doué d’esquisser quelques portraits-robots, mais M.Goytisolo a brouillé les pistes. Chacun des « lecteurs-auteurs » reprend, avec sa sensibilité, un donné existant et l’articule à des légendes, ainsi qu’à des lieux communs narratifs. Il ressort de l’ensemble des chapitres un sentiment diffus (paradoxal) d’anonymat et de personnalité ; il faudrait disposer de machines élaborées, de décomptes lexicaux et de temps pour trier le substrat collectif et les apports individuels, avant même de pouvoir définir ceux-ci. Je ne suis pas certain que le résultat en soit concluant.

Comme je l’ai indiqué plus haut, apparaîtrait, derrière eux un facteur profondément unifiant, la personnalité et le style de leur créateur, Juan Goytisolo. Je ne trouve pas son exercice de dépersonnalisation très abouti : la fiction des vingt-huit lecteurs n’est peut-être qu’un détail ornemental pour justifier l’éclatement de la destinée du poète en une quantité de fragments disparates. Michael Orthofer l’a pressenti dans sa conclusion à sa critique, positive, de ce roman : « The Garden of Secrets is solely Goytisolo’s work, the voices all his. This is not an experiment he dared with a real « readers’ circle »; instead he felt he had to invent it and all its members. How much more god-like can an author be ? Goytisolo coyly denounces the idea of authorship, but he can imagine nothing else. Though his fictions seem to deny it he clearly finds the future of fiction only firmly founded in its past. In this respect his supposedly radical texts are, in fact, utterly reactionary. » [pour les non-anglophones, une traduction un peu hâtive : « Trois semaines en ce jardin est une œuvre de Goytisolo seul, les voix sont toutes les siennes. Ce n’est pas une expérience menée avec un cercle de « lecteurs » réel ; il a préféré, plutôt, l’inventer, lui et tous ses membres. Comment un auteur pourrait-il aller plus loin dans sa fonction démiurgique ? Goytisolo dénonce évasivement l’idée de l’auteur, mais il ne peut rien inventer d’autre à la place. Bien que ses textes semblent l’infirmer, il montre clairement qu’il n’envisage l’avenir de la littérature que fermement fondée dans son passé. À cet égard, ses textes soi-disant radicaux sont, en réalité, complètement réactionnaires.]

Sans aller aussi loin dans la critique qu’Orthofer – qui, au demeurant, a apprécié le texte – je pense que ce dernier a bien saisi la nature de l’élément le moins réussi du roman. Une lecture attentive dissipe sa prétention affirmée de lutter contre le primat de l’auteur. Malgré les fantaisies et les incertitudes, le lecteur ne perd pas de vue M.Goytisolo. Trois semaines en ce jardin reprend un dispositif très ancien, celui d’un auteur prétendant s’effacer derrière des coauteurs, distincts de lui au point de l’avoir même, dans la fiction, inventé. Cet aspect là ne convainc pas, ces coauteurs, faute d’être « cadrés », ne sont guère que des masques. M.Goytisolo ne corsète pas son texte par un appareil d’obligations oulipiennes trop approfondi. Il organise deux trames, lâches, qui recoupent de grandes dualités humaines, avec bien des modulations que ma note, hélas, ne peut prendre le temps d’analyser. C’est la liberté contre la soumission, l’exil contre la nation, l’affirmation de soi contre le reniement. Dans les deux cas, Eusebio est perdu. Mais dans un cas, il se perd en liberté, dans l’amour, dans la poésie, dans l’aventure, tandis que dans l’autre, il se perd en niant sa sexualité, en niant son souci de vérité et, ultimement, en niant son œuvre. Derrière les vingt-huit coauteurs fictifs apparaissent, subtils, les traits de Juan Goytisolo lui-même, écrivain et homosexuel, qui a fui l’Espagne pour le Maroc, qui a combattu l’ordre dominant, l’hétérosexualité et une société réactionnaire. Je crois qu’Orthofer a raison de souligner que l’exercice littéraire n’est pas si fermement mené qu’en soit contestée la primauté de l’auteur. Par ce jeu littéraire, M.Goytisolo a surtout peint l’impossible portrait d’un personnage, éclaté en une infinité de possibles (car les lecteurs auraient pu être cinquante, cent ou mille). N’y a-t-il pas, tout de même, derrière, une conception libre de la fiction ? L’alibi des co-auteurs n’est qu’un détail ; ces textes sont autant de variations sur les possibles, en un temps où ceux-ci, pourtant, nous paraissent à chacun plus irréalisables que jamais. Par la multiplicité des registres et des genres, par leur liberté et leur ironie, ces textes courts affirment surtout l’indépendance et la jeunesse d’un vieux monsieur des lettres espagnoles, qui, lisant Borges et Potocki, Garcia Lorca et Cervantès, décide de leur rende hommage par un plaisant jeu littéraire de miroirs éclatés.

Vers le présent : Guerre du temps, d’Alejo Carpentier

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Guerre du temps et autres nouvelles, Alejo Carpentier, Folio, 1989 (trad. René Durand) (première éd. 1956)

« La mémoire humaine roule sur le globe, l’enveloppe,
Lui faisant un ciel sensible innervé à l’infini,
Mais les bruits gisent fauchés dans tout le passé du monde,
L’histoire n’a pas encore pu faire entendre une voix
Et voici seul sur la route planétaire notre cœur
Flambant comme du bois sec entre deux monts de silence
Qui sur lui s’écrouleront au vent mince de la mort »

Jules Supervielle – Houles – Gravitations

De Carpentier, j’avais lu l’été dernier, l’excellent Recours de la méthode, qui mettait en scène un tyran francophile essayant à tout prix, non sans cynisme et sans violence, de garder le pouvoir dans un État latino-américain. Par son amplitude, son ironie et sa distance, il m’avait paru être un des romans du dictateur les plus réussis de la littérature sud-américaine ; et la concurrence, dans ce genre, est rude, on le sait, avec Fuentes, Vargas Llosa, Garcia Marquez ou Asturias. Guerre du temps et autres nouvelles, contrairement à bien des recueils de nouvelles, se compose de sept textes d’une grande harmonie thématique. Le temps, comme l’annonce un titre aux indéniables visées programmatiques, y occupe une place centrale. Chacun des textes, même ceux des quatre « autres nouvelles », altère la cohérence temporelle et développe, au creux de la fiction, un temps nouveau, bouleversé, abrasé. Si ces fictions suivent un rythme relativement linéaire, loin des innovations les plus formelles, elles n’en constituent pas moins des tentatives d’échapper à la ferme armature du temps, à trouver, par le recours au conte, au fantastique ou au mystère, des voies de subversion à l’enchaînement strict de la temporalité. Cette lecture, transparente pour les premiers textes, paraît certes moins évidente par la suite ;  je la crois néanmoins pertinente. Temps inversé, temps brouillé, temps circulaire, temps de l’expectative, temps rédimé, temps mythologique, temps suspendu : aucune de ces nouvelles ne présente un rapport neutre au temps.

Dans Retour aux sources, un des trois textes qui constituent le noyau central de Guerre du temps, un serviteur noir ramène en une nuit, dans les ruines d’une hacienda, son maître de la mort vers la naissance. La maison détruite redevient, brièvement, une et le riche propriétaire parcourt, dans le sens inverse, toute son existence. Plutôt que de révéler le déclin d’un homme en agençant successivement les étapes qui y ont mené, ce récit à rebours ressuscite la grandeur, réveille les espoirs, ranime la jeunesse. Les êtres reviennent à la vie, les sensations oubliées renaissent, jusqu’à la simplification absolue, ce composé de chaleur et de sensations, la prime enfance. En suivant une trame linéaire, quoique parfaitement inversée, le narrateur articule le passage du temps autour d’instants clé, des nœuds, qu’il délie soigneusement, un par un, jusqu’à l’autre néant, primordial. De la vie ainsi reprise, effacée, rédimée, ne reste plus rien, la feuille est redevenue blanche comme la forêt, vierge. Les biens de ce monde, dissociés,  reprennent la forme des matières premières qui les composaient. Les salissures de la vie sont effacées. L’échec inévitable d’une vie, car le maître n’a pas réussi, peut sombrer dans un juste oubli. A-t-il eu lieu ? Nul ne le sait. La distance entre ce qui fut et ce qui ne fut pas tient à des fragments de mémoire, bientôt évanouis. L’homme latino-américain disparaît, et avec lui, les traces de son existence ; bientôt plus personne ne se rappellera de lui ; il n’a pas encore existé. L’espace qu’il occupait n’est plus qu’un « désert » : qu’il y ait eu quelque chose ou pas ne change rien. Nulle tristesse, ici car les ténèbres de la mort, éternelle, laissent place à l’éclat blanchâtre d’une origine indistincte ; dans la course du temps, c’est le néant qui l’emporte ; la terre sud américaine, elle, résiliente, efface le traumatisme originel, l’absorbe. L’homme, malgré ses efforts, ne tient pas ce continent comme il tient les autres. Jamais la précarité de ses espérances, de ses actes et de ses fourvoiements n’a été mieux illustrée qu’ici, dans l’effacement consécutif et à rebours d’un foyer et d’une vie.

Pareil à la nuit ne joue plus sur un temps inversé, comme la première nouvelle, mais développe une ligne qu’ont utilisé bien d’autres auteurs, celle du temps brouillé. Un peu à la manière d’Elio Vittorini, dans Conversations en Sicile ou, surtout, de J.J.Slauerhoff, dans le Royaume Interdit, Carpentier mêle, dans une seule geste, les aspirations et les actes de plusieurs générations. Si les modes, les techniques, les détails permettent de distinguer les grandes périodes de la civilisation humaine, ils n’en demeurent pas moins des ornements accessoires, sans cesse actualisés, de grandes réalités intangibles. Dans Pareil à la nuit, le personnage principal est à la fois notre contemporain, notre ancêtre et notre successeur ; il vit, sans que la narration ne s’en étonne un seul instant, à plusieurs époques à la fois. Il passe de l’époque coloniale aux derniers grands conflits, des mousquets aux mitrailleuses, des caravelles aux croiseurs. En une nuit, il traverse les siècles, les mélangeant dans une sorte d’errance temporelle à la fois définitive et sans fin. Les décors peuvent bien changer au rythme des heures, la condition du jeune soldat à la veille de son départ est toujours la même : la crainte et l’espérance se mêlent ; l’appel de la vie et celui de la mort se succèdent ; les grandes réalités de l’homme ont peu à voir avec l’évolution des techniques et du décorum. En brisant le carcan de la cohérence chronologique – et non de sa linéarité, la nouvelle se déroulant en une seule nuit – Carpentier parvient à mettre au jour des caractères constants, éternels, qui font de nos ancêtres et de nos descendants, quoi qu’il puisse se produire, nos contemporains. Nous ne sommes pas uniques, ni une fin, ni un commencement, nous continuons et transmettons, pareils en cela à la sarabande des générations. Y’a-t-il seulement un passé et un avenir ?

Le Chemin de Saint-Jacques, troisième et dernier texte relevant strictement de Guerre du temps, est la plus longue nouvelle du recueil. Ici, le temps n’y est ni inversé, ni brouillé, mais circulaire. Au XVIe siècle, Juan, un soldat de l’armée espagnole des Flandres, malade, promet de se rendre à Saint-Jacques de Compostelle s’il guérit. En chemin de son pèlerinage, alors que sa santé s’est rétablie, et que sa motivation pour se rendre à Saint-Jacques diminue, il rencontre de séduisants rabatteurs pour les colonies américaines. Un aventurier enrichi, un perroquet aux couleurs chatoyantes sur l’épaule, lui promet l’or, la gloire, la jouissance. Le Moyen Âge, son espace restreint, sa mentalité constrictive, ses routes de pèlerins, s’efface ; le Nouveau Monde, ses légendes, l’espace, la fortune peut-être, sont bien plus attirants. Le pèlerin rompt son vœu et s’engage vers les Indes. Hélas, à peine arrivé, il prend conscience de l’écart entre les promesses et la réalité. Il se cache bientôt dans un repère de fuyards et, dès qu’il le peut, retourne en Espagne. Faute de pouvoir exercer une activité quelconque, il y devient le rabatteur qui, un perroquet sur l’épaule, essaie de convaincre de jeunes hommes naïfs de se rendre en Amérique, où, bien sûr, le bonheur les attend. Juan se dévoie lui-même, dans une spirale infernale et éternelle. Il est à la fois le rabatteur et le rabattu, éternel piégé de sa propre déchéance. Parabole d’une existence où les déçus d’hier se vengent de leurs corrupteurs en dépravant la jeunesse du lendemain, Le Chemin de Saint-Jacques illustre également les limites de la renaissance à soi-même. Le chemin spirituel est dévoyé par de vulgaires passions et de charnelles aspirations ; le chemin matériel est gâché par de faux espoirs et de vraies déceptions. Une fois les légendes dissipées, que reste-t-il de l’univers ? une réitération éternelle, un cheminement obscur. Tout est, au-delà de l’Atlantique, déjà vicié. La conquête n’a pas ouvert le chantier d’un renouveau de l’humanité ; le voyageur qui souhaite échapper à ses turpitudes ne peut échapper à lui-même et, quelle que soit la distance parcourue, il se fera face, arrivé à la destination, provisoire, de son périple.

Comme dans les deux précédentes nouvelles, la linéarité du récit ouvre un retournement de la perception temporelle : ici, la flèche du temps ne court vers l’infini qu’en apparence ; les causes finissent par précéder les conséquences ; de la spirale d’un temps circulaire, il est impossible de s’échapper. Le chemin de Saint-Jacques est éternel ; je crois bien qu’il n’y a, en réalité, chez Carpentier, aucun Saint-Jacques au bout du chemin, aucune rédemption au bout de la route, aucun moyen d’échapper à l’enfer historique. La tentation l’a emporté. Pareil à la nuit, c’est l’épreuve commune, qu’affronte l’homme fait de tous les autres ; Le chemin de Saint-Jacques, c’est sa chute éternellement recommencée, inscrite dans le tissu du monde ; Retour aux sources, c’est sa seule perspective tangible, son effacement et son oubli. Noirceur de Carpentier ? Peut-être. Pourtant ces textes, par contraste, palpitent de vie, de chaleur, de lumières. Le chemin n’est pas obscur, et, si le temps ne nous promet rien, il nous offre un havre, celui du présent, de l’instant qui seul nous permet d’exister. L’homme n’offre pas de singularités, il sera effacé et reproduira sans fin, avant cela, les fautes et les erreurs qui lui auront coûté son salut ; pourtant, il lui reste, au creux de la vie, un espace temporel, dont il peut se rendre maître, l’instant.

Les quatre autres nouvelles n’appartiennent pas, si je m’en tiens à la stricte délimitation de la table des matières, à Guerres du temps. Ce sont d’autres nouvelles. Leur thématique temporelle est moins claire, moins apparente. Les trois premières nouvelles, malgré leur indépendance apparente, étaient indissolublement liées. Les suivantes ne le sont pas autant et ma lecture, qui tente de rattacher ces textes aux précédents, ne peut-être que tâtonnante (et évidemment incomplète). Office des ténèbres est une de ces belles nouvelles sans véritable personnage principal, description oculaire et sensuelle, dissection d’un instant, plus ou moins étendu, dans l’existence d’une ville. Les habitants attendent une catastrophe, un désastre qui pourrait les briser. Les signaux avant-coureurs se multiplient. Quelque chose va survenir. Les ténèbres s’étendent sur le monde. Deux airs se répondent dans la ville : la Sombra et Lola. Schématiquement, la première incarne la peur, la seconde l’espérance. La musique se calque sur le monde, en accompagne les tourments. Sur une dizaine de pages, la nouvelle met en scène un temps de l’expectative, cette attente angoissée de la rupture du présent, de l’irruption de l’effroi. Est-ce vraiment à l’instant pur, indissoluble, de la catastrophe que la frayeur atteint son climax ? Ou n’y a-t-il pas, dans ce qui la précède, dans la progressive montée en tensions, une altération du sensible, une panique de moins en moins larvée, de plus en plus apparente, qu’accentuent encore d’obsédantes musiques ? La peur affecte les sensibilités, les nerfs s’irritent, le monde semble prêt à en finir. Et puis la catastrophe se produit, les musiques cessent, le temps de l’expectative s’évanouit dans l’événement, enfin survenu. Les hommes n’anticipent plus l’instant d’après ; ils ont retrouvé la tête d’épingle du présent. Le temps a repris sa marche normale.

Les fugitifs me semble, de toutes ces nouvelles, être la plus noire. C’est, en apparence, du London, réécrit par Malaparte (le meilleur, celui de Kaputt) et tropicalisé. Il s’agit probablement du texte du recueil, aussi, dont le rapport avec le temps est le plus ténu, peut-être parce qu’il y est plus complexe, habilement dissimulé sous des moyens narratifs forts, émouvants, brutaux. Un esclave s’enfuit d’une plantation. Un chien de garde se lance à sa poursuite. Effrayé par la présence, au loin dans la montagne, d’une meute de ses congénères redevenus sauvages, l’animal se perd. Il fuit la promesse de la liberté que ces chiens sauvages impliquent. Quand il retrouve l’esclave échappé, l’odeur de l’homme lui est un tel soulagement qu’il se couche à ses pieds et va, désormais, le suivre dans toutes ses rapines. Aller plus loin dans ce rapide résumé serait dénaturer cette nouvelle, en casser les effets, je ne révélerai pas la suite. S’ouvre pour l’esclave et le chien, un temps qui leur est propre, hors des rythmes de la société humaine, un temps dans lequel le moindre instant de liberté compte double ou triple. Ces moments, arrachés à la structure sociale, extraits d’un continuum de labeur et de peine, rachètent un temps gaspillé, gâché dans l’exercice servile de fonctions purement utilitaires. Le chien de garde et l’esclave, en pactisant, se sont extraits du temps commun et ont touché un temps que je qualifierais de rédimé, rachat d’existences perdues, promesse chaque jour renouvelée de l’exercice du libre-arbitre. Bien sûr, cette liberté périlleuse se paie chèrement, mais elle restitue l’animal, humain ou canin, à lui-même. La Guerre du temps se livre en faveur du présent, qui rachète, par la liberté qu’il suppose, un passé perdu et un avenir attristant.

Les Élus, comme le texte suivant, présentent une autre facette du talent de Carpentier, cette ironie narquoise qui fait toute la valeur, par exemple, du Recours de la méthode. Un indien d’Amérique reçoit un message de puissances supérieures : il lui faut organiser la construction d’un immense bateau, sur lequel il fait monter un couple de chacune des espèces du continent. Le lecteur aura bien évidemment reconnu l’histoire de l’Arche de Noé, transposée aux Antilles. L’arche navigue depuis plusieurs semaines lorsqu’elle croise une deuxième arche ! Son capitaine, un Asiatique, explique que des puissances supérieures, inconnues de l’Indien, lui ont commandé de bâtir ce bateau. Sur ces entrefaites, arrivent un troisième, puis un quatrième bateau. Tous ces Noés continentaux se parlent, échangent, boivent ensemble. Et puis chacun reprend sa route… Moins chargée, philosophiquement, que les précédentes, cette nouvelle se situe dans un temps mythique, fondateur, qui est, à peu de choses près, le même dans chaque civilisation. En désingularisant, par un conte habile, l’expérience biblique, Carpentier rappelle une double évidence : l’universalité de l’humanité, celle de ses mythes fondateurs comme celle de ses vices. Le temps mythique suspend les règles habituelles de l’existence : les animaux ne s’entredévorent pas sur l’Arche ; les capitaines ne s’entretuent pas lorsqu’ils se croisent. Cette paix de Dieu, diluvienne, cesse dès que s’achève le temps du mythe ; revenus à la nature, les animaux reprennent leurs pratiques prédatrices ; revenus à la culture, les hommes redeviennent des guerriers. La simplicité du texte en fait une fable, amère et ironique, sur la condition humaine.

Enfin, Droit d’asile  ressemble fortement, par sa tonalité, sinon par son thème, au Recours de la méthode. Le matin du coup d’État qui renverse le régime de son pays, le Secrétaire général de la Présidence d’une république sud américaine, pressentant quelque chose, parvient à échapper aux soldats chargés de l’arrêter et à se réfugier dans l’ambassade, minuscule, d’un pays d’Amérique centrale. Il obtient l’asile diplomatique… mais ne peut plus sortir du deux-pièces dans lequel vivotent l’ambassadeur et de sa femme. Si cette nouvelle manifeste un ancrage au temps, c’est celui d’un temps suspendu, que le secrétaire et réfugié politique est le premier à mettre en scène. Le narrateur de la nouvelle, écrite sous forme d’un Journal, perd peu à peu conscience des jours, des semaines, des mois. L’intitulé de chaque entrée reflète bien cette perte de repères : « jeudi, ou peut-être mardi » succède à un « lundi ? » et précède un « n’importe quel jour ». Comme dans le film américain Un jour sans fin, avec Bill Murray, quoique sur des motifs privés d’ancrage fantastique, le secrétaire à la présidence est condamné à subir un temps suspendu, où chaque jour ressemble au précédent, et à trouver, en lui, les ressources pour casser cette routine et retrouver une place, autre, dans la société des hommes. Optimiste et amusante, cette nouvelle montre un homme à la reconquête de son présent après avoir franchi les cinq étapes du deuil de sa vie passée (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation). Une fois la mue du réfugié de l’ambassade accomplie, le monde lui  offrira une échappée inattendue, et une revanche. Il sera revenu dans le courant du temps.

Carpentier, par ces sept textes, dévoile une conception particulière du temps, tournée vers un présent que l’homme paraît chargé de réinvestir. Nulle foi n’appert de ces textes parfois fantastiques : condamné à revivre des expériences passées, maillon d’une chaîne infinie de générations, étincelle entre deux infinis, le néant et l’oubli, l’homme ne dispose que de son présent, de l’instant, du passage. Le temps peut être inversé, brouillé ou cyclique, le présent, lui, se maintient, dans le péril, la crainte ou l’espérance, comme le seul horizon possible de l’humanité. La méfiance historique instinctive de Carpentier, assez étonnante, tout de même, chez un compagnon de route des communistes, fait de son œuvre un massif intemporel, dont importe peu, au fond, l’époque où elle a pu être écrite. La guerre du temps peut être menée à tous les siècles.

Vivant parmi les ombres : L’invention de Morel, d’Adolfo Bioy Casares

L’invention de Morel, Adolfo Bioy Casares, 1940

Jorge Luis Borges affirmait de ce roman qu’il était « parfait ». Il est, soixante-dix ans après sa publication, le récit fantastique le plus connu de la littérature sud-américaine, aux côtés des nouvelles du maître aveugle de Buenos Aires. L’étrangeté de l’histoire, comme dans tout excellent récit fantastique, ne se suffit pas à elle-même : le pur divertissement que suppose le genre s’enrichit d’une symbolique profonde. Quand il revêt un aspect mythique – au sens premier du mot, pas au sens dégénéré que la vulgate lui donne aujourd’hui, mémorable -, le fantastique touche aux sommets de la production intellectuelle humaine. Il ne suffit pas d’inventer d’audacieux artifices, de mystérieuses technologies et d’originaux rebondissements pour livrer à son public une œuvre de valeur. Si la littérature dite « d’imagination », formule paradoxale et quelque peu dédaigneuse, suscite l’hostilité du public cultivé, c’est qu’elle manque, le plus souvent, les enjeux humains du monde qu’elle décrit. L’audace de l’auteur imaginatif, ses trouvailles, son originalité, s’enlisent souvent dans des récits convenus, sans distance. Le pur divertissement tourne à vide, manquant de finition littéraire et de degrés de lecture. L’archétype du mauvais roman fantastique, c’est une œuvre mal écrite, clichesque, sans profondeur, où tout relève d’un même premier degré ennuyeux pour qui ne cherche pas seulement l’évasion ou le frisson. Le cinéma et la télévision, consommateurs forcenés de ce genre de productions, ont éventé depuis longtemps la plupart des ficelles scénaristiques qui permettaient, avant-hier encore, à un mauvais récit fantastique de tenir l’épreuve de la lecture. Le récit fantastique a le droit, j’oserais même dire le devoir, de surprendre, de divertir, d’émerveiller, en bref, de satisfaire l’appétit de premier degré. C’est là sa condition première d’existence et de réussite. S’il n’utilise pas les ressources que permet l’écart avec le réel pour symboliser un aspect de la condition humaine que la reproduction réaliste ne peut rendre, alors il n’a aucun intérêt passé le stade du divertissement. Le lecteur, intrigué par le décor et le scénario, ne doit pas visiter, passé ce sentiment d’étrangeté, des terres déjà connues, qu’un autre récit que celui-ci eût pu arpenter sans difficultés. L’étonnement, s’il n’est que superficiel, de détail, ne relève déjà plus que de l’anecdote, de l’exotisme à la petite semaine. Il n’empêche pas l’amusement, mais interdit l’intelligence. Une fiction fantastique ratée appartient alors à l’immense maelström des productions culturelles puériles, infantiles, qui ne suscitent chez leur consommateur qu’une sanction immédiate, un j’aime/j’aime pas subjectif contre lequel il n’existe nul recours. Fahrenheit 451, 1984, Tlon, exigent du lecteur autre chose que la médiocre Trilogie martienne de K.S.Robinson, qui ne parvient même pas à divertir. La littérature populaire fantastique classique – Hoffmann, Poe, Verne – pouvait se permettre de ne pas approfondir, ses supputations de premier degré étant suffisamment stupéfiantes pour pallier, en partie au moins, l’absence relative de profondeur de champ. Passé l’exploration des premiers champs nouveaux et étranges par ces découvreurs, la capacité d’émerveillement du lecteur s’émoussa. Il lui fallait une nourriture d’une autre densité.

Le roman de Bioy Casares, L’invention de Morel, appartient à la catégorie des grandes œuvres fantastiques dont il se réclame, ne serait-ce que par son titre. La filiation est évidente. Morel, inventeur, rappelle au lecteur un autre savant de fiction, le docteur Moreau. Son île n’est pas moins monstrueuse que celle de son célèbre prédécesseur. Le lecteur la découvre par les notes qu’un naufragé volontaire a laissé là-bas. Son emplacement n’est pas certain, en toute probabilité dans le Pacifique, au large de la Nouvelle-Guinée. Le récit est informe, hésitant, voilé. Le narrateur n’expose pas, après coup, les tenants et les aboutissants de son arrivée sur l’île puis de ses découvertes. Il prend des notes au fil de son aventure. Le lecteur découvre l’île in media res, alors que l’infortuné, dont on ne saura pas le nom, lutte chaque jour pour survivre et chaque nuit pour dormir, dans une plaine inondable que les marées rendent particulièrement impraticable. Le narrateur, évadé vénézuélien, a cherché à se soustraire à la justice en abordant l’île qu’une rumeur insistante rend inhospitalière : ceux qui l’ont approchée sont morts d’un mal inconnu. Après quelques jours de visite dans une île abandonnée, où subsistent partout les traces visibles de la maladie qui l’a affectée, le narrateur surprend la présence d’une poignée de voyageurs. Pour des raisons judiciaires, il ne tient pas à être remarqué des visiteurs. Il s’exile dans les marais d’où il surveille les encombrants touristes. L’île, que les bâtiments abandonnés rendaient mystérieuse, se peuple d’une quinzaine de vacanciers que sa réputation et son aspect sinistre ne semblent pas rebuter. Même s’il cherche à ne pas être vu d’eux, le narrateur ne peut s’empêcher de les observer. Son récit commence avec leur irruption, ils le justifient.

Le narrateur s’interroge des raisons de leur présence. Il est intrigué par leur comportement, non que celui-ci soit anormal, au contraire, il est bien trop normal pour ce décor. L’île, étrange, devrait susciter chez eux quelques interrogations. La normalité du vacancier désœuvré est insupportable dans un tel décor. Aucun des détails qui frappent le narrateur ne les affecte : ils nagent dans la piscine malgré sa saleté repoussante, ils s’amusent dehors alors qu’une terrible tempête s’abat sur l’île, aucun d’entre eux ne paraît touché par la chaleur qui écrase le narrateur. Bientôt, l’exilé, sa curiosité durablement excitée, se rapproche suffisamment d’eux pour écouter leurs conversations. La banalité confondante de celles-ci approfondit encore le décalage. Une jeune femme attire le regard du narrateur qui l’observe chaque soir contemplant le coucher du soleil. Il s’en rapproche au fil du roman, jusqu’à oublier toute prudence. Nouvelle surprise, aucune de ses tentatives pour entrer en contact avec elle ne fonctionne. Elle l’ignore avec superbe. Plus elle est inaccessible, plus le narrateur sent son attirance grandir pour elle. L’amour naît de l’impossibilité. Il remarque alors Morel, qu’il devine être l’organisateur de ce voyage. Le français cherche à séduire la jeune femme, qui se refuse pourtant à lui. Le mystère s’épaissit quand le narrateur note dans le ciel un second soleil. Ces voyageurs ne le remarquent pas, le domaine de l’étrange s’étend au fil du récit. La forme du récit de Bioy Casares, ces fragments à la fois détaillés et lapidaires, ce voile dont il affuble la réalité qu’expérimente le narrateur, accentuent la curiosité du lecteur, qui comprendra, lors de la révélation finale, l’ampleur du subterfuge.

L’invention de Morel regorge de détails qu’une première lecture ne peut apprécier à leur juste valeur. Rien n’y est laissé au hasard. Les notes du narrateur, même quand elles semblent gratuites, vaines, ne s’apparentent jamais à d’exotiques ornements qu’un mauvais auteur fantastique s’empresserait à multiplier pour dissimuler la vacuité du propos. Le lecteur qui connaît le mystère de l’île, la nature précise de l’invention dont la présence est révélée, dès le titre, par Bioy Casares, peut relire le roman, il y notera des éléments que sa première lecture, forcément inattentive aux détails, avait laissé de côté. Pressé par une curiosité de fond, il n’aura pas remarqué la réussite formelle de l’ensemble. Et le choix final du narrateur, conduit à choisir entre la vie et son image, entre la conscience et la présence, entre la conservation et le passage, résonne comme une mise en abyme de la vie du lecteur elle-même. Bioy Casares interroge, par le conte fantastique, l’image humaine à l’époque de sa reproductibilité technique, pour paraphraser Walter Benjamin. La parabole est brillante. Le choix du narrateur ? Se déposséder du présent, d’une vie dévastée qui n’a plus que sa conscience d’elle-même et de sa dégénérescence comme horizon pour intégrer un univers illusoire et passé, dans lequel l’existence privée de conscience laisse croire au bonheur par une image fausse, que la réitération rendra pourtant plus vraie que le réel. La photographie d’un instant heureux est le faux-témoignage que le passé peut adresser à son avenir. Qu’importe que les évènements se soient déroulés d’une certaine manière si la seule preuve restante indique l’inverse ? A une vie consciente et malheureuse, le narrateur préféra une existence truquée, fictive qui atteste un bonheur imaginaire jusqu’à le rendre plus authentique que le réel. Tout le paradoxe d’une époque saturée d’images résumé en un court roman, fantastique à tous égards.