Fantasmer l’histoire : Le Procureur, d’Augusto Roa Bastos

Candido Lopez, Soldats paraguayens faits prisonniers lors de la bataille de Yatay, 1892

Candido Lopez, Soldats paraguayens faits prisonniers lors de la bataille de Yatay, 1892

 

Le Procureur, Augusto Roa Bastos, 1997, Le Seuil (trad. François Maspero) (première éd. originale 1993)

 

Plus je lis, plus je m’étonne des correspondances secrètes entre des œuvres moins contemporaines que distantes, géographiquement, culturellement, linguistiquement. Il se produit, entre des romans éloignés, des réverbérations thématiques, des échos inattendus, des dialogues par lecteur interposé, qui donnent à la littérature toute sa profondeur, sinon toute sa puissance. Si Le Procureur, du paraguayen Roa Bastos, devait être rapproché d’un autre roman, ce serait d’Adieu mon livre ! de Kenzaburo Ôe, traduit l’an dernier en langue française (et commenté ici). Je rappelle ici l’intrigue en quelques lignes. Un vieil intellectuel, lettré, contemplatif, est saisi au sortir de graves problèmes de santé, alors qu’il décide de bouleverser son existence par un acte politique « terroriste », ou, tout du moins, de résistance violente au monde tel qu’il va. La narration, plutôt que de se concentrer sur cette trame, va et vient autour des souvenirs de ce personnage, voguant de dérives érotiques en considérations politico-littéraires et de remémorations historiques en préparatifs terroristes mollement menés. L’échec de leurs entreprises est inéluctable. L’écrivain, inapte à l’action, ne triomphe pas dans le monde matériel ; y croyait-il seulement ? La mise en fiction de cette éventualité lui permet, dans un même geste, d’en exprimer la tentation et de l’évacuer. La seule chance de l’auteur, ténue, tient à sa production littéraire, à ce qui survivra de lui, ce qui pourra, comme un ruisseau de montagne, raviner le roc des consciences des années durant jusqu’à lui donner forme ou le briser. Il le sait, les espoirs nourris de ce côté sont très faibles et les effets lointains. Le fantasme éventé de l’action violente débouche sur un paysage dévasté, dans lequel l’écrivain, désormais conscient de sa petitesse, ne peut plus rien, sinon reprendre le cours de sa petite musique personnelle, abandonnée un temps au profit des fanfares illusoires du barnum de l’Histoire. Encore faut-il pour cela que l’Histoire le lui permette… Cette trame est commune à l’œuvre du Japonais et à celle du Paraguayen, même si les fins divergent quelque peu dans le détail ; leurs personnages principaux, à la fois distincts et très proches de leurs créateurs respectifs, se ressemblent ; sont proches aussi, avouons-le les déceptions relatives que suscitent, chez leur lecteur, ces deux romans inégaux, souvent bavards, et, en un seul mot, bancals.

Roa Bastos l’indique en préface, il a dû récrire son roman, rendu obsolète par la fin politique de celui contre qui il était prioritairement dirigé : l’antipathique dictateur paraguayen Alfredo Stroessner, renversé en 1989, alors que le roman était prêt à être imprimé. Nul ne saura jamais si ce premier Procureur était meilleur que le second ; pour juger nous ne disposons que de ce second jet, texte hétérogène présentant, au fond, trois romans en un. La première trame, qui n’occupe qu’une moitié du livre (la seconde) c’est l’organisation, par la junte paraguayenne, d’un extravagant Congrès culturel international en l’honneur des trente-cinq années de pouvoir de Stroessner. Y sont invités des chercheurs, des savants et des artistes du monde entier, venus là pour rehausser quelque peu le prestige d’une dictature plus connue pour son usage de la torture que pour ses réalisations culturelles. Parmi eux figure le narrateur, Félix Moral, un intellectuel paraguayen exilé à Nevers, ancienne victime des tortures de la Tecnica, la police secrète locale, et, depuis, naturalisé français. Ce vieux professeur d’université veut profiter de sa nouvelle identité et de cette occasion, qu’il pressent pour lui sacrificielle, pour abattre le tyran. Son arme est une abracadabrante bague de la Renaissance. Vestige des meurtres et des complots florentins, elle est munie d’une aiguille très effilée et sa pierre opalescente constitue une réserve de poison : une poignée de main suffit pour tuer un homme dans les soixante-douze heures. Et Stroessner a prévu, au terme de leurs débats, de serrer la main de chacun des congressistes… La deuxième trame constitue un arrière-plan irréel et largement fantasmatique à la première – qui n’est d’ailleurs pas dépourvue d’invraisemblances. Ici, Félix Moral exprime son amour passionné pour Chimène, son épouse, tout en tentant d’échapper aux désirs exacerbés et pervers d’une de ses anciennes étudiantes, une Allemande nommée Léda. Si Chimène apparaît comme un personnage concret, qui prend même la parole dans les dernières pages du livre, Léda conserve, jusqu’au bout, un statut incertain, aux limites de l’existence (fictionnelle). Le lecteur est amené à douter du narrateur, de son équilibre comme de sa franchise. L’extravagant projet d’assassinat de Stroessner paraît, à l’aune de ce qui précède, plutôt cohérent, à défaut d’être raisonnable. La troisième trame, enfin, présente, de manière itérative, un épisode fort célèbre de l’histoire paraguayenne, la tragique guerre de la Triple Alliance qui, à la fin du XIXe, déboucha sur la défaite et l’extermination presque totale de la population paraguayenne (tout du moins masculine). Le narrateur revient, de loin en loin, sur les épisodes les plus romanesques et les plus sanglants des dernières batailles du conflit, avec, pour motif central, la crucifixion finale par l’armée brésilienne du cadavre du chef de l’État paraguayen, Solano Lopez. Les trois trames se croisent et se succèdent dans le désordre, donnant l’impression, peut-être justifiée, que le texte du Procureur est une mosaïque de trois textes, assez mal reliés entre eux.

Il ne s’agit bien sûr que d’impressions de lecture, mais j’ai le sentiment que Roa Bastos a repris le premier texte, l’a réorganisé en lui adjoignant d’autres écrits, antérieurs ou postérieurs, sans se rendre compte que l’effet d’ensemble était, pour quelqu’un découvrant le texte, gâché. Je sais que le lecteur de littérature part du principe que tout effet littéraire est consciemment ou inconsciemment organisé par l’écrivain ; quelquefois, néanmoins, l’hypothèse de la complexité à observer et commenter à l’énième degré de lecture ne tient pas. Quelques phrases ou paragraphes reviennent deux fois dans le livre, à quelques dizaines de pages de distance, sans qu’un quelconque effet littéraire justifiât particulièrement ces redites. Des argumentations similaires se retrouvent à deux ou trois endroits, laissant au lecteur l’impression pénible d’un retour en arrière et d’une couture mal réalisée. Peut-être la récriture, en trois mois, d’un roman de près de quatre cent pages a-t-elle été hâtive ? L’assemblage des trois « romans dans le roman » fonctionne plus ou moins bien : indépendantes, les trames se seraient justifiées par elles-mêmes ; mêlées, elles se perturbent et interfèrent plus qu’elles ne se renforcent. Ce n’est pas que l’ensemble soit incohérent ; c’est plutôt qu’il présente des failles et des longueurs. On comprend bien que Roa Bastos organise son récit, comme Kenzaburo Ôe, autour de la dynamique de « pseudo-couples », ces personnages d’un même rang, incarnant chacun une tendance opposée et complémentaire à celle de l’autre. Solano Lopez est le contrepoint de Stroessner : l’un et l’autre sont des tyrans dangereux, mais le premier est racheté par son sacrifice final – parodie rédemptrice de Golgotha, quand le second, misérable et médiocre, s’accroche encore au pouvoir. De même, Léda est le reflet inversé de Chimène : d’un côté, le désir bestial de possession et de domination, aux nets relents sado-masochistes ; de l’autre, l’amour élevé, à la fois profond et érotique, tournant comme une obsession autour du nombril, symbole du lien humain, collectif et familial. Le passage d’un niveau à l’autre, de Léda vers Stroessner, puis vers Chimène, puis vers Solano Lopez, laisse dubitatif. Le narrateur, dont l’œuvre a la forme d’une lettre à son épouse, peine parfois à justifier ses incises et ses très longues parenthèses historiques – comme ces vingt pages consacrées au piano de Solano Lopez immédiatement après l’arrivée du narrateur à Asunción. De là naît l’effet, perturbant, et somme toute assez ennuyeux, de lire trois textes parallèles aux rapports incertains.

Hors de ces défauts, l’ensemble du livre peut être lu comme un songe hallucinatoire en trois dimensions : politique, érotique et historique. La plupart des scènes de la guerre de la triple alliance trouvent des échos dans les mythologies païennes et chrétiennes : Roa Bastos compare Asunción à Troie, mais une Troie sans racines, sans Homère ni Schliemann à venir ; il voit dans la crucifixion grotesque du cadavre de Solano Lopez un nouvel avatar de la figuration historique du Rédempteur de l’humanité ; il présente cette guerre comme un conflit presque mythologique, et en tout cas très symbolique, entre la volonté de vie et la pulsion de mort, entre l’homme et la femme, entre le goût éloquent du triomphe et l’obscur désir du désastre. Par l’intermédiaire du peintre argentin Candido Lopez, principalement connu pour ses tableaux de cette guerre, il ouvre la possibilité de la transfiguration mythologico-artistique d’un conflit d’une brutalité inouïe. Il constitue, à n’en pas douter, le « motif dans le tapis » de toute l’histoire paraguayenne ultérieure : les Paraguayens descendent pour beaucoup d’entre eux de femmes violées pendant cette guerre, réalité oblitérée par les survivantes et leurs descendants. Cet événement fondateur, sous la plume de Roa Bastos, sort de son statut de drame historique pour devenir une légende : le style volontiers itératif et hallucinatoire de l’écrivain lui donne la force de la légende. Paradoxalement, un roman concentré sur cette seule histoire, avec les motifs choisis par Roa Bastos (la crucifixion, le duel féminin autour du maréchal, le piano, etc.), eût été d’une puissance proprement latino-américaine, digne, peut-être, de rivaliser avec les œuvres les plus abouties d’Asturias, de Fuentes ou de Mario Vargas Llosa. L’écrivain n’a pas fait ce choix, pour relier, peut-être, ce passé légendaire à ses conséquences présentes et concrètes dans un pays écrasé sous la botte d’une junte trentenaire. Son roman du tyran, il faut aller le chercher dans Moi le Suprême, plus célèbre que Le Procureur, et consacré à l’étrange dictateur que fut, au XIXe siècle, le Docteur Francia. L’hallucination historique du Procureur est prolongée par deux autres dimensions fantasmatiques. La volonté d’assassiner Stroessner, de se livrer à un tyrannicide, plaisamment appelé « miséricide » (misér- pour misérable), constitue le premier stade du fantasme, celui de l’intellectuel assis, opposant en exil, impuissant dont le pouvoir tient tout entier dans sa « plume ». Écrire ce meurtre ou, tout du moins, en raconter sa préparation, est un moyen, pour l’écrivain comme pour le narrateur, de devenir un homme d’action, statut souvent incompatible avec celui de pur intellectuel. C’est aussi un moyen de conjurer la tentation, toujours vivace, de l’action violente. Par livre interposé, l’écrivain peut enfin se mettre en situation, tenter d’abattre le dictateur et, au fond, le vaincre là où celui-ci est fragile, dans le monde de la fiction et des idées. La partie paraguayenne du récit se déroule dans un univers à moitié réaliste : on y trouve des personnages connus (Stroessner, Ionesco, etc.), mais les évènements qui s’y produisent (comme les attentats terroristes, les perversions du jeune groom, etc.) donnent une impression de surenchère chimérique et idéologique, que souligne plus encore l’invraisemblance du retour censément inaperçu de l’exilé dans un pays aussi policier que celui-là. L’échec du professeur Moral – onomastique révélatrice pour un justicier auto-proclamé – semble inscrit dans les gènes de ce fantasme-là, né des complexes et de l’impuissance de l’homme de plume.

Les relations étranges qu’entretient le narrateur avec Chimène et Léda constitue un autre stade fantasmatique, aux nettes dimensions érotiques. À titre personnel, j’ai trouvé les scènes érotiques plutôt ennuyeuses et ratées, et j’ai franchement peiné à m’intéresser à cet aspect du livre, qui en couvre pourtant une bonne moitié. Je vais néanmoins essayer d’explorer quelque peu ces considérations sexuelles absconses. Chimène, dont le nom évoque l’épouse du Cid, est une femme très nettement idéalisée. Elle incarne, dans la galerie des poncifs féminins, autant le sacrifice de soi que la pureté intransigeante – pureté intellectuelle et morale et non sexuelle (les écrivains d’un certain âge revivent sur le papier ce qu’ils ne peuvent plus vivre dans la réalité). À la fois amante sensuelle, amie proche, conseillère éclairée, infirmière dévouée, Chimène est représentée par le narrateur comme la femme idéale – je ne m’étendrai pas sur la validité de cette conception. Reconnaissons-le, un tel personnage manque quelque peu de vraisemblance. Face à elle, dans l’esprit du narrateur, se tient Léda, étudiante avec laquelle les relations sont brutales, antagoniques, à la limite du meurtre sauvage et de la persécution. Si Chimène est douée d’une personnalité, Léda apparaît nettement comme un fantasme sans substance. Elle surgit sans cesse aux yeux du narrateur, comme une obsession ou un remords, seuls, peuvent le faire. Il n’est même pas certain qu’elle joue un rôle réel hors des hallucinations du narrateur. Elle incarne la tentation du mal, du basculement ténébreux et viscéral qui perturbe l’homme de bien, qui lui rappelle que le mal rôde en soi avant de rôder hors soi, et qu’il s’appelle la tentation. Parce que son épouse Chimène est parfaite, parce qu’il se croit porteur des valeurs du Bien, le professeur Moral reporte sur Léda toute la noirceur qu’il a besoin de concentrer à l’extérieur de lui-même. D’un côté, la pureté, de l’autre, les ténèbres ; d’un côté la sexualité épanouissante, de l’autre l’avilissement de la chair ; d’un côté, le don de soi, de l’autre, la haine. Leda peut être vue comme une manifestation concrète des troubles psychiques du professeur Moral, la contrepartie de son besoin de classification du monde en bons et en méchants, la nécessaire contrepartie de l’idéalisation de Chimène. Elle brouille par son intrigante présence et par ses subites incarnations les frontières de ce que le narrateur croit voir et croit avoir vécu. Le mystère de Léda restera entier, car ses apparitions épisodiques et les troubles qu’ils suscitent chez le narrateur ne reçoivent aucune élucidation : au lecteur de décider si la jeune allemande est un personnage effectif – difficile d’y croire complètement – ou si elle est une projection symbolique du narrateur. Il se pourrait aussi qu’elle concrétise dans le texte, une forme de fatalité surhumaine, motif simultané d’attirance et de répulsion, de désir et de dégoût, justifiant ainsi les scènes sado-masochistes qui marquent ses apparitions.

Félix Moral ne s’appelle pas « Moral » par hasard : il a besoin de classer le monde, de le juger, de le dé-nuancer, en bon procureur, certain d’avoir raison. C’est un homme de contrastes. Comme le bien est assiégé, extérieurement et intérieurement, il faut à son défenseur des figures positives et négatives, des héros et des tyrans, des sacrifices et des tragédies. Ce désir acharné du bien ne débouche pas sur sa victoire ; pour Augusto Roa Bastos, Félix Moral représente peut-être un double dangereux, celui qui porte jusqu’à ses dernières conséquences la conviction et la morale de l’auteur en personne ; il figure ce fantasme, sexuel, historique et politique qu’il ne faut jamais matérialiser, au risque de se perdre. En mettant en scène un avatar de lui-même dans Le Procureur, Roa Bastos neutralise sa propre tentation de justice personnelle et d’action violente. Le personnage d’Adieu mon livre ! de Kenzaburo Ôe pouvait aussi être perçu ainsi, signe, à mon sens, d’une connexion souterraine entre l’intellectuel engagé japonais et l’exilé paraguayen. Je voudrais enfin noter que le parallèle entre Stroessner et Solano Lopez, entre le tyran vivant et le tyran racheté par son sacrifice, pose quelques problèmes éthiques : s’il a suffi à Lopez de mourir et à son corps d’être humilié par ses ennemis pour être (en partie) racheté, ne suffirait-il pas, alors, à Stroessner de périr sous les coups du poison du professeur Moral pour, lui aussi, être rédimé ? La dénonciation, légitime et répétitive, du dictateur ne se double-t-elle pas d’un message très involontaire sur la possibilité du rachat d’un tel homme ? Le meurtre ne servirait-il pas la légende de Stroessner ? Je reste songeur face à un tel roman, qui semble à la fois manquer de subtilité – l’onomastique est évidente, les considérations politiques sont un peu naïves, les péripéties invraisemblables et les personnages peu nuancés – et se perdre dans une organisation symbolique et narrative obscure – la triple narration, le recours indéterminé aux couples mythe/histoire et réalisme/symbolisme, la conception sacrificielle de l’existence, la possibilité, très dérangeante, d’assimiler un Stroessner assassiné à un Solano Lopez rédimé. Comme un signe de l’indétermination de ce livre bancal, il demeure un dernier mystère, au moment de refermer le livre : qui jugeait donc vraiment Le Procureur?