Retour sur l’engagement : Le Siècle des intellectuels, de Michel Winock

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Le siècle des intellectuels, Michel Winock, 1997

La France a brillé, au long du XXe siècle, par la richesse de la scène intellectuelle parisienne. Ecrivains, philosophes, sociologues, le plus souvent issus de l’Ecole Normale Supérieure, ils se sont engagés dans toutes les causes du siècle et ont acquis par là un prestige unique en Europe. La France est le pays de l’écrivain-roi, dont les postures et les écrits rayonnent bien au-delà de la sphère purement littéraire. La position cléricale occupée par l’intellectuel français, qui utilise son prestige au service de causes politiques, méritait bien une enquête approfondie. L’ouvrage de Michel Winock, historien,  s’est imposé en quelques années comme le classique de l’historiographie française à ce sujet. Il brosse ici le tableau des engagements des intellectuels depuis le conflit séminal que représenta l’Affaire Dreyfus jusqu’aux décès de Sartre et d’Aron, et avec eux, d’une potentielle figure type de l’intellectuel engagé. Cette synthèse, qui court, chronologie comprise, sur plus de 800 pages, repose sur des chapitres assez courts, thématico-chronologiques, très lisibles. L’ensemble, bien rédigé, se lit avec une grande aisance.

Le lecteur qui cherche à comprendre la vie intellectuelle française depuis 1900 ne peut éviter ce livre. La réédition du dictionnaire des intellectuels français par les éditions du Seuil en cette année 2009  accompagnera d’ailleurs utilement Le siècle des intellectuels. Winock n’y retrace pas l’histoire des oeuvres ou des courants littéraires (au-delà de l’inévitable ouvrage de Benda sur le sujet, La trahison des clercs), mais esquisse un panorama de l’engagement des écrivains – qui constituent une large majorité dans l’intelligentsia française – dans les grandes causes du XXe siècle : Dreyfus, la première guerre mondiale, le 6 février 34, la guerre d’Ethiopie, la guerre d’Espagne, la seconde guerre mondiale, les débuts de la guerre froide, l’Algérie, les années 60, le maoïsme. Autour de trois figures majeures, que sont Barrès, l’antidreyfusard, Gide, l’anticonformiste et Sartre, l’anti-anticommuniste, Winock raconte les prises de position des intellectuels dans l’espace public. Le lecteur croisera Zola, Maurras, Péguy, France, Breton, Aragon, Martin du Gard, Malraux, Drieu, Mounier, Camus, Alleg, Foucault, etc… Le livre ne se résume pas à ce name-dropping : le champ intellectuel connaît une évolution propre, décrite ici de manière sous-jacente au récit chronologique.

L’Affaire Dreyfus cristallise de manière manichéenne le monde intellectuel : un camp de la vérité – qui croit en l’innocence du capitaine juif – finira par émerger et par l’emporter. Les engagements suivants ne retrouveront jamais la simplicité originelle de la geste dreyfusarde ou antidreyfusarde. Réagissant aux grands enjeux du temps de la période 1914-56, les intellectuels, par idéalisme, par volonté d’émettre des positions morales et politiques que permet leur talent ou leur réputation, seront de tous les combats, et surtout des mauvais. Le plus impressionnant ici est de constater la faillite répétée de l’intelligence française face à la politique. Le cri naïf de Romain Rolland « l’intellectuel qui s’engage en politique est une réclame sur une poubelle » est un des rares éclairs de lucidité des écrivains engagés : Aragon tresse les louanges de Staline et de la tchéka, Breton joue les maximalistes de gauche, Benda se trahit lui-même en approuvant le procès Rajk, les pacifistes finissent par approuver l’inacceptable pour éviter la guerre, Drieu cède à la fascination envers la virilité fasciste, Brasillach se vautre dans le nazisme, … Pour un Suarès dénonçant Hitler en 1936 dans un livre que Grasset refusera de publier par opportunisme, combien de Fernandez et de Jouhandeau? d’Aragon et de Wurmser? Utilisés par les politiques comme des cautions, incapables de reprendre leur indépendance, englués dans leurs prises de position, Winock retrace surtout l’échec global de l’entreprise.

Julien Benda en est l’exemple le plus frappant. En 1936, dans sa Trahison des Clercs, il conteste les prises de position des intellectuels dans l’espace public et défend l’existence d’une sphère littéraire, philosophique, poétique autonome des grandes causes du siècle. Considérant que l’écrivain se dégrade en prenant position dans des domaines qui ne le concernent pas réellement, où il sera toujours utilisé par le politique, Benda se veut le garant  de l’indépendance de l’esprit sur son temps. A quelques années de la guerre, en pleine montée du nazisme, la position politiquement éthérée que défendait Benda convenait déjà peu. Mais, après la guerre, Benda se trahit lui même, tresse les louanges du glorieux camarade Staline et du stalinisme, refuse d’entendre Kravchenko – ce soviétique émigré qui déclarait avoir choisi la liberté – et finit compagnon de route du PCF et de Maurice Thorez. Pacifiste devant Hitler, stalinien devant le goulag…

Peu d’intellectuels gardèrent leur dignité morale dans ces engagements, peu défendirent la démocratie, peu crurent en la liberté, la plupart posèrent, fanfarons, dans les uniformes de l’indignation, de la simplification et de l’extrêmisme.

Après 1956 et le tournant de Budapest, les engagements intellectuels se délitent peu à peu, jusqu’à l’émergence de figures d’expertise sectorielle, à rebours des penseurs ou romanciers investissant des causes qu’ils considèraient comme justes. A ces spécialistes, sociologues ou économistes, s’adjoindront des intellectuels médiatiques, dont l’oeuvre passe loin après les interventions télévisées – la figure de l’indigné germanopratin ridiculise l’engagement. Cette dichotomie achèvera de démolir le rôle synthétique de l’intellectuel, prenant appui sur sa condition d’écrivain ou de philosophe pour se positionner dans l’espace public sur des sujets où il n’est pas spécialiste.

Le lecteur suivra donc, au fil du siècle, le récit des engagements intellectuels français, parfois confus ou imbéciles, souvent pleins de bonne foi et d’ardeur. Le défaut majeur du travail de Winock réside dans l’impression de bâclage que laissent les chapitres finaux, à partir des années 60-70. Foucault, Barthes ou, plus tard Bourdieu, méritaient plus que les maigres paragraphes qui leur sont consacrés. Tout cela est peut-être trop récent pour avoir suscité une bibliographie utilisable et conséquente?

Cette remarque mise à part, l’ouvrage mérite son excellente réputation.