Face à la nuit : L’Obscurité, de Philippe Jaccottet

Woods, Justin Gedak

Woods, Justin Gedak

 

L’Obscurité, Philippe Jaccottet, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014 (première éd. 1961)

« Il y a une nuit dont on ne peut parler, mais dans laquelle il faut entrer pour s’apercevoir qu’elle est sans fond, sans fin. » (p.201)

« Toute parole tend à fixer quelque chose qui semble désirer d’être fixé, et périr de l’être. » (p.251)

« Rien n’empêche pourtant que je n’aie vécu, que nous n’ayons vécu ces moments où la fin de notre course était, en quelque sorte, un comble de lumière, à croire que notre flèche aboutirait, dans un embrasement, en plein centre du soleil. » (p. 242)

La parution récente des œuvres de Philippe Jaccottet en un seul volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » donne aux amateurs de littérature l’occasion de parcourir, chronologiquement, les travaux du poète suisse. Elle fait aussi remonter à la surface des textes moins connus, peut-être mésestimés, et qui ne sont pas, pour autant, dépourvus d’intérêt. Ils restituent la richesse et la cohérence d’un parcours artistique et intellectuel ; ils offrent également un aperçu des inflexions de l’œuvre, de ses influences et de ses développements. Je dois le dire dès ici, avant d’ouvrir ce volume de la « Pléiade », j’avais surtout lu les traductions et les essais littéraires de M. Jaccottet. J’avais aussi exploré un ou deux de ses recueils poétiques, mais sans m’y consacrer outre mesure. Je m’étais promis d’y revenir avec plus d’attention. Ma lecture suivie et linéaire du volume de la « Pléiade », quoique entrecoupée par d’autres lectures, me donne une autre perception, plus globale, de l’œuvre. Couvrir ici l’intégralité des textes de M. Jaccottet serait impossible ; ce blog n’y suffirait pas ; il se pourrait que cette note soit seule de son genre ou suivie par d’autres, je ne sais.

Les premiers recueils de l’écrivain, en vers ou en prose, rappellent un peu, pour ceux qui ont eu l’occasion de le lire en profondeur, ceux de Rainer Maria Rilke : complexité des motifs, universalité des thèmes (la lumière, l’ombre, le ciel, etc.), fascination pour l’absence, le silence, le retrait, etc. M. Jaccottet, germanophone, traducteur dès 21 ans de textes de Thomas Mann, introducteur de Musil dans notre littérature, a, du reste, écrit sur Rilke un très bel essai, disponible en poche dans la collection « Points Seuil ». À la lecture continue du volume de la Pléiade, il s’avère que l’influence du poète allemand, notable à ses débuts, s’estompe peu à peu, à mesure que Philippe Jaccottet s’absorbe dans la traduction de Musil et découvre l’art des haïkus. À la charnière de cet enrichissement progressif de l’œuvre se situe L’Obscurité, le seul récit de l’auteur, la seule œuvre qui puisse passer pour un roman. S’il n’y a pas de rupture dans l’œuvre, de rupture en tant que telle, car l’œuvre de M. Jaccottet exprime des récurrences, des circularités, des approfondissements, j’ai noté là un infléchissement, une libération des exigences de la poétique rilkéenne, une tentative unique d’exprimer ses réflexions par la fiction. Et contrairement à ce même Rilke, dont le seul roman, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, constituait une œuvre-impasse, problématique, récursive, au développement obscur, incertain, artistiquement paralysant, L’Obscurité pose un problème, de portée philosophique et métaphysique, et offre, en contrepoint, une voie de résolution, ténue mais tangible.

Texte singulier, puisqu’il rompt avec les pratiques antérieures du carnet de méditations et du recueil de poèmes, L’Obscurité propose une échappée hors des formes ordinaires que déploie l’artiste. Les entomologistes de la fiction auront bien du mal à classifier ce texte dans leurs tables taxinomiques. Ils tireront d’un côté vers le roman, de l’autre vers l’essai, peut-être vers le poème en prose, sans bien savoir ce qu’ils ont en face d’eux. Moi qui ne propose ici que de petites causeries littéraires inconséquentes, je n’ai pas à m’inquiéter outre mesure de cette perspective de spécialiste. Et si je dois, vraiment, donner mon avis, je pencherais vers la parabole plus que vers le roman. La situation dramatique exposée, non dénuée d’artifice, donne surtout l’occasion à son auteur de mener une réflexion sur le développement de son art et sa finalité. Le « pseudo-couple » du maître et du disciple-narrateur, pour reprendre la théorie de Frederic Jameson, « pseudo-couple » dont le principe est que chaque partie du couple représente une tendance bien précise de la personnalité de l’écrivain, permet la mise en équation symbolique d’un problème conceptuel et philosophique. C’est en cela, je pense, que L’Obscurité constitue une parabole. L’action est restreinte – c’est une œuvre de dialogue, de pensée, de parole – les motifs sont symboliques – le jeu sur l’obscurité et la lumière innerve l’œuvre – les personnages conventionnels – ils sont probablement la personnification de deux tendances de l’auteur.

Mon résumé ne dévoilera pas grand chose de l’intérêt de ce livre, objet de méditation et de réflexion dont je sais déjà que je le relirai, tant le fond du propos me touche. Un poète, revenu d’un long séjour à l’étranger, apprend que son « maître », qui a eu une influence décisive sur sa vie d’homme et d’artiste, a tout quitté, femme, enfant, position sociale, pour habiter un logis infâme au fond d’une banlieue sans âme, où il refuse de voir quiconque. Intrigué par cette fuite, le narrateur obtient de son « maître » de lui rendre visite, un soir. Celui-ci l’invite à rester « jusqu’à ce que le jour [le] dissipe. » Il écoute toute la nuit le monologue de cet homme achevé qui l’a autrefois ouvert poétiquement à lui-même et au monde. Il ne reste rien de cet initiateur, enfermé dans son nihilisme désespéré, et qui renie, d’un même mouvement, sa propre vie, le monde, l’univers. L’Obscurité, c’est le désespoir le plus absolu, l’expression du « soleil noir de la mélancolie », qui se confronte, dans une scène d’une grande richesse symbolique et poétique, à la lumière et à son absence. Quand il quitte son « maître » lucifuge, le narrateur est effondré par ce qu’il a entendu, une nuit durant, par l’expression de cet effondrement sans retour, qui annule au fond toute la recherche philosophique et poétique antérieure. Lui et son maître ont cru à l’instant, à la lumière, au sens caché du monde. Et, par un retournement complet, celui-là même qui invitait à apprécier l’éternellement mortel du monde (« la fin est le moteur de notre course »), devient le porte-voix du néant, un néant qu’il refuse par principe irrationnel, mais qu’il accepte, qu’il appelle, qu’il sait inéluctable par le déroulement implacable de sa raison. Dans la pièce presque vide, plongée dans l’obscurité et dans le silence, le dos tourné à son maître, qui refuse qu’il le voie, le narrateur connaît, physiquement, concrètement, l’expérience de la nuit totale de l’âme, d’un état qu’il est difficile de qualifier de mélancolie ou de désespoir, termes encore trop littéraires pour définir le néant parlant qui a enveloppé le narrateur. Lorsqu’il s’échappe, sur la pressante invitation du maître soliloquant, alors que le jour menace de se lever, le narrateur a l’impression de revenir du monde des spectres, qu’il n’est plus lui-même vivant. Seule une marche dans la ville lui redonnera, par les impressions sensibles qu’elle suscite, le sentiment de revenir à l’existence. Le plus dur reste à faire : répondre, hors de la présence du maître condamné, à ce qu’il vient d’entendre, lame de ténèbres plongée au creux de la lumière. Ce texte n’est pas le récit d’un poète pour rien : l’espace symbolique dans lequel se déploie le propos recoupe parfaitement son contenu, ou, pour le dire dans les mots de l’ars poetica, la forme et le fond se rejoignent. Cette scène nocturne est le cœur noir de l’œuvre, d’où rayonne l’interprétation obscure du maître et à laquelle répond, dans la seconde partie du livre, une longue réflexion, par laquelle le narrateur analyse, conteste, et pour finir, réfute ce qu’il a entendu.

L’obscurité s’est exposée, par une longue méditation qu’il est difficile de résumer. Il me vaudrait mieux essayer d’en citer quelques extraits représentatifs. Ce que le maître avait à dire ne pouvait l’être, pour porter pleinement, que dans un monologue. En effet, le désespoir de mourir, de finir, de disparaître, qui (en partie et en apparence) tourmente le maître, ne tolère pas de dialogue, pas d’altérité raisonnante à ses côtés. Le narrateur ne rétorque rien à la bouche d’ombre. La nuit de l’âme est essentiellement solitaire ; la mélancolie extrême est un état individuel et non social, enfermée dans son propre discours morbide et circulaire, auquel aucun argument rationnel ne peut apporter la contradiction. Je ne veux pas laisser croire que le maître est seulement dépressif ou malade. Ce serait considérer trop littéralement le texte, trouver à ces lignes de mots une perspective médicale qui n’est pas la sienne. Ce qu’expose Philippe Jaccottet, pour le conjurer, c’est la part noire, angoissée et morbide de l’homme, c’est une partie de lui-même. Pour le dire plus simplement, j’ai l’impression qu’il a tracé, du point auquel il était arrivé dans ses recherches poétiques et métaphysiques, une ligne vers son propre avenir et qu’il a vu, au loin, la possibilité hideuse du néant avant le néant. La poétique du maître est proche de celle de l’auteur dont il constitue une émanation, mise en pages, peut-être, pour mieux l’empêcher de survenir et d’anéantir ainsi le fragile édifice poétique déjà édifié. Le poète, en toute sincérité, cherche, je crois, à conjurer le néant. Le maître, lucide, n’est pas dupe de lui-même, il s’assimile explicitement à la nuit, au vide lorsqu’il propose au narrateur de rester : « jusqu’à ce que le jour me dissipe » (je souligne), manière adroite de s’assimiler à l’ombre et aux ténèbres. Ce personnage incarne, symboliquement, la part obscure, noire, vide, de l’âme. Son exposé est réfléchi, parfois itératif, mais toujours solidement articulé. Le désespoir n’est pas une errance, il ne manque pas de logique. Au contraire, il en déborde : il pose des postulats, infère, suppute, extrapole, jusqu’à la conclusion qu’il avait en vue. La perspective est téléologique : la fin recherchée, c’est la démonstration qu’un esprit honnête avec lui-même ne peut que s’abandonner au désespoir face à l’inéluctable néant. Est-il parfaitement en accord avec lui-même ? Ne surjoue-t-il pas son rôle ? La réponse est peu évidente. Quand le maître se qualifie de « pareil à la seiche, moi au fond de mon aquarium sombre, soufflant des mots encore plus noirs, m’abritant derrière eux, respirant ou haletant encore grâce à eux » (p. 206), il énonce, sous sa phrase, une définition apparemment très claire, très consciente de son malaise. Pourtant, la métaphore exprime, sous-jacente, le désarroi de celui l’énonce. La seiche projette en effet de l’encre noire (comme un écrivain aux pensées morbides), des mots noirs donc, pour se défendre. Le maître, bouche d’ombre, aède de la nuit, indique, sans s’en rendre parfaitement compte, peut-être, que son éloignement du monde consiste avant tout en une barrière défensive opposée à la vie, à l’espoir et à la lumière. N’implore-t-il pas, à la fin de son monologue, le narrateur de le quitter avant que le jour ne paraisse ? Est-ce pour éviter d’être vu comme il est ou, plus certainement, pour ne pas dissiper sa scénographie morbide, son écran de fumée noire, la parole de la nuit qu’il a si complaisamment mise en scène ? Car la lumière, peut-être, émonderait les défenses, introduirait un coin dans une logique autrement implacable. La clôture du propos se dévoile dans un espace clos : la lumière est une ouverture (au cœur de l’œuvre de M. Jaccottet), elle menacerait l’exposé de la nuit jusqu’à son fondement.

Comme je l’ai dit plus haut, la parole du maître est redoublée par l’obscurité de la scène ; la parole nie le regard, elle nie la possibilité de la lumière pour approcher le néant et s’y confronter. La vue, face au vide, ne sert à rien, seule la pensée et la parole peuvent l’approcher. Tentative condamnée d’avance puisque l’existant n’appréhende pas le néant. Le maître déroule la logique qui l’a mené à cette autodestruction. « Le temps m’a détruit », dit-il pour expliquer ce qu’il est devenu. Le poète célébré dix années plus tôt, qui écrivait sur la joie infinie de l’instant, de la lumière, du moment, joie non pas ternie mais exaltée par la perspective de sa propre fin, s’est payé de mots. « Nous ne faisons en définitive que cela, savez-vous ; nous n’avons jamais cessé d’être des enfants apeurés à qui des histoires sont contées et des jeux proposés pour les distraire… » (p. 209) Face à la mort, à l’inexistence, le joli tissu moiré des formules poétiques disparaît : le néant absorbe tout. Les fragments du passé sont devenus de « sombres émanations du vide ». Et, contrairement au poète romantique, qui voyait les souvenirs du passé comme « des ruines éclairées par des flambeaux » (Chateaubriand), le maître explique que « la pire cruauté du destin est cette ombre que projette la révélation de la mort sur les fragments les plus clairs de notre passé » (p. 208). Le passé, les souvenirs, le bonheur enfui ne sont d’aucun secours ; ils sont salis par ce qui leur succède ; leur célébration comme antithèse de la mort, comme moments dont la flamme est attisée par la conscience de leur caractère éphémère, n’est qu’un mensonge littéraire, une erreur. Une poétique s’effondre, celle de Rilke, celle du fragment d’existant arraché au néant. L’instant ne sauve rien. Le maître se détourne de son œuvre, il abandonne la poésie comme il a abandonné sa femme et son enfant : la mort est là, le néant qui ne détruit pas, mais qui annule ce qui a lieu, l’efface. Le maître n’en appelle pas pour autant à sa propre disparition. La perspective de celle-ci l’obsède mais il ne peut s’y résoudre. En lui, un fragment du refus prométhéen du destin de l’homme continue de miroiter. « Je n’accepte pas que l’on m’ait donné la pensée pour finalement la détruire par ce choc, contre ce mur. » (p. 210) Comme le suggérera, plus loin, le narrateur, ce n’est peut-être pas seulement le désespoir, le néant, le mal, qui parlent là, mais la vanité, l’orgueil, la puissance de refus du monde tel qu’il va. Parce qu’il a cru viser plus haut, plus loin, plus vrai, la chute inéluctable dans le commun, cette mort qui nous emportera tous, n’en est que plus douloureuse. Son talent et son art lui ont fait oublier le caractère concret et non purement verbal de la mort, de l’annihilation de soi. Tant qu’elle n’était qu’une perspective lointaine, un élément du décor sur lequel on pouvait broder quelque motif artistique, la mort pouvait bien poindre au loin, elle pouvait même être célébrée. Quand elle est devenue plus réelle, plus proche, le maître s’est effondré. « La véritable mort [sous-entendu l’inverse de la mort littéraire, des mots de la mort], c’est cela : ce moment, où se heurtant à l’impossible, l’esprit voit sombrer presque d’un seul coup tout ce qui a précédé quoi que ç’ait pu être : gloire, bonheur, avidité, violence ; haltes ou promenades ; œuvre ou contemplation. Tout sombre dans le vide, dans l’indescriptible, dans ce pour quoi le mot désert, le mot ténèbres, le mot vide, sont encore beaucoup trop flatteurs. » (p. 211) Toute cette peine pour en arriver là : nulle part. Le désespoir du maître est sans rémission : « faut-il n’avoir plus de vivant en soi que le sentiment de nullité de sa vie ? ». Il ne sera pas sauvé. Face à cette anti-matière philosophique et poétique, que faire ? Qu’opposer ? La seconde partie du texte donne au narrateur l’occasion de réfléchir sur l’anti-leçon du maître, de la remettre en perspective et de la combattre.

Il s’agit, pour M. Jaccottet, de revenir à son obsession, cette ligne fragile de lumière et d’existence dans le néant de l’univers. Prendre « le parti de la clarté » (p. 215), en dépit de la souffrance, en dépit de l’horreur, en dépit du mal, voilà quel avait été le choix du narrateur et de son maître. L’homme est condamné à mort, mais à pas à l’indifférence ou à l’indistinction. Or, le « maître », initiateur du narrateur, guide divin dans l’entrelacs du monde vient de tomber dans ce qu’il dénonçait autrefois. Comment réagir devant ce reniement, cette fuite de la lumière, ce refus de la clarté ? Le narrateur doit répondre, en l’absence du maître, pour lui-même, à cet exposé glaçant et rationnel. Plutôt que de l’aborder par la généralité – la mort, la disparition, la nuit – qui aurait tendu à entrer dans la logique adverse et confirmer, peut-être, le propos tenu, le narrateur dissèque l’existence passée de son maître, à la recherche des fautes, des défauts, des errements qui expliqueraient cette chute. Il faut revenir à l’enfance, à la jeunesse, au développement des forces du maître pour trouver la source de son dévoiement futur, la circonscrire, la comprendre, dans l’espoir de conjurer, pour soi, ce même désespoir fondamental. Que répondre à la bouche d’ombre ? Que répondre à la seiche, protégée par ses nuages d’encre obscure ? Un long exposé, non exempt de circularités, de détours, d’incises, se développe alors, tournant autour de l’ombre pour la délimiter et l’éclairer. Quête ardue, quête de soi, quête poétique également qui doit éclairer, pour l’auteur, une voie entre l’inconscience et le désespoir, entre la foi, conventionnelle, et le détachement morbide du monde. Et, à la fin de cette quête pénible, le poète, en partie libéré, ressentira « un désir de légèreté avant qu’il ne soit trop tard, une sorte d’appel d’air comme s’il y avait pour moi, au bout de ce livre, une région claire, heureuse, une imminence de lumière » (p. 235). Le narrateur, exposé à la puissance morbide du maître, ne lui cède pas. L’épreuve de L’Obscurité est celle d’une lumière qui ne triomphe jamais de l’ombre mais dont l’ombre, inversement, ne triomphe jamais. Au radicalisme du maître, radicalisme de la défaite aujourd’hui, à la mesure du radicalisme de la victoire d’hier, le narrateur oppose un clair-obscur, un chemin de petits pas, entre deux massifs effrayants, celui du refus de savoir et celui du refus d’espérer. On retrouvera la leçon, portée à sa fusion poétique, dans le magistral tombeau des Leçons, méditation puissante sur la mort d’un proche. Ici, comme je l’ai souligné plus haut, l’enjeu est plus théorique : il s’agit de trouver la voie la plus juste et non de se confronter, dans toute son étendue, à la mort concrète d’un parent. Cette seconde partie est une enquête, sur l’erreur fatale d’un partisan de la clarté. Par ce portrait, en creux, peut-être le poète dénonce-t-il ses propres errances ? Lui seul pourrait nous répondre.

Quoi qu’il en soit, le poète, pour déconstruire ce désespoir, en examine, critique, les causes. Et parmi celles-ci, l’orgueil. Le maître n’a pas réellement combattu l’ombre par la clarté, il a bien plutôt détourné le regard de l’ombre, il s’est protégé, il s’est « payé de mots » par crainte d’affronter la souffrance (« oublier les obstacles pour ne s’attacher qu’aux indices favorables, à ceux qui alimentaient la clarté de sa vie »). L’Ecclésiaste, autre bouche d’ombre, ne disait-il pas que « tout est vanité » ? Quand le maître dénonçait, pudique en apparence, l’indiscrétion contemporaine, la manie du dévoilement du secret, c’était aussi pour protéger sa vanité, blessée par exemple par la fuite d’une jeune femme, en qui il avait placé des espérances bientôt déçues. De même, son refus de la notoriété et de la gloire littéraire lui offrait la satisfaction symbolique de la pureté érémitique et bucolique, de l’exil sur les hauteurs, sur l’Olympe de la lumière et de la poésie. Le refus de la compromission était devenu une revendication orgueilleuse et présomptueuse de sa propre singularité. Le maître n’avait pas médité la leçon des spectres, dans Meurtre dans la Cathédrale de T.S. Eliot : le refus exprime souvent l’orgueil et la modestie, la présomption. Ce qui apparaît alors, ce sont les faiblesses, les mensonges, les écarts qui ont mené le maître vers le bord de l’abîme. Il a cru, par orgueil, pouvoir franchir par les mots l’épreuve de l’approche du néant, de cet insupportable obscurcissement qu’il devait accepter et non fuir. Son échec est précisément d’être parti « au plus sombre de la plus sombre des villes », pour prononcer les paroles de « cendres », dont « ce nouvel endeuillé ne se lassait pas de couvrir sa tête. » (p. 245) Il était plus facile alors, de tomber dans le plus noir désespoir, de ne voir que la nuit plutôt que de se confronter, sans céder, à son propre étiolement progressif. Le poète a compris la leçon : « Habite en paix ce qui est à peine une maison de feuilles, à peine un camp de ténèbres, habite avec bonheur ce passage. »

Après la chute du maître, pour le narrateur, subsiste le souvenir des bonheurs passés avec lui et son épouse, ces « bonheurs taciturnes devant un suspens du temps » (p. 240), ses leçons aussi, celles d’avant le triomphe de l’ombre. Des instants partagés reviennent, crépuscules mystérieux, instants volés, à l’improviste, aux brouillards du temps, et, toujours, en leur creux, la lumière, symbole de l’instant et, peut-être, de l’espérance : « Moments merveilleux d’entre deux mondes, d’entre deux temps […] où d’être à bout de course, menacée, près de la mort, la lumière se recueille à l’intérieur des choses, faisant de ses derniers instants les plus doux, les plus profonds, les plus proches de notre cœur. Ainsi marchons-nous, éclairés par nous-mêmes, et par un feu d’autant plus intime qu’il est plus près de s’éteindre… » (p. 241). La négation de ce discours, proférée dans la chambre infâme d’une banlieue perdue, devant l’ombre, n’anéantit pas la grâce de ces instants. « Ce que j’ai vu d’atroce n’efface pas, ne suffit pas à effacer ou altérer ce qui fut là par moi vécu, absorbé, savouré ; ce ne sont pas ces instants qui lui ont manqué, c’est lui qui leur a été infidèle, qui les a trahis ou peut-être souillés ». Ainsi, le narrateur préfère-t-il « le comble de la lumière », le souvenir même de ces instants d’approfondissements de la vie à la leçon noire du désespéré. Malgré cela, il ne peut échapper totalement à la ressouvenance des lamentations du « Juste châtié », telles qu’elles ont émané, pendant la nuit obscure, de la bouche d’ombre. Elles constitueront toujours l’arrière-plan des leçons de lumière, son ombre. Un voile recouvre le bonheur le plus pur. Dans une scène symbolique, alors, le narrateur s’éloigne de la nuit et ouvre ses volets sur l’aube hivernale. Il retourne à la lumière, et, même grise, froide, peuplée des volettements d’oiseaux sombres, elle le ramène à l’existence. Aucun triomphalisme, la victoire est assurée dans l’instant, demain peut-être, elle sera remise en cause. Le narrateur n’exulte pas, il sait ses propres affirmations possiblement « trompeuses » et dilatoires, il sait aussi que l’âge, demain, le conduira peut-être, lui aussi, au reniement. En attendant, un souffle, d’amour, d’espérance, de foi en une promesse, animera son existence. L’expérience de l’ombre l’a changé – alors que l’expérience de Malte Laurids Brigge n’avait pas guéri le mal de Rilke : contre la tentation du désespoir demeure, ténue, fragile, la possibilité de l’espérance.

8 réflexions sur “Face à la nuit : L’Obscurité, de Philippe Jaccottet

  1. merci pour ce beau commentaire. L »obscurité est aussi une tentative de réponse espérantielle au Bartlby de Melville, si bizarrement héorisé depuis quelques années, en partie sous l’influence, plus mondaine que réelle, du Deleuze de l’anorexie et de la désilluision. Chez Melville, le retrait, courtois et impérieux, s’achève par la mort, de rien, pour rien, face au mur, le dos tourné aux hommes, à la parole, au désiri, à la vie. Melville bien sûr ne s’arrete pas là. Son dernier texte (moi et ma cheminée) donne corps à un retrait moins sensible à la tentation mortifère, Que les refuzniks sans cause, qui glissent du refus au retrait, du retrait à l’engluement dans les rénèbres d’une modestie qui entend préserver les acquis des prises de parole d’antan se reconnaissent dans la bouderie existetielle de Bartleby n’a rien de surprenant. En même temps que Jacottet, Beckett rejoint Le Melville de Moi et ma cheminée, avec sa résomution sans perspective: continuons.

  2. Merci cher monsieur Rozenberg pour votre commentaire. Vous avez raison d’évoquer Bartleby (très en vogue en effet) qui oppose au monde un non catégorique, pas même circonstancié, porté par la célèbre expression « I would prefer not to ». Le refus du « maître » du texte de Jaccottet va à la fois moins loin et plus loin que celui du scribe, ou, plutôt, il vient de plus haut, il est explicable, rationnel, inséré dans un réseau logique sans aucune ouverture. Ce n’est pas seulement un refus obstiné, « le dos tourné aux hommes », c’est un reniement, une forme de trahison de soi et de ses valeurs (que toute la scène du monologue nocturne permet d’amplifier par ses effets symboliques) et c’est elle qui blesse le narrateur et le conduit à analyser, de manière sous-jacente, les possibles apories de sa poétique et de sa philosophie. Jaccottet le fait avec son style, son art, cette manière de tourner autour de ce qui doit être dit, à la recherche rigoureuse et exigeante de la plus grande justesse possible.

  3. j’ai longtemps cherché (à quoi bon d’ailleurs ?) comment les nommer, non pas ces maitres détournés mais ceux de leurs ex-disciples qui se sentent tenus de continuer. Les Pensifs, comme le Penseroso de Milton, les Ténébreux, les Dérobés ? Rescapés ne va pas. mais il faut une image vaguement combattante pour ces tenants de la fécondité de l’ombre. J’ai fini par dire: les Repliés. Pli par pli. Conrad,plus ironique, appelait son homme refuge Heyst. Après tout s’appeler, ça peut prendre toute une vie…

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