Qui parle l’ombre parle vrai : Pedro Páramo, de Juan Rulfo

ghost town mexico

Pedro Páramo, Juan Rulfo, 2009, Gallimard, « Folio » (trad. Gabriel Iaculli) (Première éd. originale 1955)

« Êtes-vous vivante, Damiana Cisneros? »

Un coup aura suffi, un seul roman, une seule œuvre, ou presque, pour faire de Juan Rulfo un des écrivains les plus réputés, les plus respectés aussi, de tout un continent linguistique. Ce court roman, précédé de quelques nouvelles (recueillies dans Le Llano en flammes), est écrit par un jeune homme d’une trentaine d’années qui, par la suite, ne publiera plus rien jusqu’à sa mort, à l’âge de 68 ans. Un tel silence n’a pas amoindri sa réputation ; au contraire, il a d’autant plus fasciné ses lecteurs qu’il avait posé son stylo sans mot dire pour entrer dans l’administration des affaires indigènes, à Mexico. Pour toute une génération d’écrivains, Rulfo a été ce que l’on qualifierait aujourd’hui, pardonnez-moi cette épithète usée, d’auteur « culte », Il serait superflu d’évoquer ici les éloges que Borges, Garcia Marquez ou Mutis ont adressé à l’auteur de ce livre. Procédons avec plus de méthode. Le titre, d’abord : Pedro Páramo. Sa puissance échappera sûrement aux non hispanophones. Un páramo, c’est un endroit isolé et désertique, un plateau aride, sens que redouble le prénom Pedro, équivalent espagnol de Pierre – à défaut d’être celui de la pierre, piedra, dont la proximité étymologique et homophonique est néanmoins sensible. Le roman s’ouvre sur un jeune homme arpentant une zone mexicaine semi-aride, éloignée des grands axes, abandonnée. Un village désert se tient dans le lointain ; le jeune homme espère y trouver son père. La minéralité insistante du titre enveloppe déjà la narration : un désert s’étend autour du personnage principal, désert à la fois matériel et symbolique, désert de pierrailles desséchées et de vie enfuie. Qu’est-ce qu’un désert au fond ? Un endroit dont toute vie est absente, un creux dans l’espace, un vide dans la carte. Que fait la vie du désert ? Elle l’évite, elle le peuple, ou elle y disparaît. Que révèle le désert à l’homme ? Des vérités métaphysiques, des semi-hallucinations, des mirages. Pedro Páramo confronte, dans une narration particulièrement retorse et éclatée, un ensemble de dualités génériques, articulée par une dialectique de l’absence et de la présence. Le « désert » (oubliez les sables du Sahara, c’est d’un autre désert qu’il est question) constitue l’espace primordial de cette dialectique-là. Le village de Comala paraît abandonné, mort, la vie en semble absente, elle s’est retirée bien des années auparavant. Pourtant, au creux de cette absence subsiste quelque chose, une puissance mémorielle portée par les disparus. Le talent de Rulfo est de mettre en scène très sensiblement cette charge, de la faire apparaître par un jeu subtil de réminiscences fantomatiques et souvenirs explicites. Se mêlent la vie et la mort, le souvenir et l’oubli, l’espérance et le désespoir, dans une structure circulaire aux forts retentissements allégoriques.

Résumer, même en quelques lignes, un roman dont le début n’est pas un début, le milieu pas un milieu, et la fin pas une fin, relève de la gageure. La reconstitution de la chronologie du livre, sur feuille de papier A4, prendrait déjà quelques heures à un lecteur féru de jolis schémas narratifs explicatifs. Les scènes se succèdent dans un désordre à peu près complet, qui n’implique pas, toutefois, le chaos. Il y a derrière l’apparence brumeuse et anarchique du labyrinthe une structure très fine, très bien articulée, qui n’apparaît qu’à la relecture. En « désordonnant le désordre » (Piero Bigongiari), je pourrais résumer une chronologie, une action, celle de Pedro Páramo, celle de ses fils, celle du village de Comala. Seulement, ce serait perdre le cœur de la dynamique du texte, la dialectique qui mène, par bien des détours, à la révélation. Il faut accepter de ne pas comprendre, d’hésiter sur une page, puis de basculer sur une autre en ayant laissé de côté un fil, un indice, un destin, pour trouver, plus loin, un éclaircissement. Ce jeu littéraire n’est pas un formalisme gratuit : ces mouvements d’avant en arrière sont les battements de cœur du texte, la mise en adéquation parfaite de la forme et du fond. Un jeune homme, Juan Preciado, pour tenir la promesse qu’il a faite devant la couche d’agonie de sa mère, vient à Comala, où il doit rencontrer Pedro Páramo, son père, qu’il n’a jamais vu. Guidé par le facteur Abundio, rencontré par hasard sur la route, il arrive dans la ville abandonnée. Après l’avoir arpentée quelques moments, il découvre que quelques personnes l’habitent encore. Il est accueilli généreusement et on lui fournit le gîte et le couvert. Peu à peu, des indices discordants se font jour. Ses interlocuteurs disparaissent ; leurs histoires semblent se dérouler dans un passé déjà lointain. Quelques souvenirs difficiles à interpréter commencent à s’enchevêtrer au présent de Preciado. Une galerie de personnages oubliés surgit, autour de Pedro Páramo et de son fils Miguel, tous deux morts depuis longtemps. Rulfo a donné assez d’indices pour que le lecteur se doute que de cette petite communauté il ne reste rien et que devant Preciado se tiennent des spectres, condamnés à ressasser la même existence douloureuse, les mêmes récits des mêmes crimes, pour l’éternité. Pedro Páramo n’est pas un roman d’horreur ou un récit d’angoisse. Ces fantômes n’inquiètent pas, ils interagissent avec Preciado, donnent leur sentiment, évoquent leurs souvenirs. Ils ne sont pas tous accueillants mais enfin le lecteur ne s’effraiera guère de cette communauté de morts-là, moins sinistre et menaçante, au fond, que la galerie des vivants évanouis. Par sa question, que j’ai placée en citation introductive de ma note, Preciado comprend subitement qu’il fait face à des spectres. Il n’y survit pas. Littéralement, il meurt de peur. Ce qui lui permet d’évoquer avec le spectre d’une pauvre folle, Dorotea, ce qui se déroula dans le village par le passé. La mort n’est pas un anéantissement, elle n’est qu’un passage, une initiation. La seconde partie du roman se déroule presque intégralement dans le passé ; elle narre l’ascension et la chute du cacique Pedro Páramo, brutal, agressif, cynique. Devenu jeune l’héritier d’un domaine foncier important, Páramo a tout de suite manifesté une propension à la violence que ne tempère que son amour pour Susana, une jeune femme dont il a fait abattre le père pour obtenir sa main. L’amour de Páramo pour Susana n’est pas réciproque ; elle se laisse mourir ; la ville ne partage pas le chagrin de Pedro et, en mesure de rétorsion, il décide de l’affamer ; il finit assassiné.

On l’aura compris, Pedro Páramo ne relève pas particulièrement de la littérature primesautière et joyeuse. Une violence meurtrière et prédatrice gît sous le texte comme elle gît sous terre, violence à laquelle le chœur des spectres donne un écho heureusement atténué. Il ne faudrait pas non plus envisager ce texte comme un roman gothique et morbide : mort et vie s’y mêlent dans l’alambic du souvenir, de façon, à mon sens, particulièrement allégorique. On ne peut pas lire une telle histoire au premier degré ; il s’agit bien d’un texte littéraire profond, éclaté, déstructuré, méthodiquement réfléchi, jouant sur des plans philosophiques et psychiques autant qu’artistiques. Il met en scène, également, l’imbrication très mexicaine de la vie et de la mort, du passé et du présent, dans une société marquée par des brisures irréparables, des ruptures impardonnables. Les crimes des habitants de Comala, les crimes du passé de cette ville, n’ont pas été pardonnés. Ces hommes et ces femmes ne se sont pas rédimés. Leurs spectres sont donc contraints de subsister éternellement en stase, au purgatoire, à mi-chemin de la damnation et du pardon. Ils errent, conscients d’eux-mêmes, avec devant eux, comme le dit Dorotea, un temps infini pour méditer. Ces morts fort bavards ne sont-ils pas plus vivants que les vivants ? Sous-entendu, le passé n’est-il pas plus vivant que le présent, le souvenir que l’action, la remémoration que la sensation ? La mort n’est là, littérairement, peut-être, que pour accentuer l’effet symbolique, montrer que ce passé est à la fois immuable et insurmontable. La ville de Pedro Páramo reproduit, en miniature, une société bloquée sur son passé, une histoire en boucle, thématique particulièrement prégnante en Amérique latine. Les ruptures et les révolutions n’en sont pas. Blancos et colorados, libéraux et nationaux, ruraux et militaires : ils se succèdent au pouvoir et le monde jamais ne change. Des échos de cette lutte toujours recommencée, jamais achevée, traversent les derniers souvenirs des morts, les derniers mois de Páramo. Pour le village, ils ne signifient rien : la narration ne tire du passage de l’histoire à proximité du village que le souvenir d’un brouhaha informe. Qui l’emporta au Mexique au XXe siècle ? Le « Parti de la Révolution Institutionnalisée », belle oxymore, belle antithèse qui ne débouche sur aucune synthèse. J’évoquais plus haut une mécanique dialectique mais il faudrait noter, alors, que la littérature de Rulfo pourrait bien être la quête d’une impossible synthèse réconciliatrice, un moyen insuffisant de réassembler par les mots un passé trop présent et un présent déjà passé. La dialectique hégélienne, on le sait, rompt la circularité de l’histoire par le jeu, jamais purement itératif, de forces opposées : la thèse et l’antithèse se confrontent et de leur opposition naît une synthèse, le progrès de l’Histoire. Cette dialectique n’a pas encore atteint, lorsque Juan Rulfo écrit son livre, les rivages de l’Amérique latine, enfermée dans l’éternel retour de formes jamais tout à fait mortes, jamais tout à fait vivantes. Ce sont elles que met en scène, par l’allégorie, l’écrivain mexicain.

Le présent et le passé se mêlent narrativement dans une apparente confusion : les retours en arrière ne sont jamais vraiment signalés, la temporalité paraît parfois indécidable, les personnages sont tantôt vivants – dans l’orbe du souvenir – tantôt spectraux – dans la stase de la mort. À un échelon plus restreint, le lecteur remarque très vite une des tactiques littéraires de Rulfo : l’inversion logique, qui conduit un passage à ne s’éclairer que par ce qui le suit (dans l’ordre du texte), même si ceci le précède (dans le temps de l’histoire). Un paragraphe commencera par un dialogue équivoque dont seule la fin orientera la compréhension. Une situation ne s’éclaircira qu’une dizaine de pages après avoir été énoncée. Autant le dire, on relit plus qu’on ne lit un tel livre, où rien ne tombe par hasard, où le chaos est un ordre désordonné et subtilement agencé, où la confusion apparaît même comme une méthode de dévoilement de la circularité du temps (très mexicaine, peut-être un héritage aztèque). Le passé (l’époque de Páramo) envahit peu à peu le présent (l’époque de Preciado) : ce qui est, dans la ville morte, ne constitue qu’une digue fragile devant ce qui a été, ou, pour le dire avec une métaphore un peu usée, le poids du passé entraîne le présent, le noie au fond de l’eau. En allant chercher son passé, Preciado a symboliquement tourné la page de son futur ; il n’est plus lui-même, mais le dernier satellite d’une puissance obscure, celle de son père ; sa mort narrative – allégorie du passage de la vie naïve à la vie initiée – le condamne. Les pères ont étouffé les fils : ceux qui les imitent en meurent (Miguel Páramo, le fils légitime et meurtrier), ceux qui veulent les comprendre aussi (Preciado). Et cette inéluctable défaite des fils, c’est celle, aussi, d’un présent qui ne peut exister pour lui-même, qui ne peut subsister que plombé, noirci, enténébré par la persistance et la récurrence du passé – quand il ne le rejouera pas. Aujourd’hui, pour un lecteur averti, l’originalité de ce texte est un peu éventée : les procédés formels sont connus et la puissance du roman amoindrie. En se replaçant en 1955, au Mexique, on comprend en revanche immédiatement ce qu’un tel travail a pu avoir d’émancipateur. Si l’œuvre de Rulfo a frappé les esprits des écrivains des années 50, c’est qu’elle a libéré, je pense, la littérature méso-américaine à la fois de son caractère imitatif et de son conventionnalisme. Elle pouvait être d’avant-garde – car l’écriture fragmentée que pratique Rulfo le met au rang des plus habiles romanciers anglo-saxons, allemands ou français du XXe siècle – et spécifique – elle n’imite pas la prose espagnole, elle trouve une voie et une voix qui lui sont propres et déboucheront, à terme, sur le fameux « réalisme magique », poncif de la compréhension littéraire de l’Amérique du Sud.

La mort rayonne, au centre du roman. Il n’est pas une page dont elle soit absente. Elle peut être l’occasion de réjouissances, comme ces fêtes des morts qui succèdent aux enterrements des proches de Páramo et qui déclenchent la colère de celui-ci. Elle motive aussi les propos du chœur des spectres, qui commente l’action a posteriori. Plutôt qu’une fin, comme je l’ai dit plus haut, la mort est un passage, une forme de rite d’initiation, entouré d’un certain formalisme. L’aspect allégorique de Pedro Páramo permettrait presque une interprétation mythologique, ésotérique, que je n’ai pas la place de développer ici. Pour synthétiser, la mort de Preciado, la nuit, tué par sa frayeur extrême, ressemble à une cérémonie noire. Peu à peu l’individu prend conscience qu’une des barrières du monde peut être levée, qu’il est en contact avec ce qui se trouve de l’autre côté, qu’il va apprendre ce qu’il ne doit pas savoir. Il paie cette initiation de sa vie – mais demeure conscient, auprès de Dorotea, dans une tombe (qui l’y a mis s’il n’y a pas de vivants dans le village ?) : symboliquement, il est prêt à accéder à un savoir caché, dont il ne pourra pas se remettre. Son initiation est aussi une condamnation. Le savoir n’équivaut pas au pouvoir, mais à l’impuissance ; c’est une malédiction dont on ne se remet pas. Que lui dit son interlocutrice ? Elle revient sur les divers évènements hâtivement résumés plus haut. La violence et la mort y occupent la place centrale. La mort de Miguel Páramo et celle de Susana encadrent la réminiscence : l’accident qui coûte la vie au fils légitime et la longue agonie qui achève l’existence malheureuse de l’épouse. Une fois ces deux morts posées, expliquées, remises en perspective, Pedro Páramo peut disparaître. Sa mort n’est elle-même pas une fin. Assassiné, il met un temps à comprendre ce qui lui arrive (comme Juan des années plus tard) : il est devenu un fantôme dont l’histoire cruelle va désormais hanter les vivants. Aucun pardon n’a été dispensé – les relations entre Páramo et l’Église, incarnée par le père Renteria, sont pour le moins tendues : trop de sang les sépare. L’avenir ne peut survenir dans ces conditions : la ville se vide, l’espace se creuse et se métamorphose en un désert enfermé dans le ressassement continu, circulaire et irréfragable de son propre passé.

Lire un tel texte littéralement ne tient pas plus que de lire symboliquement. Le va-et-vient permanent entre la fiction et ce qu’elle représente constitue l’enjeu principal de la compréhension du livre, sinon de la littérature. Une lecture plus allégorique pourrait conduire à voir en la mort de Preciado la symbolisation de la mort de la jeunesse, qui donne accès à un univers différent, dont on ne revient jamais. L’initiation n’a lieu qu’une fois ; il n’y a pas de retour en arrière possible. Pourtant, une fois passée, cette initiation ne livre qu’une chose, la clé du passé, soit, précisément, l’opportunité du retour en arrière. C’est en cela que je voyais une dialectique, entre un passage qui ferme les voies derrière lui et qui, dans le même temps, en ouvre d’autres, exclusivement tournées vers l’arrière. Il n’y a pas d’échappée, ce monde est clos, achevé quoiqu’il doive continuer. De même, l’irréalisme de ces scènes de fantômes, de cette ville perdue au milieu du désert, s’oppose au réalisme précis de certaines notations, des relations passées entre les êtres, de leurs éventuels sentiments. Rulfo met en contact, à tous les niveaux du texte, des contraires, dont la confrontation ne débouche sur rien d’autre que le néant. Le régime dual du récit de Rulfo peut être illustré par bien des exemples. Ainsi Dorotea, témoin lucide et bavard de la seconde partie s’avère aussi avoir été une pauvre folle qui, de son vivant, croyait promener, dans un tas de chiffes, le bébé qu’elle avait perdu. Est-elle folle ? raisonnable ? Les oppositions se résolvent dans un mélange indécidable où mort et vie, passé et présent, absence et présence s’entrecroisent jusqu’au brouillage. Ce qui manque, ce qui disparaît, ce qui n’est pas là a autant sinon plus d’importance que ce qui est, ce qui existe. L’espace contient en lui à la fois le néant et le trop-plein. La non-résolution de ces dualités, qui s’abrasent les unes aux autres jusqu’à ne plus constituer qu’un univers mort, éteint, privé de lumière et d’espérance, donne une tonalité assez sombre à ce récit allégorique en forme d’aporie. L’avenir est forclos quand le passé étouffe le présent. Juan Rulfo ne publiera rien d’autre : il n’écrira plus parce qu’après Pedro Páramo, il n’y avait plus rien à écrire, plus de commencements à envisager, seulement un univers dont la clôture et la circularité avaient été suffisamment soulignées. Les nombreux successeurs de Rulfo, initiés par ce texte, auront quant à eux à trouver un coin à enfoncer pour désamorcer le piège qu’a posé Pedro Páramo et rouvrir ainsi les portes du monde aux vivants.