La façade d’une bâtisse écroulée : Enterrement à Thérésienbourg, de Miroslav Krleža

figurines

Enterrement à Thérésienbourg, Miroslav Krleža, Ombres, 1998 (Trad. Antun Polanšcak ; Première éd. 1957 ; Première éd. originale 1929 ; titre original : Sprovod u Teresienburgu)

Cette longue nouvelle commence, sur un ton délibérément clinquant et emphatique, comme un défilé de hussards. On y porte les bannières prises à l’ennemi, on s’y pavane sur sa belle monture, on y rêve de gloire et de conquêtes. La cavalerie, arme d’orgueil, parade et joue. L’ordre est parfait ; la cohésion absolue ; la façade splendide. Tout brille. Le dix-septième régiment de Dragons de Thérésienbourg est, en 1909, l’orgueil de la cité ; il est, mieux encore, son propre orgueil. Sous les ors clinquants des oriflammes, les chevaux, comme leurs cavaliers, piaffent. Les femmes de la ville les admirent ; elles cèdent à l’occasion à ces officiers et ces troupiers, au prestige de ces uniformes rutilants, de ces combattants, virils et soignés, superbes comme jamais, elles le savent bien, leurs maris ne pourront l’être. Chaque dragon, conquérant, affiche sa conviction d’être à sa juste place, pour toujours. Les hommes sont fiers, fiers de servir l’Empire Habsbourg, fiers du prestige historique de leur unité, fiers d’être l’incarnation virile d’un héroïsme tempétueux que les épreuves du siècle n’ont pas encore rendu obsolète. Le régiment tourne dans son petit manège et se contemple avec orgueil. L’épreuve du feu est loin ; la paix a ses délices. Thérésienbourg est une confortable place pour jouir et poser, manœuvrer et parader. L’unité s’apprête à recevoir, avec toute la pompe exigée, une délégation japonaise, composée des commandants vainqueurs de la guerre de 1905 contre la Russie. La gloire va rencontrer la gloire ; tout est honneur, vaillance, vanité. Les hommes sont à leurs postes, prêts à jouer leur petit rôle dans un ordonnancement collectif strictement réglé : il s’agit d’impressionner ces hommes neufs – et pourtant nés d’une longue tradition. Krleža édifie, dans la première partie de sa nouvelle, un véritable monument à la gloire du régiment : énumérations exhaustives, rappels pontifiants, descriptions lyriques. Il déploie toute la gamme, usée, des moyens littéraires patriotes, nationalistes, épiques, telle qu’ils se présentaient, au premier degré, avant 1914. L’amplification et le détail rendent, pour les lecteurs d’après 1918, un son ironique, que confirme la suite du récit. L’auteur rappelle (d’un sourire qu’on devine mauvais) les heures de gloire du régiment, évoque ses combats héroïques, pleure son sang versé, et même, rareté suprême, détail sublime, montre la place que prit l’unité lors d’une formidable victoire contre Napoléon et ses généraux. C’est pour la célébrer – comme dans L’Homme sans qualités on cherchait un moyen de fêter les soixante-dix ans de règne de François-Joseph – que sont venus les émissaires japonais ; le général l’a décidé, ce centenaire doit impressionner.

La cérémonie occupe le centre de la nouvelle. Un officier, Ramong Guéza d’Orkeny, fils d’un hussard mutilé, mathématicien malheureux, placé contre son gré dans ce monde superficiel, est chargé de présenter aux Japonais la bataille de 1809 qui vit les armées autrichiennes vaincre Napoléon, et Masséna, et Oudinot, et Davout, et Lannes – qui y mourut – et d’autres encore. Aspen et Essling, c’est le nom de cette victoire, est-elle un monument éclatant à la vigueur martiale de la Maison de Habsbourg ? Pas vraiment. L’histoire – quand elle n’est pas aux mains des panégyristes de Vienne – la considère comme une étape, un intermède. Ce fut un combat pour rien, une victoire tactique préludant un désastre stratégique ; Krleža n’hésite pas à rapetisser le combat pour souligner le ridicule de la célébration et accentuer son effet littéraire. Le conférencier n’est pas dupe : ce fut un combat meurtrier, à l’issue incertaine, mené à quelques semaines de la défaite écrasante de Wagram. Il n’y a rien de victorieux à célébrer, sinon d’avoir retardé la chute de Vienne. Ramong, officier mal à l’aise dans son corps d’armée, chargé d’un héritage dont il ne veut pas vraiment, repoussé par la femme qu’il aime – accessoirement, l’épouse de son commandant – doit ajouter à ses propres mensonges – ceux de sa situation – une fiction supplémentaire. La présentation de la bataille enfonce un coin dans un récit qui, jusque-là, s’en tenait à une joyeuse ironie, qu’un lecteur inattentif eût presque pu prendre pour une admiration peu critique. Distinguant sur tous les plans l’apparence de l’essence, Enterrement à Thérésienbourg double ou triple chaque mensonge. Ramong est dans une situation personnelle fausse : il ne suit pas sa vocation de savant, il n’est pas fait pour la vie militaire, il n’éprouve rien pour ses proches et ne peut vivre avec celle qu’il aime (et qui ne l’aime plus). Sa position collective n’est pas meilleure : il sert les valeurs mortes d’une arme désuète, un régiment de cavalerie dont la gloire est usurpée, dans un Empire immobile, qui ne se sait pas agonisant. De surcroît, il doit présenter comme une victoire épique un vague et piteux accrochage vieux d’un siècle. L’Empire est une mystification, enveloppée dans un mensonge, à l’intérieur d’une fiction. Il ne tient que par une force d’envoûtement peu commune : il est un roman auquel tous semblent croire, à la condition de garder les yeux bien fermés.

Le stuc et les dorures de l’édifice impérial dissimulent, par un déluge ornemental, une profusion de détails et de noms, l’état de délabrement profond de l’ensemble. L’action se déroule en 1909. La cavalerie existe encore ; l’Empire existe encore ; le romantisme existe encore. Et Miroslav Krleža va dresser, en ces pages d’une grande maîtrise, l’acte de décès de ces trois entités. Il ne montre pas leur disparition ; il démontre leur inexistence. 1918 n’a rien détruit ; 1918 a pris acte d’une mort clinique, survenue des années auparavant. Enterrement commence par le tableau trop brillant d’une vie de gloire usurpée, puis son auteur, judicieusement, arrache ici quelques tentures, là quelques galons, il gratte les dorures, démonte les moulures, brise les miroirs. Il n’a peint le tableau pompier des premières pages que pour pouvoir le questionner, le souiller puis le lacérer. Se dévoile, dans le décalage entre la réalité fantasmée du discours et le monde tel qu’il est, un abîme. Le mur, nu, est pourri. Il n’y a pas de gloire, pas de vainqueurs de Napoléon, pas, non plus, ironie supplémentaire, de vainqueurs des Russes. Il n’y a pas plus d’amour sacré, de sentiments élevés ou de puissantes aspirations. Le vernis de clichés se craquelle : apparaît enfin le monde, comme vanité et représentation. Le régiment n’est qu’un amas de bellâtres pomponnés, juchés sur leurs stupides bêtes hennissantes. Les discours sont des fictions, les mots des somnifères. L’humanité se berce de belles paroles en croyant qualifier le réel ; elle le disqualifie par son aveuglement.

Ces hommes sont des somnambules ; Ramong, malgré son authentique souffrance, son décalage, sa lucidité, n’est pas meilleur que les autres. Il s’insurge contre l’univers faussé qu’on lui présente comme vrai ; il emploie, dans sa révolte, les instruments mêmes de l’ennemi, son romantisme délétère, son décadentisme, son affectation, son sentimentalisme. À l’armée comme en amour, il ne peut vaincre le simulacre, car ses seules armes sont précisément celles du simulacre : la pose malheureuse, le pessimisme de commande, la tentation du suicide. Sa lutte est l’agonie d’un noyé, loin de la surface. Il est partagé entre l’expression, souvent infra-verbale (posture, attitudes), de ses doutes et l’exigence parfaitement militaire de l’adhésion au discours général. Comment être soi, comment exister, puisque le tout repose sur le rien, la vie sur la fiction, le sentiment sur le discours du sentiment ? L’auteur observe son personnage enfermé dans une sensibilité collective à laquelle nul ne se dérobe. On ne s’évade que par la mort – d’où le tragique de ce mensonge généralisé. Krleža expose, avec délectation et ironie, une sensibilité biaisée par un sentimentalisme aussi banal qu’usé. Ramong croit aux mensonges de sa maîtresse, qui, avec force clichés, lui a dépeint son mariage malheureux pour l’attendrir. Elle se complaît au récit de son voyage de noces, dans une tonalité inspirée par d’Annunzio, dans un sentiment tout droit venu de Barrès. C’était un temps où il était de bon ton d’aller se suicider à Venise, dans des délices déliquescents, dans l’amour contrefait et morbide de la pourriture. Le romantisme, dans sa phase terminale, se doublait d’une pulsion mortifère, d’un délice pessimiste, d’une noirceur surjouée ; comme tout ce que l’âge affecte, il avait accentué ses défauts, émondé ses qualités, pour ne plus être que le répertoire artificiel et petit-bourgeois de sentiments insincères. Entre ce répertoire éculé de sensibilités et le vacarme hâbleur d’un Empire à la gloire usurpée se déroule le drame du personnage principal ; c’est un no man’s land duquel il est impossible de s’extraire. Sa tragédie est là ; sa lucidité ne dépasse pas la critique négatrice ; il ne convertit pas sa révolte en mouvement positif, actif, libérateur. Enfermé dans une forme fausse, il la détruira sans retour. Et nul ne le comprendra – le mensonge est si confortable. Le discours final de son commandant, aussi affreux, mesquin, obtus qu’il soit, corrobore l’impression générale : le jaloux cache sous de légitimes préoccupations de corps sa lâche vengeance – ses propos sont la dernière touche de faux d’une société truquée.

Krleža est né de la même matrice que Musil, que Broch, que Kraus. Il ne s’exprime pas en allemand, mais il voit comme eux, le décalage entre un système de valeurs moribond – et pourtant toujours affiché – et les mutations profondes de la vie collective. Ses personnages ressemblent un peu à Pasenow, l’un des trois protagonistes principaux des Somnambules de Broch. Ce sont des militaires, imbibés d’idées romantiques viciées : leurs vies, leurs espérances, leurs amours sont fausses. Les mots sont morts. Ils ne signifient plus rien ; l’écart entre la langue et le monde ne peut être comblé ; ce monde attend Wittgenstein, Kafka et Musil. Il attend aussi qu’on l’informe de sa mort pour disparaître. L’enterrement du titre, n’est pas seulement celui d’un des protagonistes ; c’est celui d’un monde, qui se croyait vivant, et qu’il s’agit d’inhumer. Ne faites pas confiance aux mots, à ces termes viciés de l’échange, suggère Krleža à son lecteur ; méfiez-vous, la dégradation des valeurs – pour le dire comme Broch – se cache derrière les mots, et c’est une des forces de la littérature que de donner au lecteur de nouvelles armes pour distinguer le mensonge, même colporté par tous, de la vérité, même exprimée par un seul.

Une réflexion sur “La façade d’une bâtisse écroulée : Enterrement à Thérésienbourg, de Miroslav Krleža

  1. Très beau texte que je viens de finir de lire. Et superbe critique ! J’en ai rédigé une aussi, mais j’ai loin d’avoir votre plume… Avez-vous déjà pensé à écrire un livre ?

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