L’arriviste arrivé : Benjamin Disraeli, de James McCearney

Caricature de Benjamin Disraeli dans Vanity Fair, le 13 janvier 1869.

Caricature de Benjamin Disraeli dans Vanity Fair, le 13 janvier 1869.

Benjamin Disraeli, James McCearney, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 2014

Imagine-t-on plus rébarbatif, sur le papier, que la vie d’un Premier ministre britannique conservateur à l’époque de la pudibonde Reine Victoria ? Excepté la connaissance historique pure, que peut-on espérer de la lecture de la biographie du « sphinx » de la politique anglaise, qui sévit aux décennies les plus ennuyeuses de l’histoire de notre grand voisin, ces années d’enrichissement et d’affermissement préludant à la dilatation subite de l’Empire ? Disraeli contre Gladstone, les tories contre les whigs, voilà bien un sujet de dissertation historique pour lycéens de l’entre-deux-guerres, thème que, du haut de ce siècle de quatorze années d’agitation, d’angoisses et de larmes, nous laissons bien volontiers aux érudits ! Et pourtant… pourtant… quelle vie ! Pour le dire en des comparaisons parlantes pour le public français, Disraeli est un Rubempré au destin de Rastignac ; rien ne le prédestinait à son élévation sociale et politique ; son ascension n’en est que plus impressionnante – peut-être plus, d’ailleurs, que le bilan politique d’un pouvoir exercé sept années seulement. Disraeli incarne une flamboyante exception aux lois d’airain de la reproduction sociale dans ce pays de castes que fut l’Angleterre impériale. Voilà un jeune homme autodidacte d’origine juive, fils d’un honorable homme de lettres, sans fortune, sans propriétés, sans titre et qui s’est trouvé diriger, aux Communes, puis dans le pays entier, le parti conservateur, le parti des terres et des nobles, des châtelains et de la gentry, de l’anglicanisme et de la fidélité à la cause stuart. Disraeli fut, contre toute logique de reproduction sociale, le successeur des héros du torysme, North, Pitt, Liverpool ou Wellington. La mémoire collective a retenu une statue ; que de temps il fallut pour la couler dans le bronze ! Car ce même homme, figé par la légende en sa dernière et altière métamorphose, fut aussi, en ses jeunes années, un dandy exalté et exubérant, un romancier à succès, un poète discutable, plus habile à faire financer l’édition de ses œuvres qu’à les écrire, un dissipateur prodigue de l’argent des autres, un impécunieux poursuivi par ses créanciers,  gigolo à ses heures, manipulateur et arrogant, exubérant et instable, mû par un désir forcené, presque pathologique, d’arriver. Tous ces défauts ne l’empêchèrent pas de franchir, étape après étape, avec une certaine lenteur, tous les obstacles qui le séparaient du pouvoir. Contrairement aux Pitt, Gladstone ou Palmerston, Disraeli fut ministre tardivement, Premier ministre plus tardivement encore ; c’est qu’il avait à exécuter, en une vie, une ascension de plusieurs générations. Et il le fit, paradoxalement, dans le camp politique qui, en toute logique, eût dû le plus s’opposer à sa réussite. À la fin de sa vie, après bien des batailles menées et perdues, il était devenu le chef incontesté des conservateurs, la seule figure d’envergure de son parti et le ministre favori de la reine Victoria, à qui il fit attribuer la couronne impériale des Indes. Disraeli, anobli, premier et dernier comte de Beaconsfield, incarnait, lui l’ancien dandy dissipé, la rigueur pudibonde du victorianisme. Dans les faits, il fut surtout le maître d’œuvre pragmatique d’un conservatisme rénové, moins arc-bouté qu’auparavant sur les grandes fortunes aristocratiques, capable d’ouvrir la droite, contre la bourgeoisie d’affaires, au peuple petit-bourgeois.

Le mérite de James McCearney, historien écossais enseignant en France, est de donner, dans une biographie récente parue, sans guère de publicité, aux éditions Pierre-Guillaume de Roux, un portrait vivace, critique et informé de Disraeli. Le lecteur, qu’il n’ait qu’une vague idée de l’histoire britannique du XIXe siècle ou qu’il soit plus au fait des subtiles distinctions entre whigs, peelites, tories, conservateurs, libéraux et radicaux, trouvera dans l’ouvrage plaisamment écrit de M. McCearney de quoi satisfaire sa curiosité. L’historien, loin de composer un réquisitoire ou une hagiographie, tente de saisir toutes les facettes de ce miroir éclaté que fut Disraeli. De cette vie romanesque, le professeur McCearney tire une biographie divertissante et bien sentie, plaisante à lire même si elle se raidit peu à peu, à mesure que son sujet vieillit, s’embourgeoise ou plutôt se fige en la statue du Commandeur que l’histoire a retenue de lui. Issu d’une famille de juifs véronais, Disraeli est le fils d’un écrivain anglais assez réputé ; aujourd’hui oublié, Isaac D’Israeli (son fils fera disparaître la voyante apostrophe) se fit de son vivant une solide réputation de « gendelettre », composant des biographies et des textes critiques, souvent publiés par le très influent John Murray II, dont la maison d’édition existe encore de nos jours. Né et éduqué dans la bibliothèque paternelle, Disraeli ne connut ni private schools, ni Oxbridge. Confiné dans un milieu aimant, privé de contacts avec des pairs, le jeune Disraeli se fit des idées fausses sur l’univers. Quand il sortit dans le vaste monde, vers dix-neuf ans, la tête farcie des textes des grands romantiques – Lord Byron au premier chef – il crut en toute sincérité que le monde allait se soumettre, docile, à la révélation de son génie. D’abord tenté par les carrières juridiques, il les trouva trop lentes, trop fastidieuses ; elles exigeaient une application et une ténacité dont il était alors dépourvu. Le jeune Disraeli cherchait un coup d’éclat. En quelques mois, à vingt ans à peine, il profita du rush boursier sur les mines métallifères des jeunes républiques sud-américaines pour lancer une société financière destinée à lui assurer fortune. Il impliqua des connaissances de son père, l’éditeur Murray, et quelques autres personnalités ; sa société, victime de l’éclatement d’une bulle spéculative, fit faillite ; comme il était insolvable et mineur, donc irresponsable, il refusa de rembourser ses investisseurs. Les dettes nées de cette mésaventure devaient courir durant des décennies. Il eut le front de tirer de l’aventure un roman écrit d’une plume vengeresse et insolente, Vivian Grey. Vendu anonymement comme un roman à clefs sur les agissements turpides de la classe supérieure, écrit par un personnage haut placé, Vivian Grey eut un grand succès, à peine entamé par la révélation que son auteur n’était en réalité qu’un petit paltoquet juif assez malhonnête. Cette aventure, si elle lui offrit un début de réputation, montrait assez bien l’absence de scrupules moraux du jeune homme, comme elle illustrait la haute idée que se faisait de lui-même Benjamin Disraeli. Il connut, dans sa jeunesse, bien d’autres échecs, dans lesquels sa responsabilité fut chaque fois engagée : le journal qu’il lança pour concurrencer The Times – et qui lui fit se fâcher avec le clan de Sir Walter Scott – ne dura pas six mois ; ses nouveaux livres ne trouvèrent pas toujours de public ; ses premières candidatures électorales furent toutes des défaites. Disraeli fit un apprentissage douloureux de l’existence, traversant des phases de dépression sévères, dont, selon M. McCearney, il joua pour obtenir la sollicitude, la sympathie et le pardon de ses proches. Entre redoutable dissimulation et naïveté désarmante, le jeune Disraeli, tel qu’il émane de cette biographie, est un homme de paradoxes, personnage aussi antipathique qu’il est attachant.

Entre mélodrames et vaudevilles, la vie du jeune ambitieux, parfois grotesque, souvent agitée, se lit dans ses romans de l’époque – les derniers avant longtemps, car la politique bientôt l’absorbera. Son sujet préféré ? Lui-même ? Son objet de prédilection ? Sa vie ! Entre l’âge des nobles et l’âge des masses, il y eut un âge des héros auto-proclamés et des ascensions sociales, un âge des génies sublimes, placé sous l’égide des grandes figures de Bonaparte et de Byron. Même privée de toute issue tragique, la vie de Disraeli ne jure pas dans cette ère. Le romancier fit de sa vie un roman tout en tirant de sa plume le roman de sa vie. Son œuvre littéraire, qui vaut surtout, selon M. McCearney, comme témoignage historique, ne sortira jamais du romantisme de sa jeunesse ; les révolutions littéraires successives portées par Thackeray, Dickens, Tennyson, ne l’en feront pas dévier. L’artiste se figea à mesure que le politique se développa en lui ; sa position lui rendait tout projet d’écriture difficile à exécuter, et ce même si huit de ses vingt-six livres parurent durant sa carrière politique. Revenons à ces années décisives. À force de passer de salons en salons, en dandy exubérant et volubile, Disraeli finit par trouver des femmes mariées esseulées à séduire et à aimer. Parmi elles, la baronne Henrietta Sykes joua un rôle crucial. Épouse volage d’un riche aristocrate proche de Lord Lyndhurst, ministre de la justice tory, elle offrit à Disraeli les ressources financières et sociales de sa position. Mieux conseillé, mieux informé, proche d’une fraction influente des tories, Disraeli parvint à réunir les sommes nécessaires pour gagner une élection – le suffrage censitaire de l’époque laissait une large place à ce type de malversations. Une campagne a toujours coûté cher, d’autant plus quand on est, comme Disraeli, déjà endetté et pourchassé par des usuriers. Élu en 1837 à Maidstone, en 1841 à Shrewsbury, il ne fut au départ qu’un parlementaire fantasque, un orateur impertinent et fracassant, utilisé pour les basses œuvres du parti d’opposition. Malgré son isolement, il était persuadé de devenir ministre rapidement, dès que les tories reviendraient au pouvoir. Cette quête effrénée d’un portefeuille avait un double intérêt, social et financier. Endetté, il avait apprécié que l’élection à la Chambre des Communes lui apportât l’immunité parlementaire, lui donnant le droit de sortir de jour, l’été, à Londres – la période la plus dangereuse pour un débiteur poursuivi par ses créanciers, la seule où il risquait réellement d’être arrêté et envoyé en prison pour dettes. Néanmoins, le siège de MP ne donnait lieu au versement d’aucune indemnité ; devenu ministre, il assurerait mieux sa position financière et rembourserait quelques dettes. Sa situation s’était quelque peu améliorée, néanmoins, depuis son mariage, en 1839 avec l’excentrique Mary-Ann Lewis, de quinze ans plus âgée que lui, veuve d’un de ses protecteurs aisés, artisan de son élection à Maidstone en 1837 ; Disraeli n’en demeurait pas moins dans une situation financière inextricable qui le poursuivrait longtemps encore. Alors que les tories, vainqueurs de l’élection de 1841, reprenaient le pouvoir, Disraeli fut mortifié par la découverte de la composition du nouveau gouvernement : il n’était pas appelé ! Le nouveau Premier ministre, Sir Robert Peel, l’avait ignoré, malgré les efforts politiques de Disraeli, efforts qu’il jugeait décisifs. Il adressa à Peel une lettre indignée d’une rare arrogance. La décision du chef du gouvernement était politiquement logique tant le jeune parlementaire pesait peu ; Disraeli en conçut pourtant une grande amertume ; il sut prendre sa revanche de cette humiliation.

Quelques années plus tard, en effet, le Parlement se déchira à propos des Corn Laws, ces lois protégeant par des tarifs douaniers élevés la production agricole anglaise contre les importations du continent. Les Whigs, à gauche, étaient convaincus qu’il fallait les abroger ; les Tories, à droite, étaient de plus en plus divisés. Autour du Premier ministre, un clan se persuada que les Whigs avaient raison. Contre eux, la vieille aristocratie foncière, menée par Lord Bentinck, haussa le ton. Elle trouva en Benjamin Disraeli un puissant relais à la Chambre des communes, le seul orateur qui sut défendre vigoureusement ses positions. Dénué de scrupules, rejeté par Peel, Disraeli se fit le chantre bruyant du maintien des Corn Laws. Après une bataille de plusieurs mois, alors qu’une famine terrible faisait rage en Irlande, et que la nécessité d’abaisser les prix agricoles apparaissait de plus en plus urgente, les abolitionnistes l’emportèrent. Les Corn Laws furent supprimées. Le corollaire ? Le parti Tory éclata en deux parties d’inégale importance. D’un côté, autour de Sir Robert Peel, se réunirent ceux qu’on appela bientôt les Peelites, alliés désormais aux Whigs ; de l’autre, autour de Lord Bentinck, de Lord Stanley (futur Lord Derby) et de Benjamin Disraeli, se réunirent les débris protectionnistes du vieux parti défunt. Par son talent oratoire, sa puissance de travail, son ambition, Disraeli venait de s’offrir une notoriété et, peut-être, un destin national. Le MP anonyme était devenu, par les seuls éclats de sa voix, une figure ; hélas, pour lui, c’était celle du destructeur ; sa victoire semblait inutile : les tories ancienne manière se trouvaient rejetés à droite de l’échiquier politique, minoritaires pour longtemps, peut-être pour toujours. Le Royaume-Uni aurait-il longtemps besoin de ce vieux parti féodal ? Vainqueur chez les vaincus, homme de talent dans un parti de médiocrités, Disraeli était condamné à une très longue opposition. L’alliance entre Peelites et Whigs, fondus en un seul parti « Libéral », sous l’égide de Peel, puis de Palmerston et de Gladstone, devait durer, malgré quelques brefs déchirements, de 1847 à 1874 !

C’est dire si la figuration historique d’un Disraeli central dans l’histoire britannique, Premier ministre topique de Victoria, incarnation générale d’une époque, est fausse. Disraeli fut avant tout un éternel opposant, qui profitait à l’occasion des tensions entre libéraux pour toucher brièvement le pouvoir. Comme il n’avait guère de rivaux parmi les féodaux qui représentaient les tories aux Communes, il en devint le chef incontesté et l’orateur majeur. Même s’il ne l’appréciait guère, Lord Derby, qui dirigea les Conservateurs à la Chambre des Lords pendant les années 1850 et 1860, finit par s’accommoder de l’encombrant « petit juif » (comme il l’appelait, non sans mépris). Il en vint à l’estimer assez pour lui proposer le prestigieux Échiquier (les Finances), à chacun de ses brefs passages au pouvoir, lorsque les libéraux, trop déchirés, laissèrent la place à une instable majorité conservatrice. Disraeli devint ministre trois fois entre 1847 et 1868 : neuf mois et demi en 1852, quinze mois et demi en 1858-59 et vingt mois en 1866-68. Pour un homme aussi ambitieux, qui fêta ses cinquante ans en 1854 et ses soixante en 1864, c’était un bien maigre bilan : vingt-deux ans à la tête d’un parti pour seulement trois ans de pouvoir… Le professeur McCearney montre bien en quel mépris les ténors libéraux – persuadés d’être appelés à demeurer majoritaires – tenaient les tories de l’époque, y compris Disraeli, en qui ils voyaient un personnage assez douteux et peu fiable. Ses deux premières apparitions au gouvernement se firent sans soutien clair de la chambre, sans garantie de durer. Le tournant eut lieu en 1867. Une nouvelle fois, le gouvernement conservateur était là pour expédier les affaires courantes en attendant que les libéraux parvinssent à s’entendre entre eux. Depuis trente ans qu’il durait, l’arrangement censitaire du système électoral était de plus en plus contesté. Contre les franges les plus réactionnaires de son propre camp, Disraeli obtint, par ses discours et sa capacité de persuasion, le vote du Reform Act de 1867. Il faisait doubler l’électorat d’un à deux millions de personnes. Cette brillante victoire, couronnement de sa carrière d’orateur, lui offrit, quelques mois plus tard, la place de Premier ministre. Malade, Lord Derby dut en effet renoncer au pouvoir en février 1868. À soixante-quatre ans, après trente ans de présence ininterrompue à la Chambre, Disraeli accédait enfin au pouvoir – dont il peina à faire quoi que ce soit, tant ses efforts pour faire passer la loi électorale l’avaient épuisé. Une élection, la première depuis la réforme électorale, devait avoir lieu fin décembre 1868. Convaincu que les électeurs lui sauraient gré de leur avoir donné le droit de vote, Disraeli était confiant : les conservateurs pourraient enfin regagner la majorité, pour la première fois depuis la scission d’avec les Peelites.

Las ! Les Libéraux l’emportèrent largement et dix mois à peine après avoir emménagé à Downing Street, Disraeli était contraint de redevenir, pour plusieurs années, le chef de l’opposition. Tant d’efforts pour si peu de résultats ! Malgré son âge, Disraeli tint fermement sa position. Convaincu que les Libéraux, sous l’égide de l’impulsif et autoritaire Gladstone, finiraient par se rendre impopulaires, il garda le contrôle de son parti. Englué dans la question irlandaise, Gladstone décida de dissoudre la Chambre en 1874. Cette fois-ci, les conservateurs l’emportèrent et Disraeli redevint Premier ministre, disposant enfin d’une large majorité. N’était-il pas déjà trop vieux ? Il allait sur ses soixante-dix ans, ses capacités d’orateurs s’affaiblissaient, la maladie lui laissait de moins en moins de répit et, un peu sourd, il se réfugia, dès 1876, à la Chambre des Lords où les séances, plus feutrées, lui étaient moins difficiles à supporter. Néanmoins, malgré ce déclin évident, il resta au pouvoir six ans. Il appliqua un programme assez pragmatique et réformiste, censé apporter aux conservateurs l’appui des classes nouvelles de la population : lois sur l’éducation, la santé, la protection du consommateur, etc. Il est intéressant d’observer que celui qui construisit sa carrière en prenant la tête de l’aile conservatrice du clan conservateur finit par se recentrer et passer au-dessus de la tête des libéraux pour offrir aux radicaux de gauche plusieurs avancées législatives majeures. Comme le suppose James McCearney, malgré sa posture de conservateur « dur » et son attachement aux traditions, Disraeli était un pragmatique, dont l’objectif, si longtemps poursuivi, était l’exercice du pouvoir. Selon Disraeli, les classes populaires étaient plus conservatrices que les élites ; toute l’erreur des partis conservateurs au XIXe avait été de s’accrocher à un corps électoral extrêmement restreint, trop susceptible de trouver son intérêt financier aux propositions des Libéraux. Disraeli fut l’artisan de la mutation populaire (mais pas encore populiste) des mouvements conservateurs – dont le continent n’eut l’idée que bien plus tard. Le recours au peuple sert souvent mieux le conservatisme que le progressisme. Devenu Premier ministre d’un état impérialiste, Disraeli devait aussi s’intéresser de plus près au grand jeu international de ces années troublées, avec des fortunes diverses : création du titre impérial des Indes, initiative assez discutable qui fit beaucoup pour sa réputation auprès de Victoria, achat inutile d’une partie des actions du Canal de Suez, tentatives réussies d’empêcher la Russie de mettre la main sur les Détroits et participation subséquente à la célèbre Conférence de Berlin (où il impressionna Bismarck par son sang-froid et par sa détermination, proche du bluff ; matières dans lesquelles le Chancelier allemand était expert). Le bilan positif de Berlin fut annulé par les initiatives malheureuses des agents britanniques aux Indes et en Afrique du Sud : les Anglais furent pris, un peu malgré eux, dans l’engrenage de l’invasion meurtrière de l’Afghanistan ; les Zoulous les écrasèrent au fond de l’Afrique, à Isandhlwana ; les Anglais ne se vengèrent à Ulindi qu’au prix d’une coûteuse expédition, qui annonçait déjà le style impérial nouveau des années 1880-1900. Les gouvernements britanniques continuaient de courir après leur propre construction politique et internationale, cet Empire britannique, ce « reluctant empire » dont Disraeli fut le dernier représentant ; après lui, Gladstone et Salisbury hésitèrent moins à prendre l’initiative et à étendre par la force la mainmise anglaise.

En 1880, les conservateurs perdirent les élections ; Disraeli, malade, se retira et mourut quelques mois plus tard, admiré et respecté. James McCearney souligne, avec raison, que le parcours singulier de Disraeli s’explique en grande partie par des pesanteurs sociologiques : pour qu’un juif converti parvînt à s’installer à la Chambre, à prendre le commandement d’un parti d’opposition, qui plus est conservateur, anglican et féodal, et à le mener à la victoire, il lui fallait avoir une ambition démesurée, un talent exceptionnel et un sens politique à toute épreuve, à savoir du pragmatisme, un don pour la manipulation, et une résistance particulière à l’échec et aux nombreuses déconvenues qu’un monde hostile lui infligea. Il brilla d’autant mieux qu’il avait choisi le parti le moins riche en talents, le plus dense en nullités. C’est ainsi qu’un écrivain dandy fit de ses rêves byroniens la matière de la réalité ; plutôt que de projeter ses aspirations et sa personnalité dans une œuvre d’art, il les orienta dans l’action politique ; en lui, le politique tua l’apolitique, le ministre l’écrivain, l’homme de parti l’homme de sensibilité. Ses romans et ses poèmes ne furent que la manifestation imparfaite de son désir de puissance et de renommée ; en lui Rastignac étouffa Rubempré ; pourtant, de tous les hommes qui dirigèrent une grande nation dans les deux derniers siècles, Disraeli est le seul à avoir laissé un tel éclairage, littéraire et, partant, inconscient, sur sa propre personnalité. Le mérite de l’ouvrage de M. McCearney n’est pas mince : il a réussi ce que Gladstone jugeait impossible, faire le récit de la vie de Benjamin Disraeli, roman trop invraisemblable pour avoir été une fiction.

2 réflexions sur “L’arriviste arrivé : Benjamin Disraeli, de James McCearney

Laisser un commentaire