The Second City : Histoire de Chicago, d’Andrew Diamond et Pap Ndiaye

Daley, campagne municipale 1975

Histoire de Chicago, Andrew Diamond & Pap Ndiaye, Fayard, 2013

Le titre quelque peu trompeur de ce livre semble proposer une histoire « de ville » synthétique et grand public, comme Fayard en a déjà bien des fois publié, que ce soit de Rome, de Beyrouth ou de Vienne. Pourtant, ce texte, écrit à quatre mains par deux américanistes, ne présente pas une histoire académique et institutionnelle de la ville. Le ton, engagé politiquement, orienté socialement, étonnera les habitués des publications de référence des éditions Fayard. Ce livre ressemble moins à une synthèse grand public qu’à un travail plus universitaire, digne des catalogues de maisons d’édition plus engagées et plus pointues comme La Découverte. Ni politique, ni économique, cette histoire se veut, de l’aveu de ses auteurs dans leur introduction, une « histoire sociale et populaire » de la ville. Il m’a semblé, à la lecture de l’ouvrage, que cette précision programmatique n’était pas encore assez limitative. Diamond et Ndiaye n’ont pas écrit une histoire populaire, mais une histoire raciale – utilisons pour une fois le terme dans son acception américaine, large, neutre et sans les malheureux sous-entendus que nous percevons, en France, avec cet adjectif – centrée sur la communauté afro-américaine de Chicago et ses relations avec les autres communautés et le pouvoir institutionnel. Un quart du livre, à peine, est consacré au développement historique de Chicago, à son impressionnant essor industriel, à son déclin relatif et à sa plus ou moins difficile reconversion. Les trois-quarts restants du livre se concentrent sur l’histoire, intéressante au demeurant, des afro-américains de Chicago. L’exemple est suffisamment bien traité pour présenter, malgré ses limites, une véritable ouverture sur la réalité du terrain urbain américain au lecteur français.

Cette perspective d’appréhension d’un objet social par le prisme ethnique (j’utiliserai  désormais ethnique à la place de racial dans cette note) relève d’un parti-pris : la compréhension d’une ville américaine ne semble envisageable, pour les auteurs, qu’à partir des communautés qui la fondent, de leur intégration progressive ou de leur ségrégation dans l’espace public et politique. Ces communautés se constituent comme telles sur des motifs assez diversifiés : origine ethnique, langue, religion, couleur de peau. Leur reconnaissance mutuelle comme entités autonomes doit permettre leur dialogue et leur existence auprès des instances administratives. Cependant, elles ne sont pas un donné de l’organisation urbaine ; il existe une histoire de la constitution des communautés (et de leur disparition). Les auteurs montrent ainsi, en s’écartant du cadre afro-américain de leur analyse, comment les communautés mexicaine et portoricaine se sont constituées comme interlocuteur social, dans un premier temps en tant que communauté « latino », et dans un deuxième temps comme deux ensembles distincts, « portoricain » et « mexicain ». Pour le pouvoir municipal, et cette tendance a été accrue par la mainmise permanente du Parti démocrate (grand « balkanisateur ») sur la ville depuis 80 ans, toute politique s’organise autour des communautés, par les communautés, pour les communautés. La « balkanisation » de la ville, que Diamond et Ndiaye expliquent fort bien, est le résultat d’interactions répétées entre les catégories d’appréhension politique du pouvoir municipal et les revendications « ethniques » des différentes communautés. Il est très intéressant de constater que Chicago n’est pas une collectivité unifiée, le fameux melting pot de la mythologie américaine, mais une marqueterie, une mosaïque de petites communautés, toutes en compétition dans le champ social et politique. J’insiste particulièrement sur cette idée de compétition car, si elle n’est pas explicitement analysée par les auteurs, elle ressort pourtant comme le caractère premier de l’histoire de Chicago ; c’est la compétition entre communautés qui structure, dans un second temps, les phénomènes de domination qu’observent et analysent les deux auteurs. Ces luttes débouchent sur des négociations, des trêves et des accommodements, desquels les considérations de puissance économique et sociale ne sont bien sûr pas absentes.

La description intérieure de Chicago comme champ de forces sociales et politiques est probablement l’aspect le plus intéressant du livre, le plus dépaysant aussi, pour un lecteur français, peu au fait du fonctionnement des très grandes villes américaines (Chicago est, derrière New York et Los Angeles la troisième ville du pays – son surnom, datant d’avant l’essor de la mégalopole californienne, est même The Second city). Cette lutte communautaire est observée via la communauté noire.

Le public français peut découvrir deux caractéristiques historiques de la ville américaine, caractéristiques qu’il méconnaît probablement : les « Machines » électorales et la très grande latitude d’action des exécutifs municipaux. Le Parti démocrate domine la vie politique de Chicago depuis des décennies par un clientélisme, un népotisme même, extrêmement sophistiqué. Oublions les exemples les plus navrants donnés par Jacques Médecin, Patrick Balkany ou autres exécutifs municipaux français condamnés par la justice, rien ne peut arriver à la cheville de l’impunie Machine Daley, du nom des deux maires, le père et le fils, ayant gouverné la ville pendant un demi-siècle. Si le fils (1989-2011) peut se targuer d’une série de réussites économiques et urbaines reconnues à l’échelon national, réussites que les auteurs contestent néanmoins fortement, le père (1959-1976), en revanche, fait figure de boss, de véritable parrain, corrompu et malhonnête. L’attitude de la police pendant les émeutes meurtrières de la Convention démocrate de 1968, le meurtre d’un conseiller noir, quelques années plus tôt, ou celui du radical Fred Hampton dans une fusillade dépassent de loin toute notre expérience française. Daley attribuait les marchés, les places et les fonctions à son gré, sans contrôle véritable du conseil municipal. Son action sur la ville, si elle a pu maintenir une forme d’attractivité économique en pleine reconversion industrielle, est très éloignée des standards moraux en vigueur. Son poids dans le Parti Démocrate de l’Illinois en fit même un acteur incontournable des élections présidentielles, pour Kennedy en 1960 par exemple. Il faut dire qu’il tenait plusieurs circonscriptions clé à sa main, offrant postes et récompenses aux bons votants… Aucun démocrate ne pouvait gagner la Présidence sans l’Illinois… et aucun démocrate ne pouvait gagner l’Illinois sans Chicago. Daley était intouchable. Le tableau de la gestion Daley père est opéré par le prisme de la communauté afro-américaine, particulièrement en difficulté dans le Chicago économiquement déclinant des années 60-70 : l’ancien maire n’en sort pas, c’est le moins que l’on puisse dire, grandi. Le fils Daley, avec des méthodes bien différentes, peut en revanche, être crédité de plusieurs succès : la ville, avec lui, est rénovée, elle devient attractive, plus dynamique et touristique que jamais. Les auteurs ne reconnaissent qu’en passant ses succès, qui firent de lui, aux dires du président Clinton « le meilleur maire d’Amérique ». Ils lui reprochent, au contraire, d’avoir approfondi les inégalités, renforcé le fonctionnement communautaire de la ville, privatisé les services publics, mais aussi de ne pas avoir combattu les causes économiques de la violence urbaine encore très prégnante dans une ville infestée par les gangs, etc. Ndiaye et Diamond s’éloignent de la synthèse objective pour dresser le procès-verbal des « crimes néolibéraux » du régime Daley (et de son successeur, proche d’Obama, Rahm Emanuel). Le lecteur jugera ce réquisitoire à la lumière de sa propre sensibilité politique.

Comme je l’ai dit plus haut, l’analyse des auteurs n’est pas seulement biaisée par leurs parti-pris politiques (tout à fait défendables), mais par le choix du prisme d’analyse afro-américain. Chicago, creuset, ville d’immigration, eût pu, dans le cadre d’une synthèse comme celle-ci, être appréhendée dans toute la multiplicité et la diversité des communautés qui la fondèrent : Irlandais, Wasps, Polonais, Italiens, et aujourd’hui Indiens, Coréens, etc. Il est regrettable que les interactions entre la « Machine » démocrate et les communautés juive, italienne et irlandaise ne soit pas plus développées. Les auteurs, sans l’annoncer explicitement, ont préféré restreindre leur propos à la seule communauté afro-américaine. Ils ne font qu’évoquer les Irlandais ou les Italiens, au détour des cent premières pages de leur analyse. Vers la fin du livre, ils dressent aussi un rapide panorama de la composition ethnique actuelle de la ville. À les lire, on a l’impression que la seule classe « populaire » de Chicago, le Chicago de The Jungle d’Upton Sinclair, le Chicago des abattoirs et des usines, le Chicago industriel des gangsters, le Chicago économiquement déclinant, était la communauté afro-américaine. Quid des ouvriers pauvres ? Quid des immigrants récents ? Pendant toute une partie du XXe siècle, les noirs ne constituent qu’une minorité, au départ assez restreinte, isolée et ségréguée économiquement (le parti démocrate et ses syndicats ont longtemps figuré à l’arrière-garde des combats raciaux). Que l’analyse les prenne en compte me paraît indispensable. Qu’elle se limite à eux est, à mon sens, l’écueil principal de l’ouvrage (de la page 131 à 372, l’analyse est centrée sur la communauté afro-américaine, son extension démographique et les problèmes qu’elle rencontre, notamment face à l’administration Daley). En négatif, le lecteur peut certes observer le fonctionnement de la « Machine » et l’évolution économique de la ville, mais sans jamais pouvoir se départir du point de vue communautaire adopté. Ce choix est d’ailleurs le point aveugle du livre : le présupposé théorique d’appréhension de l’histoire de la ville américaine par celle des communautés qui la composent n’est ni présenté, ni commenté, ni mis en perspective.

L’histoire de la communauté noire de la ville est néanmoins très intéressante. Chicago s’est peu à peu imposée comme une capitale de l’Amérique noire, rôle qu’elle assume plus encore dans l’imaginaire américain depuis l’accession à la Présidence de Barack Obama, produit du système démocrate de la ville. Elle se constitue par les apports réguliers des noirs du deep south, qui fuient la ségrégation, à partir de la première décennie du XXe siècle jusqu’aux années 60 ; ils trouvent à Chicago une ville plus tolérante, dans laquelle ils peuvent nourrir quelques espoirs d’ascension sociale. Ni l’effondrement du tissu industriel, ni l’évolution progressive des rapports de force entre communautés ne facilitent néanmoins l’intégration socio-économique des noirs. De terre promise pour les noirs du deep south, Chicago devient, au cours des années 50 et 60, un immense ghetto à l’américaine, violent, abandonné, isolé spatialement. Les auteurs analysent les rapports de la communauté noire et de l’administration « blanche » de la ville sous le prisme d’un racisme presque institutionnalisé, que le passage à la mairie de l’afro-américain Washington entre 1983 et 1987 n’a pas permis de supprimer. Aujourd’hui encore, malgré les rénovations et le renouveau (fragile) de la ville, malgré l’élection d’Obama, la communauté noire paraît toujours se situer aux marges de la ville, dominée et sans guère d’espoirs.

Comme cette note permet de le souligner, ce livre se concentre sur la communauté afro-américaine de la ville de Chicago. Il était certes indispensable de l’évoquer, et les développements qu’en tirent les deux auteurs sont intéressants, quoique parfois théoriquement et politiquement discutables. Mais, au fond, était-il tout à fait honnête d’intituler ce livre « Histoire de Chicago » ?

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