La chute du justicier : Un roi sans divertissement, de Jean Giono

Homme neige

Un roi sans divertissement, Jean Giono, Gallimard, coll. « Folio », 1972 (Première éd. 1948)

And you see behind every face the mental emptiness deepen / Leaving only the growing terror of nothing to think about

T.S. Eliot, The Four Quartets, East Crocker

Pour envisager ce roman, oublions un instant le Giono d’avant-guerre, le Giono de terroir, le Giono de Regain, chantre lyrique des retours à la terre, des printemps et des renaissances, des simplicités bucoliques et des résurrections agrestes. Ce premier Giono, virgilien, n’est plus ; son art a pris, après les épreuves de la guerre (et de la Libération), une envergure inédite, un goût plus âcre, une virulence assombrie. Les beautés y survivent cernées par les ombres. Il sourd d’Un roi sans divertissement une inquiétude universelle, proprement métaphysique, signifiée par la référence pascalienne, ruisseau de doute auquel s’abreuve tout le texte. « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères » : l’adage de Blaise Pascal est bien connu. « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », disait, le même, par ailleurs. Les deux pensées sont liées. Parce que l’infini, l’éternel, le néant sont insupportables à un être fini et temporel, il doit les dissimuler par un système de plus en plus élaboré et raffiné de diversion. Tout est leurre ; tout doit leurrer. Il s’agit, aux tréfonds de la conscience, de voiler la boule irréfragable de noire lucidité pour rendre la condition personnelle supportable. L’homme, quel qu’il soit, doit donc trouver dans le monde, pour vivre, pour tenir, pour durer, des moyens d’oublier sa réalité première de mortel cerné par le néant et promis à s’y engloutir ; s’il n’y parvient pas, l’existence lui devient insupportable, car privée de sens et de matière, vide. Corollaire : il cherche à remplir le vide, le creux intérieur qui menace d’aspirer toute forme de présence au monde, de condamner la vie, de pousser l’individu aux dernières extrémités. Chacun d’entre nous s’agite, se donne une importance déraisonnable, se projette entièrement dans un univers social incohérent et insensé pour oublier sa condamnation au néant. Ce qui est tu est su : la fin de toutes choses, promise par tous les commencements. Chez Pascal, la foi seule permet d’affronter l’absence de divertissement, de diversion ; la foi seule donne à l’âme la force de se confronter à l’absurdité absolue d’une étincelle surgissant du néant pour immédiatement y replonger. Sans la foi, l’âme remplit le monde de simulacres, couvre les murs de sa prison temporaire de tentures, aussi vives et colorées que fausses, conçues pour faire oublier la noirceur du néant ; elle le fait à sa convenance, et sa convenance la mène à l’excès, à la tentation, au mal – consubstantiel à l’ennui. En effet, si l’absence de foi se conjugue à l’absence de divertissement, le vide l’emporte ; et quoi de plus vide, au fond, que l’esprit qui toujours nie, que le mal, ici triomphant ? Laissons-là Port-Royal et le XVIIe, laissons la foi, c’est au mal que s’intéresse Giono. Au mal sans explication, sans cause, sans but ; au mal comme diversion ; au mal comme divertissement.

Jean Giono tire de cette idée forte, puissante, générale, une illustration fictionnelle extraordinaire, un récit de l’ennui existentiel dans sa forme la plus extrême, un roman noir au centre duquel palpite l’insupportable vérité du néant. Le livre s’ouvre par une succession de meurtres, commis lors des rudes hivers des années 1840, dans un petit village des Alpes iséroises. Un roi sans divertissement se présente donc, dans sa première partie, comme une histoire policière, accrocheuse et inquiétante. Malgré la banalité inhérente au genre, le thème a tout pour séduire et saisir l’attention du lecteur ; d’autant plus que le récit est tenu par une main de maître, à un rythme remarquable, narré dans une langue singulière, oscillant entre un parler typique, rugueux et un lyrisme aussi contenu que signifiant. La nature alpine, jadis si célébrée, reflète, elle aussi, désormais, la noirceur du monde. Le hêtre majestueux de l’incipit cache dans ses hauteurs bien des atrocités. Le lecteur voit autour de la trame principale non plus un décor bienveillant ou neutre, mais l’auxiliaire du drame. La nature se teinte ainsi à l’automne d’un rouge sanguin et à l’hiver d’un blanc de linceul. Les plus belles notations ont trait au passage des saisons ; le rougissement progressif des feuillus, autour du village, annonce ainsi le retour du meurtrier, la renaissance de la peur, la résurgence de la terreur. L’écrivain n’a pas besoin d’examiner l’état d’esprit de ses personnages, un coup de pinceau sur les arbres et les montagnes suffit. Parce que le meurtrier tue comme un chasseur, les villageois ressentent l’effroi animal des proies ; la nature retrouve de ce fait toute sa puissance d’épouvante, d’habitude masquée par la civilisation. Les âmes font corps avec le décor. Revenons au récit. Des individus disparaissent ; personne ne retrouve leurs traces ; on sait seulement, parce qu’il a raté une de ses attaques, qu’il y a derrière tout cela une volonté concertée, un homme, violent, incompréhensible, sadique. Petit à petit, l’affaire prend de l’ampleur ; arrive au village une compagnie menée par le lieutenant de gendarmes du roi Langlois. Le lecteur ne peut pas encore le savoir, mais Langlois sera la clé de voûte du récit, son véritable motif. Un roi sans divertissement n’est pas, malgré les apparences, un roman policier ; c’est une fiction métaphysique qui prend une enquête criminelle comme alibi. D’ailleurs, la recherche du coupable cesse bientôt. Par un heureux hasard, le meurtrier est trouvé, puni, vaincu ; le roman n’en est pas encore à la moitié.

Admettons un instant l’évidence : le lecteur peut être déçu. Il est habitué aux histoires criminelles, dont se repaît si goulûment l’imaginaire collectif contemporain ; il s’attend à tous les rebondissements possibles, mais pas à celui-ci, à l’effondrement de l’intrigue au tiers du récit. Reste-t-il un épilogue long de cent cinquante pages ? Non, bien sûr. Pour bien montrer que son dessein est ailleurs, Giono renverse toutes les conventions policières : le meurtrier n’est pas connu du lecteur – ni des personnages du récit, c’est un solitaire qui n’a rien à voir avec le village ; son identité ne compte pas, ni sociale, ni culturelle, ni psychologique ; au fond, il ne nous intéresse pas. Aucun motif, aucune explication, aucune déduction ne vient soutenir l’enquête de Langlois. La contingence l’a servi, elle aurait aussi bien pu le desservir. Les dés ont roulé dans son sens, voilà tout ; Dupin et Poirot sont loin. Tout cet arsenal de polar, les mobiles, les indices, les raisonnements, cet attendu du roman de genre viendrait en réalité perturber la simplicité métaphysique du récit. Privé d’identité, puisque connu par ses seules initiales, le tueur reste dans l’angle mort. Il a tué, il est tué. Peu importe qui, peu importe quand, peu importe comment, peu importe pourquoi. Le crime est ramené à sa simplicité première, à sa nature fondamentale et inacceptable, à sa fascinante et primitive horreur. Il est impossible de connaître l’âme du criminel – placée à l’extérieur de la narration. Dire que nous ne savons rien des motivations du tueur est néanmoins faux. En effet, un peu plus haut dans le récit, Langlois a montré qu’il en voyait une, au moins : en protégeant démonstrativement les villageois se rendant à la messe de minuit, le soir de Noël, Langlois a offert au criminel ce qu’il cherchait, son fameux « divertissement ». Il le dit explicitement au prêtre. Est-ce à dire que l’assassin n’a œuvré que par désœuvrement ? Qu’il serait, au fond, un roi sans divertissement, coupable du mal par ennui ou par jeu ? Je ne pense pas que l’on puisse l’affirmer à coup sûr ; cela reste au niveau de l’hypothèse, ni vérifiée, ni réfutée. En effet, les deux autres parties du livre tendent plutôt à montrer que cette interprétation n’est qu’une parmi d’autres, celle de Langlois, d’un Langlois orienté dont le récit découvre peu à peu les fêlures et les impasses. Le deuxième tiers du livre s’intéresse à un autre tueur, plus « normal » mais pas moins dangereux, un loup terrifiant, qui massacre le bétail des villageois – Langlois le chasse lors d’une battue mémorable, dans des scènes d’une crépusculaire beauté. Enfin, le dernier tiers du roman s’intéresse au justicier lui-même, et observe, non sans sinuosités, son incapacité à trouver dans l’amitié, le labeur et l’amour le repos cherché. Rien ne le sauvera.

La narration d’Un roi sans divertissement est étrange. Elle ne se tient jamais au même porte-voix. Elle commence avec un conteur-historien qui cherche à faire la lumière sur l’affaire, part dans le passé, donne la parole à l’un, revient au présent, donne la parole à l’autre, repart, passe de personnage en personnage pour se conclure de manière ambiguë, dans un dernier paragraphe sans indications narratives claires. Qui parle ? Beaucoup de monde. Que disent-ils ? Bien des choses, équivoques, ambiguës, incertaines. Le fait narratif ne tient pas de l’anecdote relevée par un esprit scolaire et consciencieux, qui aurait bien retenu ses leçons d’antan sur la place de la narration – et des schémas afférents – dans le cadre de l’explication de textes. En réalité, il est crucial d’observer qui parle et d’observer que, la plupart du temps, nous ne le savons pas sans un temps de réflexion, un retour en arrière, etc. Une voix collective, aux multiples incarnations, semble à l’œuvre. En revanche, nous savons d’instinct qui ne parle pas. Nous savons qui nous est absolument étranger : le tueur, le loup, Langlois. La narration trace un même cercle autour de l’assassin, de la bête et du justicier, permettant leur rapprochement, suggérant leur identité profonde, celle du crime, de la bestialité et de la vengeance (car Langlois est moins un justicier qu’un vengeur). Même au bref moment (pp. 204-205) où Langlois semble prendre la parole « intérieurement », il ne le fait que derrière le filtre de la vieille « Saucisse » (c’est son surnom), qui le connaissait bien et prend la parole pour lui. L’astuce du romancier tient tout entière dans ce système narratif ; on n’entre pas dans la conscience de certains personnages pas plus qu’on ne pénètre la conscience du mal, trou noir dont on ne s’approche, comme le fit Langlois, qu’en prenant de grands risques. Le mal est un vide, une absence, un informe qui ne peut que se circonscrire par un mur, étanche, de mots. Le mal est aussi l’ultime divertissement auquel se livrer quand tout paraît consommé.

Dans une des dernières scènes du roman, Langlois observe, silencieux et fasciné, s’écouler sur la neige le sang d’une oie. Une tentation morbide affleure. Enfin, les masques tombent. Le sens général du texte se révèle. Langlois est un vengeur, il ne rend pas la justice des hommes, mais la sienne. Avec le consentement tacite des autorités, il s’affranchit des règles de la société, de son cadre déterminé, de ses procédures, pour rendre justice seul, sur la base de ses seuls critères, de sa seule perception, de sa seule raison. La société, incarné par un procureur fort bienveillant à son égard, le laisse faire par commodité ; mais elle contrevient de ce fait à ses propres règles. Il existe une justice socialisée, qui prend à son compte les charges émotionnelles et morales de l’acte judiciaire et de l’exécution, impersonnelle, de la condamnation ; une justice professionnelle et responsable ; une justice qui garantit l’ordre et la vertu ; une justice qui n’abat pas froidement et sans procès ceux qu’elle croit coupable. Bref, toute justice personnelle est criminelle ; la vengeance mène, pour celui qui s’y livre, aux mêmes conséquences que le meurtre gratuit. Langlois ne procède pas d’une autre nature que le tueur sadique et la bête dangereuse. Ce justicier perverti, aussi âpre que populaire, est un héros dangereux, qui éprouve pour la mort, le sang, le meurtre, la même forme d’appétit inexpliqué que le meurtrier et le loup. Il est de la même étoffe qu’eux ; sa différence tient à deux choses : le justicier est un pilier de la société – son seul juge est sa conscience ; le texte montre sa chute – il n’y a pas de chute possible pour le loup et celle du meurtrier reste cachée. Bien que cette chute se fasse en silence, avec force circonvolutions et hésitations, elle n’en est pas moins le moteur du livre. Subtilement, Giono condamne, dans un même geste, le tueur et son assassin, le criminel et le vengeur, ou, pour le dire plus clairement, le collaborateur et son épurateur. Le roman dépasse, bien sûr, le seul contexte d’une Libération mal vécue par l’écrivain ; celui-ci n’en est pas moins transposé dans une narration très subtile, qui ne prend fait et cause pour personne et condamne, avant tout, le système dans lequel les hommes agissent.

Le mal exerce sur Langlois une forme d’attirance à laquelle il ne peut se soustraire que par la plus extrême, la plus immédiate et la plus définitive forme de démission. Le vengeur n’est en effet plus apte à vivre une vie paisible – celle d’un homme rangé, marié, entouré d’amis et de proches, ou, pour le dire en termes pascaliens, entouré de divertissements – Langlois s’est, au fil du roman, ensauvagé. Le gendarme, chasseur, agent de l’ordre, est aussi un tueur ; pour le moment, ses propres crimes ont toujours été couverts, par l’amitié du procureur, par la confiance de la population, et, bien sûr, par leur caractère défendable, nécessaire. Encore que celui-ci, pour l’assassinat de M. V., puisse être contesté – l’homme était sans défense, sans avocat, sans juge ; ce premier accroc à la légalité, à l’encadrement de la justice par la société, est peut-être la source du drame ultérieur. Le lecteur y prête alors insuffisamment attention ; le récit l’a rendu, par l’art et l’émotion qui en naît, complice du désir de vengeance des villageois et du gendarme. Il en oublie la nature impardonnable du crime commis de sang-froid par l’homme d’ordre. Après tout, Langlois n’a-t-il pas cédé à sa propre fascination du mal ? Ne serait-ce là l’origine de son changement de comportement au fil du récit, de ce durcissement qui étonne les braves narrateurs ? Vu à juste titre comme leur sauveur par les habitants du village, l’officier de gendarmerie a aussi commis un meurtre qui le ravale au même niveau que ses ennemis, justifiant par là son encerclement narratif. Si les plaisirs simples ne lui suffisent plus, ne trouvera-t-il pas son divertissement dans le spectacle du mal, voire dans son exécution ? La différence n’est plus de nature, elle est de degré. L’homme est perdu. Langlois est le véritable roi sans divertissement du roman, l’homme non rédimé et plein de misères de Pascal, privé progressivement, de par son rôle de vengeur, de toutes ses attaches humaines, de toutes ses petites diversions. Il affronte, esprit de négation vidé de l’intérieur et mécréant, l’ennui primordial, le néant ; pour le combattre, il lui reste une tentation, le mal, ce divertissement d’ordre supérieur auquel il ne s’accorde pas le droit de se livrer sans cette forme de légitimation improprement appelée justice et néanmoins nécessaire ; sa conclusion de ce dilemme est parfaitement logique : il rendra justice une troisième et dernière fois, envers lui-même. Avec ce roman complexe et envoûtant, lyrique et torturé, dont les péripéties restent longtemps en bouche et le sens éthique plus longtemps encore en tête, Jean Giono a écrit, à mon sens, son chef-d’œuvre ; il suffit, seul, à garantir sa postérité.

3 réflexions sur “La chute du justicier : Un roi sans divertissement, de Jean Giono

  1. Comment ai-je pu passer à côté de cette note ?!? (Novembre 2014, ah… je comprends).

    En tout cas je ne peux qu’en approuver la conclusion: Voilà un livre de Giono qui dépasse l’image d’Épinal qu’on se fait de ses romans « provinciaux » et de l’arrière-pays au delà des collines de Provence. La Nature y est âpre, le temps assassin (quand il s’étire de trop), et la civilisation des plus fragiles. C’est un chef d’oeuvre, et toujours d’actualité, si on veut bien troquer le désert culturel de ses vallées perdues, pour un autre, plus urbain et moderne.

    Sa lecture m’avait marqué comme peu à l’époque. Et je le range avec « Le grand troupeau » (qui, lui, fini de façon plus optimiste, on est avant la deuxième guerre), parmi les meilleurs romans français de la première moitié du XXème siècle.

  2. Oui Cat, pour le dire très vite (et qu’on me pardonne le parallèle), en s’en tenant à la réputation des écrivains, et à l’image qu’on peut se faire d’eux, on imaginerait mieux une telle intrigue (et un tel vertige) dans l’Artois de Bernanos que dans la Provence de Giono.
    C’est effectivement un très bon livre, et la personne qui me l’avait recommandé a été remercié chaleureusement en son temps.

  3. Bonjour messieurs,
    si vous avez appréciés « Un roi sans divertissement »,livre éminemment splendide avec ses clins d’œil vers, notamment, Perceval (la fascination hypnotique pour le sang) et ses transmutations textuelles qui invitent à fouiller la langue pour en décrypter la symbolique; si donc tant avez aimé cet étonnant « roman » (écrit dans le même temps que la Chartreuse), j’oserais bien recommander la lecture de « Noé » (si ce n’est déjà fait évidemment) qui parle de l’écriture de cet ouvrage fascinant de par sa méditation sur la nature du mal. Car pourquoi Langlois se tue-t-il si ce n’est parce que l’esprit malin est passé en lui? Certaines phrases nous prouvent qu’il comprend de l’intérieur l’assassin, et que cette compréhension fini par le posséder, . La chasse à l’assassin est d’ailleurs une opération religieuse, un exorcisme; il suffit de la relire en analysant les images et les comparants, flammes, ailes etc. C’est, du moins, une lecture possible me semble-t-il.
    Je suis bien d’accord, c’est un bonheur de voir Giono échapper à son image d’Épinal. La mort est très présente chez Giono -voir le choléra dans le « Hussard sur le toit », œuvre que j’aime moins (pour ce que vaut mon avis). Il y aurait une comparaison à faire du « Roi » d’avec le Ramuz du « Règne de l’Esprit-Malin » et « L’apprenti sorcier » de cet extraordinaire écrivain qu’est H.Heinz Ewers (et quel personnage! En voilà un qui connaissait les forces noires de première main. Plus que Meyrink).

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