Effritement de la civilisation : Le Dernier civil, d’Ernst Glaeser

Le dernier civil, Ernst Glaeser, 1936

Ernst Glaeser (1902-1963) est de nos jours bien oublié. Opposant de la première heure au nazisme, passé par le communisme, exilé en Suisse dès 1933, ses livres brûlés dans les autodafés du docteur Goebbels, il figurait parmi les grandes figures de l’opposition démocratique allemande. C’est dans ce contexte qu’il écrivit Le dernier civil, roman provincial retraçant la montée du nazisme dans une ville imaginaire d’Allemagne du sud, Siebenwasser, entre 1927 et 1933. Ce roman clôt, en quelque sorte, la partie émergée de la carrière de Glaeser, composée de deux autres romans, Classe 22 et La paix. En 1939, tiraillé par son patriotisme, sans guère de ressources pour financer son exil, il prit le chemin du retour et devint rédacteur des journaux de la Wehrmacht, puis du Gouvernement Général de Pologne. Ce revirement, assimilé à une trahison par tous les exilés (Döblin, les frères Mann,…), détruisit la carrière et la réputation de l’écrivain. Après-guerre, malgré ses tentatives de justification, il ne redevint jamais l’auteur écouté qu’il avait pu être pendant les années de l’entre-deux guerres. C’est la raison majeure de l’oubli dont il fait l’objet de nos jours. Néanmoins, son Dernier civil devrait figurer dans toute bonne anthologie des romans allemands de la période. Autour du thème de l’exilé qui revient dans sa patrie, il retrace avec une grande finesse la progressive montée en puissance de l’idéologie nazie dans les classes moyennes et populaires.

La famille du personnage central, Jean-Gaspard Bäuerle, a émigré en Amérique au début du XXe siècle en raison de l’opposition viscérale du père à l’autoritarisme impérial des Hohenzollern. De vieille tradition libérale, les Bäuerle quittent l’Allemagne wilhelmienne, invivable pour des démocrates. En 1927, le fils Bäuerle, riche industriel, père veuf d’une jeune fille, croit déceler à la lecture de la Constitution de Weimar l’existence d’une nouvelle Allemagne, désormais démocratique. Il décide alors de revenir. Le dernier civil, c’est, par le biais du retour de l’exilé, une plongée dans l’Allemagne de la fin des années 20 et du début des années 30. La construction du roman rappelle Dos Passos et sa trilogie U.S.A. : l’auteur suit une quinzaine de personnages, sautant de l’un à l’autre pour dresser un portrait choral de l’Allemagne de Weimar. Le procédé était fort à la mode à cette époque – Jules Romains l’a également utilisé dans ses Hommes de bonne volonté –. De Dos Passos, il ne reprend pas les éléments les plus innovants, qui ont fait la fortune du romancier, à savoir les flux d’actualité, les souvenirs sous forme de flux mémoriel et les portraits journalistiques des personnalités économiques, politiques et sociales marquantes. Comme chez Dos Passos, par contre, l’acte suffit à exprimer le personnage et l’homme est ce qu’il fait, non ce qu’il pense. La profondeur psychologique disparaît du panorama, de manière délibérée, l’intelligence personnelle mourant des coups du panurgisme intellectuel et de la polarisation idéologique à laquelle contraignait le nazisme ; la profondeur sociologique prend le relais dans la description des tendances provinciales allemandes des années 20.

Quand le roman s’ouvre avec la mort du libéral bourgmestre de Siebenwasser Prätorius, les nazis ne sont qu’un groupuscule violent et marginal. Quand il s’achève, en janvier 1933, avec la mise à mort symbolique de son successeur juif, Schafer, par une foule furieuse, les nazis l’ont emporté. Entre les deux, par de fréquents changements de personnages, Glaeser met en scène la conscience allemande progressivement rongée par les idéaux nazis : l’obéissance sied aux bourgeois, l’aspiration révolutionnaire mystique aux déclassés et peu à peu s’effondrent les barrières de la civilisation. La masse de Siebenwasser, consciencieusement noyautée par un propagandiste de talent – une caricature évidente de Goebbels – passe, au fil des tragiques évènements économiques de l’après 1929 de l’indifférence à l’adhésion.

Si la première partie, mise en scène du retour des Bäuerle et de l’état des forces à Siebenwasser, est un peu longue, la seconde rattrape amplement l’ensemble. Quelques scènes pourraient figurer, hors du roman, dans d’excellents recueils de nouvelles, pour ce que leur précision et leur acuité morale montrent de la société allemande d’avant-guerre. Les scènes du paysan endetté et du commerçant ruiné dépassent les frontières de l’appendice romanesque pour prendre une existence autonome : ces variations dans le décor de Siebenwasser enrichissent considérablement l’histoire des Bäuerle. Le lecteur comprend, de son emplacement historique, que cet exil échouera, que l’idéaliste germano-américain ne trouvera pas en 1928 la mise en application des principes de 1848. Cette Allemagne libérale qu’il croyait trouver va devenir un monstre, une société frustrée, aigrie, manipulée, dans laquelle l’humanisme simple de l’industriel devenu paysan – il a racheté un domaine à l’abandon – ne peut subsister. Le mécanisme de polarisation idéologique s’accélère avec la crise et l’échec du retour des Bäuerle se moire de couleurs tragiques. Glaeser montre une société allemande divisée, dans laquelle la manipulation nazie fonctionne : de vieux thèmes antisémites exacerbent les distinctions sociales, les échoués se rallient aux prédications apocalyptiques et révolutionnaires de la S.A., l’apolitisme n’est plus possible. Les totalitarismes ne tolèrent pas la neutralité.

En 1936, Glaeser affirme, dans un de ses meilleurs paragraphes, la nature profonde du nazisme en ascension électorale : une prédication apocalyptique. Le parallèle entre les récits de prédication et les réactions de la masse aux discours de Hitler est frappant. Bäuerle, en assistant à un discours nazi, assiste à une séance collective digne d’un Joseph Smith ou du Bon Conseiller de Vargas Llosa. Même rapport à l’exaltation des souffrances, même rapport à l’extase promise et conjuguée au futur, même délire collectif. Le récit de Glaeser frappe juste. Dans ses écrits, le penseur juif Jacob Täubes a tenté de démontrer la profonde analogie entre les discours apocalyptiques et les discours révolutionnaires, ces eschatologies qui promettent pêle-même le jugement dernier, la fin des temps anciens, le Bonheur, la Punition et la Justice. Le Hitler de Glaeser fait de même, il met la foule dans un état second en montrant ses blessures collectives, en jouant une partition mystico-politique qui répond à l’aspiration générale au renversement du monde. Le peuple allemand, nordique, peuple élu par lui-même, va donc se retourner contre son principal concurrent dans le domaine, le peuple juif, élu par Dieu. Glaeser, sans illusion, retrace la dernière et haletante ligne droite de l’effondrement collectif allemand. Bäuerle n’a plus rien à faire dans une telle société. Si l’apocalypse s’annonce sur l’Allemagne, il lui faut partir, retrouver l’Amérique et attendre l’inéluctable effondrement moral et social que promet le nazisme.

Le déchirement, car c’est un déchirement, que vivent les Bäuerle, est aussi celui de Glaeser. Le roman s’arrête où commence l’exil. Le romancier ne parviendra pas à tenir au même niveau son patriotisme et son antinazisme. Bäuerle, qui avait devant lui le nouveau monde, pouvait y retrouver son ancienne vie. Glaeser lui, est obligé de la construire. N’y parvenant pas, il retournera au pire moment dans un pays qu’il avait compris et sous un régime qu’il avait combattu. Cette faiblesse coupable, qui lui sera reprochée, mettra fin à sa carrière romanesque. Ce Dernier civil mérite pourtant de lui survivre comme témoignage lucide et brillant d’une rétractation de la civilisation.

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