Deux traductions du « Roi d’Asiné » de Georges Séféris

temple

« Il y a un « rien », un « vide » tonifiant qui vaut plus que l’apparente opulence.»

G.Séféris

En découvrant Le Roi d’Asiné, un des plus beaux poèmes de Georges Séféris, j’ai ressenti immédiatement une étrange convergence entre ce texte et mon expérience personnelle. Certains passages rejoignent ma sensibilité, tant historique que littéraire, à un point que je n’ai presque jamais ressenti auparavant. Ce sentiment de proximité extrême, de mise en mots d’une émotion précise, est rare – pour un lecteur, s’entend. On peut aimer tel ou tel poème, tel ou tel poète, l’admirer hautement, le placer au pinacle des accomplissements d’une civilisation sans se sentir ébranlé, sans, surtout, se sentir dévoilé et révélé à soi-même. J’aime Coleridge ou Goethe, Baudelaire ou Segalen, Verlaine ou Jaccottet, Auden ou Reverdy, Nerval ou Luzi, mais en les lisant, même avec un profond respect et une non moins profonde admiration, je ne me lis pas. Comme le suggérait Rilke dans les Carnets de Malte Laurids Brigge, peut-être s’agit-il de trouver « son » poète ? Si je devais établir une liste restreinte de ceux dont je me sens proche, j’y placerais Cavafy, Yeats, Pessoa (plutôt Pessoa en son nom et ses hétéronymes Campos et Soares que Reis et Caeiro), Eliot (encore que… peut-on vraiment se sentir proche d’Eliot ?), Verhaeren (bien que j’en ressente plus qu’avant les tics et les défauts, ce n’est pas là affaire de qualité poétique mais de concordance des émotions) et quelques textes épars, de différents poètes, dont celui-ci, de Georges Séféris.

J’entends déjà les récriminations horrifiées de certains : Comment ? Vous osez aimer des poètes en traduction ? Parlez-vous portugais ? grec ? Comment pouvez-vous affirmer que vous aimez ces succédanés de poésie, qui perdent la musique, l’euphonie, les correspondances, les jeux de langage, bref tout ce qui fait l’intraduisible d’une langue ? Eh bien cela je le sais. Je sais qu’il existera pour toujours une barrière entre ces auteurs et moi. Je sais que la vie est trop courte pour apprendre cinq, dix, vingt langues à un niveau suffisant pour appréhender toute leur richesse dans le texte original. Je sais que je dépendrai toujours du talent ou du bon vouloir de traducteurs. Je sais qu’un vers ne peut jamais être rendu dans toute sa perfection, sa profondeur, son écho. Et pourtant… faut-il se priver, s’interdire d’admirer les éclats d’un joyau, même tamisés par une vitre déformante ? Est-il vraiment impossible de saisir, en quelques vers d’un poème adapté dans notre langue, une parcelle de sa force originelle ? Doit-il nous laisser froids et méprisants au seul motif qu’il y a là une altération, ici un gauchissement, là encore un choix contestable ? Faut-il mépriser ceux qui s’éblouissent des reflets projetés par des miroirs déformants? N’est-il pas possible d’apprécier ce qu’un traducteur français parvient à sauver et à transmettre du texte originel ? Je refuse de me limiter au français et à l’anglais (pour l’allemand et l’italien, avec de bons outils à disposition, je peux affronter le texte original, et encore, sans aucune certitude d’en saisir autre chose que la surface). Je lis des poèmes traduits, avec la version originale si celle-ci m’est accessible, pour en capturer un peu de la musique originelle. J’essaie aussi, parfois, de lire un même recueil de poèmes traduit par deux personnes différentes, exercice particulièrement instructif (Les Doigts dans la prose viennent d’ailleurs de publier un livre de ce genre, présentant diverses traductions, en anglais comme en français, d’un recueil de Joseph Brodsky, Vingt Sonnets à Marie Stuart).

Ce que Séféris met ici en scène, en grec, dans cette langue que jamais je ne parlerai, je l’ai pourtant en partie vécu à un autre endroit de la Magna Grecia, en Sicile, voici quelques années : une conscience soudaine de l’épaisseur historique du monde, une expérience très courte, en un soubresaut, de la concentration des siècles et des générations dans un espace pourtant décharné, une perception simultanée de la présence et de l’absence historique dans une trace, fugace, de vide. À la même époque (ou presque) que ce poème de Séféris, dans une de ces simultanéités dont l’histoire littéraire a le secret, le hollandais Slauerhoff écrivait Le Royaume Interdit. Comme Séféris, Slauerhoff touchait, à la fin du livre, sous une forme plus romanesque, à cette expérience de mise en relation avec l’absence, si bien mise en images par le poète grec dans le dernier vers. Sa main palpe la pierre à la recherche du toucher d’un roi disparu, dont on ne sait presque rien : appert la trace fugace d’une existence dissipée, dans un éclat incertain. Le personnage principal du roman de Slauerhoff connut une expérience un peu similaire avec le poète Camões, dont l’absence finissait par l’envelopper tout entier.

Je vous laisse découvrir ce texte sans essayer de le commenter – l’exercice est intéressant mais un peu scolaire. La traduction de Jacques Lacarrière, ponctuée, souvent conjuguée au passé simple, est plus soutenue que celle de Vincent Barras, choisit parfois mieux qu’elle ses substantifs et ses épithètes, mais je trouve que cette dernière laisse, à quelques exceptions près, passer un souffle plus moderne, notamment dans le dernier vers (la plus belle réussite de M. Barras à mon sens).

(Le Roi d’Asiné est un personnage homérique, cité une seule fois dans l’Iliade.)

 

(traduction Vincent Barras)

 Le Roi d’Asiné

« Et Asiné… »

Iliade

 

Nous avons tout le matin à l’entour la citadelle

commençant du côté de l’ombre là où la mer

verte et sans reflet, la gorge d’un paon tué

nous a accueillis comme le temps, sans aucune faille

Les veines du rocher descendaient de haut

ceps tordus nus à plusieurs branches se ravivant

au toucher de l’eau alors que l’œil en les suivant

luttait pour échapper au balancement fatiguant

sans cesse perdant sa force

 

Du côté du soleil un long rivage grand ouvert

et la lumière broyant des diamants sur les grands murs

aucun un être vivant les pigeons sauvages partis

et le roi d’Asiné que nous cherchions depuis deux ans maintenant

inconnu oublié de tous et même d’Homère

seul un mot dans l’Iliade et lui-même incertain

jeté ici comme le masque d’or funéraire.

Tu l’as touché. Te souviens-tu de sa résonance ? Creux dans la lumière

comme la jarre sèche dans la terre creusée ;

et la même résonance dans la mer sous nos rames.

le roi d’Asiné un vide sous le masque

partout avec nous, partout avec nous, sous un nom :

« Et Asiné… Et Asiné… »

et ses enfants des statues

et ses désirs des battements d’aile d’oiseaux et le vent

dans les espaces de ses pensées, et ses navires

ancrés dans un port invisible

sous le masque un vide.

 

Derrière les grands yeux les lèvres courbes les boucles

reliefs sur le couvercle doré de notre existence

un point obscur qui voyage comme le poisson

dans le calme de la mer à l’aube, et tu le vois :

un vide partout avec nous.

Et l’oiseau qui s’envola l’autre hiver

avec une aile brisée

habitacle de vie,

et la jeune femme qui était partie pour jouer

avec les canines de l’été,

et l’âme qui cherche à cris stridents le monde d’en bas

et le pays comme la grande feuille de platane qu’entraîne le torrent de soleil

avec les vieux monuments et la tristesse d’aujourd’hui.

 

Et le poète s’attarde en regardant les pierres et se demande

existe-t-il donc

Parmi ces lignes ruinées les faîtes, les pointes les creux et les courbes

existe-t-il donc

là où se rencontre le passage de la pluie du vent et de l’usure

existe-t-il le mouvement du visage la forme de la tendresse

de ceux-là qui ont diminué si étrangement dans notre vie

de ceux qui sont restés ombres des flots et pensées avec l’infini de la mer

ou peut-être non rien ne reste si ce n’est le seul fardeau

la nostalgie du fardeau d’une existence vivante

là où nous restons maintenant inconsistants ployant

comme les rameaux du saule hideux amoncelés dans la durée du désespoir

tandis que le courant jaune lentement charrie des joncs déracinés dans la boue

image d’une figure qui s’est figée dans la décision d’une éternité amère.

Le poète un vide.

 

Armé du bouclier le soleil montait en guerroyant

et du fond de la grotte une chauve-souris effrayée

s’est heurtée à la lumière comme une flèche contre l’écu :

« Et Asiné… Et Asiné… » Serait-ce elle le roi d’Asiné

que nous cherchons si attentivement sur cette acropole

palpant parfois de nos doigts son toucher sur les pierres ?

 

G.Séféris, Journal de bord, Éditions Héros-Limite, 2011

 

—-

 

(traduction Jacques Lacarrière et Egérie Mavraki)

 

 Le Roi d’Asiné

« Et Asiné… »

Iliade, II, 560

 

Nous avons tout le matin, fait le tour de l’acropole,

Commençant du côté de l’ombre, là où la mer

Verte, sans éclat – poitrail de paon tué –

Nous accueillit comme le temps, sans faille aucune.

Les veines du rocher descendaient de très haut

Ceps nus, aux sarments enchevêtrés que ranime

Le contact de l’eau, tandis que l’œil en les suivant

Luttait pour échapper au bercement fastidieux

En perdant ses forces sans cesse.

 

Du côté du soleil, un grand rivage déployé,

Et la lumière limant ses pierreries sur les hautes murailles.

Pas un être vivant, tous les ramiers partis,

Et le roi d’Asiné, que nous cherchions depuis deux ans,

Inconnu, oublié de tous, même d’Homère

– Un seul mot dans l’Iliade et encore, incertain –

Jeté là comme un masque d’or funéraire.

Tu l’as touché, te souviens-tu du son qu’il rendit, creux

Dans le jour comme une jarre sèche dans le sol excavé.

Et dans la mer, le même son sous nos rames.

Le roi d’Asiné, un vide sous le masque

Qui ne nous quitte plus, qui ne nous quitte plus, derrière un nom

« Et Asiné… Et Asiné… »

et ses enfants, statues,

Et ses désirs, envols d’oiseaux, et le vent

Dans les béances de ses pensées, et ses navires,

Mouillés dans un port disparu

Un vide, sous le masque.

 

Derrière les vastes yeux, les lèvres incurvées, les boucles

Incisées sur le couvercle d’or de notre vie,

Un point obscur cheminant comme un poisson

Dans la paix du large et de l’aube, et tu le vois :

Un vide qui ne nous quitte plus.

Et l’oiseau qui s’est envolé l’autre hiver

L’aile brisée,

Asile de la vie,

Et la jeune femme qui s’en alla jouer

Avec les canines de l’été,

Et l’âme qui cherche en piaillant le monde souterrain,

Et ce pays comme une grande feuille de platane qu’emporte le torrent du soleil,

Avec les monuments anciens et la tristesse du présent.

 

Le poète s’attarde à regarder les pierres et s’interroge :

Existe-t-il

Parmi ces lignes déchiquetées, ces crêtes, ces pics, ces courbes et ces creux,

Existe-t-il

En ce lieu où se croisent les routes de la pluie, du vent et de l’usure,

Existe-t-il le mouvement du visage, la silhouette de la tendresse

De ceux qui ont diminué si étrangement dans notre vie,

De ceux qui sont restés, ombres de vagues, pensées dans l’infini du large ?

Ou peut-être ne reste-t-il plus rien que le poids,

La nostalgie du poids d’un être vivant

Là où nous demeurons à présent, sans substance, ployés

Comme les branches du saule sinistre

Tassées dans le long désespoir

Tandis que le courant jaune charrie lentement dans la boue des joncs déracinés,

Image d’une face figée dans la résolution d’une amertume éternelle,

Le poète, un vide.

 

Le soleil porteur du bouclier montait en guerroyant

Et du fond de la grotte une chauve-souris effrayée

Se heurta à la lumière comme la flèche au bouclier :

« Et Asiné… Et Asiné… » Était-ce, alors, ce roi d’Asiné

Que sur l’acropole nous avons recherché avec une telle minutie

En effleurant, de nos doigts, parfois, les pierres que lui-même put toucher ?

 

G.Séféris, Poèmes, Gallimard, 1989

 

PS du 28 juin : vous trouverez l’original de Séféris et sa traduction anglaise ici.

 

3 réflexions sur “Deux traductions du « Roi d’Asiné » de Georges Séféris

  1. Vous êtes plus rapide que l’écho ! Et votre commentaire me parvient avant même que j’en termine avec la mise en page de ce Roi d’Asiné (anti-daté d’un jour).

    Je sais suffisamment de grec moderne (un an à l’Inalco voici près de vingt ans) pour jouer au cuistre ; suffisamment aussi pour apprécier de ce poème quelques bouts de vers ; ou quelques vers de la poétesse Kiki Dimoula, à l’origine de cette courte immersion grecque.

    Il m’est difficile d’apprécier cette nouvelle traduction, que je découvre grâce à vous (et donc merci), tant celle de Lacarrière à valeur d’original pour qui ne sait pas (ou fait semblant de savoir) le grec. Cette expérience de la prégnance d’une version sur une autre montre assez que le traducteur fait œuvre et que le texte qu’il donne est, à sa manière, un original. J’ai découvert Séféris en même temps que Brodsky ; votre association des deux noms, loin d’être fortuite, est pour moi le signe d’une correspondance admirable d’un auteur à l’autre, d’une langue à l’autre et d’un lecteur à l’autre.

  2. Cher David Marsac, je vous remercie encore pour avoir mis en ligne si rapidement l’original et sa traduction anglaise. Vos remarques m’incitent à lire Brodsky que, pour le moment, je connais mal (comme à peu près toute la poésie russe, à l’exception de quelques textes de Tsétaïéva, d’Akhmatova (« C’était au temps où seuls les morts souriaient… ») et, bien sûr, Pouchkine et son immense Eugène Onéguine (parenthèse dans la parenthèse, n’est-ce pas Nabokov qui avait essayé d’adapter/traduire Onéguine en anglais en l’assortissant de commentaires détaillés sur l’impossibilité de la traduction poétique?)). C’est en tout cas une belle idée que de travailler avec André Markowicz (que j’ai découvert via ses passionnantes petites notes sur facebook).

    Je comprends très bien ce que vous dites à propos de la version Lacarrière : je ressens le même effet pour les traductions de Cavafy. Si « La Ville » ou « Antoine abandonné des Dieux » (par exemple) ne sont pas dans la traduction par lesquels je les ai découverts, il me semble que mon plaisir de lecteur (et de récitant) est gâché. L’ordre des mots, le choix des substantifs, et surtout des adjectifs (c’est là souvent que les traductions poétiques divergent), est crucial lorsque, comme moi, on ne sait rien d’une langue dont on lit la poésie en traduction (ce qui est le cas de la plupart des langues).
    Ne faudrait-il pas parler d’adaptation, d’ailleurs, dans certains cas ? J’ai souvenir d’un poème de Goethe très bien rendu, très bien « adapté », mais pas mal dévié par rapport à la version originelle dont il constituait moins une traduction qu’une adaptation (l’incorruptible métrique française… les belles infidèles, etc.).

    Encore merci.

  3. A reblogué ceci sur A Frog's bloget a ajouté:
    Je me permets de partager un article du blog « Brumes, blog d’un lecteur », que je suis. Il contient deux traductions du Roi d’Asiné de Georges Séféris, et une introduction qui décrit bien mieux que je ne saurais le faire le sentiment d’être révélé à soi-même par les mots d’un autre. J’ai moi aussi partagé cette expérience saisissante et rare, en découvrant d’autres poèmes de Séféris dans mon adolescence. Merci à l’auteur de Brumes.

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