Rastignac Président : Adolphe Thiers, de Georges Valance

La séance du 16 juin 1877, Benjamin Ulmann

La séance du 16 juin 1877, Benjamin Ulmann

 Thiers, bourgeois et révolutionnaire, de Georges Valance, Flammarion, 2007

Si la Comédie humaine s’était étendue au-delà de 1848, Eugène de Rastignac serait-il devenu Président de la République ? Question oiseuse, probablement. Cette question vient, néanmoins, à l’esprit de tout lecteur de la biographie d’Adolphe Thiers, écrite par le journaliste Georges Valance et publiée par Flammarion en 2007. Thiers, c’est Rastignac : un modeste provincial, ambitieux, qui bâtit une fortune financière et politique en quelques années, un parvenu devenu ministre quand le règne de Louis-Philippe offre aux éloquences et aux fortunes du temps les maroquins ministériels. Balzac l’a admis, son Rastignac s’inspirait de Thiers, une des plus spectaculaires ascensions sociales de son temps. Il y a chez Thiers, dans cette longue existence publique qui court du règne de Charles X à la présidence du maréchal Mac-Mahon, la matière de plusieurs personnages de roman. Le jeune Thiers, né dans un milieu déclassé, fils d’un affairiste aux pratiques plutôt douteuses, effectue de bonnes études à Aix et décide, parce que les ambitions ne peuvent s’exprimer dans la province de la Restauration, de monter à Paris. Combien de jeunes esprits sans appui auront depuis essayé, comme Thiers, comme Rastignac, de s’imposer à la capitale ? L’un comme l’autre connaissent une réussite éclatante. À comparer leurs destinées, celle du personnage historique dépasse même celle de l’être de papier. À trente ans, Thiers est une des grandes plumes de la presse parisienne, auteur d’une Histoire de la Révolution qui l’a enrichi autant qu’elle a assis sa réputation ; à trente-trois ans, il participe à la Révolution de Juillet, écrit le manifeste d’insubordination des journalistes contre les funestes lois sur la presse, encourage les responsables politiques à établir Louis-Philippe sur le trône ; à trente-cinq ans, il est ministre ; à trente-neuf ans, Président du conseil. Malgré ce modèle de cursus honorum, il attendra encore trente ans pour accéder, au pire moment, aux pleines responsabilités républicaines. Thiers symbolise avec éclat ce que permet, malgré tout, la France du XIXe siècle : l’ascension de quelques rares élus, qui, par leur exemple, inspirent toute une bourgeoisie, pressée de démontrer qu’elle est apte à diriger les affaires publiques.

Sa carrière, par la suite, connaît quelques heurts. Surpris par 1848, rappelé trop tard par Louis-Philippe alors que la Révolution de février a triomphé, il incarne, contre les espoirs socialistes et les excès révolutionnaires, une ligne de conservatisme modéré qui fera de lui, à l’avenir, un recours. Presque ministre en février 1848, il est battu aux élections d’avril, élu à celles de juin (où l’esprit de février, dévoyé en insurrection, est balayé par la répression conservatrice) et caresse à l’été le projet de se présenter à la Présidence. Le neveu de Bonaparte le privera de cette perspective. Comment passe-t-on du statut de symbole d’un régime déchu à celui de recours putatif de la République ? Il suffit de laisser l’histoire suivre son cours, s’éloigner dans la haute-mer des espoirs bientôt déçus, puis revenir vers le rivage. Thiers ne court pas après les événements. Plutôt que de tourner avec le vent, il attend que le vent tourne. Georges Valance voit bien, dans sa biographie, cet aspect mal connu du caractère d’Adolphe Thiers : la constance. Sans porter une sympathie particulière à l’homme, qui passa longtemps pour un péroreur arriviste, il faut lui reconnaître ce mérite. Il se tient à une ligne qui convient, au fond, à ce vers quoi tend l’histoire de France de son siècle, l’avènement, difficile, d’un parlementarisme modéré. Certes, Thiers commence monarchiste, finit républicain. Grand retournement ? Non. Sur plusieurs points, Thiers tient sa ligne : parlementarisme, responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée, conservatisme économique rigoureux (en 1830, 1840 ou 1848 comme en 1871), refus du désordre et du chaos, attachement à une politique nationale ambitieuse, etc. C’est le point le plus remarquable de l’existence d’Adolphe Thiers, qui symbolisa fort longtemps, sûrement à tort, l’opportunisme de la bourgeoisie : la stabilité, la persistance de la conception « thiériste » du pouvoir et de la Constitution. On peut croire le bourgeois prêt à toutes les compromissions pour garantir ses intérêts. Ce n’est pas le cas de Thiers. Il ne se rallie aux régimes qu’à mesure que ceux-ci épousent sa conception du pouvoir : « le trône règne mais ne gouverne pas ». Le XIXe est le siècle des coups de force et des révolutions : Thiers ne les soutient qu’à la condition que soit garanti un parlementarisme à l’anglaise, censitaire, où le gouvernement est responsable devant les assemblées. Thiers ne soutient ni Charles X, ni le Louis-Philippe de 1848, ni Napoléon III, ni Mac-Mahon ; il n’est pas plus favorable au drapeau rouge, à l’insurrection révolutionnaire, au socialisme ou à la Commune. Tout ce qui s’éloigne de sa philosophie du pouvoir, il le combat. Quand il devient sénateur, sous le Second Empire, après un exil à l’étranger et une traversée du désert de dix ans, il ne se rallie pas. Il profite d’une des rares tribunes que, contraint d’être plus libéral du fait de ses échecs extérieurs, l’Empereur offre à ses opposants. Il y jouera les Cassandre, annonçant la défaite militaire et politique à venir. Contrairement à Émile Ollivier, l’éphémère rallié de 1870, Thiers ne cède pas aux sirènes du pouvoir tant que ce pouvoir ne lui permet pas de mener le plus indépendamment possible sa politique. Ce sera sa chance lors de l’effondrement de l’Empire.

Le travail de Georges Valance, nourri aux meilleures sources de l’époque, montre bien que l’ambition personnelle rejoint là le mouvement de l’Histoire ; la force de caractère soutient une ligne politique vouée à s’imposer ; reflux du pouvoir exécutif, sacre du pouvoir parlementaire, rôle suréminent de la bourgeoisie d’affaires.

S’il était mort en 1869, Thiers occuperait peut-être la même modeste place, dans l’histoire de France, que Decazes ou Molé. 1870 lui offre enfin, tardivement, cette scène dégagée à laquelle il aspirait depuis si longtemps. Malgré la longévité exceptionnelle de sa carrière politique, Thiers, qui de 1823 à 1877, joue un rôle public de premier ou de second plan, n’exerce effectivement le pouvoir que trois fois. Les deux premières, brièvement, sous Louis-Philippe, la dernière à titre provisoire aux premiers moments de cette République mal née, qu’on croit alors condamnée à périr à brève échéance, et qui se révélera pourtant être le régime le plus durable qu’aura connu la France depuis 1789. Ses deux brefs gouvernements sous Louis-Philippe, de quelques mois chacun, furent des échecs, parce que l’ambitieuse politique étrangère envisagée par le Président du conseil ne correspondait pas à celle que désirait voir appliquer le monarque. Qui gouverne ? En dernière instance, le roi. Thiers, même muni de l’appui du parlement, ne peut donc gouverner comme il l’entend ; personne n’évoque de domaine réservé, mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Le parlementarisme d’Adolphe Thiers mettra soixante ans à advenir en France.

S’il s’élève exceptionnellement vite aux plus hautes charges, Thiers quitte tôt les salons ministériels, au début des années 1840, et ne les retrouve que trente ans plus tard, lors de la dramatique occupation de la France par les armées prussiennes. Ce dernier passage au pouvoir est marqué par trois évènements : l’occupation prussienne et la difficile négociation de la paix avec le chancelier Bismarck ; le rétablissement financier d’un pays en ruines, qui doit à l’Allemagne pas moins de 5 milliards de francs-or ; le règlement, militaire et judiciaire, de l’insurrection de Paris. Les développements du livre de M.Valance sur ces trois points sont assez hétérogènes (et plutôt datés) ; l’auteur semble éviter de trop s’engager dans la massive historiographie de la Commune et reporte rapidement les responsabilités du gouvernement vers les militaires dont il souligne le désir effréné de vengeance. Comme il s’agit d’une biographie de seconde main, sans véritable travail d’archives, les affirmations de M.Valance n’emportent pas nécessairement l’adhésion du lecteur, qui reste sur sa faim quant à la délimitation des responsabilités de l’écrasement sanguinaire de l’insurrection parisienne par les Versaillais. Pour les négociations de paix et le rétablissement financier, M.Valance fait appel aux témoignages de l’époque : la paix est une mauvaise paix, mais il n’était pas possible d’en avoir une meilleure compte tenu de l’obstination prussienne ; le rétablissement financier est spectaculairement obtenu en deux ans ( !) grâce à des emprunts au succès phénoménal. Chassé en 1873 par les manœuvres des monarchistes, encore majoritaires pour peu de temps au Parlement, Thiers retrouve un certain anonymat. Il soutient néanmoins l’amendement Wallon qui, en 1875, légitime la République. Lorsqu’il meurt, les républicains de Gambetta et de Ferry, avec qui il bat campagne, sont sur le point de l’emporter sur les monarchistes. Thiers a gagné. L’opportunisme de centre-gauche, qui gouvernera la République jusqu’aux années 1890 me semble bien être son héritier le plus direct.

Adolphe Thiers est un personnage assez communément détesté de l’histoire de France. Pourtant, M.Valance parvient à bien montrer, de manière sous-jacente, à quel point Thiers a pu incarner, assez exactement, la via media politique et constitutionnelle que devait emprunter la France pour stabiliser son régime politique. Les monarchistes et la gauche socialiste ne lui pardonnèrent pas d’avoir été l’apôtre parvenu d’un parlementarisme modéré et d’un conservatisme bourgeois ; l’historiographie s’est fait l’écho de cette commune détestation, à droite comme à gauche de l’échiquier politique. La Commune et la République pesèrent lourd dans la balance. Pourtant, on ne peut comprendre le XIXe sans prendre en compte ce que fut, ce que pensa, ce que représenta Thiers. L’honorable travail de vulgarisation journalistique de Georges Valance, s’il ne change rien à l’état des connaissances historiques, permet néanmoins de saisir avec justesse le caractère central d’Adolphe Thiers en son siècle. Le personnage privé, péroreur infatigable, homme de plume et de parole avant que d’être homme d’action, avide d’honneurs et d’argent, parfaite incarnation dix-neuviémiste du bourgeois sûr de lui et dominateur me semble une illustration assez crédible de son époque.

Pour déborder des propos de M.Valance, je crois qu’au XIXe siècle, au fond, il n’y a que deux hommes, français, de premier plan pour traverser toutes les époques et survivre à tous les régimes – et Dieu sait qu’il y en eut : Victor Hugo et Adolphe Thiers. Quoi ! un parallèle entre l’immense poète et l’avocat si détesté ? Oui ! Leur vie publique fut d’une longévité exceptionnelle, ils apparurent en même temps sur le devant de la scène, sous la Restauration, et disparurent à peu d’années d’écart sous une IIIe République stabilisée. Hommes de lettres, orateurs, tous deux étaient immensément conscients de leurs qualités personnelles. Ils cherchèrent, comme tant d’autres en ce siècle (Lamartine, Tocqueville, Guizot), mais bien plus durablement, à exercer un pouvoir sur leur époque par l’écriture et par la politique. Ils survécurent à tous les régimes, raisonnablement opportunistes, sauf face au césarisme de Napoléon III qu’ils condamnèrent tous deux avec vigueur, sculptant par là pour l’histoire une figure d’opposant qui manquait jusque là à leur répertoire. Tous deux commencèrent monarchistes (Hugo bien plus que Thiers) et finirent ralliés à l’idée républicaine. Bref, contrairement à ce que veut la coutume si souvent observée, ils achevèrent leur vie publique plus à gauche qu’ils ne l’avaient commencée. Enfin, incarnations de leur siècle, ils étaient tout à la fois grandement vénérés et profondément haïs. Où que nous regardions, entre, disons 1820 et 1880, deux hommes seulement, Thiers et Hugo, sont toujours . Le hasard ? À moins que ce ne fut l’époque qui favorisât ces parcours ? À ces deux hommes, brillants, mondains, ambitieux, la France a bâti un décor à la mesure de leurs ambitions. Ces destinées-là, même Balzac, grand interprète de la société de son temps, n’aurait osé les imaginer.