Dans la demeure de l’être

En 2009, l’universitaire William Marx explora, dans un livre plaisant intitulé Vie du Lettré, différents aspects communs ou incongrus de la vie des lettrés : nourriture, sexualité, politique, habitat, etc. Je vous en propose un chapitre aujourd’hui.

La Maison

La maison du lettré contient les livres qui contiennent le monde. Mais quel lieu pourra contenir cette maison ? Le monde n’y suffirait pas. Aussi faut-il que cette maison se trouve en son dehors ou, tout au moins, sur ses marges. Le logis du lettré tourne le dos au monde. Il est un cosmos à lui seul, ordonné comme tel, avec ses espaces aux usages bien déterminés : pour la lecture, la bibliothèque ; pour le travail, le bureau ; le jardin pour la détente ; la chambre pour le repos. Le lettré trouve force et courage dans la structure ; tel est le nom que prend l’habitude quand, tu temps, elle se transpose dans l’espace à trois dimensions et y fait sa demeure. Les horaires bien réglés demandent des lieux non moins nettement délimités.

Ernest Renan fit un jour l’ébauche d’une théorie de la maison lettrée. C’était à Paris, à la mi-juin de l’année 1889. L’Exposition universelle avait juste ouvert ses portes. Le Président de la République, Sadi Carnot, qui mourrait plus tard assassiné dans une autre exposition, à Lyon, se contentait pour l’instant de visiter chaque jour un morceau de celle de Paris. Les visiteurs de la tour Eiffel se ruaient sur les escaliers, quoique les ascenseurs fussent déjà en fonction : ils servaient encore surtout à débarrasser de leurs gravats les étages du monument. Des trains spéciaux étaient affrétés depuis la province pour l’Exposition, mais, une fois parvenus dans la capitale, les provinciaux allaient à pied, faute de cochers : ces derniers faisaient grève depuis plusieurs jours. C’est dans ce joyeux tohu-bohu que se tint le congrès annuel des société savantes et des sociétés des beaux-arts de Paris et des départements, dont l’assemblée générale se réunit dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, sous la présidence du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts. À deux heures arriva monsieur Fallières, et Renan ouvrit la séance par un discours qui, au milieu de tant d’embarras parisiens, posait une question brûlante : « Peut-on travailler en province ? ». Bien sûr, étant donné le contexte, seul le travail érudit était concerné. Parmi tous les arguments positifs avancés (l’exemple de savants illustres, la sous-exploitation des fonds de bibliothèques provinciales, etc.), un surtout retint l’attention du vieil administrateur du Collège de France : la maison.

Ce fut l’occasion d’une douce rêverie :

« Une jolie maison dans les faubourgs d’une grande ville ; une longue salle de travail garnie de livres, tapissée extérieurement de roses du Bengale ; un jardin aux allées droites, où l’on peut se distraire un moment avec ses fleurs de la conversation de ses livres : rien de tout cela n’est inutile pour cette santé de l’âme nécessaire aux travaux de l’esprit. À moins d’être millionnaire (ce qui est rare parmi nous), ayez donc cela à Paris, à un quatrième étage, dans des maisons banales, construites par des architectes qui, pas une fois, ne se sont posé l’hypothèse d’un locataire lettré ! Nos bibliothèques, où nous aimerions tant à nous promener dans la variété de nos livres et de nos pensées, sont des cabinets noirs, des greniers où les livres s’entassent sans produire la moindre lumière. Paris a le Collège de France ; cela suffit pour m’y attacher. Mais, certes, si le Collège de France était, comme une abbaye du temps de saint Bernard, perdu au fond des bois, avec de longues avenues de peupliers, des chênaies, des ruisseaux, des rochers, un cloître pour se promener en temps de pluie, des files de pièces inutiles où viendraient se déposer sur de longues tables les inscriptions nouvelles, les moulages, les estampages nouveaux, on y attendrait la mort plus doucement, et la production scientifique de l’établissement serait supérieure encore à ce qu’elle est ; car la solitude est bonne inspiratrice, et les travaux valent en proportion du calme avec lequel on les fait. »

On peut certes rêver avec Renan sur l’ermitage savant dont il dresse le séduisant tableau. On peut aussi remarquer qu’il s’appesantit bien plus sur les alentours de la maison lettrée que sur la maison elle-même : paradoxalement, la « longue salle de travail » ne vaut pas moins par les « roses du Bengale » qui en tapissent les murs extérieurs que par les livres qu’elle contient. À la même époque, le Grand Dictionnaire universel de Larousse définit cette variété de roses comme extrêmement vivace et prolifique : aussi nommées roses des chiens, cynorhodons, sous-églantiers ou roses thé, elles sont, assure-t-il, « très fécondes en fleur et leur floraison dure très longtemps ». Les noms des sous-variétés se colorent d’un charme désuet : Ajax, canari, Ninon de Lenclos, abricoté, amour des dames, gloire de Dijon… C’est la rose des jardins faciles, qui laissent tout leur temps aux travaux de l’esprit.

Cette fleur à la connotation mollement orientale fournit une sorte de contrepoint à un autre exotisme : celui, plus inquiétant, du contenu de la maison. Si tout livre ne transporte peut-être pas vers d’imaginaires destinations, tout livre vient d’ailleurs, assurément. Par nature, il est l’étranger : une altérité incarnée dans de l’encre et du papier. Et une altérité impossible à réduire : quoi qu’on fasse, à la différence d’un interlocuteur en chair et en os, le texte sera toujours semblable à lui-même ; il n’exige rien que la soumission. Tant d’altérité et de puissance négative épuise : la maison a pour fonction de rendre moins pénible un travail dont la dureté éprouve cruellement le lettré. Il ne s’agit même, selon Renan, que d’attendre « la mort plus doucement » dans une sorte de retraite ou, comme on disait au XVIIe siècle, de désert. À ce point du discours, la formule est inattendue : comment mieux dire que les bibliothèques sont les tombeaux non seulement des livres, mais des lecteurs, et que le travail lettré a partie liée avec la mort ? Lire les textes d’auteurs disparus ou écrire sur eux ne va pas sans quelque conséquence fatale.

Renan en avait une claire conscience : alors que, depuis plusieurs années, il passait ses vacances d’été en Bretagne, à Rosmapamon, dans une maison bourgeoise dont la terrasse bordée d’hortensias donne, à travers les arbres, sur la baie de Perros-Guirec (cette même maison où le jeune Maurice Barrès vint lui rendre une visite devenue depuis fameuse), sentant approcher ses derniers moments, il ne voulut pas mourir ailleurs que dans son appartement du Collège de France, au milieu de ses livres et de ses papiers. Il fallut en hâte abandonner le cher pays natal et rentrer à Paris, où le maître s’éteignit en effet deux semaines plus tard, le 2 octobre 1892, à six heures vingt du matin. La bibliothèque est le vrai pays des morts ; et si les livres sont les conducteurs des âmes, les lettrés ne leur confient pas moins volontiers leur corps, comme à l’Hermès infernal.

Le lecteur qui veut pénétrer dans la Bibliothèque nationale de France en sait quelque chose, lorsqu’il gravit l’immense pyramide aveugle et tronquée en laquelle consiste principalement cette architecture mausoléenne. Le Collège de France imaginé par Renan est perdu au milieu d’une vaste forêt ; la bibliothèque conçue par Dominique Perrault intègre la forêt au cœur du bâtiment. Dans les deux cas, la maison du lettré fait corps avec la nature. Haut lieu du savoir, pointe avancée de l’esprit, elle figure symboliquement la tension fondatrice de l’humanité : plus la culture s’approfondit, plus la nature s’ensauvage. Au paisible jardin de l’érudit provincial, avec ses roses domestiques et ses allées droites et bien ratissées, répond la forêt ténébreuse du professeur au Collège de France, semée de rochers, traversée de ruisseaux, où seules de longues avenues de peupliers rappellent encore l’existence humaine. Les travaux difficiles demandent plus que de simples conversations avec les fleurs : les longues équipées à travers bois sont pour eux. Ici, l’antithèse entre nature et culture se résout en harmonie : l’homme sauvage n’est-il pas celui qui s’enferme avec des livres plutôt que de fréquenter ses semblables ?

Le véritable lettré n’a d’autre maison que les livres où il s’anéantit ; le reste est murs de circonstance, bibliothèques qu’il parcourt à travers le monde, bureaux exigus, chambres où il passe des nuits trop brèves. Perdue dans de lointaines banlieues de province ou dissimulée au fond des bois, sa maison, d’un même mouvement se retire du monde tout en s’ouvrant sur la terre. Selon la belle formule de Heidegger, « en tout ce qui s’épanouit, la terre est présente en tant que ce qui héberge ». En ce retrait comme en cette ouverture résident à la fois le secret du lettré et le propre de l’être, le premier ayant, par l’éclaircie difficile du livre, accès au second. Locataire d’une maison aussi invisible que la cage d’air en laquelle Merlin se laisse emprisonner par la savante Viviane, le lettré ne prend lit et couvert nulle part ailleurs que dans la demeure même de l’être.

William Marx, Vie du Lettré, Éditions de Minuit, 2009, pp. 69-73